Savoirs 2005/2 n° 8

Couverture de SAVO_008

Article de revue

Les théories de l'activité entre travail et formation

Pages 9 à 50

Notes

  • [1]
    Au sens où la distinction entre activité et tâche désigne la tension irréductible entre travail réel et travail prescrit.
  • [2]
    Nous reviendrons plus loin sur la question de l’analyse des pratiques.
  • [3]
    Dans ses travaux, J. Theureau parle par exemple tantôt de pratiques, tantôt d’activités. Pour lui, la notion de travail est une spécification de la notion plus large de pratique. La notion de pratique englobe la notion de travail (1992 [éd. 2004], 8).
  • [4]
    Consultation en direction des populations européennes ouverte à ce sujet depuis 2001.
  • [5]
    À l’exception de la référence aux travaux italiens de I. Oddone, et en pointant les influences étrangères qui ont contribué à construire ces différentes approches (Vigotsky, Bakhtine, Peirce, Von Granach etc.).
  • [6]
    Les auto-médiatisations, méthode mise au point par B. Schwartz et conçue comme un outil de recherche-action, poursuit ce même objectif, et s’inscrit dans la continuité de l’intérêt porté par B. Schwartz à la parole et à l’écoute de « ceux que l’on n’écoute jamais ». À partir de ce principe, la connaissance des activités des acteurs est tournée à la fois vers la reconnaissance des compétences réellement construites dans les situations de travail et les changements qui, dans l’entreprise, permettraient d’en tenir compte, par enrichissement des activités et transformation des contextes de travail. Outil de dialogue et de connaissance mutuelle entre les acteurs, les auto-médiatisations veulent construire du lien social et favoriser la compréhension de situations floues et complexes. Ce dispositif d’écoute utilise les ressources de l’audiovisuel. Les acteurs s’expriment devant une caméra le plus librement possible et choisissent eux-mêmes les séquences qu’ils souhaitent ou non conserver pour élaborer un film qui servira ensuite de base de débat dans le collectif auquel il sera projeté.
  • [7]
    Dont le texte a été validé par P. Vermersch et Y. Clot (Expliciter, 59, mars 2005, pp. 19-21).
  • [8]
    Colloque européen de Bordeaux, « Alternance et complexité en formation », 16-18 mars 2000.
  • [9]
    À ce sujet, cf. le premier numéro de Savoirs, avec un dossier sur l’expérience et le texte de J. Aubret : « La validation des acquis de l’expérience » (Savoirs, 2003-1, pp. 57-66).
English version

Introduction

1Parmi les travaux qui se sont saisis du concept d’activité dans les sciences humaines et sociales, on en compte aujourd’hui quelques-uns qui ont une portée spécifique dans le champ des pratiques de formation. L’objet de cette note de synthèse est d’en proposer une lecture, du point du vue de l’intérêt qu’ils peuvent susciter pour ceux qui conduisent des recherches en lien avec l’univers de la formation et, bien sûr, pour ceux qui y exercent des activités, y construisent et y déploient des compétences, au fil des situations rencontrées.

2Dans une première partie, nous situerons les travaux sur l’activité de travail dans la relation entre travail et formation et par rapport aux réflexions et débats que l’on peut considérer comme fondateurs à propos de la formation des adultes en France depuis les années 1960. Les travaux sur l’activité seront également mis en perspective avec les enjeux sociaux relatifs actuellement à la professionnalisation et à la logique des compétences, en montrant comment ceux-ci déterminent les définitions mêmes qui sont proposées de l’activité professionnelle et de la formation. Puis, dans une seconde partie, nous présenterons un certain nombre de courants, dont certains sont très présents dans le champ des pratiques de formation, en insistant sur les champs théoriques auxquels ils s’adossent, les méthodes et outils qu’ils proposent aux praticiens, les choix qu’ils traduisent dans les modes d’accès à l’activité ainsi que les usages qui en sont faits dans les pratiques concernées. Seuls quelques-uns d’entre eux seront présentés afin de dessiner quelques limites au périmètre de cette note (la didactique professionnelle, la clinique de l’activité, l’ergologie, le cours d’action, la psychophénoménologie, la psychodynamique du travail) alors qu’ils figurent au sein d’un ensemble plus large de travaux, qui, à un titre ou à un autre, peuvent prétendre proposer des analyses de l’activité susceptibles d’intéresser les champ des pratiques et des recherches en formation des adultes, comme par exemple les courants de l’analyse des pratiques. Enfin, ces travaux seront abordés du point de vue des questions de recherche qu’ils suscitent et des discussions épistémologiques qu’ils soulèvent. Des points communs aussi bien que des différences sont en effet repérables au niveau des concepts, des arrière-plans théoriques et des méthodes d’investigation vers l’activité, qui posent la question des divergences et des complémentarités possibles.
Activité, action, pratique, travail, situations de travail… Sans se recouvrir totalement, ces termes et ces concepts sont définis par des arrière-plans théoriques parfois voisins, parfois éloignés. En outre, ils se superposent toujours à des termes du langage courant, difficulté déjà relevée par P. Naville (1961) dans ses réflexions sur la méthode en sociologie du travail. Sans minimiser ou exagérer la portée de ce flottement terminologique finalement assez stimulant pour les chercheurs, on peut noter la difficulté qui peut être celle des praticiens de la formation à trouver leurs repères parmi ces nuances sans doute difficiles à saisir. Nous avons ici choisi une entrée par la notion d’activité. Celle-ci s’avère centrale dans certains des courants qui seront décrits, moins dans certains autres. Elle nous paraît pourtant pertinente au moins pour deux raisons. Elle fait écho à la notion de travail réel[1], c’est-à-dire à l’intérêt porté à l’activité effective des professionnels dans les contextes et les systèmes de contraintes dans lesquels ils évoluent. L’activité est une construction singulière qui « exprime en même temps la tâche prescrite et l’agent qui l’exécute […]. Elle traduit notamment ses compétences, ses motivations, son système de valeurs » (Leplat, 1997, 33). Elle renvoie à la notion d’acteur quand elle désigne la place centrale donnée au sujet dans son rapport à ses activités et à son expérience (Dubet, 1994, 105). Le terme d’ « activité » [2] lui-même n’est d’ailleurs pas toujours le seul à être utilisé par les différents auteurs dont il va être question. Choisir l’entrée par l’activité c’est donc ici s’engager dans un débat épistémologique mais sans aucunement prétendre le fermer. Il est évident qu’on ne peut, par exemple, tracer une ligne de démarcation précise entre analyse du « travail » et/ ou de « l’activité », et analyse des « pratiques » [3]. Dans cette note de synthèse c’est en tout cas principalement d’activité professionnelle qu’il s’agira.

L’activité dans les publications portant sur la formation

3L’exploration des sommaires des principales revues diffusées dans le champ de la formation montre que l’intérêt pour les activités professionnelles s’est décliné diversement selon les périodes. À la fin des années 1970 et pendant les années 1980, c’est la relation entre la formation et l’amélioration des conditions de travail qui semble constituer la préoccupation première. C’est sur cette question que portent plusieurs numéros thématiques de revues : en 1976, le n° 32 d’Éducation Permanente, (« Conditions de travail »), en 1978, le n° 26 de Connexions (« Actions sur les conditions de travail »), le n° 47-48 de la revue Pour (« La formation et les conditions de travail »), en 1987, le n° 87 d’Actualité de la Formation Permanente (dossier « Le point sur formation et amélioration des conditions de travail »).

4La focalisation sur l’analyse du travail et sur les activités commence véritablement au début des années 1990 et se poursuit jusqu’à aujourd’hui. Plusieurs revues se sont emparées de cet objet de réflexion. La revue Éducation Permanente est la plus significative à cet égard. Dès 1993, les numéros 116 et 117, intitulés « Comprendre le travail » donnèrent lieu à des articles provenant de courants divers, choisis parce qu’ils constituaient les apports les plus riches et les plus pertinents pour la formation (Jobert, 1993, 17). L’ergonomie française et la psychologie y sont présentes avec les tout premiers articles d’auteurs dont la notoriété ne fera ensuite que croître (Clot, Davezies…). En 1995 paraît également le n° 124 intitulé « L’ergonome, le formateur, le travail ». On peut aussi mentionner « Le développement des compétences » (n° 123, 1995). Les numéros de revue thématiques qui vont suivre présentent souvent une synthèse des travaux issus de l’un des courants de l’activité existants. C’est le cas du n° 139 d’Éducation Permanente consacré en 1999 aux travaux de la didactique professionnelle et intitulé « Apprendre des situations » qui fait lui-même suite aux deux premiers volets d’un triptyque proposé par P. Pastré, intitulés respectivement en 1992 et en 1995 « Approches didactiques en formation d’adultes » (n° 111), « Le développement des compétences » (n° 123, 1995), et « Analyse du travail et didactique professionnelle ». C’est aussi le cas du n° 146 de la même revue consacré en 2001 à la clinique de l’activité (« Clinique de l’activité et pouvoir d’agir »), qui faisait suite à une journée d’étude organisée par cette revue autour de la clinique de l’activité. Le n° 42 de Recherche et formation (« L’analyse de l’activité. Approches situées ») regroupe, quant à lui, des contributions principalement en lien avec le courant de l’action située et les travaux de J. Theureau.

5Des tentatives pour caractériser les différentes démarches d’analyse de l’activité ont aussi déjà été tentées. Un bilan des travaux portant sur « l’analyse des pratiques » a ainsi été proposé en 2002 par J.F. Marcel, P. Olry, E. Rothier-Bautzer et M. Sonntag dans leur note de synthèse intitulée « Les pratiques comme objet d’analyse », parue dans la Revue Française de Pédagogie (n° 138). Cette exploration transversale était plutôt consacrée à l’analyse des activités enseignantes. Certaines publications du champ de la sociologie mettent également, dès le début des années 1990, l’accent sur un nécessaire croisement des perspectives disciplinaires et méthodologiques pour appréhender l’énigme que constitue le travail. C’est le cas du numéro hors série de la revue Sociologie du travail (XXXVI) paru en 1994 et intitulé « Les énigmes du travail », même si ce n’est cependant pas la notion d’activité mais celle de travail qui est alors surtout mise en exergue. Dans l’éditorial du numéro XXXVI/4 intitulé « Travail et cognition », paru la même année, Anni Borzeix questionne la place de la sociologie dans les travaux portant sur les activités de travail visant à étudier la cognition en contexte ou en situation, et appelle de ses vœux un débat entre la sociologie et les sciences cognitives autour du concept de cognition située.

