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Article de revue

Répression administrative et répression pénale : l’émergence d’un continuum répressif

Pages 41 à 48

Notes

  • [1]
    Cité par Charles Edouard Minet, Droit de la police administrative, Paris, Vuibert, 2007.
  • [2]
    Enrico Ferri, La sociologie criminelle, Paris, Félix Alcan, 1896.
  • [3]
    Marc-Antoine Granger, « La distinction police administrative / police judiciaire au sein de la jurisprudence constitutionnelle. Éléments de contribution tirés du commentaire de la décision « LOPPSI » du Conseil constitutionnel », RSC, n° 4, 2011, p. 789.
  • [4]
    Raphaële Parizot, « La distinction entre police administrative et police judiciaire est-elle dépassée ? », in Marc Touillier (dir.), Le code de la sécurité intérieure, artisan d’un nouvel ordre ou semeur de désordre ?, Paris, Dalloz, 2017.
  • [5]
    La loi du 23 janvier 2006 relative à la lutte contre le terrorisme semble marquer le point de départ de cette période.
  • [6]
    Sur le fondement des résolutions 1267 (1999) et 1373 (2001) du Conseil de sécurité des Nations unies.
  • [7]
    CJCE, 3 septembre 2008, affaires jointes C-402/05 P et C-415/05 P, Kadi et Al Barakaat International Foundation c. Conseil et Commission ; voir aussi T.P.I.C.E., 12 décembre 2006, Organisation des Modjahedines du peuple d’Iran c. Conseil, affaire T-228/02.
  • [8]
    Voir Julie Alix, « Réprimer la participation au terrorisme », RSC, n° 4, 2014 et « Les incriminations du financement du terrorisme en droit français », in Delphine Brach-Thiel (dir.), Le financement du terrorisme, Paris, L’Harmattan, 2019,.
  • [9]
    La loi du 30 octobre 2017 Renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme pérennise et inscrit dans le droit commun certains des dispositifs utilisés durant l’état d’urgence, instauré après les attentats du 13 novembre 2015.
  • [10]
    Serge Slama, « Du droit des étrangers à l’état d’urgence : des notes blanches au diapason », Plein droit, n° 2, 2018. Voir également Jean-Philippe Foegle, Nicolas Klausser, « La zone grise des notes blanches », Délibérée n° 2, octobre 2017.
  • [11]
    Elles sont simplement plus limitées dans le temps : l’interdiction de sortie du territoire est de six mois renouvelables, l’assignation dans un périmètre à trois mois renouvelables uniquement sur la production d’un élément nouveau.
  • [12]
    Maxence Chambon, « Une redéfinition de la police administrative », in Julie Alix et Olivier Cahn (dir). L’ hypothèse de la guerre contre le terrorisme, Paris, Dalloz, 2018, p. 148.
  • [13]
    Pierrette Poncela, « Les naufragés du droit pénal », Archives de politique criminelle, n° 38, 2016, p. 20.
  • [14]
    Aurélie Binet-Grosclaude, Mathieu Jacquelin « “Je vous arrête pour le crime que vous allez commettre” : dangerosité et droit en Angleterre et au Pays de Galles », in Geneviève Giudicelli-Delage, Christine Lazerges (dir.), La dangerosité saisie par le droit pénal, Paris, PUF, 2011.
  • [15]
    Danielle Lochak, « L’immigration saisie par le droit pénal », in Collectif, Politique(s) criminelle(s). Mélanges en l’honneur de Christine Lazerges, Paris, Dalloz, 2014.
  • [16]
    Depuis le décret n° 2020-264 du 17 mars 2020 portant création d’une contravention réprimant la violation des mesures destinées à prévenir et limiter les conséquences des menaces sanitaires graves sur la santé de la population jusqu’au récent décret n° 2020-1262 du 16 octobre 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de Covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire.
