Notes
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[1]
Professeur en Sciences de l’Éducation, Équipe Apprenance et formation (Cref, EA 1589), Université Paris Ouest Nanterre La Défense.
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[2]
Une sociologie critique des sciences (et des scientifiques) pourrait aisément détecter ici une tendance inhérente aux besoins de reconnaissance académique et de démarcation personnelle des chercheurs en sciences sociales aujourd’hui (Lahire, 2013). Mais tel n’est pas l’objet du présent article, faute – entre autres bonnes raisons – de place pour se livrer à un tel exercice !
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[3]
Cet indicateur est à manier avec précaution du fait de modifications majeures dans le système de recueil des informations entre 2001 et 2013 (du fait de la migration des données du fichier central des thèses vers le site thèses.fr) d’une part, et de l’inertie de cette catégorie documentaire : de multiples projets de thèses abandonnés ne sont pas éliminés de la base.
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[4]
Le lecteur intéressé pourra se reporter, pour plus de références sur ces publications, aux ouvrages de synthèse : Carré, Moisan et Poisson (2010) et Tremblay (2003).
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[5]
Plusieurs organisations sont aujourd’hui mobilisées sur le lancement du 8e colloque européen sur l’autoformation au cours de l’année à venir.
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[6]
Consultation du 23 août 2013.
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[7]
Souligné par nos soins.
1Il y a exactement dix ans, paraissait une publication issue du sixième colloque européen sur l’autoformation (Bringer-Trollat, Even et Paquelin, 2003). Jacky Beillerot, qui fut le premier directeur de publication de la revue Savoirs, y intitulait sa contribution introductive « L’autoformation, pour le meilleur et pour le pire ». Cette formule condensait bien les défis et le paradoxe sous-jacents à l’expansion continue, depuis plus d’un quart de siècle, dans de nombreux pays du monde, d’une notion que nous avions qualifiée, quelques années auparavant, de « préconcept heuristique et fédérateur, nécessaire mais non suffisant » (Carré, Moisan et Poisson, 1997). Le présent numéro anniversaire est une heureuse incitation à apprécier ce qu’il en est, dix ans plus tard, de ce thème de recherche à géométrie variable, ambigu, voire suspect, et pourtant incontournable, à l’heure où les bouleversements combinés de l’organisation du travail, des règles de l’économie, des modes de vie et des usages d’apprentissage et de communication marquent l’entrée dans la postmodernité et confortent l’hypothèse du passage d’une culture de la formation à une culture de l’apprenance (Carré, 2005).
2Ce point de situation, nécessairement elliptique, passera par trois étapes. Dans un premier temps nous tenterons d’estimer, à la lumière des publications de synthèse de la dernière décennie, l’état des enjeux scientifiques de la recherche sur l’autoformation, en regard de celui de sa diffusion dans les mondes de la formation. Nous présenterons ensuite quelques indicateurs de l’évolution des recherches dans ce domaine en France et aux États-Unis, avant de conclure en identifiant quelques pistes de recherche sur l’autoformation pour les années à venir.
Un paradoxe endémique
3En 2003, au terme d’un état de la recherche dans la publication citée ci-dessus (Bringer-Trollat, Even et Paquelin, 2003, p. 116), nous faisions état d’un double constat relatif à l’autoformation, à la fois objet de recherche polysémique et fait social indiscutable, dans les termes suivants : « Nous avons besoin de l’autoformation sur un plan praxéologique, malgré – et peut-être grâce à – sa fragilité au plan théorique. Il faut sans doute, conclusion paradoxale, continuer à la déconstruire au plan conceptuel et à la déployer dans le débat social. Parce que si la notion est floue, la valeur est profondément juste. »
4Dans le même esprit, quelques années plus tard, Albéro (2009), dans une synthèse intitulée « L’autoformation, entre engagement militant et culture académique » faisait état du double défi épistémologique et social et du risque d’éclatement et d’instrumentation que le thème recouvrait. Cette dualité d’enjeux, entre besoin de clarification théorique et dynamiques sociopédagogiques était consolidée, vers la fin de la période considérée ici, par plusieurs auteurs, tant en France (Cyrot, 2011 ; Carré, Moisan et Poisson, 2010) qu’outre-Atlantique (d’Ortun et Pharand, 2011 ; Guglielmino et Long, 2011).