6Ce rapide panorama montre à quel point les travaux portant sur ce qu’on appelle l’activité, le travail, les pratiques revêtent une importance clairement signalée par la nature et le nombre de publications dans le champ des recherches portant sur l’éducation et la formation. On peut faire la même remarque si l’on analyse les thématiques des communications réalisées à l’occasion de congrès récents. Le congrès AECSE (Association des Enseignants et Chercheurs en Sciences de l’Éducation) de Lille en 1995, « Les professions de la formation », déjà signalé comme représentatif de ces préoccupations (Marcel, Olry, Rothier-Bautzer & Sonntag, 2002) a été suivi par celui organisé au Cnam (2004), qui compte plusieurs symposiums orientés vers la question de l’activité et qui souligne encore la richesse et l’étendue des travaux portant sur l’analyse des activités professionnelles. Un colloque de l’Association Française et Internationale de Recherche en Sciences de l’Éducation (Afirse), organisé en partenariat avec l’Unesco (« Former les enseignants et les éducateurs : une priorité pour l’enseignement supérieur ») a donné lieu, en 2003, à des préconisations relatives aux dimensions majeures de la formation des enseignants qui mettent en évidence le rôle de l’analyse des pratiques et des situations de travail. On peut noter au passage que c’est donc souvent dans le cadre de réflexions sur la formation des professionnels du champ éducatif que les travaux sur l’activité professionnelle se trouvent mobilisés.
L’exploration des publications et colloques montre que la visibilité de certaines approches est assez forte dans la mesure où elles sont dénommées, essaiment parmi les chercheurs, au-delà même des principales équipes de recherche où elles sont développées, et qu’elles donnent lieu à des ouvrages collectifs, des séminaires spécifiques dans les colloques, des numéros thématiques de revues, et sont abondamment citées dans l’ensemble des publications en sciences humaines et sociales. De surcroît, leur visibilité dans les milieux professionnels est forte, notamment à partir des méthodes qui y sont utilisées, après une formation le plus souvent, ce qui contribue à l’émergence de courants bien repérables, mais n’empêche pas la co-existence d’autres approches. Avec une publication scientifique et un essaimage moins significatif dans les pratiques, celles-ci ne doivent pas être oubliées, et nous nous efforcerons donc a minima d’en évoquer certaines qui pourraient être présentées plus précisément par la suite.

Les activités dans le champ des pratiques de formation : un débat fondateur ?

7C’est dès les années 1950 que, d’après P. Falzon et C. Teiger (1999), la psychologie du travail et l’ergonomie se sont intéressées à la formation professionnelle des adultes. Ces auteurs montrent que J. Leplat (1955) propose « l’analyse des exigences de la tâche » comme « préalable à la conception des formations », et que M. de Montmollin (1974) défend l’idée que « pour être efficaces, les formations professionnelles doivent être conçues après analyse des objectifs, des compétences déjà acquises et du comportement au travail des opérateurs expérimentés » (Falzon, Teiger, 1999, 154). Et c’est à partir d’un centre de recherche dépendant d’une importante institution de formation des adultes, l’Afpa, que Faverge développe les concepts fondamentaux de l’analyse du travail.

8En France, un ensemble de travaux qui proposent, au cours des années 1960-1970, une réflexion sur le champ des pratiques de formation d’adultes au moment de leur institutionnalisation par les lois de 1971, accordent à l’activité humaine une place tout à fait stratégique dans le fonctionnement du processus de formation. B. Schwartz place au premier plan le principe selon lequel « un adulte n’est prêt à se former que s’il y trouve une réponse à ses problèmes dans sa situation » (Schwartz, 1989, 122). Ses expériences et travaux sont traversés par le principe du primat accordé à l’écoute et à l’expression de l’activité des acteurs, à l’autonomie, à l’intérêt et à la participation de l’apprenant, donc à son expérience (Schwartz, 1973 ; Schwartz, 1998 ; Gautier-Etié & Schwartz, 2003).

9Les travaux de M. Lesne, notamment dans le cadre l’Institut national de formation des adultes dirigé par B. Schwartz, proposent une lecture de l’adulte en formation qui insiste sur le fait qu’il est en nécessité d’assumer lui-même ses conditions d’existence : il « fait d’abord face à ses conditions d’existence (par le travail salarié ou non) et aux contraintes que celles-ci lui imposent. Il participe principalement à la vie sociale par ses activités de producteur, par l’utilisation de ses revenus, par l’exercice en « plein vent » de son statut social » (Lesne, 1984, 30). C’est le rapport de l’adulte à ses activités qui différencie son statut de celui d’enfant et d’adolescent. La formation est par conséquent caractérisée comme « une activité seconde par rapport à celles résultant de ses conditions actuelles d’existence qui induisent plus ou moins directement les types de capacités nouvelles à acquérir ou les itinéraires de formation à suivre ». Cette réflexion met au premier plan le lien entre l’implication dans la formation, les activités sociales des acteurs et leurs activités professionnelles.

10Cette école (Laot, 1999) produit aussi des avancées sur l’analyse des besoins de formation. L’activité des acteurs constitue une donnée centrale dans le processus d’analyse. C’est sur la base de l’analyse de leur contenu qu’est fondé un mode d’analyse des besoins, et construite une démarche d’ingénierie de formation visant à déclencher la mise en œuvre de dispositifs de formation qui tiennent compte des besoins des participants. L’ouvrage de J.M. Barbier et M. Lesne (Barbier & Lesne, 1977) propose une grille de lecture du processus d’ingénierie qui repose sur la définition de différents niveaux d’objectifs parmi lesquels les objectifs inducteurs de formation. Comme la distinction proposée par M. Lesne entre processus de formation et procès pédagogique (Lesne, 1984), l’emboîtement des différents niveaux d’objectifs situe la formation dans son contexte sociétal et montre que l’environnement, le contexte institutionnel dans lesquels évoluent les acteurs sont des données qui contribuent à définir à tout moment la situation de formation. L’apprenant ne peut être pris en compte en dehors de l’ensemble des activités sociales qui donnent sens à ses activités en formation. C’est sur cette base qu’est né un courant de pensée critique autour de la notion même de besoin de formation (Touraine, 1984 1984; Charlot, 1976 ; Marquart, 1976 ; Barbier & Lesne, 1977). Les travaux montrent que le besoin de formation est une construction sociale et que l’ingénierie de formation, tout en se réclamant d’une certaine scientificité, répond aux attentes de légitimité et assure l’activité des formateurs et des institutions de formation qui ont besoin du « besoin de formation » pour exister. Pour prendre véritablement en compte les acteurs, il convient en fait de prendre en compte leurs problèmes, ceux qu’ils rencontrent, en situation, dans leurs activités (Charlot, 1976). L’accent mis sur les situations-problèmes sous-tend un modèle d’élaboration des formations qui s’attache à comprendre les activités des acteurs et les situations qu’ils traversent. Sans que le terme soit alors au premier plan dans le langage utilisé par les chercheurs et dans le vocabulaire des praticiens, on comprend que c’est encore l’activité de l’acteur en situation dans un contexte donné qui est proposée comme paramètre incontournable du processus de construction des formations.

11Un certain nombre de démarches visent, dans les années 1970, à « améliorer la formation professionnelle par l’étude du travail » à partir de démarches qui fondent la formation sur une analyse préalable du travail. Elles défendent la thèse selon laquelle les formateurs doivent avoir analysé ou fait analyser « la fonction pour laquelle ils forment le personnel » afin de réduire l’inadéquation entre le travail, ou la fonction, et la formation qui devrait y préparer (Gillet, 1973, 250). C’est dans cette recherche d’un écart à combler entre situations de travail et situations de formation que s’inscrivent les travaux qui posent l’analyse de ce qui n’est pas encore appelé « activité » en amont et en préalable de la construction des dispositifs de formation.

12Ce modèle est à la base du processus qui conduit en France à élaborer les programmes des formations professionnelles et des diplômes auxquels elles conduisent. La déclinaison d’un référentiel d’activité professionnelle (RAP) en référentiel de certification, donc la traduction d’activités relatives à un métier en compétences visées par la mise en œuvre de programmes délimitant des dispositifs de formation (Ropé & Tanguy, 1994 ; Raisky, 1995 ; Maillard, 2003) est au cœur du processus mis en œuvre par le premier certificateur, l’Éducation Nationale, dans le cadre des commissions professionnelles consultatives au sein de la Desco A5. Nombre d’autres institutions mobilisent les référentiels d’activités professionnelles comme pièces maîtresses dans le processus d’élaboration des formations. La construction et l’usage des référentiels s’inscrivent dans le « paradigme organisateur des formations construites par référentialisation, [c’est-à-dire] structurées non plus selon l’ordre des raisons disciplinaires, mais selon l’ordre des finalités professionnelles ou sociales visées » (Raisky, 1995). Le référentiel construit selon un principe de généralisation nécessite une définition relativement consensuelle des activités auxquelles on se réfère.

13La rhétorique de délimitation du champ des activités de la formation dite des adultes met elle-même au premier plan l’activité en tant qu’expérience des acteurs. P. Besnard propose une grille de lecture des spécificités de la formation dans laquelle la prise en compte de l’expérience est une donnée essentielle (Besnard, 1974). Dire et analyser l’expérience professionnelle constitue alors une donnée de base de l’andragogie. C’est à toutes les étapes et dans toutes les dimensions de la formation qu’on va trouver la prise en compte de « l’activité » et de l’expérience des apprenants.
Selon tous ces travaux, l’adulte en formation reste inscrit de multiples manières dans le champ des activités professionnelles. Il est en capacité de faire reconnaître cette expérience et d’en faire un des éléments moteurs de son processus de transformation. C’est un apprenant relié à un univers de pratiques. Les relations entre formation des adultes et activités de travail sont cependant fluctuantes. Pendant les Trente Glorieuses, l’éducation populaire et la promotion sociale ne sont pas particulièrement reliées au travail tandis que la formation professionnelle de l’époque est, elle, très proche des situations de travail, jusqu’à donner lieu à une « superposition, confusion spatiale et temporelle entre l’acte formatif et l’acte productif » (Jobert, 1993, 10). D’autre part, si les années 80 voient le début des préoccupations concernant la professionnalisation, elles prennent davantage en compte l’emploi que le travail. C’est cette prise en compte de l’activité en tant que telle et l’attention à la « part (…) des conduites au travail qui reste énigmatique » (Jobert, 1993, 17) qui vont déclencher l’intérêt croissant pour les travaux portant sur l’activité.
Le statut qu’ont l’expérience, l’activité, le rapport aux situations des acteurs dans les premières réflexions sur la formation des adultes permet de comprendre comment, par la suite, des travaux issus de différentes disciplines et préoccupés par la production de connaissances sur l’activité humaine et l’activité de travail vont se trouver accueillis avec intérêt par les milieux professionnels de la formation, d’autant que ceux-ci se trouvent fortement traversés par une logique de professionnalisation. Comme le montrent J.L. Baudouin et J. Friedrich (2001), la prise en compte des travaux sur l’action, qui se fait dans le secteur de la formation des adultes plutôt sous l’angle de l’analyse de l’activité, et l’étude de ce qu’a de spécifique l’intelligence au travail, conduisent en général à explorer des formes renouvelées de partenariat entre chercheurs et praticiens, et prolongent de façon plus ou moins directe les expériences de recherche-action, nombreuses dans ce champ.

