Notes
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[1]
Docteur en Psychologie, Professeur à l’Institut Psychologie de l’Université Fédérale de Rio de Janeiro. Chercheur en cognition, arts et handicap visuel.
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[2]
Doctorat et HDR en Psychologie, Professeure titulaire de la chaire Handicap au Cnam
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[3]
Selon l’approche de l’énaction, la cognition est l’action incarnée d’un sujet percevant. Le point de référence n’est pas un monde pré-donné, indépendant du sujet de la perception, mais plutôt la structure sensori-motrice du sujet.
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[4]
Nous remercions Mme Anita del Vitto et Alexandre François pour leur disponibilité de nous recevoir.
1L’accessibilité des personnes handicapées visuelles (PHV) dans les musées est aujourd’hui un impératif, en même temps que cela constitue un grand défi. En France, la loi de février 2005 qui oblige tous les musées à accueillir ce genre de public a représenté une avancée considérable. Dans un premier sens, la notion d’accessibilité se réfère à des dispositifs techniques qui facilitent l’accès aux bâtiments publics et assurent le confort des personnes handicapées (PH). Dans un sens plus large, la notion a une dimension symbolique et politique, dans la mesure où elle implique la reconnaissance de l’existence de ces personnes et la valeur de leur participation dans la vie de la Cité, allant dans le sens inverse des pratiques d’exclusion. Dans le domaine culturel, un des grands défis est le développement de dispositifs et de stratégies pour que les personnes aveugles et malvoyantes aient accès au patrimoine des musées. L’accès à l’information est offert au travers de plaques et de textes en Braille et à travers la description des œuvres par audioguide. L’accessibilité esthétique pose un plus grand nombre de problèmes car cela concerne l’appréciation tactile des œuvres.
2Selon Jœlle Le Marec (2006), les musées sont des espaces d’apprentissage informel, des espaces dans lesquels se développent des processus d’apprentissage hors du contexte formel des institutions scolaires et de formation. Dans ce sens, il fait appel à la beauté et à l’expérience esthétique pour que l’apprentissage ait lieu. Jean-Luc Nancy (2009) définit la beauté comme ce qui nous conduit plus loin, au-delà de la présence matérielle et immédiate de la chose perçue ; elle ne plaît pas nécessairement, mais elle attire, transporte et fait naître un désir d’aller plus loin.
3Les musées sont traditionnellement des institutions tournées vers l’appréciation éminemment visuelle des œuvres, où le toucher est interdit. Par ailleurs, l’histoire de la philosophie est abondante de considérations sur une supposée supériorité de la vision pour l’expérience esthétique, arrivant à mettre en question la possibilité même d’une expérience esthétique tactile (Revesz, 1950). Dans ce contexte, l’accessibilité des personnes aveugles est presque toujours considérée comme compliquée dans les musées, suscitant résistances et polémiques, car elle met en question tant la logique de conservation que les croyances esthétiques, les deux étant très enracinées (Candlin, 2004 ; 2006). Toutefois, Constance Classen (2005) montre qu’au XVIIIème siècle, les musées européens non seulement autorisaient le toucher, mais considéraient celui-ci comme un élément important de l’appréciation visuelle, permettant une rencontre plus intime avec les objets anciens, rares et curieux, faisant partie du patrimoine des musées. La situation changea au XIXème siècle lorsque, avec l’avancée du capitalisme industriel, le nombre de visiteurs dans les musées subit une forte hausse, n’étant plus restreint aux élites, mais également aux classes populaires.
