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Article de revue

‪Modéliser la croissance des populations mutualistes : une question scientifique complexe‪

Pages 223 à 251

Notes

  • [1]
    Voir le commentaire de Douglas H. Boucher sur le texte de Sir Roscoe Pound [Boucher 1985, 16].
  • [2]
    Le mutualisme n’est pas davantage évoqué dans les travaux du démographe Alfred J. Lotka que dans ceux de Vito Volterra. L’association biologique des espèces se ramène essentiellement pour eux à des questions de compétition interspécifique.
    À propos de la nature du mutualisme par rapport à d’autres associations d’espèces biologiques, Douglas H. Boucher, Sam James et Kathleen H. Keeler écrivent dans « The Ecology of Mutualism » :
  • [3]
    La variation était due à l’augmentation des effectifs des espèces prédatrices pendant l’arrêt de la pêche dans certaines zones de la Haute-Adriatique, durant la guerre (de 1915 à 1918, la guerre entre l’Italie et l’Autriche-Hongrie — et leurs alliés — ravagea la Vénétie et le Trentino).
  • [4]
    Les équations de Kostitzin se présentent comme des prédictions d’effectifs des deux espèces associées (c’est le même problème que celui de Volterra) mais elles impliquent un niveau individuel. Kostitzin s’intéressait surtout à la symbiose et cherchait à connaître les effectifs des deux espèces associées x1?et x2? en fonction des nombres d’individus non symbiotiques ou non mutualistes, x1 et x2, des nombres de couples symbiotiques x, de la natalité et de la mortalité des deux espèces à l’état libre et à l’état symbiotique, du taux d’accroissement du nombre de couples symbiotiques, ?, des nombres d’individus d’une espèce libérés de la symbiose par la mort de l’autre individu, ?1 et ?2. Ces équations aboutissaient à des systèmes hautement complexes. Les travaux de Kostitzin sont demeurés largement ignorés.
  • [5]
    La cause intrinsèque peut être simplement la croissance d’une population, alors qu’une cause environnementale extrinsèque serait une variation climatique ou alimentaire, par exemple.
  • [6]
    Biologiquement, tous les nouveaux individus de l’espèce j n’auront pas forcément un rôle de compétiteur des individus de l’espèce i ; il y a un effet d’atténuation.

1 Introduction

1La perspective de cet article est de faire une analyse épistémologique de quelques travaux scientifiques sur le mutualisme qui nous paraissent signifiants en tant qu’ils ont cherché à donner des modèles mathématiques de ce phénomène biologique. Nous présenterons en premier lieu une base commune de ces modèles du mutualisme qui est l’application directe au mutualisme du modèle dit de Lotka et Volterra (II). Nous décrirons ensuite les divers affinements de cette approche dans les années 1970-1980, qui aboutissent à préciser des modèles de mutualisme obligatoire ou facultatif, des modèles tenant compte de l’effectif maximal et de l’ensemble des facteurs qui conditionnent la croissance de la population (III). Enfin, toujours sur la même base et dans la même famille de modèles, nous analyserons certains travaux qui intègrent à leur objet la continuité du mutualisme et de la compétition, les dynamiques de transition, et également la possibilité d’intégrer dans la famille de modèle Lotka-Volterra des notions économiques comme celle de coût marginal (IV).

2Cette approche est plus épistémologique qu’historique : elle a recours à quelques points de repères historiques, mais nous chercherons d’abord à préci­ser l’objet des modèles en question. Cet objet est souvent une certaine consé­quence du mutualisme (accroissement de la population des espèces mutualistes, mesure d’un bénéfice mutuel). Le mutualisme, quant à lui, est un phénomène biologique très répandu qui implique non seulement l’interrelation et l’interdépendance mutuelle dans la nature de deux espèces distinctes, ce qui correspondrait à la définition de la symbiose, mais aussi et avant tout un bénéfice mutuel pour les deux espèces ainsi associées.

3Selon la définition du lichénologue allemand Anton de Bary (1831-1888), la symbiose se rapporte aux « phénomènes de la vie en commun d’organismes différents » [De Bary 1879, 301]. Cette définition très large pouvait inclure tous les cas d’interrelation écologique entre deux ou plusieurs espèces distinctes, à condition qu’il y ait un vivre ensemble. Or, cela pose problème dans certains cas de mutualisme ; en effet, certaines espèces ne passent que très peu de temps ensemble, c’est le cas des fleurs et des insectes pollinisateurs. Il n’y a pas alors vraiment de vivre ensemble dans la durée. Cependant, De Bary expliquait qu’il ne s’opposait pas à ce que l’on comprenne sous le terme générique de symbiose, les parasites, commensaux et mutualistes dans toute leur diversité [Boucher 1985, 15] ; mais il insistait sur le critère du vivre ensemble, ce qui place d’emblée de nombreux cas de mutualisme parmi les symbioses lâches et qui souligne la nécessité d’un terme spécifique autre que le mot de symbiose pour les décrire. Le mutualisme venait d’être défini à l’époque par Pierre-Joseph Van Beneden (1809-1888) dans les termes suivants :

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On voit des animaux qui se rendent mutuellement des services. Il serait peu flatteur de les qualifier tous de parasites ou de commensaux. Nous croyons être plus juste à leur égard en les appelant mutualistes, et le mutualisme prendra place à côté du commensalisme et du parasitisme. [Van Beneden 1875, 10] C’est donc le bénéfice mutuel, né de l’interrelation entre deux espèces distinctes, qui définit originellement le mutualisme. Van Beneden reconnaît de fait qu’il existe aussi des animaux « qui se rendent mutuellement des services », qui « se prêtent un abri » ou « ont entre eux des liens sympathiques qui les rapprochent toujours les uns des autres » [Van Beneden, 1875, 10]. Ce sont des mutualistes, mais malgré ces caractéristiques qui paraissent pré­cises, il est habituel de les confondre « avec les parasites et les commensaux » [Van Beneden 1875, 69].

5Cette définition du mutualisme, de l’expérience biologique à la concep­tualisation, est-elle toujours actuelle ? Il semble que oui : globalement, elle de­meure aujourd’hui au cœur de l’approche de ce phénomène biologique. Douglas H. Boucher parle d’ailleurs de cristallisation du concept de mutualisme avec Van Beneden. Dans un article qui connut un retentissement considérable, le botaniste américain Roscoe Pound (qui d’ailleurs ne demeurera pas botaniste, mais qui travaillait vers 1890 avec l’écologue américain Frédéric Clements) pro­posa une position intellectuellement plus structurée [Pound 1893] [1]. Une partie de l’argumentation de Pound dans cet article se fonde sur la dénonciation de l’identification abusive entre le mutualisme et la symbiose : on confond souvent

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la symbiose au sens strict et le mutualisme, et ainsi, le terme ’symbiose’ est souvent employé pour signifier mutualisme. Mais au sens strict, tandis que le mutualisme peut seulement exister avec la symbiose chez les végétaux, dans la plupart des cas de symbiose, il n’y a pas de mutualisme. [Pound 1893, 509]

7Pound s’attacha à démontrer que chez les lichens ou dans les mycorhizes racinaires, il y a symbiose et non pas mutualisme. Le mutualisme serait donc plus l’exception que la règle ; quant aux symbioses en général, elles impliquent une dynamique d’échanges réciproques mais elles ont aussi un coût pour l’hôte. Cet auteur aurait donc été l’un des premiers à aller dans le sens d’une approche par coûts et bénéfices pour distinguer les diverses associations biologiques, il pense les associations en termes d’échanges réciproques. Pour cela, il aurait d’abord cherché à renforcer l’individualité biologique de chacun des deux partenaires. Et, logiquement, il se situe dans la perspective de l’économie de libre échange et de la lutte pour la survie afin d’expliquer rationnellement les échanges qui ont lieu entre le champignon et l’algue [Perru 2010, 126-127].