Professionnalisation, « logique compétences » et travaux sur l’activité

14L’une des finalités repérables de l’école et de la formation « formelle » (c’est-à-dire organisée explicitement dans le cadre d’une institution) est, dans la société actuelle, de préparer les individus à occuper des positions professionnelles, à s’insérer, à se réinsérer professionnellement, ou encore à maintenir les conditions de ce qu’on appelle quelquefois leur « employabilité », c’est-à-dire leur capacité potentielle à occuper un emploi (Dubar, 2000). L’accès au travail constitue, en l’état actuel de la société française, un moyen d’insertion sociale prépondérant et une des finalités du système éducatif, qui tend à devenir, pour les organismes de formation, un objectif quasi exclusif (Le Goff, 1992).

15Le concept de professionnalisation marque les recompositions actuelles du champ de la formation des adultes et sa « finalisation plus forte (…) par rapport aux situations suscitant son recours » (Barbier, 2001). Une tendance à l’atténuation des frontières entre travail et formation apparaît nettement (Favennec-Héry, 1996 ; Barbier, 2001), la formation perd son statut « d’espace protégé et autonome », avec la construction de dispositifs qui intègrent actions de formation à proprement parler et processus de développement de compétences, ce qui oblige à redéfinir les articulations entre des champs de pratiques auparavant assez dissociés (Barbier, 2001). Il semble bien que « les nouveaux territoires de la formation s’inscrivent plus directement dans le travail lui-même, à travers de multiples tentatives pour valoriser la “formation dans et par le travail”, pour lier de façon réciproque l’activité productive et le développement de compétences » (Caspar, 1996). La production de connaissances sur l’activité professionnelle est donc liée aux enjeux sociaux des perspectives de professionnalisation des formations, et aux préoccupations qui sont celles des professionnels de la formation sur le registre de la construction des compétences.
Le déplacement des contours de la formation des adultes (Caspar, 1996 ; Barbier, 2001) fait écho aux préconisations politiques européennes, fort explicites dans un certain nombre de publications, comme le Livre blanc sur l’Éducation et la Formation (1996), le Mémorandum sur l’éducation et la formation tout au long de la vie [4] ou encore les pages de la revue Formation Professionnelle du Centre européen d’études sur la formation professionnelle (Cedefop). C’est notamment l’incitation à produire de la formation dans les environnements de travail, donc à partir de l’activité des acteurs et la volonté de reconnaître aussi la formation non formelle, qui permettent de comprendre l’engouement pour l’analyse de l’activité. Pour identifier, comprendre, analyser, mesurer ce qui se joue en matière d’apprentissages dans les situations de travail (Recherche et formation, 1998, n° 27 « Les savoirs de la pratique »), l’analyse de l’activité paraît incontournable. Il y a donc convergence entre les évolutions de la relation formation-travail, les conceptions du travail et de la formation, l’affichage d’intentions politiques, la réorganisation des systèmes d’emploi et de formation. Situations de travail et situations de formation voient leurs définitions renouvelées d’une manière qui justifie l’intérêt porté à l’analyse des activités. Comme le remarque P. Pastré (1999a), « la formation continue est trop liée aux situations professionnelles pour ne pas être amenée, un jour ou l’autre, à s’emparer de l’analyse du travail ». Rien d’étonnant, donc, à ce que les praticiens du champ de la formation ainsi reconfiguré s’intéressent de plus en plus à la nature des activités professionnelles et aux moyens qui sont donnés par la recherche pour mieux les comprendre, les analyser, et en proposer des modalités de formalisation susceptibles de contribuer aux objectifs de professionnalisation. Ils sont pris dans une tension entre deux exigences, « la nécessité de s’articuler à la réalité et à la quotidienneté des problèmes… » et « l’indispensable obligation de prendre du recul pour aider (les acteurs) à en prendre eux-mêmes » (Caspar, 1996). C’est sans doute aussi cette double logique qui peut expliquer la position qu’occupent désormais dans la réflexion sur la formation les courants que vont être présentés.

Les courants

16Les travaux portant sur l’activité et présentant un intérêt pour comprendre et analyser le champ des pratiques de formation sont riches et nombreux. Tout en insistant sur certains d’entre eux, nous tenterons de ne pas oublier les autres et de dessiner un panorama d’ensemble, restreint aux approches françaises [5], qui, pour éclectique qu’il paraîtra, montre l’intérêt porté à l’analyse de l’activité dans le champ qui nous occupe. Tous les travaux qui sont cités ci-dessous se rejoignent dans une tentative commune d’accéder à la compréhension de l’activité de travail. Les usages possibles de ces travaux dans les pratiques ne sont pas nécessairement circonscrits au champ de la formation et de la professionnalisation, mais ils sont susceptibles d’intéresser les praticiens de ce secteur. Ils leur proposent des démarches et outils qui peuvent avoir un impact direct sur les pratiques de formation, et qui traduisent aussi des modalités d’analyse de l’activité sur le plan méthodologique.

La didactique professionnelle

17La didactique professionnelle (Pastré, 2002) se situe au croisement de l’analyse de l’activité proposée par l’ergonomie cognitive (Leplat), du courant piagétien (Vergnaud) et de la didactique des disciplines scientifiques (Pastré, 1999c). Elle envisage l’analyse du travail comme un moyen de construire les situations de formation en tenant compte des situations de travail, et d’utiliser les situations de travail comme supports pour la formation des compétences. Être compétent, selon P. Pastré (1999a), c’est « savoir comprendre et analyser ce que l’on fait ». C’est l’analyse réflexive et la conceptualisation de l’activité qui, en décontextualisant les savoir-faire, rendent la compétence adaptable et transférable à d’autres situations (Pastré, 1999a). Le rapport entre didactique professionnelle et activités de formation est donc pour ainsi dire direct et constitutif. Dans le Traité des sciences et techniques de la formation, P. Pastré parle d’ « ingénierie didactique professionnelle » pour situer son courant dans l’univers de la formation (Pastré, 1999).

18Les concepts de situation (que l’on trouve aussi dans l’approche de la didactique par Brousseau) et le couplage situation-activité sont centraux. Le repérage des dimensions de l’activité est effet indissociable de celles des situations de travail elles-mêmes. L’acteur engagé dans la situation est défini dans un « être au monde » au sens de Heiddeger. Il est par là confronté à la complexité (la situation est une totalité dynamique insécable), à l’incertitude (il y a une dimension non programmable dans la situation), à l’interactivité (l’acteur transforme la situation autant qu’il est transformé par elle) (Pastré, 1999 a). Et, surtout, l’acteur peut apprendre de la situation.

19Le concept de schème désigne une « forme d’organisation de l’activité ». Il s’agit d’une « organisation invariante de l’activité » qui « permet d’engendrer une activité et une conduite variables selon les caractéristiques propres à chaque situation » (Samurçay & Vergnaud, 2000, 60). Ce concept va de pair avec celui de classe de situations. En s’intéressant aux schèmes, l’analyse de l’activité prend en compte ses caractéristiques « les plus déterminantes, celles qui permettent de faire la différence entre une classe de situations et une autre, entre un schème et un autre pour la même classe de situations » (Samurçay & Vergnaud, 2000, 59). Le schème est donc central dans une perspective d’analyse de la construction de la compétence. Il permet de rendre compte de l’invariance et de l’adaptabilité relatives du travail. Il participe aussi d’une lecture de la situation de travail comme situation potentielle de développement (Mayen, 1999). « Le couple schème-situation est aussi considéré comme fondateur d’un processus d’apprentissage par adaptation active » (Pastré, 2002, 12). La didactique professionnelle s’intéresse en effet à ce qui fait du travail un contexte d’apprentissage propice au développement de l’individu. Le « répertoire des schèmes disponibles » est un indicateur de la professionnalité et participe donc du repérage des compétences.

20Proposé comme « élément central de l’organisation de l’action efficace », le concept pragmatique, « spécifique aux dimensions de la situation professionnelle pour laquelle est organisée l’action efficace », permet de comprendre ce qui fait que le professionnel peut mener à bien son activité, que cela soit en accord ou non avec le travail qui lui a été prescrit. Il s’agit de distinguer les éléments de la situation qui sont repérés et font sens pour l’acteur. Le concept pragmatique fonctionne comme un indicateur de régime de fonctionnement de l’action. Il permet de représenter « des phénomènes complexes, non directement observables » (Samurçay & Vergnaud, 2000, 62). Le repérage des concepts pragmatiques est utile pour la construction de formations dont l’objectif est d’être référées à des connaissances véritablement « opérationnelles » du métier. L’analyse de l’activité en termes de schèmes et de concepts pragmatiques est donc mise au service d’une ingénierie de formation fondée dans l’activité et les compétences réelles des acteurs.
Dans les analyses des situations de travail, le moment du debriefing est celui où s’opère la conceptualisation de l’action (le retour sur, la mise en mots, l’échange, le récit de ce qui a été vécu) (Pastré, 2002, 16). C’est sur ce registre de la mise en mots et de la conceptualisation que P. Pastré relie la théorie piagétienne aux travaux de Ricœur (1983-1985) dans Temps et récit, pour proposer une analyse en termes de « double étayage » où l’interprétation s’appuie sur la conceptualisation et réciproquement. Les relations de détermination correspondent alors aux connaissances par lesquelles on peut rendre compte du fonctionnement d’un système : « C’est grâce au repérage des relations de détermination que les sujets peuvent transformer ce qu’ils avaient appréhendé comme une suite d’épisodes en une histoire intelligible », et c’est grâce « à la compréhension d’une certain nombre d’intrigues que les opérateurs vont pouvoir, par abstraction, construire des relations de signification » (Pastré, 1999c, 34).
La didactique professionnelle est clairement orientée, du point de vue de ses usages en formation, vers les processus de construction et de transfert des compétences. P. Pastré insiste, aussi, sur l’intérêt des outils et démarches de simulation qui donnent l’occasion de pratiquer une « pédagogie des situations », débouchant sur un apprentissage des situations et non des savoirs (Pastré, 1999a), avec une entrée progressive dans la complexité de la situation.

La clinique de l’activité

21Le créateur de la clinique de l’activité, Y. Clot, se réclame à la fois de l’héritage de l’ergonomie française (Wisner, Daniellou), et de la psychopathologie du travail (Le Guillant, Billiard). Sur le plan des méthodes c’est l’influence de I. Oddone dont il sera question plus précisément plus loin, avec « l’instruction au sosie », qui est principalement citée. Enfin sur un plan conceptuel, la clinique de l’activité est référée à Canguilhem, à Vygotski, à Bakhtine. Dans la perspective de la clinique de l’activité, le travail ne va pas sans l’homme. Il revêt dans l’existence humaine une fonction psychologique centrale. Et, tout en mettant en évidence la fonction psychologique, la richesse et la complexité de l’activité humaine au travail, la clinique de l’activité explore les conditions du développement du pouvoir d’agir des acteurs dans et par le travail.