4La majorité des études sur le toucher étaient dédiées, jusqu’à il y a peu de temps, aux problèmes de la reconnaissance des formes, de la localisation et de l’identification des objets, ce qui ne constitue pas une contribution significative ‘a la compréhension de l’expérience esthétique tactile dans les musées. Curieusement, c’est dans le domaine du marketing ou encore des processus industriels, où l’on observe le plus grand nombres de recherches sur les aspects esthétiques de la perception tactile (Barnes et al, 2004). Du point de vue spécifiquement muséologique, la question du toucher dans les musées et dans les autres institutions de conservation du patrimoine a largement été discutée et son importance est défendue par divers auteurs qui mettent en évidence son rôle dans la production de l’intérêt, du plaisir et de l’inspiration pour l’apprentissage (Chatterjee 2008 ; Pye 2007 ; Recevoir les handicapés 1997 ; D’Eggys, Girault 1997a ; D’Eggys, Girault 1997b)
5La présente étude analyse le rôle joué par l’accessibilité esthétique des PHV dans l’élargissement de la fonction muséale comme espace d’apprentissage informel, allant au-delà de l’acquisition de contenus ou d’informations spécifiques. L’expérience esthétique tactile peut produire un état cognitif spécial chez les personnes aveugles et malvoyantes, qui peut concourir à dépasser une certaine tension attentionnelle qui est normalement prédominante. Afin de reconnaître et utiliser les objets dans la vie pratique, les PHV ont recours à la dimension utilitaire du toucher, qui devient alors prédominante dans leur système cognitif. Jusqu’à un certain point, le fonctionnement cognitif des personnes avec une vision normale est similaire : elles ne sont pas ouvertes à l’expérience esthétique ; ce n’est pas un fonctionnement cognitif naturel et spontané. Dans ce cas, c’est la vision fonctionnelle et utilitaire qui est hégémonique.
6Certaines approches phénoménologiques de la cognition ont souligné le fait que l’expérience esthétique provoque une suspension de cette attitude naturelle. La pragmatique phénoménologique de Depraz, Varela et Vermersch (2003) cherche à développer la méthode de réduction de Husserl, indiquant comment réaliser son apprentissage à travers certaines pratiques concrètes. Les pratiques de méditation, par exemple, encouragent la culture d’une attitude cognitive et attentionnelle qui change par rapport au fonctionnement habituel. L’apprentissage de l’attention implique deux mouvements: la redirection de l’attention du monde externe vers le monde interne, et le changement de la qualité de l’attention en vue de transformer une attention qui cherche dans une attention ouverte et réceptive – l’attention du « letting-go », du lâcher prise. Ces pratiques incluent également l’expérience avec l’art et la visite aux musées, où l’apprentissage a lieu à travers l’expérience esthétique (Barbosa, 2010).
7Les PHV peuvent rencontrer des difficultés à suspendre la dimension fonctionnelle et utilitaire du toucher et le rendre réceptif à l’expérience esthétique. Dans leur vie quotidienne, surtout au moment du déplacement spatial, l’attention à l’extérieur est un dispositif puissant d’autocontrôle. à cause de l’absence de vision et d’une capacité réduite de prévision du toucher, qui est normalement limitée à la taille de la cane (Hatwell, 2003 ; Hatwell, Streri, Gentaz 2000), ces personnes développent une attention constamment vigilante, alerte aux obstacles qui peuvent surgir de manière inattendue, les rendant vulnérables aux accidents. La cognition, notamment lors des déplacements, est donc organisée avec une tension de fond, souvent traduite dans une posture corporelle rigide. L’expérience esthétique, au contraire, exige une disponibilité attentionnelle pour se plonger dans l’objet, ce qui produit une réduction de l’attention aux autres stimuli environnants. D’un côté, c’est difficile parce qu’elle crée une condition de vulnérabilité. D’un autre côté, quand l’expérience esthétique a lieu, elle produit des moments de distension, créant une autre disposition attentionnelle, plus détendue et plus ouverte à l’apprentissage.
8L’article apporte une analyse théorique sur le fonctionnement de l’attention pendant l’expérience esthétique tactile, fondée sur les idées de la pragmatique phénoménologique, et une analyse contextuelle de trois musées d’art parisiens : le Musée du Louvre, le Centre Georges Pompidou et le Musée Rodin.