8Eugenius Warming est connu pour être l’un des fondateurs de l’écologie. Dans le Lehrbuch der oekologischen Pflanzengeographie (1896 ; la traduction anglaise parut à Oxford en 1909 et s’intitulait Oecology of plants : an intro­duction to the study of plant communities), il cherche à établir les conditions d’apparition des communautés végétales et à déterminer les espèces des plantes qui s’associent. L’écologie de Warming est une écologie darwinienne dans la­quelle les interactions de coopération représentent l’exception qui confirme la règle. Warming cite les exemples connus à l’époque et établis entre autres par Frank et de Bary, comme les mycorhizes, les symbioses entre les algues et les feuilles de la fougère Azolla, les cyanophycées vivant dans les racines des Cycas, etc. Warming accepte que ces symbioses soient considérées comme mu­tualistes, mais ce sont des exceptions, car « dans la communauté des plantes, l’égoïsme règne en maître » [Warming 1896, 95]. Le mutualisme existe donc dans la nature au sens où il s’exprime par un bénéfice mutuel à deux espèces distinctes, mais il resterait l’exception, la symbiose au sens large étant plutôt une association dans laquelle les partenaires demeurent assez égoïstes. Au dire de Jan Sapp [Sapp 1994, 30], il existe une certaine similitude entre les positions de Warming et celles du botaniste américain Roscoe Pound.

9Concernant le mutualisme et la symbiose, dans un contexte épistémologique tout autre, on retrouve des questions analogues aujourd’hui. Dans une perspective plus écologique ou populationnelle, tout phénomène mutualiste entre espèces ou populations peut être considéré comme un cas de symbiose, mais ce sont les cas d’intégration physiologique plus poussée qui sont plus ex­plicitement des symbioses ; dans une perspective économique, on approchera le mutualisme par le bénéfice mutuel au plan individuel et on aura tendance à parler de mutualisme symbiotique si et seulement si il y a intégration physiologique. Comme pour la symbiose, on retrouve dans la définition du mutualisme une approche plus écologique (par étude des dynamiques de population) et une approche plus économique (par étude des coûts et bénéfices individuels).

10On parle d’ailleurs plutôt aujourd’hui des mutualismes : s’il est toujours accepté que la spécificité du mutualisme est le bénéfice mutuel, les scienti­fiques de la fin du XXe siècle et du début du XXIe siècle mettent l’accent sur les formes de mutualisme : direct et indirect, obligatoire et facultatif. Le mu­tualisme direct implique un contact immédiat entre les deux espèces, comme entre les fourmis et les pucerons, par exemple. Dans le mutualisme indirect, les deux organismes bénéficient de la présence de l’autre dans un milieu, sans qu’il y ait nécessairement contact physique. Comme son nom l’indique, le mu­tualisme obligatoire est nécessaire à la survie des deux espèces. Le mutualisme facultatif apporte simplement un plus qui améliore la dynamique des deux po­pulations et les bénéfices mesurables. Par exemple, concernant le mutualisme obligatoire, Darwin fut l’un des premiers à découvrir la nécessité d’une coopé­ration mutualiste entre végétaux et animaux laquelle procure à deux espèces un avantage sélectif dans la compétition et la lutte pour la vie. Il reconnut la nécessité des insectes entomophiles pour la pollinisation de certaines plantes après ses observations et expérimentations sur le trèfle.

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Presque toutes nos orchidées réclament, pour être fécondées, la présence d’insectes qui les visitent et en s’y posant, transportent leur pollen d’une fleur à l’autre. J’ai reconnu par l’expérience que le bourdon joue un rôle indispensable dans la fécondation de la pensée, fleur que les autres insectes du genre abeille ne visitent pas. J ai reconnu également que les abeilles sont nécessaires à la fécondation de quelques sortes de trèfles... Le bourdon seul visite le trèfle rouge, les autres abeilles ne pouvant en atteindre le nectar. [Darwin 1859, 78]

12Selon Boucher, James et Keeler, les mutualismes directs ne peuvent être dits symbiotiques que s’il y a intégration physiologique de l’un et de l’autre partenaire [Boucher, James & Keeler 1982, 316]. Il semble que dans les années 1980-1990, on ait eu une concurrence de ces deux types d’approches : une approche la plus étendue possible de la symbiose comme écosystème, inter­dépendance mutuelle de deux organismes spécifiquement distincts culminant dans un phénomène d’intégration, et une approche de la symbiose par l’économie, dont le prototype serait le mutualisme symbiotique avec (également) co-intégration physiologique des deux organismes. Dans une perspective plus écologique ou populationnelle, tout mutualisme peut être considéré comme un cas de symbiose ; dans une perspective économique, le mutualisme sera regardé sous l’angle du bénéfice mutuel. Comme pour la symbiose, on retrouve dans la définition du mutualisme une approche plus écologique (par étude des dyna­miques de population) et une approche plus économique (par étude des coûts et bénéfices individuels).

13Il est intéressant de constater que ces définitions du mutualisme nous ren­voient vers le type de modèle de ces phénomènes que l’on va élaborer. En écologie, le modèle le plus simple d’un mutualisme entre deux espèces bien identifiées n’est pas spontanément mathématique. Comme de nombreux phé­nomènes biologiques ou écologiques, il s’inscrit d’abord dans un espace de représentation par des figures et des suites d’actions-réactions. Mais une représentation schématique de la place et de l’importance d’une relation mu­tualiste dans un écosystème ne suffit pas à concrétiser un modèle explicatif. Il faut trouver un critère explicatif qui justifie la relation mutualiste. La phy­siologie peut en apporter un, comme dans le cas du blastophage du figuier qui pollinise la fleur du figuier, mais s’introduit dans le pistil de la fleur de figuier pour y pondre ses œufs. Un modèle mathématique peut aussi mettre en évidence un critère explicatif ou au moins justifiant le mutualisme, lorsque les modèles purement biologiques ou écologiques demeurent trop au niveau de la représentation. Par exemple, les dynamiques de populations peuvent rendre compte de l’équilibre qui s’établit entre deux populations mutualistes. On est donc amené à établir des modèles de type mathématique pour faire émerger des formes des systèmes vivants, lorsque les outils des seules sciences de la vie n’y parviennent pas suffisamment. On peut dire qu’une exigence de la fonction descriptive de représentation est de tendre vers un modèle reproduisant dans l’espace logique, les formes et les propriétés repérées chez le vivant. Au-delà de la représentation, on sera amené à rechercher un modèle explicatif.

14Donc, le mutualisme est un cas où les modèles mathématiques sont convoqués pour préciser l’évolution du système biologique et en faire ressortir les propriétés, les conséquences, l’intérêt. L’épistémologue s’intéresse à ces modèles pour tenter d’évaluer leur utilité, leurs objets, ce qu’ils atteignent ou n’atteignent pas. De façon plus générale, l’usage de modèles mathématiques appliqués à la biologie me semble devoir être situé dans une démarche rationaliste. Dans La conscience de rationalité, Suzanne Bachelard écrit que « l’empiriste affirme le fait, quitte à redéfinir ensuite certains détails de son affirmation ». On trouve cette démarche en biologie et notamment dans cette question du mutualisme, lorsque l’on cherche à redéfinir les propriétés et l’évolution du système mutualiste par un ou des modèles mathématiques. La démarche ra­tionaliste de mise en place des modèles viendrait dans un second temps, ce qui correspond bien au texte de Suzanne Bachelard :

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Le rationaliste prépare son affirmation dans la sinuosité des objections préalables. Seule cette démarche préalable, permet de placer le fait à sa juste place dans le système de connaissances. [Bachelard 1958, 80]

16Ceci dit, le système de connaissances, impliquant un ou des modèles mathématiques, doit lui-même être relativisé. Dans le cas du mutualisme, les modèles font ressortir des propriétés quantitatives de cette relation biologique, soit au niveau des populations, soit au niveau des individus. Dans la modélisation et la mathématisation, l’épistémologue met en valeur la redéfinition rationnelle des propriétés les plus générales et spécifiques des systèmes mutualistes.

2 À partir des travaux de Lotka et de Volterra : vers une tentative de modéli­sation

17Il importe ici de souligner le rôle novateur des travaux d’Alfred J. Lotka et leur convergence avec ceux de Volterra. On cite généralement et plus volontiers Volterra, parce qu’il donna le développement mathématique le plus abouti. Dans le cadre des relations entre insectes hôtes et parasites, étudiées par Thompson, Lotka, le premier, formalisa les variations de leurs populations en fonction des taux de croissance et des interactions et aboutit à un ensemble d’équations différentielles. Un avantage mais aussi une difficulté du travail de Lotka fut sa généralité [Kingsland, 1995, 106]. Reprenant ce travail, Volterra rappelle en 1935 :

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Lotka a fait une étude plus générale du problème [que celle de W. R. Thompson] en établissant des équations où les rapports entre deux espèces étaient exprimés sous une forme générale. [Volterra & Umberto 1935, 11]

19Il ajoute ensuite que son propre travail sur les relations entre espèces a été entrepris de manière totalement indépendante en 1926.