22La démarche relève bien d’une clinique de l’activité et non pas seulement de l’analyse de l’activité effectuée, la différence tenant au fait que « l’activité réalisée n’est qu’une infime part de l’activité possible ». Le réel de l’activité est fait des « activités suspendues, contrariées ou empêchées […], contre-activités qui éventuellement l’empoisonnent » (Clot, 2000, 11). L’activité occultée ou l’activité échafaudée, toutes deux non réalisées, n’en sont pas moins présentes dans la vie d’un sujet. Elles contribuent à lui donner ou à lui retirer du sens (Clot, 2001, 257). Le concept de réel de l’activité est fondamental dans l’approche de l’activité proposée. Y. Clot insiste particulièrement sur le fait que l’analyse ne « laisse pas les activités en l’état et qu’elle les développe ». Elle s’intéresse donc nécessairement au « changement de sens de la situation par le sujet » (2000, 138). L’unité d’analyse du travail proposée par la clinique de l’activité est la triade vivante : dans la situation vécue l’activité « est simultanément tournée vers l’objet immédiat de l’action et vers l’activité des autres portant sur cet objet» (Clot, 2000, 135).

23L’analyse des activités et des situations de travail modifie le sens qu’elles peuvent prendre pour le sujet. C’est l’ « enrichissement de l’expérience par le sens qu’elle prend dans chacun des contextes d’analyse et d’action qui constitue la loi fondamentale de la dynamique des activités » (Clot, 2000, 145). La clinique de l’activité a donc le statut de moyen de formation puisqu’elle participe au développement de l’expérience et des compétences. Ce qui est « formateur » pour le sujet (« c’est-à-dire ce qui accroît son rayon d’action et son pouvoir d’agir »), c’est « de parvenir à changer le statut de son vécu » (Clot, 2000, 155). Pour Clot, l’analyse du travail n’est pas seulement une phase préparatoire à la formation. Elle peut constituer une formation en tant que telle si elle est elle-même « transformée en travail » (Clot, 2000, 155).

24Les dispositifs méthodologiques sont inspirés des travaux italiens de I. Oddone. Dans cette démarche, l’exploration du travail se fait à l’occasion de processus de transmission de l’expérience, des savoir-faire d’un professionnel expérimenté en direction d’un novice. Il s’agit d’inciter l’autre à dire, écrire son activité à quelqu’un qui en ignore tout ou, en tout cas, ne peut la connaître telle qu’elle est en réalité, c’est-à-dire de l’intérieur. « Nous avons eu l’idée de demander à chaque délégué de formuler des instructions (en matière de comportement dans l’usine) à l’intention d’un autre ouvrier (…) : « s’il existait une autre personne parfaitement identique à toi-même du point de vue physique, comment lui dirais-tu de se comporter dans l’usine, par rapport à sa tâche, à ses camarades de travail, à la hiérarchie et à l’organisation syndicale (ou à d’autres organisations de travailleurs) de façon à ce qu’il ne s’aperçoive pas qu’il s’agit d’un autre que toi » (Oddone, 1981, 56-57).
Le triptyque méthodologique proposé par la clinique de l’activité mobilise les instructions au sosie et la méthode dite des autoconfrontations avec deux variantes : les autoconfrontations simples et les autoconfrontations « croisées ». Les autoconfrontations « simples » conduisent à une reprise des traces filmées des activités dans lesquelles les acteurs ont été engagés. Le choix des situations filmées résulte d’un accord préalable entre les professionnels et les chercheurs (« conception partagée »), puis le film est commenté par le professionnel dont l’activité a été filmée en présence du chercheur. L’autoconfrontation croisée prolonge la démarche par un commentaire du même enregistrement vidéo en présence d’un autre professionnel, collègue de même niveau d’expertise. Enfin une troisième phase conduit à un « retour devant le milieu associé qui se remet au travail d’analyse et de co-analyse à partir du dialogue entre les deux experts » (Clot, 2000, 135). Il y a donc co-analyse du travail à partir d’une verbalisation qui est un « instrument d’action inter-psychologique et social » (Clot, 2000, 136). « L’échange intersubjectif met en mouvement l’activité existante » (Clot, 2000, 146). C’est par ce moyen que l’acteur « voit sa propre activité avec les yeux de l’activité des autres » (Clot, 2000, 136). Le dialogue avec l’autre et le travail de l’autre suscitent en effet des ré-adressages qui multiplient les points de vue sur l’activité : « L’activité de commentaire ou de verbalisation différée des données recueillies, selon qu’elle est accomplie pour le psychologue ou pour les pairs, donne un accès différent au réel de l’activité du sujet » (Clot, 2000, 136). La démarche d’autoconfrontation produit une expérience, développe l’activité, et c’est de cette façon qu’elle s’inscrit dans un processus de formation. Y. Clot distingue finalement les deux méthodes en fonction de leur objectif. Les instructions au sosie sont pratiquées en formation, et sont présentées comme une méthode plus « légère » que les autoconfrontations simples et croisées qui sont plutôt utilisées dans le cadre de la recherche (Clot, 1999, 2000). Le statut de co-producteurs des connaissances produites est reconnu aux acteurs engagés dans les démarches d’autoconfrontation. Dès ses premiers travaux, Clot parle de « milieux sociaux d’analyse et d’action », de « milieux scientifiques élargis », ou de « tiers milieux » qui sont les instruments de la recherche (Clot, 1993, 103). Mais le besoin d’un regard extérieur, celui du chercheur, est souligné, qui puisse faire obstacle à une complicité entre pairs qui pourrait réduire les perspectives de développement associées à la prise en compte du « réel de l’activité ». La méthode des autoconfrontations est actuellement utilisée en vue de l’analyse de divers champs d’activité professionnelle (Goigou, 2002 ; Prot & Magnier, 2003 ; Magnier, 2001, etc.).

L’analyse pluridisciplinaire des situations de travail (APST) et l’ergologie

25Le courant de l’analyse pluridisciplinaire des situations de travail produit ses premiers travaux au début des années 1980. Son fondateur, Y. Schwartz, s’adosse en particulier aux travaux de Leroi-Gourhan, Canguilhem, Oddone.

26L’inspiration marxiste est clairement repérable qui propose une « intelligibilité du mouvement des forces productives », qui fournit les concepts de travail concret et de travail abstrait qu’Y. Schwartz (1988, 853) met en relation avec la réflexion de L. Sève sur le concept d’acte. Un processus de filiation intellectuelle est par ailleurs aisément repérable entre les travaux de G. Canguilhem, ceux d’Y. Schwartz, ceux d’Y. Clot (Clot, Rochex & Schwartz, 1990). C’est notamment la conception de la vie humaine elle-même comme « activité d’opposition à l’inertie et à l’indifférence » (Canguilhem, 1966) s’inscrivant dans l’ensemble des réflexions de Canguilhem sur la santé, le normal et le pathologique, qui nourrit ces travaux successifs. C’est dans cette perspective qu’Y. Schwartz situe les relations entre les activités, les savoirs et les valeurs, dans la « dynamique des rapports proprement humains, entre le vivant et son milieu » (Schwartz Y., 2001, 16).

27Y. Schwartz insiste également sur la nécessité de mobiliser un mode de connaissance « clinique » des « situations de travail » et montre le besoin d’éclairage et de croisements disciplinaires pour appréhender ce qui reste de toute façon énigmatique dans le travail. Comme l’indique son nom même (APST), l’approche mobilise donc la pluridisciplinarité. L’ergologie est également définie comme « une approche théorique de la subjectivité » (Schwartz, 1987, 198).

28L’APST débouche sur une approche théorique nommée « ergologie » qui propose de penser l’activité humaine comme une expérience historique et collective. Ce sont avant tout les questions soulevées par les mutations du travail qui font l’objet des recherches qui s’efforcent d’appréhender les milieux de travail dans leur globalité tout en étudiant les enjeux philosophiques et épistémologiques de la production de connaissances sur le travail humain et sur la transformation des contextes professionnels. C’est aussi en définissant le travail comme gestion d’une interface que Schwartz (1985) tente d’en définir les dimensions, et en mobilisant des concepts d’horizon (tels que qualité, norme, intensité du travail etc.).

29Y. Schwartz approche le travail (ou activité industrieuse humaine) comme une expérience inscrite dans une histoire. L’activité est donc « héritière de processus immémoriaux » et définie aussi par son horizon, ce qui donne lieu au concept de projet-héritage. La tension entre travail prescrit et travail réel ne peut être comblée que par des « micro-histoires interminablement recréées » (Schwartz Y., 1985, 480) par les individus. L’ergologie propose donc d’envisager le travail comme un usage de soi qui restitue « l’épaisseur historique et dramatique de l’agir » (Schwartz Y., 1987). Il est « lieu d’un problème, d’une tension problématique, d’une espace de possibles toujours à négocier » (Schwartz Y., 1987, 194). Le concept d’usage de soi est éclairant pour comprendre ce qu’est le travail réel et inscrire la production de connaissances dans un paradigme de l’acteur et de l’action. Il s’agit d’ « user de soi pour recomposer aussi infinitésimalement qu’on voudra un monde à sa convenance » (1987, 195). La dualité des usages de soi se traduit par le fait que l’usage est ce qu’on fait de l’acteur autant que ce qu’il fait de lui-même. L’activité suppose toujours des choix d’usages de soi. La réflexion sur les usages et mésusages de soi au travail est envisagée dans une perspective de compréhension des formes historiques d’individualité.

30C’est sur la spécificité historique de l’activité humaine que l’ergologie et l’APST mettent l’accent. Celle-ci se traduit notamment dans les pratiques de transmission entre pairs, entre anciens et novices, et dans les apprentissages sur le tas (Schwartz, 1988, 475). Le concept d’historicité est ici central. L’ « effort constant d’attribution d’histoire au travail quotidien » traduit une « réattribution d’humanité aux travailleurs » (Schwartz, 1988, 476).
Cette démarche voit son usage traduit dans le secteur de la formation à travers deux dispositifs. L’Aprit (Association pour la promotion des recherches interdisciplinaires sur le travail ) qui est aussi un organisme de formation et le groupe de recherche APST. Assez récemment, les travaux d’Y. Schwartz sur l’expérience ont contribué à nourrir des réflexions sur les pratiques en cours de professionnalisation de la VAE (Schwartz Y., 2004).

