1Parmi les thèmes qui font l’objet des recherches des Archives Poincaré, la logique polonaise occupe une place importante justifiée à la fois par la valeur et la place de cette logique novatrice dans l’histoire de la logique moderne et par le rôle indispensable qu’elle a joué dans le développement d’une science de la logique accompagnant les progrès de la science et pouvant lui fournir ainsi un instrument adapté de raisonnement. La valeur des travaux de cette école, dite de Lwow-Warszawa, se mesure aussi bien à son influence internationale sur des auteurs comme Prior, Kalinowski, Stors McCall, que par les travaux qu’elle suscite pour en explorer les richesses. C’est ainsi par exemple que Philosophia Scientiæ a récemment publié tout un numéro consacré à Georges Kalinowski qui, tout en travaillant en France, a toujours été inspiré par les acquis de cette école, empruntant par exemple explicitement la logique quadriva-lente de ?ukasiewicz pour construire ses systèmes de logique déontique, K1 et K2.
2C’est à cet inspirateur que les Archives Poincaré ont aussi consacré une journée d’étude dont certains des articles présentés ici sont issus. La logique de ?ukasiewicz doit probablement être abordée pour sa fécondité relativement aux questions de la science, notamment en ouvrant une voie vers les logiques à plusieurs valeurs de vérité, donc vers les logiques quantiques, mais permettant aussi une ouverture vers les logiques de l’action humaine en faisant place à l’indétermination de la délibération. C’est cette voie qu’ont exploitée brillamment Georges Kalinowski et tout naturellement Arthur Prior et H. von Wright en raison du lien entre le temps et les modalités (cf. von Wright, Time, Change and Contradiction, Cambridge, 1969).
3Mais l’œuvre de ?ukasiewicz doit aussi être abordée par rapport à la tradition dont elle se réclame, à savoir la tradition logique remontant à Aristote. ?ukasiewicz a nettement présenté son travail comme un essai de rénovation de cette tradition par le biais du retour à son sens le plus authentique, par delà les interprétations contestables que lui imposaient soit la logique scolastique, soit les logiciens ou philologues allemands imprégnés de néo-kantisme.
4Ces deux approches sont présentes dans les quatre articles présentés ici, avec une certaine prédominance de la seconde, explicable par le poids de la méthode historique dans la philosophie française. Toutefois Daryusz ?ukasiewicz aborde sans détour historique la question centrale de savoir si l’ouverture d’une troisième valeur de vérité, dédoublée à vrai dire comme le montre Gourinat, chez ?ukasiewicz est défendable et opératoire pour échapper au nécessitarisme. Répondant à la critique de Haack, il démontre que Lukasiewicz, se rapprochant de Peirce, et sous l’influence évidente de Peri Hermeneias § 19, parvient à faire place à l’indétermination, impossible dans le cadre d’une logique bivalente, selon ?ukasiewicz qui dans sa jeunesse avait essayé de gommer le déterminisme inhérent à ce cadre, sans pour autant adopter une sémantique nominaliste.
5Le travail de Wioletta Miskiewicz sur les critiques de ?ukasiewicz contre le psychologisme en logique, si répandu à l’époque, explique comment ?ukasiewicz a su distinguer entre la compréhension d’un concept par un sujet et le contenu d’un concept véhiculé par un terme. Cela n’implique nullement que l’intelligibilité ou l’intelligence n’ont pas de rapport avec la logique. Mais cela établit qu’intelligence et intelligibilité ne sont pas du côté du sujet pensant. L’article resitue précisément la position de ?ukasiewicz dans le contexte des discussions qui secouent alors l’école de Brentano et de Twardowski autour de ce point sur lequel ni l’un ni l’autre ne sont aussi nets que Lukasiewicz. Au passage, elle ne peut manquer de souligner le paradoxe de ?ukasiewicz qui parvient à concilier science de la logique et intellect, objectif, (cf. Analytiques Seconds, 100b 5-16), non sans frôler les rives du platonisme, à moins qu’il ne s’agisse plutôt d’un aristotélisme assez proche de celui d’Averroès.
6J’ai moi-même essayé de montrer que, tout en se réclamant d’Aristote, ?ukasiewicz s’en écartait, comme de ce qui semble un développement légitime de la tradition aristotélicienne. À travers son refus de prendre le « dictum de omni et de nullo » comme axiome de la syllogistique, semble bien se manifester, pour des motifs qui sont expliqués dans mon texte, un refus de l’appartenance forte qu’Aristote fonde sur la possession des essences par les individus qui entrent dans un certain type d’ensembles privilégié. Sur ce point et peut-être de plus en plus au fur et à mesure de la progression de son œuvre, ?ukasiewicz semble s’éloigner de cette dimension de l’aristotélisme. À moins que cette évolution souligne l’existence d’une difficulté présente chez Aristote, et peut-être dans la réalité elle-même, à concilier la dimension déterminée des êtres tout en laissant ouvertes des possibilités. À travers cela c’est toute la question de la compatibilité de Peri Hermeneias 19 avec une science du nécessaire et du par soi qui émerge de nouveau. En la posant, ?ukasiewicz rencontre l’une des grandes interrogations qui est non seulement celle de l’aristotélisme mais encore celle de toute la pensée contemporaine, notamment en science.
7C’est enfin un bilan complet des relations de ?ukasiewicz avec Aristote que Jean-Baptiste Gourinat tente de dresser. Tout en soulignant les paradoxes qu’entraîne le traitement de la logique aristotélicienne non seulement contre sa propre tradition mais « du point de vue de la logique moderne », l’article fait comprendre que ?ukasiewicz a tenté de mettre la logique aristotélicienne en mesure de résister à la logique contemporaine. Cela implique chez lui une conception relativement unitaire de la science logique et une commensurabilité des logiques entre elles. Quand Aristote commet une erreur aux yeux de la science logique, en la corrigeant on sauve sa logique. La question reste ouverte de savoir si, en pratiquant ainsi, on n’affaiblit pas aussi ce que peut avoir d’original, et peut-être de plus défendable qu’on ne pouvait le penser (cf. Veatch, Sommers, Thom) la logique aristotélicienne originelle.
8En tout état de cause la lecture de ?ukasiewicz soulève des problèmes de logique et de philosophie de la logique qui dépassent de beaucoup les questions historiques et incitent à fréquenter cette œuvre féconde en raison justement des questions qu’elle soulève et dont on aura ici seulement un aperçu.