20En effet, à partir de 1926, Vito Volterra (1860-1940) cherche à modéliser les variations de populations d’espèces associées. Volterra cherchait d’abord à rendre compte des phénomènes de compétition entre espèces. Donc, le mutualisme en tant qu’interaction positive entre deux espèces distinctes, n’a pas été visé en premier lieu et ne sera jamais prioritaire dans les développements du modèle général Lotka-Volterra [2] ; il ne sera qu’un cas particulier, une application sur laquelle on débouche en changeant le signe de l’interaction dans le système d’équations à la base du modèle.

21L’origine du questionnement de Vito Volterra ne réside pas, comme on aurait pu le croire, dans le développement d’une théorie mathématique. C est un problème biologique précis, la forte variation des effectifs des populations de poisson dans l’Adriatique pendant la première guerre mondiale, qui inspira Volterra. C est suite à des recherches menées avec le biologiste de Sienne Umberto d’Ancona que Volterra, qui avait déjà envisagé l’intérêt des mathé­matiques appliquées à la biologie, prit conscience de la nécessité de corroborer l’hypothèse explicative de cette variation [3] par des modèles analytiques. On retrouve ici l’intérêt d’aller plus loin dans l’explication des effets d’interactions biologiques, au moyen de l’analyse mathématique. Au sujet de la démarche et du travail de Volterra, Francesco Scudo et James Ziegler écrivent :

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Ses premières approches des aspects quantitatifs de la biologie se réveillèrent soudain en 1925 du fait d’un curieux phénomène que lui fit remarquer Umberto d’Ancona. En rapport avec les fortes restrictions de la pêche en Haute-Adriatique pendant la guerre, la proportion des espèces prédatrices avait beaucoup augmenté. L’arrêt légal de la pêche semblait en être la cause et le même effet avait déjà été prédit par Darwin pour la chasse. Volterra commença à chercher des modèles analytiques pour corroborer ces hypothèses. Lotka avait déjà approfondi une question analogue qui se posait en agriculture, mais dans un contexte complètement différent. Ne connaissant pas encore le travail de Lotka, Volterra entreprit de rechercher l’effet des perturbations extérieures des équilibres naturels préexistants en utilisant le même modèle d’équations différentielles quadratiques que Lotka avait utilisé. Volterra étendit bientôt ce traitement méthodique des interactions ’proie-prédateur au cas d’un nombre n d’espèces. Il comprit bientôt que de tels modèles, tout en ayant un grand intérêt mathématique, comportaient de nettes limites pour représenter des phénomènes naturels. [Scudo & Ziegler 1978, 2-3]

23Tout est dit. Volterra réagit à une situation écologique, la rupture de l’équi­libre d’espèces en compétition mais « associées » à l’intérieur de ce que l’on n’appelle pas encore à l’époque un écosystème. Outre l’intention qu’avait déjà Volterra dès 1918 d’étendre au domaine de la vie ses recherches sur les équa­tions intégro-différentielles, l’élément déclencheur des publications sur les as­sociations biologiques fut bien cet ensemble d’observations sur les rapports numériques entre effectifs de populations de poissons en compétition dans l’Adriatique. Le modèle explicatif qu’allait approfondir Volterra était un modèle établissant l’accroissement différentiel d’une population d’une espèce en fonction de la disponibilité ou de la limitation de nourriture, de la capacité maximale d’accroissement, de la compétition d’une ou plusieurs autres espèces, etc. De fait, Volterra comprit dès le début que, malgré l’intérêt mathématique et les développements possibles du modèle, il y avait de nettes limites à représenter et à tenter d’expliquer l’interaction des espèces par ce seul moyen. En fait, la seule mesure de la fitness et du rôle écologique de l’espèce donnée est l’effectif et donc la seule approche possible de la relation interspécifique (et d’abord chez Volterra, de la relation proie-prédateur ou de la relation de compétition) se fait au niveau de l’évolution des densités de populations. Pour s’intéresser à la sélection du mutualisme comme avantage adaptatif au niveau des individus, il faudrait utiliser des modèles coûts/bénéfices quantifiables en termes de ressources. Dans cet article, nous poserons essentiellement le problème de la modélisation de la croissance des populations mutualistes, modélisation d’abord dérivée des travaux de Lotka et Volterra qui avaient été plutôt réalisés au départ pour représenter l’antagonisme entre espèces.

24Comme nous l’avons dit, les échanges du mathématicien Vito Volterra et du biologiste de Sienne Umberto d’Ancona furent déterminants pour l’avancée de ces travaux. Les populations de poissons de l’Adriatique n’ont pas été étudiées seulement par l’équipe de D’Ancona durant la première guerre mon­diale, mais sur une période beaucoup plus longue, soit entre 1905 et 1923. Umberto d’Ancona avait aussi noté que si vers 1919, les espèces prédatrices avaient connu un optimum, l’équilibre proie/prédateur se serait rétabli dès le début des années 1920. Il était donc nécessaire d’explorer l’hypothèse de la pression exercée par le rétablissement de la pêche des espèces prédatrices. Vers 1923-1925, Volterra et D’Ancona interprètent un recueil de données obtenues sur diverses espèces de poissons pendant une vingtaine d’années dans le biotope bien particulier du nord de la mer Adriatique. Le modèle mis au point par Volterra suppose non seulement ce référentiel expérimental et tout le développement de sa propre réflexion sur les équations intégro-différentielles depuis les années 1880, mais encore les travaux connus depuis longtemps et exhumés pour la circonstance, du belge Pierre-François Verhulst. Publiés vers 1840, ces travaux permettaient de rendre compte d’une croissance limitée des populations et Lotka devait aussi s’y référer. Ce qui est nouveau à l’époque avec les travaux de Volterra, c’est le fait d’expliquer les fluctuations périodiques dans les associations biologiques, non plus par des facteurs physiques ou par l’influence de l’homme, mais par les interactions entre espèces [Whittaker 1941, 710].

25Une limite de l’effort de modélisation entrepris par Volterra et dont il a sans doute conscience, est le fait que, pour lui, l’association (au sens d’interaction) de deux espèces tend toujours vers un point d’équilibre. Or, si on cherche à appliquer les travaux de Volterra au mutualisme, de nombreuses recherches effectuées en écologie au cours du XXe siècle ont démontré que des formes de mutualisme se développent loin de l’équilibre, parfois dans une forte croissance conjointe des deux populations.

26Le mutualisme présente des situations sans point d’équilibre stable ou même réalisable avec cependant une persistance indéfinie des deux espèces. Alors, les critères de stabilité largement utilisés sont sans doute non pertinents à l’égard des espèces existantes dans le monde réel ; des modèles hautement instables, intégrant le mutualisme et la dépendance positive à l’égard de la densité, peuvent être biologiquement raisonnables. [Boucher, James & Keeler 1982, 326] Cette question de l’équilibre est un présupposé de la méthode employée par Volterra, elle est impliquée par les équations intégro-différentielles sur lesquelles se base son développement [Whittaker 1941, 711]. Cet aspect retint beaucoup l’attention des écologistes et des biométriciens par la suite.