L’entretien d’explicitation et la psychophénoménologie

31Les travaux de P. Vermersch, bâtis à partir de l’entretien d’explicitation ont progressivement défini une nouvelle discipline, la psycho-phénoménologie, qui a pour projet d’étudier l’expérience subjective du sujet, à partir de ce qui peut être empiriquement recueilli des dimensions implicites, pré-réfléchies, de l’expérience vécue en première personne. Vermersch s’appuie pour cela principalement sur les travaux d’Husserl dans le champ de la phénoménologie en y puisant les concepts de conscience « pré-réfléchie », de « conscience directe » et de « prise de conscience », et de « rétention » pour ce qui concerne le processus de rémémoration, ainsi que sur ceux de Piaget lorsqu’il propose le concept de « réfléchissement » pour qualifier « le mouvement qui conduit du vécu préréfléchi…(conscience en acte) à la conscience réfléchie de ce vécu » (Vermersch, 2004, 73).

32D’un point de vue épistémologique, toute la démarche repose sur l’hypothèse que l’expérience vécue peut constituer un objet d’étude par le moyen de la mise en mots a posteriori de l’action. L’expérience subjective est accessible selon un point de vue en première personne, irréductible à tous les autres mais qui peut être situé en complémentarité avec eux (Faingold, 1999). Mais cela suppose une position de parole incarnée (un maintien dans l’évocation). Ce qui peut apparaître à la conscience n’est nullement d’accès immédiat, et les techniques d’aide à l’explicitation sont indispensables pour convoquer une parole qui présuppose l’accès à une posture d’évocation portant sur une situation singulière. Un certain nombre d’indicateurs permettant de vérifier que c’est bien à partir de la singularité de l’expérience que l’acteur va mettre en mots l’action vécue dans ses dimensions procédurales, à partir desquelles sont situés des satellites de l’action (circonstances, savoirs déclaratifs, intentions, commentaires associés, etc.). Le passage de « l’implicite du vécu » à l’explicite de la conscience pré-réfléchie nécessite une activité de médiation instrumentée par l’entretien d’explicitation en tant que technique d’aide à la prise de conscience et qui demande que soit établi un « contrat de communication ». Accroître le degré de fragmentation pour obtenir un niveau de détail efficient qui correspond à la « granularité » souhaitée de l’analyse de l’action constitue un objectif important. À partir de la verbalisation du procédural dans la description on peut accéder « aux buts incarnés qui ont été effectivement poursuivis par les actes mis en œuvre » (Vermersch, 2004, 79). Mais la conscientisation visée ne peut l’être qu’avec l’aide d’une médiation intersubjective experte. Les praticiens de l’EDE sont donc formés et habilités à le pratiquer, dans le cadre de la structure associative nommée Grex (Groupe de Recherche sur l’EXplicitation).
Les travaux autour de l’entretien d’explicitation proposent ainsi un retour sur l’activité des acteurs impliquant un accompagnement ou une médiation qui est celle du chercheur ou du formateur, et qui est outillée d’un type d’entretien particulier. Dans ce courant, le niveau de « description phénoménologique » est particulièrement utile à des nombreuses pratiques - et Vermersch cite en première position la formation et l’apprentissage - parce qu’elles sont « congruentes avec l’aide au changement » (Vermersch, 1999, 3). L’analyse de l’activité, ici en tant qu’explicitation des dimensions implicites de l’action ressaisies à partir d’une expérience en première personne, est par conséquent utilisée par les professionnels de la formation, en particulier dans le domaine de l’analyse des pratiques. Il fournit alors un moyen pour analyser la pratique en faisant retour sur un souvenir, dans le but, par exemple de trouver une issue à une situation-problème. Le souvenir révèle la « richesse expérientielle de la sollicitation de l’histoire du sujet » qui constitue un facteur décisif de remise en perspective de ce qui se joue dans l’implication de l’acteur (Faingold, 1999, 143 ; Ballas, 2002). Les techniques d’explicitation sont également mobilisées dans le cadre des bilans de compétences (Chauvet, 1997), des ateliers de raisonnement logique (Perry & Voix, 1997) et plus récemment de la validation des acquis de l’expérience. L’explicitation peut-être un outil de collecte de données pour le chercheur (Faingold, 1999 ; Vermersch, 2004) ou un outil de travail pour le formateur, le consultant, l’accompagnateur quel qu’il soit. C’est aussi un outil permettant au sujet de s’auto-informer sur les dimensions pré-réfléchies de sa propre activité, puis d’y revenir pour l’analyser.

Le cours d’action et l’anthropologie cognitive située

33Avec la démarche dénommée « le cours d’action », et née des travaux initiaux conduits avec Leonardo Pinsky entre 1973 et 1988, J. Theureau se réclame, quant à lui, d’une anthropologie cognitive située qui vise une « connaissance scientifique de l’activité de travail comme mettant en œuvre et construisant à chaque instant des compétences » (Theureau, 2000, 1), et qui débouche sur des recommandations ergonomiques. Theureau situe son approche dans le paradigme constructiviste de la cognition, encore nommé « paradigme de l’autopoïèse, des systèmes vivants et de l’énaction », en référence aux travaux de Varela et également en lien avec ceux de Peirce. Cette démarche s’adosse à d’autres référents théoriques très nombreux (Ricœur, l’éthnométhodologie, Chomsky etc.).

34L’activité de travail est conçue comme un « tout dynamique» qui associe émotion, attention, perception, action, communication et interprétation, et qui « change continuellement (du fait de l’expérience acquise par les acteurs dans leur situation, de la nouveauté relative de l’action, de son caractère à la fois individuel et collectif (même lorsque l’acteur est isolé, son activité a des aspects publics), incorporé et situé. L’activité mettant en jeu toute l’expérience de l’acteur et des acteurs en société ne relève donc pas seulement d’une « connaissance de la tâche » (Theureau, 2000).

35Les « objets théoriques d’étude de l’activité humaine » sont le cours d’action et les COAE-types (cours d’actions et événements-types), que l’auteur aborde à partir des concepts de « pattern de perception-action » proposé par Varela et du « schème opératoire » de Piaget. Le cours d’action est présenté comme un objet théorique proche de l’activité telle que la définit la psychologie, notamment du point de vue vygotskien (Vygotsky, 1985). Pour Theureau, la description de l’activité doit être effectuée du point de vue de la dynamique interne de l’acteur. Le cours d’action est « l’activité d’un (ou plusieurs) acteurs engagés dans une situation qui est significative pour ce (ou ces) dernier(s) c’est-à-dire montrable, racontable et commentable pour lui (ou par eux à tout instant, moyennant des conditions favorables » (Theureau, 2000).

36La prise en compte de la signification des actions par les acteurs est centrale. L’analyse du cours d’action se fait dans le cadre d’une sémio-logique inspirée de C.S. Peirce qui propose de repérer les unités significatives de l’activité à partir d’un enchaînement de signes triadiques, mettant en relation un objet, un représentamen (c’est-à-dire le point de départ d’une interprétation de sens) et un interprétant. Theureau, en intégrant ce troisième terme, cherche ainsi à dépasser l’approche dichotomique en signifiant/signifié.

37D’un point de vue méthodologique, la démarche s’appuie à la fois sur l’observation des comportements des acteurs et sur un recueil de leurs verbalisations à partir d’un outil central, l’entretien d’autoconfrontation qui permet de « documenter l’expérience » ou la conscience préréflexive de son vécu par l’acteur à chaque instant de son activité. Il s’agit de présenter à l’acteur, immédiatement après l’action, un enregistrement vidéo de son comportement, et de lui proposer de commenter les cognitions pendant l’acte. Les interviews de confrontation consistent à présenter ces mêmes interviews à un observateur naïf. Cette méthode, créée par Von Cranach (Theureau, 2004, 43), joue un rôle essentiel dans l’analyse du « cours d’action ». Theureau propose en outre un second type d’entretien (entretien d’autoconfrontation de second niveau) qui se déroule après le premier et a pour objectif de « développer une collaboration entre l’acteur et le chercheur dans l’analyse de l’activité ». Mis en face de l’enregistrement de son comportement au cours de l’entretien d’autoconfrontation, l’acteur s’en sert pour déployer d’autres dimensions de son expérience. L’autoconfrontation permet par exemple de montrer comment des aiguilleurs et chefs de régulation de trains de banlieue s’intéressent non seulement aux trains mais aussi aux usagers, contrairement à ce qu’aurait pu laisser croire le seul film de la situation. Toutefois l’entretien d’autoconfrontation par le moyen de la vidéo n’est pas pour Theureau le seul moyen de procéder à une analyse de l’activité, puisqu’il utilise également la « verbalisation simultanée » (l’acteur parle en même temps qu’il travaille), et la « verbalisation interruptive » où l’acteur est interrompu dans son activité afin de répondre aux sollicitations de verbalisation (Theureau, 2004, 103). Enfin Theureau préconise aussi l’entretien d’explicitation tel qu’il est proposé par P. Vermersch. L’entretien d’autoconfrontation est donc une des composantes d’un ensemble de méthodes qui constitue un dispositif d’analyse de l’activité : l’ « observatoire », quelquefois aussi appelé « palimpseste multimédia ».
Si les usages de cette démarche sont avant tout ergonomiques, et donc globalement dirigés vers la « conception de nouvelles situations de travail » (Theureau, 2004, 19), ils peuvent être aussi d’un apport intéressant pour la formation. L’ergonomie et la formation sont d’ailleurs présentées comme « deux technologies en construction, inter-sécantes et complémentaires » (Theureau, 2000, 1). Une étude portant sur l’activité de liquidation de dossiers maladie sur ordinateur dans une mutuelle, qui a mis en évidence les microdécisions dans la saisie et le processus de genèse et de rectification des erreurs a, par exemple, également été utilisée pour la formation des opérateurs (Theureau, 1996). L’analyse du cours d’action est aussi et surtout un moyen d’analyser et de développer les compétences ainsi que l’apprentissage situé et l’apprentissage médié sur le tas, c’est-à-dire des modalités de formation qui supposent l’intervention d’un tuteur dans le cadre de formations professionnelles incluant un passage par les situations de travail (Theureau, 2000, 20). À cela s’ajoutent par exemple des travaux comme ceux de Durand (1996) qui se réfèrent à l’ensemble de ceux qui se réclament de l’action ou de la cognition située (avec la volonté de se démarquer des approches computationnelles et d’une étude décontextualisée de la cognition), en les mobilisant comme cadre d’analyse de l’activité des enseignants en milieu scolaire.

La psychodynamique du travail

38Le courant de l’analyse psychodynamique des situations de travail est issu de la psychologie, de la psychiatrie et de la psychanalyse, et il fut plutôt repérable initialement sous le titre de psychopathologie du travail. Un « renversement théorique » a conduit la psychopathologie du travail, après des recherches sur les pathologies mentales dues au travail, à tenter de comprendre quelles stratégies les acteurs mettent en œuvre dans le travail quotidien pour ne pas se laisser affecter par ces pathologies (Dejours, 1993). L’arrière-plan psychanalytique de ce courant propose de penser souffrance et plaisir dans un « rapport singulier à l’inconscient » (Dejours, 1993, 201) et celui de la psychopathologie du travail (Le Guillant, Bégoin, Veil, Sivadon etc.) de considérer la souffrance psychique comme une résultante du rapport des acteurs à l’organisation du travail. Le concept de normalité souffrante sous-tend un ensemble de travaux qui portent sur les stratégies défensives construites par un collectif d’acteurs pour lutter contre les contraintes pathogènes du travail.