  • [17]
    Pour une analyse critique, Xavier Pin, « État d’urgence sanitaire et répétition d’infractions », RSC, n° 2, 2020.
  • [18]
    Voir l’article de Laurent Bonelli dans ce
    numéro.
  • [19]
    Ministère de la Justice, Réponse ministérielle du 22 septembre 2020 à la question n° 30545 posée par Mme Danielle Obono le 23 juin 2020, https://www.nosdeputes.fr/15/question/QE/30545.
  • [20]
    Julie Alix, « Radicalisation et droit pénal », Chronique de politique criminelle, RSC, n° 3, 2020.
  • [21]
    Olivier Cahn, « Sauriez-vous reconnaître le
    terroriste ? », Grief, n° 4, 2017,.
  • [22]
    Conseil constitutionnel, n° 2016-611, 10 févr. 2017, QPC, M. David P. [Délit de consultation habituelle de sites internet terroristes] et 15 décembre 2017, no 2017-682 QPC, M. David P. [Délit de consultation habituelle de sites internet terroristes II].
  • [23]
    Conseil constitutionnel, 19 juin 2020, n° 2020-845 QPC. Voir Julie Alix, « Aux confins de la répression pénale », Recueil Dalloz, n° 5, 2020, éditorial.
  • [24]
    Farah Safi, « La loi dite Avia est morte... pourvu qu’elle le reste ! », Droit pénal n° 9, 2020.
  • [25]
    Rappelons que le Conseil constitutionnel n’avait toutefois validé que sous réserve que ces mesures demeurent administratives et ne soient pas judiciarisées. Cette exigence est devenue lettre morte à mesure que la judi-ciarisation a été validée sous réserve que les preuves obtenues lors des opérations de police administratives aient pu être débattues lors d’un débat contradictoire. Voir Guillaume Beaussonie, Antoine Botton, « Le contrôle de la police administrative par le juge judiciaire », Gazette du Palais, n° 3, 2018, p. 87 ; Jean-Marc Sauvé, « Le renseignement et son contrôle », [en ligne : https://www.conseil-etat.fr/actualites/discours-et-interventions/le-renseignement-et-son-controle
  • [26]
    Et, dans une moindre mesure, la lutte contre la délinquance sexuelle, mais en ce domaine, les mesures de police administratives sont encore peu, voire pas, exploitées.
  • [27]
    Dans le cadre du suivi socio-judiciaire introduit en la matière par la loi du 3 juin 2016 et rendu par principe obligatoire par la loi du 10 août 2020. Pierrette Poncela « Peines et prisons : la régression », RSC, n° 3, 2016, p. 565.
  • [28]
    Julie Alix, Olivier Cahn, « Au tournant de la punitivité en matière terroriste. À propos de la loi n° 2020-1023 du 10 août 2020 instaurant des mesures de sûreté à l’encontre des auteurs d’infractions terroristes à l’issue de leur peine et de la décision n° 2020-805 DC du 7 août 2020 », Lexbase pénal, octobre 2020.
  • [29]
    D’autant que le Conseil constitutionnel, qui a (quoique vainement) tenté d’introduire de la cohérence dans la distinction entre les mesures de police administrative et de police judiciaire, échoue à faire de même dans la distinction entre peines et mesures de sûreté, alors que la réflexion et la méthodologie pourraient être similaires. Conseil constitutionnel, 21 février 2008. Voir Christine Lazerges, « La rétention de sûreté : le malaise du Conseil constitutionnel », RSC, 2008, p.731.
  • [30]
    Par exemple, la violation des obligations de déclaration dans le cadre de l’inscription au FIJAIT est punie de deux ans d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende maximum. La loi du 10 août 2020 indiquait pour sa part que « la méconnaissance de ces obligations ou interdictions est punie de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende ».