27Dans les développements mathématiques de Volterra, un simple changement de signe suffit pour obtenir un système d’équations général permettant de décrire les variations d’effectifs des populations dans le mutualisme. Volterra lui-même ne s’y est pas intéressé ; le « système mutualiste » dérivé des équations de Volterra fut exploité par la suite par les chercheurs, mais moins que le modèle de compétition interspécifique, celle-ci étant considérée comme une forme d’interaction plus prégnante en biologie que le mutualisme. Dès les travaux de Volterra (entre 1926 et 1935), le modèle dit en plan de phases permettait de décrire les variations de densités de populations de deux espèces dans le mutualisme : en fonction de ces effectifs ou densités, deux droites (ou courbes) appelées isoclines et se coupant en un point d’équilibre séparent le plan en 4 régions nommées phases. Boucher écrira en 1985 :

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Le modèle en plan de phases, sous sa forme Lotka-Volterra, fut appliqué au mutualisme (appelé alors ’symbiose’) seulement quelques années après son développement pour les interactions antagonistes de compétition et de prédation. [Boucher 1985, 2]

29Gause et Witt ont mis en valeur les propriétés fondamentales du modèle mu­tualiste (pente positive des isoclines, produit positif des coefficients de mu­tualisme) et leur point de vue sera repris plus tard par Hazen [Hazen 1964] et de nombreux écologistes des années 1970 [Gause & Witt 1935]. Malgré le caractère prometteur des adaptations des travaux de Volterra à l’équilibre mu­tualiste [Gause & Witt 1935], [Kostitzin 1934, 1937], le mutualisme resta ignoré face au développement des modèles de compétition et de prédation [Kostitzin 1934, 1937] [4]. On peut s’interroger sur la raison de cette ignorance. Il semble que tout simplement, le mutualisme n’était pas à l’ordre du jour des préoccupations des scientifiques dans les années 1930-1940, alors même que la théorie synthétique de l’évolution et les débuts des recherches sur les écosystèmes se développaient autour de la notion darwinienne de compétition. Dans les années 1960, par contre, les progrès de l’écologie invitent les chercheurs à approfondir les diverses formes d’associations existant au sein des écosystèmes, et donc, à trouver de nouveaux modèles. L’histoire de la symbiose est un peu parallèle : on note peu de travaux sur la symbiose vers 1930/1950, à part peut-être chez les insectes et chez les invertébrés aquatiques et marins, puis il y eut un regain d’intérêt progressif.

30Dans son ouvrage de 1931, Volterra démontre que le cas général des associations biologiques se ramène aux mêmes équations différentielles. Il est logique de penser que l’accroissement (ou la diminution) infinitésimal dN de I’espèce 1 soit fonction de l’accroissement (ou de la diminution) naturel(le) de cette espèce et de son interaction avec l’espèce 2 [Volterra & Umberto 1935].

31On peut donc écrire :

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33II en ira de même pour l’espèce 2 et,

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35N1 et N2 sont les effectifs des deux populations ; ?1 et ?2 sont leur taux de croissance ; ?1 et ?2 représentent les variations dues aux interactions entre ces deux populations d’espèces distinctes. Les signes de ces coefficients disent si la population s’accroît ou si elle décroît, s’il y a antagonisme ou mutualisme. Il faut préciser que le mutualisme est obligatoire si ?1 et ?2 sont négatifs, avec ?1 et ?2 positifs ; il est facultatif lorsque ?1 et ?2 sont positifs (ce qui sera représenté dans le paragraphe II), avec ?1 et ?2 également positifs.

36À partir de ce système d’équations, on aboutit à :

37Quatre types de courbes correspondent à l’équation x = Ce?NN?, selon les signes de ? et ?. Mais un seul type correspond au cas du mutualisme. Dans ce cas, les deux populations ont des courbes de croissance d’abord exponentielles, puis tendant asymptotiquement vers une limite. L’état d’équilibre est au point de rencontre de ces deux courbes.

38À partir de l’expression des deux équations exprimant dN1 et dN2 dans le cas du mutualisme, on peut chercher à exprimer la croissance comparée des deux populations en fonction du temps :

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40Les définitions des paramètres demeurent inchangées. Après développement des formules en dN1/dt et dN2/dt, puis simplification, on obtient :

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42On note plusieurs difficultés à ce modèle : premièrement, la simplification excessive des facteurs influençant la croissance des effectifs (en particulier, on ne tient pas compte de la limitation naturelle de la croissance de chaque population du fait des ressources alimentaires disponibles) ; deuxièmement, le présupposé d’une recherche d’équilibre entre la population 1 et la population 2 ; enfin, on suppose que la croissance des effectifs des deux populations est la conséquence d’un équilibre coût/bénéfices optimal au niveau des individus, ce qui n’est pas d’évidence.

43Dans Mathematical Biology, Murray a insisté sur les points d’équilibre des populations et sur la limitation de l’augmentation de croissance. Non seulement, il y a une limite de la croissance pour toute population, mais encore il existe toujours un coût du mutualisme ou de la symbiose pour chaque espèce partenaire, ce coût n’est pas négligeable mais il est difficile à estimer. Pour écrire l’autolimitation de chaque population indépendamment de l’autre, Pierre-François Verhulst avait considéré que l’expression dX/dt appliquée à la croissance des populations (X désignant l’effectif), doit avoir une limite naturelle et doit donc comporter un facteur C?X [Verhulst 1838]. Alfred J. Lotka, dans Théorie analytique des associations biologiques [Lotka 1935, 44], considère que Verhulst est à l’origine de l’équation

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45qui traduit concrètement la limite de la croissance de la population (? désigne une vitesse relative de croissance supposée constante et K, une limite maximale de croissance). L’intégration donne

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47Cette loi fut utilisée indépendamment par Pearl et Reed en 1920, et reprise par Lotka en 1925, comme un cas particulier de son système fondamental, puis par Volterra en 1926 pour exprimer l’autolimitation de chaque population. Reprenant l’idée de limite maximale de croissance exprimée ici par K1 et r1 étant le taux de croissance de la population 1 (r1 = ?K1 ), on obtient :

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49Soit, en tenant compte de l’interaction avec l’espèce associée :

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51En passant de valeurs absolues à des valeurs relatives, on peut alors faire des changements de variables : u1 = N1/K1, u2 = N2/K2, on relativise chaque effectif à son maximum. Après plusieurs changements de variables [Murray 2003, 100], on obtient un point d’équilibre lorsque les croissances relatives des deux populations sont les mêmes :

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53Cet état d’équilibre est caractéristique d’un cas de mutualisme obligatoire lorsque la croissance est autolimitée. Il se représente par le point d’intersection de deux droites isoclines qui signifie un accroissement nul de chaque population relativement à l’autre. La difficulté principale de l’emploi de ce modèle réside dans la non-correspondance entre le postulat d’un équilibre entre les deux populations mutualistes et la réalité biologique d’espèces mutualistes évoluant loin de l’équilibre. Par ailleurs, en acceptant cette condition de l’équilibre, les diverses formes de mutualisme (obligatoire, facultatif) se traduisent dans des modèles légèrement différents qui peuvent cependant tous être dérivés de l’analyse Lotka-Volterra.

3 Modélisations mutualistes en écologie des populations

54S’agissant du développement des modèles mutualistes en écologie des po­pulations, nous traiterons d’abord de modèles directement adaptés à partir de ceux de Lotka et Volterra, notamment par Carole L. Wolin (en 1984 et 1985) de l’université de Californie ; par ailleurs, des modèles un peu différents et non directement réductibles à la famille des modèles Lotka-Volterra furent formulés par Antony M. Dean [Dean 1983], [Wolin 1985]. Un grand intérêt du travail de Carole L. Wolin est d’avoir redéfini les concepts de mutualisme obligatoire et de mutualisme facultatif et en général, d’avoir précisé les diverses catégories du mutualisme.

55

Les mutualistes obligatoires ne peuvent survivre et/ou se reproduire en l’absence d’interaction mutualiste. [Wolin 1985, 249]

56Par ailleurs, les mutualistes peuvent être spécialisés ou généralistes.

57

Spécialiste signifie des associations restreintes à une ou plusieurs espèces partenaires et généraliste signifie des associations dans lesquelles on trouve des partenaires d’un grand nombre d’espèces. [Wolin 1985, 249]

58Il existe aussi des mutualistes symbiotiques ou non symbiotiques, des mutualismes favorisant la reproduction ou retardant la mort. Par exemple, chez les insectes, on trouve des mutualismes obligatoires ou facultatifs, la symbiose mutualiste est assez souvent obligatoire. Les pollinisateurs mutualistes peuvent être obligatoires ou facultatifs, spécifiques ou généralistes ; ils sont la plupart du temps non symbiotiques. Les algues qui vivent en symbiose avec les invertébrés marins sont généralistes, leur hôte par contre peut être spécialiste (il s’associe avec telle espèce d’algue), l’algue fournissant les nutriments à son hôte. En réalité, dans l’élaboration des modèles mathématiques sur la base Lotka-Volterra, le critère essentiel est la distinction du mutualisme obligatoire et du mutualisme facultatif. Parmi les modèles de mutualisme obligatoire, le plus simple est emprunté à [Vandermeer & Boucher 1978] :

59

60r1 étant le taux de croissance de l’espèce 1, a11 étant un coefficient qui exprime la limitation de la croissance, et a12 étant le coefficient exprimant l’interaction avec l’espèce mutualiste, avec r1 < 0 et a11 > 0. Ce modèle suppose qu’en l’absence de partenaire mutualiste, il y a réduction de l’effectif jusqu’à disparition de la population d’espèce 1. Cependant, en présence du mutualiste et bien qu’il y ait une limitation propre à la croissance de l’espèce 1, la croissance de l’espèce 2 pourrait faire imaginer une croissance quasi infinie de l’espèce 1. Un seuil maximal d’effectif de l’espèce 2 limite la croissance de l’espèce 1. Ce modèle ne redit pas autre chose que le modèle classique Lotka-Volterra, si ce n’est qu’il insiste sur des valeurs de coefficients traduisant un mutualisme obligatoire.