Le musée comme espace d’apprentissage inventif
9À partir des années 1980, les musées ont assumé plus fortement une mission éducative. Jusqu’alors, seuls les musées de science avaient cette mission. Selon Le Marec (2006), la compréhension du processus d’apprentissage dans les musées doit prendre en compte le contexte culturel de la visite. L’approche de l’apprentissage comme traitement de l’information n’est pas adéquate, puisque le rôle du musée ne se limite pas à la transmission d’un message par input-output. Le modèle de traitement de l’information met entre parenthèse les facteurs socioculturels, comme c’est le cas des stratégies de médiation, ce qui résulte dans une conception individuelle et appauvrie de l’apprentissage. Dans les sciences cognitives contemporaines, la compréhension de l’apprentissage à travers le modèle de traitement de l’information rencontre divers critiques (Varela, 1989 ; Varela, Thompson et Rosch, 1993 ; Dreyfus, 1992), de même que dans le domaine de l’éducation artistique (Arnheim,1986).
10L’approche de l’énaction (Varela, Thompson et Rosch, 1993 ; Depraz, Varela et Vermersch, 2003) se révèle fructueuse pour la compréhension de l’apprentissage basé sur l’expérience esthétique. Selon cette approche, les systèmes cognitifs sont constitués par l’action, en même temps que le domaine cognitif est engendré. La cognition n’est pas la représentation d’un monde donné à l’avance par un esprit préexistant, mais bien l’énaction conjointe d’un système cognitif et d’un monde [3]. Un point remarquable est la considération d’une sorte d’hésitation qui précède toute action. Cette hésitation, perturbation ou « breakdown » est une sorte de craquement ou rupture dans la continuité cognitive et constitue une source du côté autonome et créatif de la cognition. Selon l’approche de l’énaction, l’apprentissage ne se limite pas à un processus de solution de problèmes, mais il inclut l’invention de problèmes qui se révèle dans l’expérience du breakdown (Varela, 1989). La notion d’apprentissage inventif (Kastrup, Tedesco et Passos, 2008) présente le breakdown comme une expérience de problématisation.
11L’expérience esthétique est une expérience de problématisation, dans la mesure où elle nous déplace de l’attitude naturelle, nous force à penser et nous invite à apprendre. Le problème n’est pas un obstacle mais un défi perceptif qui provoque la suspension de l’action. Le musée est un espace d’apprentissage inventif quand, au moyen de l’expérience esthétique, il crée des conditions pour un déplacement de l’attitude de recognition, c’est-à-dire une attitude qui se limite à la reconnaissance de l’objet perçu, à son encadrement dans une catégorie préalable. C’est cette attitude qui est prédominante dans la vie pratique. Le musée contribue au déplacement de la disposition fonctionnelle - utilitaire et recognitive - qui prédomine dans le quotidien des personnes aveugles. Ceci facilite le changement momentané de l’état d’attention vigilante et alerte aux stimuli extérieurs. Dans cette mesure, l’expérience cognitive dans le contexte accueillant et plus sûr d’un musée peut aider à la réduction de la tension cognitive et à créer les conditions pour que des situations d’apprentissage aient lieu.
12Dans un texte sur l’art avec les personnes aveugles, Arnheim (1990) discute longuement les aspects perceptuels et artistiques de la question. Le point de départ est l’idée que l’art concerne surtout le caractère dynamique et expressif de la forme et il affirme, au contraire de Revesz (1950), la légitimité de l’expérience esthétique tactile. Il est vrai que, dans le cas de la vision, la présence constante du champ perceptif facilite grandement la synthèse des fixations et la perception de la totalité. Cependant la synthèse au niveau perceptif est caractéristique de toutes les modalités perceptives. La vision ne rend pas compte de tous ses composants dans un seul acte. D’un autre côté, l’exploration tactile avec les deux mains fonctionne comme une sorte d’orchestre de stimuli tactiles, produisant ainsi une simultanéité sans équivalent dans la vision.