1Le Code du 3 brumaire de l’an IV (25 octobre 1795) opérait une distinction entre deux formes de police, remplissant des missions complémentaires : « La police administrative a pour objet le maintien habituel de l’ordre public dans chaque lieu. Elle tend principalement à prévenir les délits. La police judiciaire recherche les délits que la police administrative n’a pu empêcher de commettre, en rassemble les preuves et en livre les auteurs aux tribunaux chargés par la loi de les punir » [1]. D’un point de vue théorique, police administrative et police judiciaire, prévention et répression constituent « les deux moments d’une même action » [2]. En amont, alors que le trouble à l’ordre public n’est encore qu’un risque, la prévention s’effectue par les outils du droit administratif, peu coercitifs. Lorsqu’il est advenu, au contraire, la réaction passe par le recours au droit pénal. Dans ce schéma classique, c’est le passage à l’acte (notion criminologique) qui définit le trouble à l’ordre public (notion administrativiste). Police administrative et judiciaire s’inscrivent dès lors dans un rapport de complémentarité chronologique, tout en exprimant une montée en puissance de la contrainte étatique.

2Cette partition a été retenue par le Conseil constitutionnel pour encadrer les pouvoirs répressifs des forces de l’ordre. Elle dessine « une sorte de “cartographie” des rapports entre les droits et libertés fondamentaux et les dispositifs policiers où, pour chaque chemin policier emprunté (à savoir police administrative ou police judiciaire), un certain nombre de limites constitutionnelles flèchent le parcours » [3].

3Or, cette doctrine apparaît largement dépassée, du fait des nombreuses zones d’intersection et des confusions apparues au cours des dernières décennies, à mesure que la répression pénale se faisait de plus en plus préventive et que la police administrative devenait de plus en plus répressive [4].

4À partir du moment où les frontières ont commencé à être poreuses, on a d’abord perçu une concurrence entre ces différentes formes de police, mais aussi une complémentarité qui resserre le maillage répressif. Leur continuité permet alors une circularité de la répression qui est au cœur de la problématique qui nous intéresse : qui réprime ? Quand réprime-t-on ? Que réprime-t-on ?

Concurrence

5Parce qu’elle poursuit une finalité préventive, la police administrative est certes une restriction des libertés (règlementation voire interdiction d’une manifestation sur la voie publique ou d’un spectacle, fermeture de débit de boisson, contrôle routier préventif), mais une atteinte mesurée. C’est une autre de ses différences avec la police judiciaire qui, parce qu’elle s’inscrit dans un cadre d’enquête pénal, offre des outils plus coercitifs (perquisition, garde à vue, écoutes téléphoniques, géolocalisations, infiltrations réelles ou numériques, sonorisation de lieux privés, etc.) pouvant déboucher sur une peine, la sanction ultime dans un État de droit libéral.

6Or, depuis une quinzaine d’années, la police administrative générale présente un contenu de plus en plus coercitif qui lui confère inévitablement une dimension répressive [5]. Ce mouvement est particulièrement net dans la lutte antiterroriste et s’observe notamment dans les mesures financières déployées au lendemain du 11 septembre 2001 ou dans les restrictions à la liberté d’aller et venir instaurées à partir de 2014, pour répondre à l’inquiétude des départs vers la zone irako-syrienne (puis des retours).

7Ainsi, se basant sur les rapports des services de renseignement, les Nations unies puis l’Union européenne ont élaboré des listes noires des individus ou des entités suspectés d’entretenir des liens avec le terrorisme ou de le financer [6], dont les établissements bancaires ont été ensuite sommés de geler les avoirs. Ce qui est caractéristique du tournant de la police administrative, mais aussi de l’avancée dans la répression qu’elle réalise. Si elle prétend prévenir des atteintes à l’ordre public (en l’occurrence, empêcher le financement du terrorisme), la mesure de police, par sa nature (geler les fonds ou les avoirs), ses effets (la privation d’accéder à son patrimoine) et sa durée (potentiellement illimitée), présente une dimension punitive indéniable. C’est d’ailleurs ainsi qu’elle est ressentie par ceux qui la subissent, et dont les recours ont conduit les juridictions de l’Union européenne à imposer un processus plus respectueux des droits de la défense et de la garantie juridictionnelle [7]. Ce dispositif administratif vigoureux supplante aujourd’hui largement la lutte judiciaire contre le financement du terrorisme, notamment parce qu’il est considéré par les agents de renseignement comme plus facile à mettre en œuvre, plus rapide et plus efficace [8].