61Dans le cas particulier de la relation plante-insecte pollinisateur, le rapport du nombre de plantes à polliniser au nombre d’insectes disponibles pendant la période favorable peut être un facteur limitant. Ainsi, May a proposé un modèle de mutualisme obligatoire dans ce cas [May 1976] :

62

63L’intérêt du modèle est de tenir compte à la fois d’une limitation de la croissance du végétal due à son propre surnombre et à un nombre d’insectes pollinisateurs potentiels par végétal trop faible. Lorsque la population du pollinisateur est peu nombreuse, sera élevée et la croissance de N1 sera réduite d’autant, de même que si N1 est trop élevé par rapport aux ressources disponibles.

64Pour le pollinisateur, l’équation est plus complexe et la croissance tient compte du rapport N1/N2 et donc d’une limite en termes de densité de l’espèce 1 par rapport à l’espèce 2. La faible densité du partenaire du mutualiste est aussi prise en compte comme limite de la croissance. C’est encore ici un modèle de mutualisme obligatoire où une trop faible densité de mutualistes entraîne une réduction jusqu’à zéro de l’effectif 1 [Wolin 1985, 254]. Ce type d’équations donne une représentation avec des isoclines curvilinéaires. Les isoclines curvilinéaires se coupent en un ou deux points d’équilibre possibles. Comme d’habitude, dans les modèles dérivés des équations de Lotka et Volterra, si l’équilibre des deux populations mutualistes ne se produit pas, on finira par atteindre l’extinction de l’une ou des deux populations [Wolin 1985, 254].

65Ces modèles de mutualisme obligatoire reposent, on l’aura noté, sur le fait que la capacité de croissance peut être nulle en l’absence du partenaire mutualiste : en présence du partenaire mutualiste, le taux de croissance est positif, mais il y a un effectif maximal de l’espèce 1 au-delà duquel il ne peut plus y avoir de croissance. En 1983, Anthony Dean s’est intéressé à ce rapport entre la variation de la population 1 et son effectif maximal. Par rapport au modèle donné par Ronald May, l’idée de Dean est que la croissance de la population dépend, non pas d’un rapport N1/N2 aux coefficients près, mais d’un rapport

66étant l’effectif maximal de la population 1 affecté d’une fonction exponentielle inverse tenant compte du rapport entre cet effectif et le nombre de mutualistes. Le formalisme est le suivant :

67avec C1 ? 0 [Dean 1983]. Une originalité de ce modèle est de supposer que la population mutualiste est comme une source de nourriture pour son hôte [Dean 1983, 410], il repose sur l’intégration de la variation de la population hôte par rapport à la population ressource : le modèle exprime ce que le mutualiste apporte de plus à l’hôte, afin d’atteindre un maximum. Par rapport au modèle précédent [May 1976], on tient compte à la fois de la limite imposée par le surnombre de l’hôte et d’un maximum théorique, qui croît exponentiellement en fonction du nombre de mutualistes. L’intérêt final du modèle est qu’il intègre le rapport entre l’effectif d’une population et sa capacité de croissance maximale, cette dernière étant en équilibre avec la croissance exponentielle de l’espèce mutualiste.

68Carole Wolin note que tous ces modèles sont adaptés à la représentation du mutualisme obligatoire, à l’intérieur de certaines limites, donc dans des systèmes fermés [Wolin 1985, 255]. Au-delà de ces limites, l’espèce peut très bien persister, ce qui pose la question de l’hétérogénéité spatiale et temporelle qui n’avait pas encore été beaucoup travaillée dans les années 1980. Carole Wolin pose la question :

69

Sous quelles conditions l’hétérogénéité spatiale ou temporelle stabilise les interactions ou stimule la persistance de l’espèce, dans des systèmes mutualistes qui sont par ailleurs instables et portent en eux la menace des extinctions d’espèce ? [Wolin 1985, 265]

70Le dépassement des équilibres de Lotka-Volterra et la question de l’hétérogénéité demeuraient donc bien des problèmes non résolus vers 1980.

71La forme la plus générale du mutualisme facultatif a été précisée à partir des travaux de Volterra par Gause et Witt en 1935, puis redonnée par Vandermeer et Boucher (1978), Addicott (1981). Elle est la même que la formule générale du mutualisme obligatoire, aux signes des coefficients près ; on écrit :

72

73Mais on ne suppose pas r1/a11 < 0, c’est-à-dire qu’on ne suppose pas la nécessité de l’interaction des deux espèces pour avoir une croissance positive. Cette équation ne suppose pas non plus que la relation mutualiste dépende de la densité du peuplement de l’hôte : l’effet a12N2 se rajoute à r1 ? a11N1, quelle que soit la valeur de N1. Par contre, la formalisation du modèle général pose que la variation du taux de croissance de l’hôte par rapport à la densité de peuplement de l’hôte est toujours négative, ?f 1(N1,N2)/?N1 < 0, alors que la variation de la croissance de l’hôte par rapport à la densité du mutualiste est toujours positive, ?f 1(N1,N2)/?N2 > 0 [Wolin 1985, 256].

74Une difficulté dans l’application de ces modèles est qu’ils demeurent des modèles de dynamique des populations, liés d’une part à une certaine représentation des populations à l’équilibre, d’autre part à un phénomène biologique dominant : le mutualisme, obligatoire ou facultatif. Or, les partenaires évoluent parfois loin de l’équilibre (comme c’est le cas dans l’association entre deux partenaires mutualistes à haute densité de populations) ; les phénomènes mutualistes peuvent se superposer (association d’un partenaire mutualiste obligé avec une espèce pour laquelle le mutualisme est facultatif). Mais surtout, dans la même association, on peut passer d’un phénomène mutualiste à un phénomène de compétition interspécifique en fonction de la densité des populations en présence. Des études récentes ont mis en évidence ce phénomène [Hernandez 1998], [Zhang 2003], [Zhang, Zhang, Li et al. 2007]. Enfin, l’approche du mutualisme par les modèles de dynamique de populations n’est qu’une approche parmi d’autres et des approches envisageant le coût et le bénéfice de la relation pour chacun des deux partenaires ont un intérêt de plus en plus reconnu dans les modèles mutualistes.

4 Autres modèles du mutualisme (1998-2007)

4.1 Représenter des dynamiques de transition, Hernandez, 1998

75Le problème que Maria Josefina Hernandez pose en 1998 à l’égard des modèles de dynamique des populations du type Lotka-Volterra, c’est leur caractère univoque de modèle de compétition versus mutualisme, selon les coefficients adoptés [Hernandez 1998]. En effet, le problème est que ces modèles ne prenaient pas en compte la possibilité pour une population de passer du parasitisme au mutualisme, ou du mutualisme à la compétition, dans un continuum et selon les densités des deux partenaires. Dans cet esprit, Claudia Neuhauser et Joseph Fargione estimaient en 2004 que les interactions mutualistes ne sont pas très bien comprises au plan théorique [Neuhauser & Fargione 2004]. Ces auteurs notent le développement de nouveaux modèles basés sur le dilemme du prisonnier ou sur les marchés biologiques [Hoeksema & Bruna 2000]. Mais ils considèrent aussi que les modèles de type Lotka-Volterra, même s’ils arrivent à incorporer dans l’interaction des phénomènes non-linéaires (comme nous allons le préciser), peinent à rendre compte du passage dans une continuité entre parasitisme et mutualisme. À partir de la fin des années 1990, c’est cette continuité que les chercheurs vont tenter de rendre plus explicite à travers des modèles qui sont encore réductibles au type Lotka-Volterra, mais avec des transformations conséquentes.