13Arnheim (1986) évoque Victor Lowenfeld (1951) pour mettre en évidence les vertus artistiques de la perception tactile. Pour Lowenfeld, l’art classique, basé sur la perspective, sur la projection et la superposition, cherche une représentation de projections optiques. A son tour, l’art moderne est inspiré par le toucher, chaque objet étant une chose séparée et complète, sans nécessairement être lié à d’autres objets dans un contexte spatial cohérent. Dans un article récent, D’Angiullia et al. (2008) ont effectué une étude longitudinale sur l’évolution des dessins en relief d’enfants aveugles, sans formation artistique spécifique. Les résultats obtenus corroborent la perspective théorique proposée par Arnheim.
Méthodologie
14Nous avons accompagné des visites tactiles et nous avons réalisé une analyse contextuelle de trois musées de la ville de Paris : le Musée du Louvre, le Centre Georges Pompidou et le Musée Rodin. Dans cette première étude, nous avons choisi d’analyser des musées d’art, à cause de l’importance de l’accès à l’expérience esthétique dans leur contexte. Les trois musées choisis offrent des dispositifs et des activités régulières d’accessibilité pour PHV. Le Musée du Louvre propose la Galerie Tactile, qui est ouverte d’une manière permanente à tous les visiteurs. Le Centre Georges Pompidou a les Images tactiles, qui sont disponibles pour des visites autonomes ou en groupe, dans le cadre du programme Écouter-Voir. Le Musée Rodin met à disposition la Visite tactile de sculptures, sans gants. Nous avons visité les musées une première fois pour les connaître et faire une première analyse des dispositifs disponibles. Dans un deuxième temps, nous avons interviewé les responsables des programmes d’accessibilité qui ont accepté notre enquête (le Centre Georges Pompidou et le Musée Rodin) [4]. Les interviews ont été enregistrées. Dans un troisième temps, nous sommes retournés dans chacun des musées pour accompagner les visites spécialisées, et faire une observation participante avec des personnes handicapées visuelles. Notre but était d’observer de plus près les stratégies créées par les médiateurs et par les PHV destinées à réussir l’expérience esthétique tactile des œuvres. Au Centre Georges Pompidou nous avons suivi d’août 2009 à février2010 les rencontres Écouter-Voir. Pendant et après les visites, nous avons noté dans un carnet de terrain les réactions et les commentaires des PHV et des médiateurs, en concentrant notre attention sur la réalisation de l’expérience esthétique.
15Les groupes de PHV que nous avons accompagnés étaient hétérogènes. Il y avait des personnes non-voyantes et malvoyantes, des personnes qui n’avaient jamais vu et d’autres qui avaient perdu la vision, quelque unes à l’enfance et d’autres à la jeunesse ou à l’âge adulte. Elles possédaient des fonctionnements cognitifs très divers, en fonction de l’existence ou non de la mémoire visuelle et d’autres références cognitives. Certaines de ces personnes n’étaient jamais allées au musée, tandis que d’autres appréciaient et avaient l’habitude de les fréquenter quand elles étaient voyantes.
Dispositifs tactiles et stratégies de médiation
16Dans le contexte des musées d’art, le Musée du Louvre, le Musée Rodin et le Centre Georges Pompidou offrent des visites tactiles avec des caractéristiques différentes, que nous avons eu l’occasion d’observer en compagnie de PHV.