5La persistance de ce contraste entre doute épistémologique et succès pragmatique de la notion tient premièrement à la variété des définitions hébergées par cette véritable boîte de Pandore scientifique et pédagogique, qui convoque simultanément des conceptions différentes, voire opposées du phénomène. Le degré minimal de consensus entre les chercheurs de différents horizons et les praticiens du domaine se fait autour de l’autoformation comme paradigme de l’agentivité en formation. On a pu parler à ce sujet de pronominalisation de la formation. En effet, ce qui est commun aux entendements épars, parfois contradictoires, de la notion réside dans le fait d’apprendre, ou de se former « par soi-même », par opposition à ce que l’on a souvent décrit sous le terme d’« hétéroformation » ou formation sous l’action des autres. Cette agentivité (selon Bandura) ou « puissance personnelle d’agir » (pour Ricœur) se manifeste dans le contrôle partiel ou total du sujet social sur sa formation (Long, 1989 ; Carré, Moisan et Poisson, 2010 ; Foucher, in d’Ortun et Pharand, 2011). Selon les termes d’Albéro (2009, p. 677), il s’agit ici de poser « l’affirmation du pouvoir du sujet dans son activité de formation » et de rappeler, en creux, « l’impossibilité de lui imposer ou même de lui transmettre une connaissance qu’il ne reprend pas à son compte, parce qu’il n’en perçoit pas l’importance ou qu’il ne peut pas l’intégrer à son histoire personnelle, à son expérience ou à ses préoccupations ». La conviction selon laquelle, comme l’écrit cette auteure, « les conditions de l’appropriation personnelle et de l’élaboration intérieure de la connaissance ne sont, en dernier ressort, jamais assumées que par le sujet lui-même » peut confiner à l’évidence aux yeux du chercheur ou du praticien sensible aux lois de l’apprentissage. Elle représente néanmoins à la fois le dénominateur commun, le postulat obligé et, comme l’avait prédit Pineau (1993), le « noyau paradigmatique » de la thématique de l’autoformation.
6En contre-jour, derrière cet accord minimal se dissimulent plusieurs visions de l’objet, polarisées sur des points de vue différents. On peut qualifier ces visions d’« intégrale » (ou autodidactique), « cognitive » (apprentissage autodirigé), « éducative » (dispositifs pédagogiques), « existentielle » (biographique), « socio-organisationnelle » (dimensions collectives) (Carré, Moisan et Poisson, 1997). Ces différentes perspectives adoptées par les chercheurs traduisent également des approches pédagogiques complices ou concurrentes, éventuellement combinées, au cœur de pratiques multiples visant à développer la participation active, voire la prise en charge graduelle de leurs formations par des participants désormais appelés « apprenants ». Cette structuration en « agrégats » théorico-pratiques a servi de base à l’organisation des rencontres mondiales sur l’autoformation au Cnam en 2000 et signé l’entrée de la communauté de recherche dans une « ère de différenciation » qui voyait, au terme d’une période de « cristallisation » de la notion, les chercheurs s’engager dans des directions de recherche parallèles, voire divergentes par un effet de spécialisation en sous-systèmes théoriques et disciplinaires caractéristiques de la fragmentation progressive des sciences sociales aujourd’hui (Lahire, 2013). Cette catégorisation heuristique a servi de canevas à la construction de l’ouvrage L’autoformation, perspectives de recherche qui réunit les synthèses de cinq auteurs respectivement porteurs des perspectives en question (Carré, Moisan et Poisson, 2010, avec