76Pour Maria-Josefina Hernandez, certaines associations peuvent être plutôt bénéfiques aux deux espèces à de faibles densités de population et entraîner une compétition interspécifique à des densités plus élevées. L’auteur introduit son article en citant l’association entre fourmis et pucerons, dans laquelle l’interaction n’est bénéfique que pour les basses densités de populations de pucerons, ainsi que des exemples d’associations épibiotiques de plantes ou d’animaux marins. L’auteur se rapporte aussi à divers travaux comme deux d’Addicott (1981) ou de Wolin (1984) sur l’évolution de l’interaction, traduite par les modèles mutualistes du fait d’une perturbation de l’équilibre et en particulier, de l’augmentation de densité de l’un des partenaires [Addicott 1981]. Le modèle introduira donc une part de non-linéarité dans l’interaction.

77L’apport foncier du modèle proposé par Maria Josefina Hernandez est donc de montrer qu’il est possible de modéliser un système à deux espèces pouvant avoir divers points d’équilibre et donc, qui corresponde à des types d’interactions différents. L’auteur insiste à juste titre sur les causes de ces changements d’interaction : elles peuvent être extrinsèques (l’environnement) ou intrinsèques (propres à ce système biologique et aux deux espèces qui le constituent) [5]. Le point de départ de la modélisation demeure un système d’équations du type Lotka-Volterra, mais le coefficient d’interaction aj doit changer lorsque l’ensemble du système passe du mutualisme à la compétition. Selon l’auteur, il s’agit de penser l’interaction entre les deux espèces comme une fonction non-linéaire des densités de population et de paramètres environnementaux. Il faut que cette fonction permette un changement de signe du coefficient et donc, reflète une transition entre deux états. L’auteur envisage deux types de fonctions : celle où effectivement la relation symbiotique entre i et j devient une relation compétitive pour un effectif de population mutualiste Nj élevé ; celle où la relation entre i et j traduit toujours une compétition, mais avec une intensité asymptotiquement décroissante lorsque Njaugmente. C’est plutôt la première fonction qui nous intéresse puisqu’elle traduit un rapport mutualisme/compétition. La fonction devient négative lorsque N2j est grand devant Nj, aux coefficients près, l’effet quadratique étant destiné à tenir compte de l’accroissement de l’espèce j. En tenant compte des coefficients constants bi et ci, au point de passage entre le mutualisme et la compétition (point d’inversion de la courbe), on a :
                          ?ij = biNciNj2

78La solution de cette équation est :

79                          Nj= bj/ci

80La valeur de transition de Nj dépend donc de bi et ci. Selon cette formule, l’interaction dépendrait de Nj, N2j, et des coefficients. L’auteur tient cependant aussi compte d’un terme en ?di?ijNj2 ; il s’agit d’atténuer la diminution de ?ij lorsque l’effectif de l’espèce j devient très grand. Le passage du mutualisme à l’antagonisme implique que Nj croissant encore et ?ij étant déjà négatif, la décroissance de ?ij ne peut se poursuivre indéfiniment au rythme de la croissance de Nj[6]. On obtient donc :

81

82L’intérêt essentiel de ce modèle est de chercher à préciser, à objectiver le coefficient d’interaction en fonction d’une limite qui exprime la taille maximale de la population pour que l’interaction reste positive (donc mutualiste). La difficulté demeure d’exprimer une réalité de l’interaction (choix des coefficients, écart à une taille maximale qui marque le changement de nature de l’interaction, relativisation de cet écart en tenant compte du produit de l’interaction et de la taille maximale de la population mutualiste). Tout ceci postule qu’il puisse y avoir effectivement continuité entre la mutualisme et la compétition ou le parasitisme, et que les questions d’effectifs et la force de l’interaction soient déterminantes dans ce passage.

4.2 Un modèle de continuité mutualisme — compétition

83Dans la ligne des travaux de Hernandez, le professeur Zhibin Zhang (Chinese Academy of Sciences, écologie animale) travaille depuis le début des années 1990 sur la coexistence d’espèces animales semblables, et il a proposé un modèle de coexistence des espèces, associant la compétition et le mutualisme. Le système d’équations s’écrit alors :

84

85R1, R2 sont les taux de croissance théorique des deux populations (positifs) ; a1, a2, c1, c2 sont des paramètres positifs [Zhang 2003]. L’hypothèse est qu’à un certain effectif de la population, N2 = b1 ou N1 = b2, l’espèce associée est mutualiste. Entre l’effectif nul et N2 = b1 ou N1 = b2 , l’augmentation de l’effectif de l’espèce associée est favorable pour la croissance ; il y a donc mutualisme. À un effectif plus élevé, sa présence a une action négative sur la croissance par rapport à la situation de l’effectif optimal mutualiste, l’espèce 2 devient donc compétiteur. Si la croissance de chaque population est nulle, alors :
                    N1 = c1 ? a1(Nb1)2
                          
N2 = ca2(Nb2)2

86Cette croissance zéro est le point d’intersection des isoclines et elle détermine un équilibre stable comme dans le modèle classique de Lotka et Volterra. Finalement, ce modèle produit une variante dans la famille des modèles de Lotka et Volterra en associant le mutualisme (à des densités de population faibles de l’espèce associée) et la compétition (à des densités plus fortes). Les possibilités d’application biologique sont intéressantes : le mutualisme accroît paradoxalement l’autonomie et la capacité compétitive de chacun des deux coopérateurs ; au-delà d’une certaine fitness, chaque partenaire devient un compétiteur potentiel pour l’autre. L’auteur suppose que le mécanisme de mutualisme ou de coopération stabilise le système de compétition ; ce faisant, ce mécanisme « adapte la capacité compétitive et la tolérance de l’espèce à la densité du peuplement » [Zhang 2003, 278].

87Dans un texte plus récent, Zhibin Zhang a collaboré avec un écologiste végétal et un mathématicien pour analyser les interactions des deux espèces. Ce modèle est donc plus large qu’un simple modèle mutualiste et il est bien dans la logique de la famille des modèles Lotka-Volterra. L’idée de base qui est déjà celle de Hernandez [Hernandez 1998] ou de Zhang [Zhang 2003] est que les transitions entre phénomènes biologiques différents sont très rares dans les modèles utilisés habituellement, bien qu’elles se produisent fréquemment dans la nature. Dans les associations fourmis - pucerons, lorsque la densité de pucerons augmente, le passage du mutualisme à la compétition ou à une forme de parasitisme est bien connu. Ce texte se situe donc dans la suite des publications précédentes dans la mesure où l’interaction entre deux populations est modélisée comme étant variable, les densités de population intervenant pour déterminer une interaction positive ou négative. La possibilité des transitions et la stabilité dynamique du système sont les deux lignes directrices de ce modèle de [Zhang, Zhang, Li et al. 2007]. Le système exprimant la variation des effectifs des deux populations, notés x et y, s’écrit :

88

89R et r sont les taux de croissance des populations de fourmis et de pucerons, k et K sont les coefficients exprimant l’autolimitation de chaque population ; a et c de même que b et d’traduisent l’interaction entre l’hôte et le mutualiste (coefficients positifs), ay ou bx traduisant l’interaction positive due au mutualisme, ?cy2 ou dx2 traduisant l’interaction négative due au surnombre du mutualiste. Lorsque la densité du partenaire mutualiste devient trop forte, l’interaction résultante devient négative et on passe du mutualisme au parasitisme.