La Galerie tactile
17Dans notre visite à la Galerie Tactile du Musée du Louvre, nous avons accompagné une jeune étudiante malvoyante, qui habite à Paris depuis plus de 10 ans. Elle nous a dit qu’elle n’avait pas l’habitude d’aller aux musées parce que « normalement, il n’y a rien pour nous là-bas ». La Galerie tactile est composée de 16 répliques de sculptures, dont certaines ont été installées sur disque giratoire. Elle est ouverte à tout type de public et elle est relativement intégrée à la dynamique du musée. La majorité des répliques sont faites de résine et certaines sont accompagnées d’un échantillon du matériel d’origine. Les sculptures représentent des animaux, mais le critère de sélection des œuvres n’a pas semblé clair pour la visiteuse. L’ensemble lui a semblé modeste, et même très réduit, en tenant compte du caractère monumental du Louvre. La galerie demeure toujours ouverte et ne dispose pas de médiateur, sauf sur demande préalable pour les visites de groupes. La visite a été courte et n’est pas arrivée à mobiliser les émotions de la visiteuse. Elle ne s’est pas montrée touchée par l’effet esthétique des œuvres. D’une part, la galerie toujours ouverte facilite la visite individuelle et de groupes autonomes. D’autre part, cela laisse le visiteur handicapé visuel, moins motivé, sans l’assistance d’une personne qui saurait l’inviter et le stimuler à la découverte tactile des œuvres.
Les Images tactiles
18Le programme d’accessibilité du Centre Georges Pompidou offre aux PHV un ensemble de 10 images tactiles sur 7 niveaux, de peintures sélectionnées pour leur pertinence dans l’histoire de l’art. Le projet a été développé pendant deux ans par une équipe composée d’un informaticien, un professeur d’histoire de l’art et une personne handicapée visuelle. L’objectif était de produire un matériel de qualité construit à l’aide de ressources de haute technologie. Les images tactiles ont été basées sur l’interprétation des peintures, et non sur la transformation directe des couleurs en texture. Les images peuvent être accédées en visite individuelle par n’importe qui ; elles sont accompagnées de texte en braille et en grands caractères, et d’information sur les dimensions de l’œuvre. Ces mêmes informations sont disponibles par l’audioguide.
19Outre les visites individuelles et spontanées, il existe des visites Ecouter-Voir dans l’agenda des activités du musée pour les groupes de PHV. Normalement des conversations prennent lieu à l’arrivée du groupe, et les présentations sont faites dans le cadre d’une atmosphère chaleureuse. Le groupe est hétérogène. Quelques-uns suivent les rencontres mensuelles, d’autres viennent pour la première fois. Quelques-uns sont aveugles congénitaux, d’autres malvoyants, d’autres sont en processus de perte de la vue. Certains d’entre eux étaient des visiteurs du musée quand ils étaient voyants. L’habitude antérieure pousse à continuer à aller aux musées. En plus des responsables du programme d’accessibilité, il y a toujours un conférencier qui attend le groupe à l’entrée du musée. Les visites écouter-Voir associent une conférence avec la perception d’images tactiles. Le conférencier donne des informations sur l’artiste et sur l’œuvre, et ajoute des commentaires plus généraux (comparaisons avec d’autres œuvres, etc.). Sa parole mesurée instaure peu à peu un ralentissement du temps et un rythme calme. Sa voix apporte la dimension sensible du langage, attire l’attention par sa mélodie, par son timbre, et par la délicatesse de ses modulations. Elle attire pour aller plus loin. Dans une des visites, il s’agissait de Soulages, qui peint presque toujours en noir. « Soulages nous plonge dans le noir », « le noir absorbe toutes les couleurs », « il nous fait sentir la lumière dans le noir », « le noir est la couleur de sa prédilection », « il y a 186 nuances de noir », « le noir peut révéler la lumière de la neige », « il faut capter les vibrations de la peinture ». Il y a eu aussi une description de l’œuvre autour de laquelle a eu lieu la visite tactile : Peinture sans titre, 1963. Le conférencier attire l’attention sur l’aspect glissant à l’horizontale et en diagonale, de la gauche vers la droite, qui donne un rythme à cette peinture. Des questions apparaissent. Les personnes aveugles demeurent très intéressées par la description et la révélation des préoccupations de l’artiste. Après la conférence, le groupe se déplace vers le sixième étage où se trouve l’image tactile du tableau, pour continuer la découverte. En plus du conférencier, d’autres personnes assument le rôle de médiateurs. Elles enseignent à explorer, à passer légèrement un ongle pour sentir les différentes couches de l’image correspondante. Un médiateur prend la main d’une PHV et l’amène à l’explorer. Ils touchent ensemble l’œuvre et en discutent en même temps. Certaines PHV sont réellement intéressées et se consacrent à tenter de comprendre et de découvrir le mouvement de la peinture et son rythme, qui avaient été mentionnés par le conférencier.