39Ces travaux mettent également en évidence le rôle primordial de l’échange pour expliquer comment ceux qui travaillent peuvent, malgré les contraintes qu’ils rencontrent, maintenir leur santé psychique (Dejours, 1995b). Les tensions entre organisation prescrite du travail et travail réel qui peuvent produire de l’aliénation ne peuvent être affrontées sans que soient réunies des conditions d’intercompréhension, de débat, et sans que soient surmontés un certain nombre d’obstacles à la prise de parole et à l’écoute authentiques (ce que C. Dejours nomme la dimension déontique du travail).

40L’analyse de la distinction travail/hors travail (Dejours, 1993, 251) inscrit la psychodynamique comme apport à la psychologie pathologique en général : « Le rapport subjectif au travail pousse ses tentacules bien au-delà de l’espace de l’atelier, du bureau, ou de l’entreprise, et colonise en profondeur l’espace hors-travail » (Dejours, 1993, 252). Ce courant met en évidence l’importance du facteur humain (Dejours, 1995, 60-63) et montre que dans le rapport subjectif au travail, la complémentarité d’un « jugement d’utilité » et d’un « jugement de beauté » portant sur le travail lui-même, et par retour sur la reconnaissance de soi au travail, est arrimée à des enjeux d’identité, d’attribution et d’appartenance.

41La psychodynamique considère également l’analyse en terme d’intelligence mobilisée au travail (Davezies, 1993). La ruse, la tricherie qui caractérisent le travail réel mobilisent une forme d’intelligence qui est aussi intelligence du corps, des sens, et intelligence de ce qui n’est pas maîtrisé. C’est surtout sur ce registre que la psychodynamique du travail contribue à l’exploration des processus qui font du travail une expérience formatrice.

42Sur le plan méthodologique, l’enquête est ici construite à partir de l’analyse de la demande du collectif de travailleurs concernés. Seule une population qui exprime une demande peut faire l’objet de l’enquête, mais l’analyse des situations conduites par des chercheurs n’a pas pour but de fournir une réponse directe à cette demande. La subjectivité du chercheur est clairement engagée dans une démarche dans laquelle sa position d’extériorité rend possible la verbalisation des acteurs, et sa cible est l’analyse du rapport d’un collectif au travail, à travers le système défensif mis en œuvre dans une organisation du travail donnée. L’analyse peut déboucher sur des modifications au sein du collectif – sachant que les « solutions concrètes (…) n’appartiennent qu’aux seuls acteurs » – (Dejours, 1993, 191) et relèvent donc d’une recherche-action. Le matériel de l’enquête en psychodynamique est à la fois constitué par le commentaire des travailleurs sur le contenu de leur demande et par celui des chercheurs. Il s’agit donc d’une « observation commentée » ou d’une « observation de l’intersubjectivité » (Dejours, 1993, 198). Ce qui est finalement visé, c’est la possibilité pour les acteurs de penser leur situation, et leur rapport au travail, avec les conséquences qui en résultent « sur le hors travail et leur vie tout entière » (Dejours, 1993, 198).
C. Dejours précise (1993, 9) que son approche n’est pas consacrée à un objet strictement délimité et qu’elle peut, partant de l’analyse des rapports entre souffrance et travail, avoir des implications « dépassant le domaine de la psychologie et de la médecine », et une portée « anthropologique ». Ces différents angles de lecture du travail réel sont intéressants lorsqu’on se situe sur le registre du développement et de la formation. La prise en compte de la normalité souffrante, de l’organisation réelle du travail et des stratégies collectives de défense milite pour des modalités pédagogiques de type « analyse des pratiques » et légitime l’importance de différentes formes d’accompagnement des personnes en formation lorsqu’elles sont impliquées dans un milieu professionnel. Actuellement la psychodynamique peut être intégrée notamment à la formation des médecins du travail.

De l’analyse des activités à l’analyse des pratiques

43En périphérie et quelquefois en intersection et en résonances fortes avec ces différentes approches, tout un ensemble de travaux relève du champ de l’analyse des pratiques. On pourrait penser que l’expression « analyse des pratiques » différencie les publications qui portent sur le travail des enseignants (Alet, 2004 ; Blanchard-Laville, 1996, 2001 ; Perrenoud, 2000 ; Abraham, 1972) de celles qui portent sur d’autres professions. La frontière n’est peut-être pas là. L’analyse des pratiques constitue plutôt un cadre d’échanges entre des acteurs, pouvant ensuite être repris dans une perspective de formation orientée, par exemple, vers le co-diagnostic, la résolution de problèmes ou le travail sur les identités professionnelles. L’analyse de l’activité serait plutôt, quant à elle, une méthode d’analyse pilotée par des experts qui auraient construit des concepts et des méthodes d’investigation scientifique pour explorer les activités humaines au travail, avec ou sans la participation des professionnels.

44Le n° 160 d’Éducation Permanente coordonné par R. Wittorski, intitulé « L’analyse des pratiques » est éclairant à cet égard. On y trouve des auteurs qui sont présents dans d’autres numéros thématiques de revues déjà cités et consacrés à l’analyse des compétences, du travail, de l’activité (Wittorski, Vermersch…). L’éditorial (n° 160, 5) définit l’analyse des pratiques comme une « réflexion (souvent appelée analyse) menée par des professionnels au sujet de leurs propres pratiques (…) objet d’un intérêt grandissant dans l’espace de la formation comme dans celui du travail » qui jouerait « un rôle d’articulation entre deux espaces traditionnellement disjoints ». Il est intéressant de remarquer que les hypothèses proposées pour rendre compte du développement de l’analyse des pratiques sont en partie les mêmes que celles que nous avons présentées à propos de l’analyse des activités, puisque l’analyse des pratiques est liée à des « enjeux de professionnalisation d’activités » et au « développement de nouveaux modes de formation plus articulés aux situations de travail » (Wittorski, 70). L’exploration des quelques courants proposés précédemment montre que les chercheurs y délimitent leur rôle propre tout en associant, le plus souvent, les professionnels au processus de production de connaissances nouvelles sur l’activité, tandis que lorsqu’elle est intégrée à l’analyse des pratiques, l’analyse de l’activité s’inscrit dans des perspectives de professionnalisation ou d’aide au changement. La « mise en récit » et la « formalisation » rapprochent encore analyse des activités et analyse des pratiques puisque, de différentes façons, la verbalisation en est toujours la condition ou l’instrument. M. Altet définit pour sa part l’analyse des pratiques comme un dispositif de formation instrumenté par des « savoirs-outils » issus de modèles théoriques qui se situent dans des champs diversifiés (Altet, 2004). Dans cette optique, on peut considérer que les travaux sur l’activité peuvent outiller les formateurs dans la construction de leurs dispositifs d’analyse des pratiques, comme le montre F. Gomez (2004). C’est, par exemple, le cas de formations à visée d’analyse des pratiques qui mobilisent les théories de l’activité (clinique de l’activité, psychodynamique du travail didactique professionnelle) dans le cadre d’ateliers d’écriture sur l’activité (Fath, 1994, Champy-Remoussenard, 2003).
Si la frontière est parfois difficilement perceptible entre analyse des pratiques et analyse des activités, c’est parce que les méthodes d’analyse des activités donnent lieu à des démarches qui, tout comme celles d’analyses de pratiques, visent finalement l’échange entre les acteurs et la transformation de l’expérience de travail. Méthodes scientifiques de production de connaissances nouvelles ou outils de professionnalisation, analyse des activités et analyse des pratiques peuvent-elles par conséquent encore longtemps ignorer leurs territoires communs, notamment eu égard à l’usage qu’en font les professionnels de l’éducation et de la formation ?

Transversalités épistémo-méthodologiques

45Des zones de complémentarités paradigmatiques mais aussi des turbulences épistémologiques se dessinent dans cet archipel de travaux sur l’activité. Les transversalités qui méritent d’être mises en exergue permettent de considérer que ces approches nées sensiblement à la même période, bien que distinctes, sont parfois moins éloignées qu’il n’y paraît, et qu’elles présentent même des points communs majeurs.

46Tout d’abord, ces courants mettent surtout, à leur façon, en évidence le postulat d’une certaine opacité de l’activité de travail, la résistance qu’elle oppose à la perspective purement analytique, sa complexité, et c’est sur ce registre que se rejoignent peut-être le plus évidemment les usages qui sont faits d’arrière-plans paradigmatiques, de concepts, et de finalités épistémologiques par ailleurs assez différents. Car, du coup, l’activité de travail constitue un objet complexe qu’il est malaisé voire impossible de modéliser. On voit bien ainsi que la réflexion à partir de l’écart entre la tâche et l’activité, le prescrit et le réel a un statut dans chacun de ces travaux. Chacun d’entre eux tente de la dépasser, de la complexifier, de la déployer, en mobilisant le concept de réel de l’activité, d’usage de soi, etc. Aucune de ces approches ne s’inscrit par conséquent dans une approche expérimentale. L’étude de l’activité réelle est soit une étude à partir de l’activité en situation, soit à partir des verbalisations que les acteurs produisent pendant ou à propos de l’activité et de la perception qu’ils en ont.

47Dans la plupart de ces démarches, l’analyse est, au moins en partie, élaborée à partir des formes de verbalisation des acteurs (mise en mots, mise en récit, explicitation…), ce qui donne à la parole des acteurs une place centrale. À cela s’ajoutent, dans plusieurs cas, des formes d’observation, mobilisant l’image vidéo (Albero, 2004 ; Linard, 1980), et associant le plus souvent le regard des acteurs sur l’image de l’activité à certaines formes de verbalisation (commentaires, ré-adressages, debriefings, débats). Ces démarches sont loin de la perspective d’analyse scientifique du travail taylorienne. Il ne s’agit jamais d’observations exclusivement externes de l’activité. Les acteurs des situations de travail participent à l’observation de leur propre activité. Ils contribuent au recueil des données et à leur interprétation. Parler ou écrire son activité est une démarche centrale dans tous ces courants, ce qui les relie à différents travaux de la sociolinguistique (Boutet, 1995 ; Falzon, 1994). Les moments, les modalités et les objectifs de la verbalisation peuvent varier, mais, dans tous les cas, les acteurs sont conduits à des verbalisations différentes de celles qui se feraient sans la médiation d’une méthode et d’un expert. En outre, le rapport entre ce qui est attesté et ce qui peut être vérifié est toujours ici à l’arrière-plan. Les traces ou les verbalisations de l’activité collectées, même soumise à un cadre interprétatif, doivent finalement pouvoir constituer des sortes de preuves. Le racontable, le descriptible, le commentable, l’accountability ou descriptibilité au sens de l’ethnométhodologie sont des perspectives récurrentes dans ces démarches.