la collaboration de Cyrot, Galvani et Kaplan). On y perçoit aisément la compatibilité de l’ensemble des travaux présentés avec le paradigme de base de l’agentivité en formation, tout en constatant, simultanément, la dispersion des concepts, cadres théoriques et références bibliographiques mobilisées par les cinq auteurs. Un peu comme si, dix ans après le colloque mondial de Paris en 2000, la recherche (francophone, et dans une certaine mesure anglophone) avait consacré la substitution d’un effort initial collégial et « centripète » autour du paradigme de l’autos (ou du soi) en formation par la distribution « centrifuge » de travaux de recherche indépendants. À l’enthousiasme consensuel fondateur des pionniers de l’autoformation succédait le développement différencié de nouvelles orientations de recherche, plus spécialisées, plus limitées mais également plus fondées théoriquement. Approche biographique ou existentielle, apprentissage autodirigé (self-directed learning), ingénierie pédagogique des dispositifs d’autoformation, réseaux et communautés d’apprentissage, néo-autodidaxie… sont les sous-thèmes majeurs de la recherche sur l’autoformation aujourd’hui. La même tendance est à l’œuvre en Amérique du Nord, où à l’énergie consensuelle des années fondatrices du symposium sur le self-directed learning s’est substituée une pluralité d’initiatives nouvelles autour de thèmes de recherche connexes, comme nous le préciserons ci-après.
7En définitive, sur une dizaine d’années, la recherche sur l’autoformation semble s’être mieux structurée par un mécanisme de différenciation des intérêts de recherche, au prix d’une perte graduelle de visibilité et d’unité [2]. Elle reste néanmoins vivace comme l’attestent les publications, thèses et colloques produits sur ce thème depuis l’orée des années 2000.
Un champ de recherche reconnu
8En France, par rapport à la période précédente (1990-2000) qui avait fait l’objet d’un précédent état (Carré, in Bringer-Trollat, Even et Paquelin, 2003), les indicateurs disponibles sur l’état des publications et thèses traduit une constance de la production de recherche dans le domaine de l’autoformation (tableau 1).
Évolution entre 2001 et 2013 en France du nombre de publications et des thèses comportant les mots « autoformation » ou « autodidaxie » dans le titre
Évolution entre 2001 et 2013 en France du nombre de publications et des thèses comportant les mots « autoformation » ou « autodidaxie » dans le titre
9Sur le plan éditorial, la période considérée ici a été ouverte par la publication de l’ouvrage ultime du pionnier de l’autoformation en France, paru à la veille de sa disparition (Dumazedier, 2002). Puis, à la suite de deux ouvrages produits sur la base des communications de plusieurs colloques internationaux sur l’autoformation en début de période (Carré et Moisan, 2002 ; Moisan et Carré, 2002 ; Bringer-Trollat, Even et Paquelin, 2003), les dix dernières années ont vu la publication de plusieurs travaux de synthèse qui marquent également la maturité du champ de recherche considéré en francophonie (Albero, 2009 ; Carré, Moisan et Poisson, 2010 ; Lavielle-Gutnik, 2006 ; d’Ortun et Pharand, 2011 ; Tremblay, 2003), ainsi que d’ouvrages centrés sur un domaine précis d’usage de la notion d’autoformation (BPI, 2005 ; Albero, 2006). Notons enfin qu’à l’heure où ces lignes sont écrites, un nouvel ouvrage collectif vient relancer la problématique des dimensions sociales de l’autoformation, contribuant une nouvelle fois à combattre l’image encore répandue de la « soloformation » (Cristol, Cyrot et Jeunesse, 2013).