La Visite tactile
20Les visites tactiles des sculptures du Musée Rodin permettent le toucher d’un groupe d’œuvres originales, sans l’utilisation de gants. Pendant longtemps, les visites faisaient partie de l’agenda du musée, mais aujourd’hui elles n’ont lieu qu’à la demande de groupes et d’institutions. Des groupes de PHV allant jusqu’à 6 personnes sont reçus pour une visite de 1 à 2 heures. La visite débute à l’accueil du musée par la rencontre avec un médiateur. Après une brève conversation, le groupe commence le parcours des sculptures, qui sont sélectionnées par critères artistiques, comme par exemple un thème ou une période de l’œuvre de Rodin.
21Lors de la visite que nous avons accompagnée, après une introduction à l’artiste et à l’œuvre, le médiateur nous a conduits à la première sculpture : le buste de Rodin, sculpté par Camille Claudel. Pour l’appréciation de l’œuvre, le médiateur réalise une sorte d’initiation au toucher esthétique, nous guidant dans l’exploration et nous fournissant quelques orientations. Il apprend à fixer une des mains sur le haut de la tête et à explorer avec l’autre main la ligne des yeux, les sourcils, le nez, la tête, les oreilles, les cheveux, la barbe et le cou. Dans la visite que nous avons accompagnée, le médiateur a pris les mains d’une visiteuse et a conduit ses mains vers le cou. Le médiateur attire leur attention vers l’expression du visage, les proportions du corps, l’équilibre et le mouvement des formes. Les moments d’exploration guidée sont alternés par des moments d’exploration libre. Pendant toute la visite, il règne un climat d’accueil et une atmosphère informelle et affective, qui facilitent l’échange d’impressions et enrichissent l’expérience de la visite.
L’apprentissage de l’attention dans l’expérience esthétique tactile : quelques conclusions vers un apprentissage collectif
22Comme nous l’avons indiqué auparavant, la visite d’une PHV à un musée ne peut être comprise comme une expérience individuelle et isolée du contexte social. Elle commence par le trajet parcouru du domicile au musée, suivi par l’accueil au musée et culmine avec la rencontre avec les œuvres. Aller au musée, y arriver, peut ne pas être une chose simple à réaliser pour une PHV. Selon le chemin à parcourir et le moyen de transport à utiliser, le seul fait d’aller au musée peut être une situation stressante. Beaucoup renoncent à ce moment-là. Certains d’entre eux préfèrent y aller avec un accompagnant. Dans ce cas, la visite dépend du fait de trouver de la compagnie et rend indispensable la gratuité des tickets d’entrée pour les accompagnateurs.
23Le déplacement dans la ville met presque toujours la cognition en état d’alerte, d’où l’importance de l’accueil à l’arrivée, où doit avoir lieu le démontage progressif du système d’alerte, créant les conditions pour que la PHV se laisse conduire par l’expérience esthétique qui va suivre. Le malaise de se sentir perdue dans l’immeuble ou le fait de ne pas pouvoir trouver l’endroit désiré sont fréquemment cités comme éléments qui pourraient décourager la visite d’une PHV au musée.
24Une bonne réception dépend des guides disponibles. La sensibilisation, ou du moins une formation courte, de toutes les personnes qui travaillent au musée, y compris le personnel de la réception et de la sécurité, est également très importante. La visite d’une personne à un musée peut demeurer marquée dans la mémoire tant par le caractère positif de l’expérience esthétique que par l’expérience désagréable d’un approche inadéquate, comme cela a été le cas, par exemple, d’un agent de sécurité d’un des musées visités qui s’est proposé pour nous conduire jusqu’à l’espace réservé pour les « petits aveugles ». Cette expression, inadéquate et biaisée, a été immédiatement commentée avec mépris par la jeune fille HV.