8À côté de ces mesures de police patrimoniale, les interdictions de sortie ou d’entrée du territoire, le contrôle administratif des revenants de la zone irako-syrienne – complétées avec la loi SILT par les assignations à résidence dans des périmètres [9] –, constituent également des mesures de police administrative décidées par le pouvoir exécutif et fortement restrictives de liberté. Pourtant, ces mesures, à l’instar des précédentes, sont fondées sur des notes émanant des services de renseignement, c’est-à-dire sur des suspicions, qui n’ont pas à respecter les principes élémentaires du droit de la preuve et qui peuvent difficilement être écartées. Serge Slama relève ainsi que dans le contentieux en première instance des mesures de l’état d’urgence, la moitié des jugements rendus (349 sur 703) font explicitement référence à ces notes blanches [10]. Même si le Conseil d’État a progressivement durci ses exigences en la matière (en introduisant un débat contradictoire et en limitant leur valeur probante à des faits plutôt qu’à des interprétations ou des extrapolations), leurs effets sont là encore, similaires à ceux que pourrait produire une peine [11].

9Cette montée en puissance de la police administrative inscrit les répressions administrative et pénale dans un rapport de concurrence. Elle conduit en outre à s’interroger sur la véritable nature de cette police [12]. N’est-elle pas devenue une police administrative spéciale sans but défini et sans solide contrôle juridictionnel ? Est-elle toujours libérale ?

Complémentarité

10Cette concurrence est aussi complémentarité à deux égards au moins. D’une part, parce que si la répression pénale essaie désormais d’agir le plus souvent possible en amont de la commission des faits (l’anticipation), les mesures de police administrative permettent d’aller plus loin. Reposant sur des infra preuves, elles autorisent une réponse étatique là où le droit pénal ne permettrait pas encore de punir. D’autre part, parce que ces mesures sont prolongées par des mesures pénales qui sanctionnent leur non-respect éventuel.

11Dans un article paru en 2016, Pierrette Poncela mettait en lumière l’émergence d’une nouvelle catégorie d’infractions administrativo-pénales, « pour lesquelles le droit pénal est sous la dépendance de l’activité d’autorités administratives et l’accessoire de mesures de sécurité administratives » [13]. Elle faisait référence à la pénalisation de la violation des obligations ou interdictions administratives, qui est de plus en plus fréquente et fait de la sanction pénale l’accessoire de la mesure de police.

12Si cette conceptualisation prenait corps dans l’observation de la lutte contre le terrorisme, elle s’est désormais largement répandue au-delà. Elle concerne notamment les petits désordres urbains, comme au Royaume Uni, où la violation des Anti-Social Behaviour Orders – des mesures administratives expérimentées pour réprimer des comportements non pénaux comme la consommation d’alcool dans la rue, l’intimidation, l’errance, l’occupation de l’espace public, ou la fraude dans les transports – peut automatiquement conduire à des condamnations pénales (y compris à l’incarcération) [14]. Cette logique est également perceptible depuis longtemps dans le contentieux des étrangers, où le non-respect des mesures d’éloignement permet de pénaliser les contrevenants ou encore de les placer en détention provisoire, le temps de mettre en œuvre des mesures effectives d’éloignement du territoire [15].