10Ces tendances sont repérables aux États-Unis : les dix dernières années ont vu la soutenance de 52 thèses et 474 articles référencés sur la notion de self-directed learning (SDL), pourtant sans doute restrictive eu égard à l’entendement plus large du terme « autoformation » en français. Outre-Atlantique comme en France, la notion de formation « par soi-même », caractérisée par l’agentivité du sujet social dans ses apprentissages, est entourée d’un halo de notions connexes dont celle de SDL ne représente qu’une partie. Les thèses, publications et recherches sur le transformative learning, très en vogue à ce jour, ainsi que sur les notions d’experiencial, informal, organizational, work-based… learning traduisent le même mouvement de différenciation des concepts associés à la « mouvance » de l’autoformation.
11La tendance la plus notable sur le continent nord-américain ces dix dernières années est sans doute la poursuite assidue des symposia annuels sur l’apprentissage autodirigé, aujourd’hui rendus à leur 27e édition. Cette constance s’est doublée d’un développement sensible des publications sur le SDL avec le lancement, dans la dynamique des symposia annuels, d’une revue référencée intitulée International Journal of Self-Directed Learning en 2004, dont dix-huit volumes sont parus à ce jour, autorisant la diffusion de près d’une centaine d’articles dûment expertisés en huit années. Aux États-Unis, contrairement au cas de la France, la production éditoriale sous forme d’ouvrages de synthèse sur l’autoformation semble marquer le pas, sans doute du fait de la saturation du « marché » suite à la parution, au cours de la décennie précédente, de multiples traités, manuels et livres de référence [4].
12Cet aperçu, nécessairement incomplet, donne néanmoins l’image d’un champ éditorial vivace, dont l’essor s’accompagne de multiples travaux d’orientation scientifique sur les domaines connexes illustrant la différenciation en cours, repérables autour de l’usage de descripteurs voisins : formation biographique, expérientielle, transformatrice, informelle, individualisée, autorégulée, etc.
La recherche sur l’autoformation : légitimité, nécessité, vigilance
13Au terme de cette brève analyse des évolutions de la dernière décennie, trois constats conclusifs peuvent être proposés en termes de dynamiques d’avenir.
1 – Légitimité de la recherche sur l’autoformation
14Tout d’abord, il semble que, par rapport aux périodes précédentes des « pionniers » (1960-1985) puis de la « cristallisation » (1985-2000), l’apparition d’une « différenciation » des perspectives au tournant du siècle s’est doublée d’une légitimation de l’autoformation comme tendance forte dans une société tournée vers l’exigence d’apprentissage tout au long de la vie. Cette légitimité est attestée par de multiples indicateurs.
15La production de thèses et de publications à orientation scientifique s’est poursuivie sur un rythme comparable à celui des dix années précédentes, tant en France qu’en Amérique du Nord. L’avènement de colloques et symposia sur ce thème s’est maintenue, malgré, en France, un allongement des délais sans doute imputable à un épuisement progressif du vivier d’institutions potentiellement candidates à leur organisation [5]. Aux États-Unis, le développement constant depuis 1986 du symposium sur l’apprentissage autodirigé et le lancement de l’International Journal of Self-directed Learning en 2004 contribuent puissamment à ce même effet de diffusion, de dynamisation et de légitimation de la recherche dans le domaine. Sur les deux continents, le thème de l’autoformation est devenu un secteur reconnu de la littérature scientifique sur la formation des adultes, comme en atteste la présence des chapitres qui lui sont consacrés dans plusieurs traités et encyclopédies sur l’éducation des adultes publiés au cours des dernières années (Merriam et Caffarella, 2007 ; Hiemstra et Carré, 2013 ; Carré et Caspar, 2011 ; Barbier, Bourgeois, Chapelle et Ruano-Borbalan, 2009).
16Une autre forme de légitimation de l’intérêt scientifique et pédagogique de l’autoformation peut être décelée à travers la nomination, au cours des quinze dernières années, de nombreux chercheurs et anciens doctorants spécialistes de l’autoformation comme maîtres de conférences et professeurs dans les universités françaises, là où seuls deux où trois pionniers exerçaient leur influence dans la décennie précédente. Vecteurs de diffusion et de dynamisation de la recherche, doctorale en particulier, ces nominations pèsent aujourd’hui sur les orientations scientifiques des principaux laboratoires de recherche en formation des adultes en France. Elles génèrent et accompagnent un mouvement soutenu de production de recherches sur les différentes déclinaisons de la thématique globale de l’agentivité humaine et de l’« autos » dans les domaines de la formation et du développement des compétences.