90Au plan mathématique, ces équations comportent des solutions aux limites pour x = 0 ou y = 0, mais l’intérêt est d’analyser les solutions à l’intérieur des variations de x et de y. Les termes (cyy et (dxx peuvent être positifs ou négatifs selon les valeurs de x ou de y ; on suppose donc que le coefficient d’interaction est une fonction linéaire de l’effectif du partenaire mutualiste. Les points d’équilibre à l’intérieur des variations de x et de y sont en fait des points de transition correspondant à des équilibres dont les auteurs donnent les expressions mathématiques. Suivant les valeurs de dy/dx, dans ? kx + (a ? cy) y = 0 (L1) et dans ? Ky + (b ? dx) x = 0 (L2), on aboutit à trois types possibles d’équilibre (les deux variations relatives dy et dx étant soit positives, soit négatives, ou l’une positive et l’autre négative). Il y a donc bien des possibilités d’inversion d’un type d’interaction à un autre, du mutualisme vers la compétition, par exemple, du fait de la variation des densités de population. Les auteurs parlent de « trois types d’équilibre interne » selon les signes de dy/dx dans L1 et dans L2 [Zhang, Zhang, L1et al. 2007, 147]. Ce type d’analyse mathématique aboutit bien à un modèle, mais qui repose toujours sur la notion d’équilibre traduit en termes mathématiques. La possibilité de multiples équilibres pose question : existent-ils vraiment dans la nature et leur stabilité ou leur instabilité mathématique correspond-elle à une réalité biologique ? Pourrait-on représenter autrement une continuité biologique entre le mutualisme et le parasitisme qui dépendrait davantage de facteurs extérieurs comme la quantité et la qualité des facteurs nutritifs disponibles, le climat, que d’un équilibre de densités de populations ? On basculerait alors davantage vers une économie de la continuité du mutualisme et du parasitisme. Le rapport avec la réalité biologique se fait au niveau de la densité du mutualiste en tant qu’il conditionne la nature de l’interaction. Le fait que, mathématiquement, une inversion d’une interaction positive à une interaction négative soit possible pour certaines valeurs d’effectifs des deux populations est déjà un résultat mathématique appréciable traduisant une réalité biologique.

4.3 Un modèle mathématique de bifurcation développé par Wendy G. Graves et al. (2006)

91L’intérêt de ce modèle est que les auteurs (Wendy Gruner Graves, Bruce Peckham et John Pastor) complètent les hypothèses de travail classiquement retenues dans les modèles du type Lotka-Volterra en termes de mutualisme [Graves, Peckham & Pastor 2006]. On retrouve les hypothèses fondamentales : fonction logistique, influence positive de chaque espèce sur le taux de croissance de l’autre espèce, existence d’un taux de croissance maximale pour chaque espèce. Ces hypothèses sont ici complétées par l’hypothèse suivante dite « de bénéfice proportionnel » :

92

Le taux marginal de variation du taux de croissance per capita de chaque espèce, du fait de la croissance de l’autre espèce, est fonction de la différence entre le taux maximal et le taux normal de croissance. [Graves, Peckham & Pastor 2006, 1853]

93C’est le problème classique des coûts et des bénéfices, ramené ici à une question d’effectifs et de densité de population : quel est le coût marginal des unités d’effectifs dépassant ce que produirait le taux habituel de croissance de la population ?

94Les hypothèses fondamentales conduisent à établir :

95

96

97R1(y) et R2(x) expriment le taux de croissance de chaque population en fonction du partenaire mutualiste, x et y sont leurs effectifs, les coefficients a1 et a2 expriment la limitation de chaque population. Cette formulation implique de tenir compte dans la même fonction, de l’augmentation naturelle des deux populations et de l’interaction mutualiste. Sous l’hypothèse de populations en croissance et toujours mutualistes, on a :

98

99Cela signifie que, du fait du mutualisme, l’interaction avec l’autre espèce ne doit pas amoindrir la population de l’espèce concernée. Les taux maximum de croissance des espèces 1 et 2 en interaction mutualiste étant respectivement r11 pour l’espèce x et r21 pour l’espèce y, on écrit :

100

101L’hypothèse de proportionnalité du taux marginal de croissance à la différence entre le taux maximal et le taux normal conduit alors à exprimer ainsi les taux marginaux de variation des taux de croissance pour les deux espèces :

102

103Sachant que dans l’un et dans l’autre cas, on obtient une équation différentielle du type :

104

105La solution analytique revêt une forme exponentielle que l’on peut expliciter de la manière suivante :

106

107Les taux de croissance des espèces x et y en l’absence de partenaire mutualiste sont r10 et r20. Il est intéressant de discuter ce nouveau modèle. Une première remarque est que le développement de ce modèle rappelle celui de Dean [Dean 1983] à une différence près : Graves et al. s’intéressent au taux de croissance maximum, alors que Dean considérait la capacité maximale de croissance. Un intérêt de ce modèle serait de mettre en évidence un seuil au-dessous duquel les populations décroissent et meurent, et un autre seuil au-dessus duquel elles persistent [Graves, Peckham & Pastor 2006, 1854]. Les auteurs exposent qu’en développant le terme exponentiel sous la forme d’une série de Taylor, on peut réécrire le modèle sous la forme d’un modèle de taux de croissance limité qui renvoie au modèle interactif Lotka-Volterra :

108

109En réalité, cette recherche sur les taux de croissance demeure dans le cadre Lotka-Volterra, puisque cette réduction est possible. Un autre point de vue essentiel de cette publication est la distinction entre mutualisme « faible » (a1a2 > b1b2) et mutualisme « fort » (a1a2 < b1b2). Ce calcul permet de mettre en évidence la domination de l’interaction ou de l’autolimitation. L’analyse des bifurcations est trop complexe pour être retranscrite ici, mais l’intérêt est la mise en évidence de phases de transition qui se caractérisent dans l’évolution des mutualismes selon les conditions de milieu. Les auteurs écrivent :

110

L’hypothèse de base de notre modèle qui le distingue des autres modèles de mutualisme est que chaque partenaire mutualiste ac­croît asymptotiquement le taux de croissance de l’autre, plutôt que sa biomasse ou sa capacité maximale de croissance. Notre hypothèse de taux de croissance limité permet une transition en douceur entre les mutualismes facultatifs et obligatoires. [Graves, Peckham & Pastor 2006]

111Des exemples sont donnés sur les symbioses à Rhizobium et sur les lichens. Dans le premier cas, la croissance du taux de photosynthèse dans le végétal augmente avec le nombre de micro-organismes fixateurs d’azote, et réciproque­ment la photosynthèse stimule la fixation d’azote par les micro-organismes. Dans les lichens, le champignon est un partenaire obligatoire, mais la pré­sence de certaines algues est facultative : au dire des auteurs, le lichen semble donner un bon modèle pour comprendre le passage du mutualisme facultatif au mutualisme obligatoire, mais cette façon de voir pose le problème de la confusion entre symbiose et mutualisme. En effet, les auteurs considèrent le lichen comme un système mutualiste, ce qui n’a rien d’évident : peut-on dire que chaque partenaire augmente les taux de croissance et le métabolisme de l’autre ? Ne faudrait-il pas élargir le problème, et au lieu de situer le lichen dans une évolution entre le mutualisme facultatif et le mutualisme obligatoire, le situer sur un continuum évolutif du parasitisme au mutualisme ?

5 Conclusion

112Les divers modèles en jeu dans cet article soulignent une évolution et un affinement récent des représentations du mutualisme à partir des systèmes d’équations issus des travaux de Lotka et de Volterra.

113

  • Les modèles mutualistes globalement issus du schéma « Lotka-Volterra » ont été d’abord utilisés comme des adaptations du modèle de compétition ou « proie - prédateur ». Ces modèles sont contraignants, dans la mesure où ils supposent que le mutualisme soit le seul phénomène en jeu, sans véritable évolution possible, et qu’ils supposent également un point d’équilibre pour que le phénomène perdure, ce qui n’est pas toujours le cas dans la réalité. On peut parler d’une approche essentiellement démographique et populationnelle.
  • Les travaux effectués autour de 1980 permettent de distinguer le mutualisme obligatoire et le mutualisme facultatif, selon les valeurs positives ou négatives des coefficients utilisés dans les équations. Cependant, les divers auteurs n’ont pas vraiment pris en considération à l’époque les passages possibles de l’un à l’autre. Ces modèles ne permettent pas d’envisager un continuum « parasitisme - mutualisme », voire une coexistence de plusieurs phénomènes, où le mutualisme ne soit pas forcément le phénomène dominant. La prise en compte de critères économiques irait sans doute dans le sens d’une mise en évidence de ce continuum.
  • Il faut attendre le tournant des années 2000, pour représenter l’évolution des effectifs des populations en interaction dans un continuum « parasi­tisme - mutualisme », ou « compétition - mutualisme » avec des phases de transition. L’interaction accroît la part de non-linéarité du modèle. L’idée de Zhang, selon laquelle le mutualisme accroît paradoxalement l’autonomie et la capacité compétitive de chacun des deux coopérateurs est intéressante. Au-delà d’une certaine fitness, et donc d’un certain effectif de population, chaque partenaire devient un compétiteur potentiel pour l’autre, le cas de la relation « puceron - fourmi » forme un cas d’application essentiel. L’étude poussée des bifurcations du mutualisme facultatif vers le mutualisme obligatoire semble aussi correspondre à un phénomène biologique bien réel. La notion de coût marginal dans le mutualisme, en lien avec les questions de transition, est une notion pratiquement économique : dans le problème du coût marginal, au-delà de la croissance maximale normale de la population, on débouche sur un réel problème économique, qu’on intègre à une approche populationnelle.