48Le statut des acteurs qui vivent les situations de travail constitue une dimension-clé dans la construction de la connaissance sur l’activité. Dans les démarches décrites, les professionnels des champs d’activité à propos desquels sont construites des connaissances nouvelles sont considérés comme des acteurs. Les chercheurs leur donnent un rôle la plupart du temps décisif et central dans cette élaboration de connaissances nouvelles. Le projet d’Odonne est de « redécouvrir » la « parole ouvrière » et à travers elle l’activité ouvrière. De là naît le concept de « communauté scientifique élargie » qui fait des professionnels les protagonistes de la recherche. Theureau écrit que la description de l’activité ne doit pas être « monopolisée par l’observateur scientifique » mais doit aussi être « le fait des acteurs » et que « l’observation doit être conçue comme une interaction entre l’observateur et les acteurs » (Theureau, 2000, 6). Il s’agit de développer une « collaboration entre l’acteur et le chercheur dans l’analyse de l’activité ». À partir de l’irréductibilité de la position en première personne pour la production des connaissances sur le vécu de l’action, Vermersch a mis en évidence un statut de co-chercheur, et Y. Clot rappelle que « ce qui compte, c’est que les sujets “observés” dans leur travail par l’intervenant puissent devenir les observateurs de leur propre activité » (Clot, 2001, 10). Les résultats de l’enquête en psychodynamique sont avant tout validés ou invalidés par le collectif de travailleurs (Dejours, 1993, 200). De son côté, Y. Schwartz (1985, 857) insiste sur le fait que « l’expérience des forces productives anticipe toujours les concepts abstraits qui cherchent à les connaître » et montre à quel point l’expression de « communauté scientifique élargie » proposée par Oddone « manifeste la présence en première personne de ceux dont la connaissance a ambition de parler » (Schwartz, 1988, 859). L’attention portée au statut de l’acteur dans ces démarches et le postulat de sa participation active à l’élaboration des connaissances sont constants. Comme l’expliquent Baudouin et Friedrich (2001, 8), on reconnaît « aux sujets une capacité de connaître et d’interpréter les situations et les interactions, sans pour autant renoncer à une posture scientifique distanciée ».

49Cependant, dans toutes ces démarches, c’est dans le cadre d’une intervention conjointe ou croisée de l’acteur de la situation de travail et de l’expert (chercheur positionné dans tel ou tel courant de l’analyse de l’activité) que s’effectue le retour sur l’activité. Le statut de ce chercheur intervenant varie, mais l’interaction entre les deux types d’acteurs joue toujours un rôle fondamental. On peut donc dire que ces dispositifs intégrés ou non dans des dispositifs de formation produisent des connaissances sur l’activité, au cours d’une interaction spécifique entre acteurs de la communauté scientifique et acteurs des situations de travail. Dans certains cas, c’est à partir d’un dispositif à finalité de formation que sont recueillis des matériaux ensuite utilisés pour une analyse de l’activité (Vermersch, 2004 ; Faingold, 1999). Comme le remarque Theureau (2004, 9), les pratiques d’analyse du travail « sont loin de constituer seulement des pratiques d’expert ». Du point de vue épistémologique, on a donc ici une convergence entre les courants, avec des déclinaisons différentes selon les objectifs de chacun d’eux.

50Cette interaction qui prend des formes collaboratives différentes s’inscrit dans un cadre, un contexte, un lieu, et une déontologies spécifiés. « Il n’y a pas d’espaces neutres de mise en mots » (Schwartz, 1997, 30). Le contexte dans lequel est produite la parole des acteurs à propos de leur activité constitue par conséquent une donnée primordiale lorsqu’on tente de comprendre de quelle manière elle donne accès au travail réel. Il est porteur tout à la fois des limites et des potentialités des démarches mises en œuvre. Comme le montre également G. Fath (1993), il s’agit de savoir « de quel discours sur la pratique s’emparer pour le soumettre à l’élaboration théorique ». Liée à cette place faite aux acteurs, une sorte de déontologie des démarches est donc définie, donnant lieu au « contrat de collaboration » chez Theureau, au « contrat de communication » chez Vermersch, etc. La collaboration engage l’acteur, et cet engagement ou cette implication plus ou moins risqués se trouvent donc pris en compte comme une donnée de la démarche de recherche elle-même, ce qui donne toute sa portée au terme « clinique » parfois employé par ces auteurs pour qualifier leur approche de l’activité.

51La construction de la réflexivité est une autre dimension transversale. Des auteurs parlent quelquefois de maïeutique pour décrire, comme c’est le cas dans certains courants de l’ergonomie française (Falzon & Teiger, 1999), les démarches par lesquelles les acteurs, sujets, opérateurs etc. revivent leur activité, la décrivent, la commentent, la redécouvrent, l’analysent parfois dans toute sa complexité, en accédant à un autre regard, un autre point de vue sur celle-ci. Ce qu’on peut aussi qualifier d’accès à la réflexivité passe par les différents moyens qui ont été décrits. Le récit ou le texte support du récit peuvent jouer un rôle analogue à celui de l’image, au sens où ils permettent à l’acteur de revoir la situation, de « re-visionner le film ». L’entretien d’explicitation rend possible aussi une « représentification » du vécu. Toutes ces démarches génèrent une posture réflexive parce qu’elles donnent la possibilité de ré-évoquer ou de ressaisir mentalement la situation qui est analysée dans une perspective directe ou indirecte de développement du potentiel de l’activité ou de transformation de la relation à l’activité.
L’analyse de l’activité doit aussi être située dans la problématique des liens entre la fonction des sciences humaines et sociales dans notre société et le changement social. Une partie de la perspective ergonomique reconnaît à l’analyse de l’activité une importance pour la modification des pratiques, ce que reprennent le courant du cours d’action, la psychodynamique du travail et la didactique professionnelle. La perspective de transformation de leurs milieux de travail par les acteurs eux-mêmes est centrale dans les travaux d’Y. Schwartz et d’Y. Clot, en raison du statut que l’analyse de l’activité donne dans ce cas au collectif de travail impliqué, au-delà de la contribution apportée par des individus. Le chercheur construit alors à la suite de sa production conceptuelle une activité d’intervention en direction des acteurs des situations de travail qui débouche plus ou moins directement et se réclame plus ou moins fortement d’une transformation potentielle de leurs pratiques [6], orientée vers leur santé, leurs conditions de travail, leur rapport subjectif à leur activité, le sens qu’ils lui attribuent, ou l’impact sur un collectif, son histoire et sa dynamique d’évolution etc.
Le fait que l’activité occasionne sans cesse des apprentissages et produise des savoirs nouveaux est une donnée majeure pour ceux qui travaillent dans la perspective de la formation et de la professionnalisation des acteurs. Ce processus est en quelque sorte inclus, induit même, par la production de connaissance sur l’activité. Certains courants s’y intéressent de façon centrale (la didactique professionnelle) et d’autres de façon plus périphérique. La perspective de formalisation des savoirs d’action (Barbier, Berton & Boru, 1996), qui constitue une préoccupation majeure dans le champ des pratiques de formation, est comme incluse dans ces différentes démarches. L’activité contient les savoirs d’action et l’accès à l’activité pose les questions de la formalisation des savoirs d’action, de ses modalités, et de ses limites. Dans une perspective plus large, l’activité s’intègre dans la forme éducative de la société (Charlot, 1987). L’activité de travail est en effet une instance éducative complémentaire ou concurrente à celle de l’école. Elle peut même être une « école parallèle » qu’il convient de prendre en compte dans l’analyse de tout processus éducatif.

Perspectives

52On a pu remarquer que les publications privilégient la présentation de travaux se référant à un même courant et confrontent des travaux résultant de plusieurs d’entre eux. Tentons cependant de repérer un tant soit peu la manière dont ils se situent les uns par rapport aux autres.

53D’un point de vue épistémologique, l’activité peut être considérée comme un concept à la frontière des approches disciplinaires, un concept « intégrateur » (Barbier & Durand, 2003 ; Barbier & Galatanu, 2004, 80) qui « n’appartient primitivement à aucun champ particulier » et qui est situé « au point de convergence de plusieurs disciplines scientifiques » (Schwartz, Faïta & Vuillon, 1997, 296). J.M. Baudouin et J. Friedrich montrent que les théories de l’action ne se donnent, pas plus que celles de l’activité, à saisir comme « une école de pensée ou un paradigme unifié » (Baudouin & Friedriech, 2001, 7). Le concept d’activité semble donc pouvoir faire l’objet d’une lecture et d’une prise en compte pluridisciplinaires et multi-référentielles. Mais existe-t-il pour autant une possibilité pour faire dialoguer, mettre en débat, articuler ces différentes approches ? Souvent elles-mêmes issues d’influences disciplinaires croisées - comme on l’a montré en dessinant les arrière-plans théoriques de chacune d’entre elles -, pourraient-elles éventuellement s’allier pour produire un enrichissement de la production de connaissance sur l’activité ? La terminologie contribue sans doute, nous l’avons vu en préambule, à rendre ce terrain instable et peu propice à l’instauration de ce type de discussions.

54En explorant les écrits dans ce domaine, on trouve sporadiquement des réflexions sur des possibilités de dialogue ou, à l’inverse, sur les difficultés de rencontre entre les différents courants. La discussion est ainsi amorcée par Y. Clot, quand il situe la clinique de l’activité par rapport à la psychodynamique (Clot, 2000), par rapport à l’entretien d’explicitation (Clot, 2000, 138-143) ou par rapport à la didactique professionnelle (Clot, 2000, 137). Dans sa note d’interprétation réalisée après le séminaire « Regards croisés sur l’activité : questions méthodologiques » (décembre 2004), qui a réuni Y. Clot et P. Vermersch [7], J.L. Gouju, du Gediap (groupe d’étude en didactique et intervention dans le domaine des activités physiques et sportives), conclut que les usages « métissés » des deux approches semblent moins évidents après les échanges qui ont eu lieu entre les deux chercheurs. Les « postures épistémologiques » (Gouju, 2005) différencient peut-être plus nettement encore les deux courants que les méthodologies qu’elles proposent. La clinique de l’activité propose des « outils propédeutiques d’intervention sur un collectif qui en fait la demande ». Il s’agit de travailler sur le pouvoir d’agir. L’entretien d’explicitation vise, lui, avant tout, l’accès à la connaissance du vécu singulier d’une personne.