2 – Nécessité : un fait social, une réalité psychopédagogique
17En deçà des risques épistémologiques et éthiques inhérents à son halo d’imprécision conceptuelle (Albero, 2009 ; Carré, Moisan et Poisson, 2010 ; Eneau, 2011), la notion d’autoformation illustre aujourd’hui un fait social progressivement dominant dans le champ des pratiques de formation d’adultes. On peut se demander si, dans un seul domaine de la vie sociale, culturelle ou professionnelle, on échappe au constat de l’essor de la formation par soi-même dans ses différentes colorations, qu’elles soient qualifiées de pratiques d’apprentissage informel, expérientiel, réflexif, autodirigé ou biographique. Un indicateur indiscutable de la consécration du terme dans le langage courant des praticiens et des éducateurs en est l’entrée dans le dictionnaire Robert au début de la période considérée ici (2002).
18De telles pratiques, caractérisées par la prise de pouvoir du sujet social sur un ou plusieurs aspects de sa formation, ont été détectées dans les espaces sociaux les plus divers : en marge de l’école, dans les associations, les syndicats, les universités, les centres culturels, bibliothèques et médiathèques, les entreprises, les hôpitaux, les centres de formation et bien sûr les lieux de loisir. De multiples publics ont fait l’objet d’enquêtes systématiques sur ces pratiques dont Tough, Knowles, Long, Dumazedier et Schwartz prédisaient l’essor il y a plus de trente ans : cadres, employés, infirmières, médecins, ingénieurs, mais également militants, patients, prisonniers. L’autoformation continue de se dévoiler, à la lumière progressive des recherches, publications et témoignages, comme une dimension essentielle de la vie quotidienne, qu’il s’agisse du développement de compétences professionnelles ou personnelles, de pratiques de loisir, de la gestion de sa santé ou de ses rôles parentaux. Un indicateur de la diffusion de la notion peut être trouvé dans le nombre de références aujourd’hui disponibles sur la base de vente d’ouvrages en ligne Amazon® : on y repère 7 175 entrées pour le mot clé « autoformation » et 5 742 pour la notion équivalente, bien que plus restrictive en anglais de « self-directed learning » [6].
19L’évolution juridique en France est une preuve supplémentaire de la pénétration de l’idée d’agentivité du sujet social dans le domaine de la formation des adultes. La période 2002-2013 est ainsi fortement marquée par différentes lois signant l’orientation du cadre juridique vers l’idée de salarié « acteur », l’individualisation des dispositifs et l’invitation, voire l’injonction sociale à la coresponsabilité de l’individu et des institutions dans le domaine. Les lois de 2002 sur la validation des acquis de l’expérience, de 2004 sur le droit individuel à la formation, et de 2009 sur l’orientation tout au long de la vie traduisent explicitement l’impératif de formation par soi-même et l’encouragement à l’autoformation que ces dispositifs sous-tendent. Les débats en cours sur le projet de loi de 2013 portant création d’un « compte personnel de formation » viennent conforter cette tendance lourde à l’encouragement au développement de leurs compétences par les individus eux-mêmes, tendance qui ne peut qu’interpeler les chercheurs. L’essor de la notion d’accompagnement, de diffusion rapide dans les discours des professionnels, les pratiques et la recherche, vient souligner en contre-jour les modifications des pratiques pédagogiques dans une visée plus émancipatrice (Boutinet, 2007).