13Mais c’est la crise sanitaire qui fournit l’exemple le plus actuel de ce mouvement. La loi d’urgence pour faire face à l’ épidémie de Covid-19 du 23 mars 2020 organise ainsi une répression graduée des infractions à la réglementation sanitaire, perçue comme l’alpha et l’oméga du respect de cette règlementation prolifique [16]. L’article L. 3136-1 alinéa 4 du code de la santé publique prévoit une punition crescendo à l’encontre notamment de ceux qui ne respectent pas les règles du confinement et l’obligation de se munir d’une attestation dérogatoire pour tout déplacement, pour s’achever, au stade ultime, par une correctionnalisation du non-respect répété de ces obligations (4 violations en trente jours), quand bien même les violations prendraient des formes différentes [17]. Les chiffres disponibles font ainsi état de 20,7 millions de contrôles entre le 17 mars et le 11 mai 2020, lesquels auraient débouché sur 1,1 million de contraventions [18]. Début août, le ministère de la Justice recensait 857 condamnations pour réitération de la violation de la réglementation sanitaire, précisant que « ce délit est par ailleurs souvent accompagné d’infractions connexes tels l’outrage ou l’usage de stupéfiants. Dans 48 % de ces condamnations, une peine d’emprisonnement a été prononcée, ferme ou en partie ferme dans 26 % des cas. La durée moyenne de l’emprisonnement ferme ainsi prononcé a été de 5 mois. Dans 28 % des cas, une mesure de TIG [travail d’intérêt général] ou de sursis TIG a été prononcée. La peine de jour-amende est également présente dans 11 % des cas, ainsi que l’amende dans 10 % des cas [19] ». Dit autrement, 220 personnes ont été condamnées à une peine d’emprisonnement ferme de cinq mois en moyenne, principalement pour n’avoir pas respecté les mesures sanitaires…

14La complémentarité de l’action administrative et pénale est ainsi source d’un surcroît de répression, quelle que soit sa forme ou sa qualification. Mais elle élargit celle-ci bien au-delà des comportements préparatoires au crime, vers des comportements désignés comme « déviants ».

Circularité

15Ces évolutions suscitent des interrogations sur la nature même de la répression et ses critères de déclenchement. Quelle est désormais la valeur du passage à l’acte ? Du trouble à l’ordre public ? Elles questionnent également sur les confusions qui naissent du dédoublement de la répression, puisque deux mesures similaires de contrôle peuvent être adoptées dans des cadres juridiques distincts, administratif ou judiciaire. Ainsi, les « revenants » de théâtres d’opération au Levant sont susceptibles de relever d’une mesure de police administrative (comme une assignation à résidence) décidée unilatéralement par le ministre de l’Intérieur ou bien d’un contrôle judiciaire ordonné par un juge d’instruction ou un juge des libertés et de la détention après un débat contradictoire au cours duquel l’individu aura été assisté par un avocat. Le choix de l’une ou l’autre de ces mesures reste largement entre les mains de l’autorité détentrice des informations de retour, c’est-à-dire le plus souvent le ministère de l’Intérieur.

16Mais au-delà de ces aspects inséparablement théoriques et pratiques, on souhaiterait maintenant mettre l’accent sur l’extension du filet répressif qui s’opère sur fond d’articulation entre mesures de police administrative et sanction pénale, et en particulier sur une circularité problématique de la répression à laquelle elle donne naissance.

17L’ambiguïté de cette relation entre répression administrative et pénale trouve des illustrations éclairantes dans le traitement de la « radicalisation islamiste » [20] et dans l’instauration de mesures de sûreté post-pénales pour prévenir les crimes dangereux.

18Du point de vue des autorités publiques, la « radicalisation » constituerait un « signal faible » du risque terroriste, c’est-à-dire une étape préalable à un éventuel passage à l’acte. Parmi les nombreux dispositifs qui ont vu le jour, la police administrative figure en bonne place : contrôle des entrées et sorties du territoire, mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillances (dites MICAS), expulsions, fermetures de lieux de culte, périmètres de sécurité, inscriptions au fichier de signalement pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT). Mais on perçoit également une volonté d’ériger la radicalisation (qui n’est pas un délit) en une forme d’« infra terrorisme » [21] qui deviendrait répréhensible. C’est par exemple ce qui se joue dans la tentative – deux fois repoussée par le Conseil constitutionnel [22] – de faire une infraction de la consultation des sites de propagande terroriste violente. C’est également le cas, en 2020, avec la pénalisation du recel d’apologie du terrorisme, c’est-à-dire de la détention, « en toute connaissance de cause, des fichiers ou des documents caractérisant l’apologie d’actes de terrorisme », punie de cinq ans d’emprisonnement et de 375 000 euros d’amende (portés à sept ans et 100 000 euros s’ils sont publiés en ligne et à dix ans d’emprisonnement et 750 000 euros lorsque le recel est commis de façon habituelle ou en bande organisée). Un délit également censuré par le Conseil constitutionnel [23]. Et à entendre les déclarations de certains responsables politiques au lendemain de l’assassinat de Samuel Paty, le 16 octobre 2020 à Conflans Sainte Honorine – et dans lequel les réseaux sociaux ont joué un rôle – il ne fait guère de doute qu’on reviendra assez vite sur les mesures répressives initialement proposées dans la Loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet (dite loi AVIA), que le Conseil constitutionnel, toujours lui, avait purgé d’une bonne part de son contenu [24].