55Des tentatives pour croiser les approches existent cependant, comme dans l’ouvrage Action et identité : enjeux pour la recherche en formation (2001), où, dans l’introduction, E. Bourgeois insiste sur l’usage croisé, peu habituel et pourtant assez convaincant d’outils d’analyse empruntés à des champs disciplinaires fort différents (linguistique, sociologie du travail, ergonomie, psychologie cognitive etc.) pour rendre compte du sujet en activité dans une situation donnée. Concernant la pluridisciplinarité, Y. Schwartz (1985) montre que, dès 1945, G. Friedmann appelle de ses vœux « les recherches collectives d’équipes fraternelles ». Dans l’approche ergologique, Y. Schwartz propose de mobiliser des éclairages disciplinaires croisés, et montre comment ils permettent seuls la compréhension des différentes dimensions du travail (Schwartz, 1987, 850-855). Mais, si les références qui les nourrissent sont la plupart du temps pluridisciplinaires, les travaux qui font référence à plusieurs de ces courants ne sont toutefois pas les plus nombreux. Ils résultent plutôt d’orientations prises individuellement par des chercheurs, comme P. Astier, qui cite à la fois Clot, Vermersch, Theureau, Oddone (Astier, 2003).

56Du côté des méthodes d’accès et de formalisation de l’activité, on perçoit quelquefois des jeux d’influence qui voient une technique évoluer au contact d’une autre. À titre d’exemple on peut s’arrêter sur les évolutions la méthode ETED (emplois type étudiés dans leur dynamique), créée au Céreq par Nicole Mandon et qui est, comme son nom l’indique, une démarche visant surtout à identifier et à caractériser des emplois-types, donc des regroupements de situations de travail qui présentent le même rôle socio-productif et les mêmes démarches spécifiques. Initialement mobilisée dans une perspective d’ingénierie de la formation, elle a contribué à la formation d’un certain nombre de professionnels de la formation en matière d’analyse du travail et visait surtout la caractérisation des savoirs requis pour exercer l’activité. La lecture du programme d’activités du département « Travail et formation » du Céreq (2004) montre qu’elle se rapproche désormais des approches théoriques et méthodologiques « dites de l’action et de la cognition située », et inclut l’expérimentation d’un nouveau « dispositif de participation des agents à l’étude de leur activité et à la production de savoirs sur celle-ci faisant appel à la vidéo » (Céreq, 2004), rejoignant les courants de l’analyse de l’activité que nous venons d’évoquer (Cadet & Mahlaoui, 2005). On peut, dans ce cas, repérer une sorte de mouvement de fertilisation mutuelle entre des approches au départ très distinctes, suscité par des chercheurs qui les utilisent plutôt que par ceux qui en sont les fondateurs.

57Un écart se creuse d’évidence entre le projet de confronter, et peut-être d’associer la diversité des approches proposées et la conduite effective de travaux ancrés dans cette perspective. Il ne suffit pas que « des passages praticables existent », encore « faut-il pouvoir les emprunter », comme le signale Anni Borzeix (1994, 415) évoquant les différences et les parentés entre travaux sur l’activité relevant tous plus ou moins du paradigme de la cognition située. En fait, on peut se demander si l’intérêt qu’il y aurait à croiser ces démarches correspond potentiellement plutôt à un besoin des praticiens ou à un besoin des milieux scientifiques ? Les usages de ces méthodes et quasi-méthodes s’adossent aux travaux « théoriques » qui leur sont associés, mais les praticiens prélèvent dans toutes ces démarches qui les intéressent ce qui leur paraît le plus utile… Peut-être que c’est de leurs pratiques que surgiront des croisements, des débats qui n’ont pas tous eu lieu encore dans le champ scientifique ?

58L’analyse ou la production de connaissance sur l’activité est tout particulièrement intéressante pour certaines pratiques du champ de la formation, comme un certain nombre de publications en témoignent. L’analyse des recours effectifs à ces courants théoriques sur le terrain reste à faire. Sur ce registre, des enquêtes restent à conduire pour savoir précisément s’il est fait usage de ces travaux et de quelle manière (dans la formation des formateurs, des cadres des institutions du champ de la formation, et dans les formations universitaires professionnalisantes : licences professionnelles, DU, Master…). Le plus souvent, les formations « dérivées » le sont soit à partir des courants eux-mêmes qui donnent naissance à des structures associatives qui les relaient (c’est le cas, on l’a vu, pour les techniques d’explicitation et pour l’APST), soit à l’initiative des acteurs et des institutions qui repèrent l’intérêt de ces approches et font appel aux chercheurs qui détiennent l’expertise dans tel ou tel domaine.

59Deux directions peuvent être globalement repérées dans les usages. Tantôt l’approche de l’activité se situe plutôt dans une perspective d’analyse des activités préalable et nécessaire à la conception des dispositifs de formation. Tantôt elle constitue une modalité de formation. L’usage de l’ingénierie de la formation a été largement évoqué déjà dans la première partie de cette note de synthèse. Ce n’est pas, globalement, sur ce registre que semblent se déployer surtout les travaux actuels relatifs à l’exploration de l’activité. Cependant, la perspective de construction de l’offre de certification et celle des référentiels d’activité professionnelle continuent à poser des questions méthodologiques majeures qui relèvent de ce type de travaux dans le cadre des nouveaux métiers, notamment dans le secteur des services, en partie parce que ceux-ci génèrent des formes de pluriactivité qui complexifient encore la problématique de l’analyse des activités (Maillard, 2004 ; Champy-Remoussenard, Higelé & Pagnani, 2004).

60La construction des stratégies pédagogiques de la formation professionnelle reste traversée par des préoccupations en lien avec l’analyse des activités. La question du statut de la construction de la réflexivité dans les dispositifs de formation s’y trouve posée. L’analyse des activités constitue-t-elle un objectif opportun pour la construction d’une stratégie de formation ? Quel est par conséquent le statut de la description, du récit de l’expérience, ou du récit de vie (Pineau) etc. dans la formation des adultes et plus largement dans les pratiques de professionnalisation ? L’absence de prise de distance souvent associée à une formation à visée étroitement adaptative, ne permet pas nécessairement que le travail puisse devenir « objet de parole et de pensée » (Jobert, 1993, 16), c’est-à-dire que l’activité réelle puisse être discernée, parlée, et que les apprenants soient aidés pour penser leur rapport au travail et par là même pour questionner son organisation (Jobert, 1993, 10).
La question des compétences des professionnels de la formation se pose dès lors qu’on constate que les théories de l’activité qui viennent d’être présentées ont leur place dans ce champ de pratiques. Faut-il aller jusqu’à faire l’hypothèse que, dorénavant, les compétences en matière d’analyse des activités professionnelles constitueraient des compétences-clés pour les professionnels de la formation (Parlier, 2001 ; Cahiers de Deauville, 1998) ?
Le recours aux travaux de recherche sur l’activité se décline en fait surtout dans certains types d’activités du champ de la formation. Ainsi la formation en alternance [8] paraît constituer un champ de pratiques propice (Martini & Mauduit-Corbon, 2001 ; Hahn et alii, 2005) en raison du statut de l’expérience de l’activité que fait l’alternant (Chaix, 1993), des modalités d’accompagnement et des questions posées par la formation des tuteurs, des enjeux d’une pédagogie en prise avec la réalité des situations de travail. Mais la transmission des savoirs et savoir-faire dans l’organisation, entre les générations de travailleurs qui nécessitent des modalités de formalisation de l’activité, pose actuellement des problèmes très sensibles, compte tenu de la physionomie de la pyramide des âges, qui justifie un intérêt pour des travaux qui proposent des modalités d’expression et d’analyse des activités et des compétences. La démarche des bilans de compétences souvent inscrite dans une perspective de gestion prévisionnelle des emplois et des compétences, est traversée par toutes les questions posées par l’analyse de l’activité. Enfin, l’exemple récent de la mise en œuvre de la VAE [9] est particulièrement intéressant notamment dans la façon dont les recherches sur l’analyse du travail sont convoquées dans la formation des professionnels impliqués, et dans le fait que le débat sur l’intérêt respectif de l’analyse de la parole des acteurs ou de l’observation des comportements observables se retrouve dans les choix d’outillage (cf. les choix diamétralement opposés de l’Afpa et de l’EN sur ce point). Des publications mettent d’ores et déjà explicitement ou indirectement en débat le lien entre analyse de l’activité et mises en œuvre de la VAE (Ollagnier, 2003). Dans le cas de la VAE, la nature des pratiques sociales et des textes législatifs qui les encadrent incite la réflexion à s’ouvrir sur la notion d’activité non professionnelle en détachant les concept d’acquis et d’expérience (Schwartz Y., 2004) du champ de l’activité purement professionnelle et en interrogeant par conséquent ses contours et ses limites.
Ainsi, ce bilan partiel évoque la possibilité de développer des travaux de recherche sur au moins deux registres. Tout d’abord des travaux d’épistémologie du champ de recherche en construction autour de l’analyse de l’activité, ensuite des travaux portant sur les usages des théories de l’activité dans les pratiques de formation et de formation de formateurs.

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Notes

  • [1]
    Au sens où la distinction entre activité et tâche désigne la tension irréductible entre travail réel et travail prescrit.
  • [2]
    Nous reviendrons plus loin sur la question de l’analyse des pratiques.
  • [3]
    Dans ses travaux, J. Theureau parle par exemple tantôt de pratiques, tantôt d’activités. Pour lui, la notion de travail est une spécification de la notion plus large de pratique. La notion de pratique englobe la notion de travail (1992 [éd. 2004], 8).
  • [4]
    Consultation en direction des populations européennes ouverte à ce sujet depuis 2001.
  • [5]
    À l’exception de la référence aux travaux italiens de I. Oddone, et en pointant les influences étrangères qui ont contribué à construire ces différentes approches (Vigotsky, Bakhtine, Peirce, Von Granach etc.).
  • [6]
    Les auto-médiatisations, méthode mise au point par B. Schwartz et conçue comme un outil de recherche-action, poursuit ce même objectif, et s’inscrit dans la continuité de l’intérêt porté par B. Schwartz à la parole et à l’écoute de « ceux que l’on n’écoute jamais ». À partir de ce principe, la connaissance des activités des acteurs est tournée à la fois vers la reconnaissance des compétences réellement construites dans les situations de travail et les changements qui, dans l’entreprise, permettraient d’en tenir compte, par enrichissement des activités et transformation des contextes de travail. Outil de dialogue et de connaissance mutuelle entre les acteurs, les auto-médiatisations veulent construire du lien social et favoriser la compréhension de situations floues et complexes. Ce dispositif d’écoute utilise les ressources de l’audiovisuel. Les acteurs s’expriment devant une caméra le plus librement possible et choisissent eux-mêmes les séquences qu’ils souhaitent ou non conserver pour élaborer un film qui servira ensuite de base de débat dans le collectif auquel il sera projeté.
  • [7]
    Dont le texte a été validé par P. Vermersch et Y. Clot (Expliciter, 59, mars 2005, pp. 19-21).
  • [8]
    Colloque européen de Bordeaux, « Alternance et complexité en formation », 16-18 mars 2000.
  • [9]
    À ce sujet, cf. le premier numéro de Savoirs, avec un dossier sur l’expérience et le texte de J. Aubret : « La validation des acquis de l’expérience » (Savoirs, 2003-1, pp. 57-66).
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