25L’existence de pièces disponibles au toucher est incontournable et rend plus facile la visite individuelle et de groupes autonomes, en donnant accès aux œuvres à leur propre rythme. Par contre, la présence d’un médiateur semble créer conditions pour un meilleur résultat. La visite individuelle avec un audio-guide, sans la présence d’un médiateur, a l’avantage de rendre possible le contrôle du volume d’information, évitant ainsi tant la simplification que la surabondance. Cependant, un bon médiateur joue un rôle important dans la conduite de l’exploration tactile vers la découverte des œuvres d’art et suscite l’intérêt d’un public plus large.
26Le premier bénéfice pour les PHV qui utilisent les programmes d’accessibilité est le fait de sortir, de quitter leur domicile, d’activer ou réactiver des connexions, et participer à la vie de la cité. Sortir de sa maison pour visiter une exposition que les personnes commentent, ou pour apprendre sur un certain sujet, que ce soit un thème scientifique, un mouvement de l’histoire de l’art, ou sur l’œuvre d’un artiste, signifie participer à la ville et partager la connaissance qui circule, en apprenant d’une manière vive et agréable. De plus, la fréquentation des musées peut, à travers les expériences esthétiques, ouvrir des espaces et transformer une cognition normalement surchargée par le fonctionnement utilitaire. Le défi des musées est produire des moments de distension, d’appréciation de ce qui arrive, en convoquant le désir au-delà de la gestion utilitaire de la vie quotidienne. Pendant l’expérience esthétique, des associations, des résonances et des réverbérations ont lieu. L’épaisseur temporelle instaure une discontinuité et produit un rythme, où tension et distension s’altèrent. Aller au musée peut être fatiguant pour une personne aveugle, comme pour les voyants, car cela exige une attitude peu habituelle, qui au début doit être activée de manière volontaire. Avec la continuité, cela peut donner lieu à une sensation de pause et de repos, en rendant possible une augmentation de l’ouverture pour l’apprentissage.
27Si l’expérience se déroule bien, le processus d’apprentissage continue après la visite et doit déclencher un désir de revenir. Cela n’est pas compatible avec la mise à disposition d’un faible nombre d’œuvres pour les PHV sous le prétexte que l’exploration tactile est épuisante. Souvent, les visiteurs voyants ne sont pas en capacité de voir toutes les œuvres en une seule visite ; un des objectifs des musées est de faire en sorte que les visiteurs reviennent. Le même raisonnement doit être utilisé quand nous concevons des musées accessibles aux PHV. Le musée doit avoir une politique de formation du public. Du point de vue de l’apprentissage, la distinction entre les musées qui offrent un agenda avec des programmes réguliers, et ceux qui travaillent sur demande est marquante. Seuls les premiers offrent un projet d’apprentissage significatif, dans le sens que seulement eux créent des conditions pour une apprentissage de l’attention. Nous sommes devant un nouveau problème. L’attention n’est plus la condition pour l’apprentissage. Le problème qui se pose est celui de l’apprentissage de l’attention elle-même.
28Notre étude indique que la sélection des œuvres doit obéir à des critères tactiles et esthétiques. Dans ce sens, il semble indispensable la participation de personnes handicapées visuelles au sein de l’équipe d’accessibilité, et le travail conjoint avec les curateurs et les directeurs de collections. Il est souhaitable que les PHV participent de toutes les étapes des programmes d’accessibilité, et non juste à la fin au moment de l’évaluation.