20Enfin, le phénomène massif de l’autoformation numérique est l’une des évolutions les plus sensibles de la problématique au cours des dix dernières années. Avec l’explosion des innovations technologiques, particulièrement liées à ce qu’il est convenu d’appeler le web 2.0 (réseaux sociaux, moteurs de recherche, wikis…) au cours de la période considérée, c’est l’ensemble des pratiques d’autoformation au quotidien qui s’est sans doute transformé, peut-être décuplé aujourd’hui. Les recherches systématiques sur ce thème sont encore éparses, mais tendent à se multiplier sous l’impact des modifications de nos usages des technologies, à tel point que certains vont jusqu’à poser la question iconoclaste : « faut-il encore apprendre ? » (Enlart et Charbonnier, 2010). Il est vraisemblable que si les usages de prise d’information et de communication sont ainsi bouleversés, les pratiques d’apprentissage, voire la définition même de ce qu’apprendre veut dire, en seront sensiblement affectées. Ici encore, à la croisée des domaines disciplinaires, de la psychopédagogie à la sociologie, le développement des recherches sur les pratiques d’autoformation se révèle urgent.
3 – Vigilance : à propos de trois grandes perspectives de recherche
21Un tel tableau appelle une vigilance redoublée des acteurs sociaux et des chercheurs quant aux risques signalés par Albéro (2009) d’éclatement et d’instrumentation et aux précautions éthiques que nous signalions il y a plus de quinze ans (Carré, Moisan et Poisson, 1997). Cette posture pourrait entraîner, pour ce qui concerne la recherche des années à venir, quelques pistes de recherche fructueuses dans trois directions : unité, différenciation et innovation.
22Tout d’abord, citons la poursuite et l’élargissement du travail sociologique à spectre large entrepris par Moisan dans la filiation de Dumazedier (2002) sur ce qui fait unité autour de la notion d’autoformation et, en premier lieu, son institutionnalisation progressive (Carré, Moisan et Poisson, 2010). On pourra également, dans cette optique centripète et fédératrice, poursuivre l’étude « globale » des questions d’autoformation dans d’autres dimensions transverses, qu’elles soient économique, historique, anthropologique ou philosophique. Sur le plan psychologique, l’étude de la notion centrale d’agentivité en formation d’adultes pourra dès lors donner lieu à d’intéressantes avancées au plan de ce qui traverse les différents entendements de l’autoformation. Ces travaux pourront pallier le risque, souligné par d’aucuns (Bulea, Bota et Bronckart, in Lavielle-Gutnik, 2006), de ce qu’ils dénomment rapidement une « épistémologie nébuleuse » du domaine. La vigilance consiste ici à renforcer l’unité paradigmatique de la notion (Cristol, Cyrot et Jeunesse, 2013), tout en poursuivant un travail d’élaboration théorique dialectiquement organisé entre ses dimensions transverses d’une part et les polarités spécifiques des divers points de vue de sa « galaxie » (Carré, Moisan et Poisson, 2010, p. 319) d’autre part.
23Dans ce même esprit, et quelles que soient les perspectives disciplinaires et les postures épistémologiques adoptées (pourvu qu’elles affirment leur cohérence interne), de nouvelles recherches seraient souhaitables pour mieux comprendre (et, dans un deuxième temps, combattre) les dérives multiples dans les usages sociaux (politiques, commerciaux, pédagogiques) du terme d’autoformation. On pense ici, bien sûr aux injonctions paradoxales à l’autoformation contrainte (« vous avez autoformation aujourd’hui ! »), aux errements de l’idée de « soloformation » (« l’autoformation, c’est apprendre seul »), aux effets de « récupération » de l’autoformation à des fins gestionnaires étriquées (« ça coûtera moins cher ») et, partant, aux risques d’abandon pédagogique embarqués (« il n’y a plus besoin de formateur »). Ces différents contresens dénoncés depuis longtemps (Brouet et Carré, 1999) sont malheureusement contingents de l’usage social de la notion, comme le prouve la domination massive des produits commerciaux dits outils d’« autoformation » (manuels, CD, vidéos, programmes de formation à distance) dans les références documentaires mentionnées ci-dessus. Les « preuves » de recherche, issues d’études rigoureuses et contrôlées seront les meilleurs outils critiques à l’adresse de ces menaces envers l’unité de sens que véhicule l’autoformation : l’efficience du désir et de la capacité d’apprendre par soi-même. Derrière ce premier enjeu se détectera la nécessité de sauvegarder l’unité de la recherche autour de la notion large d’autoformation à la manière du combat ouvert par Lahire (2013) pour l’unité des sciences sociales.