19Les rapports de concurrence, puis de complémentarité entre mesures administratives et pénales semblent désormais laisser place à leur circularité. La loi renseignement, celle sur l’état d’urgence et la loi SILT avaient d’abord permis à la répression administrative de marcher sur les terres du droit pénal dont elle apparaissait comme un substitut moins garantiste [25]. Il est désormais acquis qu’elle constitue aussi un moyen de faire entrer dans le champ répressif des comportements et des actes que les principes fondamentaux du droit pénal libéral excluaient dans un premier temps d’appréhender sous une qualification pénale.

20Ainsi, il y a une dizaine d’années, la « radicalisation » ne constituait pas un problème juridique. Néanmoins, les inquiétudes qu’elle a suscitées – notamment après l’affaire Mohamed Merah en 2012 – ont progressivement conduit les gouvernants à tenter de la contenir par des mesures de police (blocage des sites, assignation à résidence, inscription au FSPRT). Cette policiarisation n’était qu’une première étape, un temps d’acclimatation à l’illégitimité de l’idéologie radicale (pour le moment islamiste) et un prélude à son illicéité. La pénalisation récurrente de la violation des mesures administratives ouvre ensuite la voie à une profusion de propositions législatives – pour le moment contenues par les juges constitutionnels, mais pour combien de temps ? – visant à faire des comportements réprouvés des délits à part entière. Dans ces conditions, mesures administratives et pénales se complètent moins qu’elles ne s’additionnent pour étendre le spectre du contrôle et de la répression étatiques.

21Cette circularité de la répression se clôture enfin dans la mobilisation, à côté des mesures de police administrative, des peines privatives de liberté (carcérales) et des peines de suivi (extra-carcérales), de dispositifs de sûreté post-pénaux destinés à prendre le relais des peines afin de maintenir un suivi à l’issue de la peine et, idéalement, de prévenir les passages à l’acte futurs. Une fois encore, la lutte contre le terrorisme a servi de laboratoire à ce mouvement [26]. En témoigne le cas des retours d’Irak et de Syrie. En amont de la répression pénale, on l’a vu, le pouvoir exécutif peut utiliser des mesures de contrainte administrative. Outre que leur non-respect est pénalisé, leur durée – limitée par les textes – a vocation à être prolongée, dans le cadre des poursuites judiciaires, par la détention provisoire puis une peine, prononcée le plus souvent pour participation à une association terroriste criminelle. Une peine assortie d’une période de sûreté des deux tiers, destinée à assurer qu’elle ne fera pas l’objet d’aménagements. À l’issue de l’incarcération, le condamné est soumis à des mesures obligatoires de suivi hors les murs : convocations, interdictions, obligations, voire injonction de soin [27]. Mais il fait également l’objet de mesures de sûreté – résultant notamment de son inscription au fichier des auteurs d’infractions terroristes (FIJAIT) – et qui impliquent notamment une déclaration de domicile tous les trois mois, le signalement de changement d’adresse ou de déplacements à l’étranger, pendant une durée de dix ans à l’issue de la condamnation pénale. La loi du 10 août 2020 prévoyait d’étendre largement ces contrôles post-pénaux, avec notamment l’obligation d’établir sa résidence en un lieu déterminé ; de ne pas se livrer à l’activité dans l’exercice ou à l’occasion de laquelle l’infraction a été commise ; de se présenter périodiquement aux services de police ou aux unités de gendarmerie, dans la limite de trois fois par semaine ; de ne pas entrer en relation avec certaines personnes ou catégories de personnes spécialement désignées ; de s’abstenir de paraître en tout lieu, toute catégorie de lieux ou toute zone spécialement désignés ; ou être placé, sous réserve de son consentement, sous surveillance électronique mobile [28]. Si elle fut largement censurée par le Conseil constitutionnel, elle s’inscrit cependant dans une tendance lourde qui ne manquera pas de resurgir à l’occasion d’un évènement tragique, comme un nouvel attentat [29]. À côté de sa vocation officielle de prévenir le terrorisme, la mesure de sûreté est surtout un moyen de prolonger la logique pénale, dès lors que la violation de ces mesures constitue une infraction punie d’une peine privative de liberté [30].