29En ce qui concerne les sculptures, il faut reconnaître qu’une grande partie de la découverte esthétique dépend de la qualité tactile des objets sélectionnés, c’est-à-dire de la taille, du poids, de la texture et de la température des objets. Les répliques en résine peuvent réduire très fortement l’impact de la perception tactile d’une sculpture dont l’original est en marbre ou en bronze. Le recours à un échantillon du matériel original ne garantit pas l’effet attendu. Il est probable que la réplique exacte, ou le fac-simile au coût financier important, ne représentent pas les seules alternatives à envisager. Il est nécessaire de promouvoir des études scientifiques capables d’orienter l’élaboration de répliques efficaces. De toute façon, l’analogie visuelle n’est pas le meilleur chemin. Par ailleurs, la technologie de pointe –aux frontières de la suppléance sensorielle, et de la réalité virtuelle/augmentée– ouvre des perspectives nouvelles, suscitant de nouvelles formes de perception –ni proprement tactile, ni proprement visuelle–, qu’il serait intéressant d’intégrer dans cette démarche (Kastrup et al., 2009 ; Sampaio et al., 2001 ; Segond et al., 2005).
30Un des plus grands défis vient justement des arts visuels, comme la peinture, la gravure et la photographie. Le défi est la traduction de la vision pour le toucher, sans perdre la force expressive de l’œuvre, et la possibilité de l’expérience esthétique. Il n’y a pas de code préexistant commun, mais bien certaines qualités structurelles, et une dynamique des formes qui doivent être préservées. L’appréciation de peintures, de photographies, de gravures et de dessins est considérablement enrichie par une conférence de qualité. Néanmoins, limiter l’expérience esthétique aux stratégies verbales la rend une expérience incomplète, comme le serait également celle du voyant. Dans ce sens, les images tactiles nous semblent un chemin fécond. Toutefois, de nombreuses autres expériences suivies d’études approfondies auprès des PH sont nécessaires.
31Pour les personnes aveugles congénitales, le premier défi semble la production de l’intérêt, du désir et du goût. Pour les personnes qui ont perdu la vue, il s’agit de sauvegarder un territoire existentiel, en refaisant des connexions sociale set culturelles déjà existantes. Les aveugles tardifs semblent avoir une approche plus intellectuelle des œuvres, tandis que les malvoyants ont tendance à préférer les stratégies verbales aux dispositifs et stratégies tactiles. Dans tous les cas, notre étude indique que la continuité de la pratique de l’expérience esthétique tactile peut concourir à déplacer l’attitude attentionnelle habituelle des personne aveugles et malvoyantes et créer une disposition attentionnelle plus ouverte à l’apprentissage.
32Les musées ont un défi. Il n’y a pas de règles à suivre, parce que le programme d’accessibilité offert dépend toujours des œuvres disponibles, du travail des médiateurs, de la sensibilisation des curateurs et des directeurs de collection, de la participation proche des PHV, et du bilan de la cellule d’accessibilité. Enfin, les musées doivent être des espaces d’apprentissage inventif tant pour les PHV, comme en ce qui concerne la construction des programme d’accessibilité. C’est un défi à relever par les musées : être un espace effectif d’apprentissage informel pour les personnes qui, sans voir, développent des formes multiples de percevoir et de vivre.
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Mots-clés éditeurs : accessibilité esthétique, musées, personnes handicapées visuelles, apprentissage informel
Mise en ligne 01/10/2012
https://doi.org/10.3917/savo.028.0093Notes
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[1]
Docteur en Psychologie, Professeur à l’Institut Psychologie de l’Université Fédérale de Rio de Janeiro. Chercheur en cognition, arts et handicap visuel.
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[2]
Doctorat et HDR en Psychologie, Professeure titulaire de la chaire Handicap au Cnam
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[3]
Selon l’approche de l’énaction, la cognition est l’action incarnée d’un sujet percevant. Le point de référence n’est pas un monde pré-donné, indépendant du sujet de la perception, mais plutôt la structure sensori-motrice du sujet.
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[4]
Nous remercions Mme Anita del Vitto et Alexandre François pour leur disponibilité de nous recevoir.