24Un enjeu dialectiquement lié au précédent recouvre la nécessité de pousser plus avant des travaux disciplinaires plus sectoriels sur les différentes facettes conceptuelles de la notion globale, pour pallier son manque de précision au plan épistémologique. Les recherches récentes sur l’autodétermination et l’autorégulation (Cosnefroy et Carré, à paraître), les dimensions sociales de l’apprentissage autonome (Cristol, Cyrot et Jeunesse 2013), la socio-économie de la formation (par exemple avec le Cereq qui a intégré le terme, si ce n’est le concept, d’autoformation dans ses enquêtes depuis l’orée des années 2000) et les formes pédagogiques de la facilitation et de l’accompagnement (Boutinet, 2007) sont quelques exemples de directions de recherche fertiles dans ce second mouvement de différenciation progressive.
25Enfin, au-delà de ce double enjeu d’unité et de différenciation, la recherche sur l’autoformation doit poursuivre son effort d’appui à l’innovation. Les thématiques sont ici nombreuses, qu’il s’agisse du phénomène récent d’« autoformation numérique », lié à l’essor des technologies du web 2.0 (Tingry, 2013), de l’approche par les « capabilités » (Fernagu-Oudet, 2012) et des thématiques connexes de la régulation sociale, la maîtrise d’usage (Carré, Moisan et Poison, 2010), voire encore de la « déviance positive » (Singhal, in Hiemstra et Carré, 2013).
26Légitime, la recherche sur l’autoformation est plus que jamais aujourd’hui nécessaire, à condition d’assumer une triple vigilance épistémologique, méthodologique et axiologique, que ce soit pour mieux comprendre son unité, développer ses spécificités et/ou favoriser l’innovation aujourd’hui exigée par la demande sociale et l’accompagnement des pratiques sociales d’apprentissage « agentique ». Car, pour conclure avec les termes employés par un illustre philosophe et pédagogue il y a plus de deux siècles, il reste vrai, à l’heure du projet d’apprentissage tout au long de la vie, que « ce que l’on apprend le plus solidement et ce que l’on retient le mieux, c’est ce qu’on apprend, en quelque sorte, par soi-même » [7] (Kant, dans son Traité de pédagogie de 1803).
Références
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Notes
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[1]
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Une sociologie critique des sciences (et des scientifiques) pourrait aisément détecter ici une tendance inhérente aux besoins de reconnaissance académique et de démarcation personnelle des chercheurs en sciences sociales aujourd’hui (Lahire, 2013). Mais tel n’est pas l’objet du présent article, faute – entre autres bonnes raisons – de place pour se livrer à un tel exercice !
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Cet indicateur est à manier avec précaution du fait de modifications majeures dans le système de recueil des informations entre 2001 et 2013 (du fait de la migration des données du fichier central des thèses vers le site thèses.fr) d’une part, et de l’inertie de cette catégorie documentaire : de multiples projets de thèses abandonnés ne sont pas éliminés de la base.
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[4]
Le lecteur intéressé pourra se reporter, pour plus de références sur ces publications, aux ouvrages de synthèse : Carré, Moisan et Poisson (2010) et Tremblay (2003).
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[5]
Plusieurs organisations sont aujourd’hui mobilisées sur le lancement du 8e colloque européen sur l’autoformation au cours de l’année à venir.
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[6]
Consultation du 23 août 2013.
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[7]
Souligné par nos soins.