114Toutefois, la recherche du point d’équilibre et la perspective d’un phénomène biologique dominant l’écosystème restent bien présentes dans ces modèles. Cependant les mathématiciens ont adopté des modèles plus évolutifs (capables de rendre compte de transformations dans la relation entre les espèces). Cela nous fait ressentir la nécessité de disposer de plusieurs niveaux de modélisation du phénomène mutualiste : le niveau de la population (ou des deux populations d’espèces mutualistes) et le niveau de l’individu, mais aussi le niveau de l’écosystème, plus complexe, où on pourrait chercher à modéliser la coexistence de deux ou plusieurs phénomènes différents (parasitisme, mutualisme, symbiose) dans un nombre limité d’espèces. Dans toutes ces questions, la contribution de l’historien et du philosophe des sciences peut paraître marginale mais elle est essentielle, car elle permet de mettre en perspective des contenus et des contextes de recherche différents dans un même regard critique. Elle permet aussi de renvoyer au scientifique la question de la cohérence des recherches menées au plan des disciplines (entre biologie et mathématiques, par exemple) et au plan des tentatives diverses de modélisation d’un même phénomène.

115Par ailleurs, une ouverture doit être faite ici à une approche du mutualisme radicalement autre, qui est l’approche par coûts et bénéfices. Il est clair que les modèles issus des travaux de Lotka et Volterra, et en général tous les modèles qui s’appliquent aux dynamiques de populations par voie d’analyse intégro-différentielle, n’atteignent pas vraiment les coûts et les bénéfices du mutualisme, lesquels sont au centre de la définition de ce phénomène biologique. On peut juste dire que dans des modèles issus des travaux de Gruner Graves, Peckham et Pastor, les coûts et bénéfices du mutualisme sont exprimés en termes d’augmentation ou de réduction de taux de croissance, ce qui nous introduit à une approche de type économique. Demeurant néanmoins des modèles de dynamique de populations, ces équations ne concernent pas l’organisme individuel, ses besoins et ses productions.

116Inversement, les travaux de Kathleen Keeler expriment le bénéfice dû à la pollinisation entomophile par exemple, sans ignorer les fréquences d’individus sujets à cette forme de mutualisme dans une population, mais en tenant compte de valeurs théoriques comme la fitness des graines, le coût d’investissement pour la plante, etc. [Keeler 1981, 1985]. Une difficulté de ce type de modèle tient au caractère très théorique et difficilement mesurable des caractères envisagés. Les modèles de mesure de fitness des champignons mutualistes ou non mutualistes paraissent être plus proches de leur objet dans la mesure où on regarde un coût en eau, éléments minéraux, composés organiques, apports qui sont réputés mesurables.

117Ce sont justement les champignons mycorhiziens qui ont donné lieu à une littérature sur les marchés biologiques. Le modèle donné par Mark W. Schwartz et Jason D. Hoeksema [Schwartz & Hoeksema 1998] confronte les ressources des deux partenaires de la relation mutualiste. Ce modèle de spécialisation et d’échange est relativement simple : les individus de deux espèces A et B ont besoin de deux ressources pour croître et ils font l’expérience de l’échange dans l’acquisition de ces ressources. En situation de mutualisme, la combinaison de ressources acquises est plus favorable et elle définit la fitness de l’individu, maximisée par le bénéfice mutuel. Judith L. Bronstein a décrit des cas de coûts du mutualisme chez le figuier où le modèle des marchés biologiques semble pertinent, bien que le problème de la mesure du coût se pose dans toute son acuité [Bronstein 2001]. L’avantage de ce modèle est la simplicité et l’ancrage dans la théorie économique classique : il repose en effet sur la maximisation des profits par une combinaison judicieuse entre spécialisation et échange, mais il présente la limite anthropomorphique de représenter les relations des êtres vivants dans la nature sous la forme d’un marché obéissant aux lois du libre-échange. Par ailleurs, la mesure précise des coûts biologiques demeure un réel problème.

118De prime abord, il semble épistémologiquement pertinent de penser une interaction entre deux partenaires biologiques où chacun cède à l’autre de son superflu pour en acquérir une ressource indispensable ; cependant, s’agit-il toujours de mutualisme au sens biologique ou ne fait-on que se rapporter au cas général des échanges de coopération réciproque ? Par ailleurs, dans certains cas d’interaction, les biologistes reconnaissent qu’on se situe sur un continuum parasitisme-mutualisme. De plus, le mutualisme est souvent une relation d’équilibre, susceptible de changements (même si la représentation mathématique de cet équilibre peut être contestée). Nous avons vu ici que les mycorhizes semblent particulièrement bien adaptées à ces modèles. Mais en est-il ainsi de toutes les formes de mutualisme ? Outre la distinction entre relation obligatoire et relation facultative (les mutualismes obligatoires sont sans doute des lieux stables de « marchés biologiques »), il semble que les symbioses mutualistes se prêtent plus à ce type de modélisation à long terme que des mutualismes lâches, a fortiori facultatifs, comme c’est le cas de certaines formes de pollinisation entomophile où il est difficile de se représenter une forme de marché.

119En conclusion, la prise en considération des coûts et des bénéfices est indis­pensable pour rendre compte du mutualisme, les modèles de dynamique des populations n’atteignent qu’une partie du phénomène ; mais les modèles de marchés biologiques ne sont sans doute qu’un aspect de cette prise en compte. Ils sont intéressants dans certains cas : les mycorhizes, certaines formes de mutualisme chez les oiseaux ou les poissons, etc. Dans ces modèles de marchés biologiques, il semble aussi important de mettre en valeur les mesures a posteriori du phénomène mutualiste et de se défier de la tentation de considérer le sujet biologique de manière trop anthropomorphique. Même si l’on peut repé­rer des stratégies évolutives, à la différence du sujet humain, le sujet biologique n’exerce pas de choix rationnel dans les échanges qu’il met en œuvre.

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Date de mise en ligne : 04/12/2020.

https://doi.org/10.4000/philosophiascientiae.697

Notes

  • [1]
    Voir le commentaire de Douglas H. Boucher sur le texte de Sir Roscoe Pound [Boucher 1985, 16].
  • [2]
    Le mutualisme n’est pas davantage évoqué dans les travaux du démographe Alfred J. Lotka que dans ceux de Vito Volterra. L’association biologique des espèces se ramène essentiellement pour eux à des questions de compétition interspécifique.
    À propos de la nature du mutualisme par rapport à d’autres associations d’espèces biologiques, Douglas H. Boucher, Sam James et Kathleen H. Keeler écrivent dans « The Ecology of Mutualism » :
  • [3]
    La variation était due à l’augmentation des effectifs des espèces prédatrices pendant l’arrêt de la pêche dans certaines zones de la Haute-Adriatique, durant la guerre (de 1915 à 1918, la guerre entre l’Italie et l’Autriche-Hongrie — et leurs alliés — ravagea la Vénétie et le Trentino).
  • [4]
    Les équations de Kostitzin se présentent comme des prédictions d’effectifs des deux espèces associées (c’est le même problème que celui de Volterra) mais elles impliquent un niveau individuel. Kostitzin s’intéressait surtout à la symbiose et cherchait à connaître les effectifs des deux espèces associées x1?et x2? en fonction des nombres d’individus non symbiotiques ou non mutualistes, x1 et x2, des nombres de couples symbiotiques x, de la natalité et de la mortalité des deux espèces à l’état libre et à l’état symbiotique, du taux d’accroissement du nombre de couples symbiotiques, ?, des nombres d’individus d’une espèce libérés de la symbiose par la mort de l’autre individu, ?1 et ?2. Ces équations aboutissaient à des systèmes hautement complexes. Les travaux de Kostitzin sont demeurés largement ignorés.
  • [5]
    La cause intrinsèque peut être simplement la croissance d’une population, alors qu’une cause environnementale extrinsèque serait une variation climatique ou alimentaire, par exemple.
  • [6]
    Biologiquement, tous les nouveaux individus de l’espèce j n’auront pas forcément un rôle de compétiteur des individus de l’espèce i ; il y a un effet d’atténuation.
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