22Mesures de police administrative, peines, mesures de sûreté et peines prononcées pour violation des mesures de sûreté forment ainsi les éléments d’une circularité répressive. Émerge alors, de cette articulation, un continuum répressif qui, tout à la fois, dilue la répression pénale et en altère le sens, et inscrit le pouvoir de punir dans une temporalité indéfinie voire infinie, dont il faut désormais interroger la signification politique.


Date de mise en ligne : 20/04/2021

https://doi.org/10.3917/sava.055.0041

Notes

  • [1]
    Cité par Charles Edouard Minet, Droit de la police administrative, Paris, Vuibert, 2007.
  • [2]
    Enrico Ferri, La sociologie criminelle, Paris, Félix Alcan, 1896.
  • [3]
    Marc-Antoine Granger, « La distinction police administrative / police judiciaire au sein de la jurisprudence constitutionnelle. Éléments de contribution tirés du commentaire de la décision « LOPPSI » du Conseil constitutionnel », RSC, n° 4, 2011, p. 789.
  • [4]
    Raphaële Parizot, « La distinction entre police administrative et police judiciaire est-elle dépassée ? », in Marc Touillier (dir.), Le code de la sécurité intérieure, artisan d’un nouvel ordre ou semeur de désordre ?, Paris, Dalloz, 2017.
  • [5]
    La loi du 23 janvier 2006 relative à la lutte contre le terrorisme semble marquer le point de départ de cette période.
  • [6]
    Sur le fondement des résolutions 1267 (1999) et 1373 (2001) du Conseil de sécurité des Nations unies.
  • [7]
    CJCE, 3 septembre 2008, affaires jointes C-402/05 P et C-415/05 P, Kadi et Al Barakaat International Foundation c. Conseil et Commission ; voir aussi T.P.I.C.E., 12 décembre 2006, Organisation des Modjahedines du peuple d’Iran c. Conseil, affaire T-228/02.
  • [8]
    Voir Julie Alix, « Réprimer la participation au terrorisme », RSC, n° 4, 2014 et « Les incriminations du financement du terrorisme en droit français », in Delphine Brach-Thiel (dir.), Le financement du terrorisme, Paris, L’Harmattan, 2019,.
  • [9]
    La loi du 30 octobre 2017 Renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme pérennise et inscrit dans le droit commun certains des dispositifs utilisés durant l’état d’urgence, instauré après les attentats du 13 novembre 2015.
  • [10]
    Serge Slama, « Du droit des étrangers à l’état d’urgence : des notes blanches au diapason », Plein droit, n° 2, 2018. Voir également Jean-Philippe Foegle, Nicolas Klausser, « La zone grise des notes blanches », Délibérée n° 2, octobre 2017.
  • [11]
    Elles sont simplement plus limitées dans le temps : l’interdiction de sortie du territoire est de six mois renouvelables, l’assignation dans un périmètre à trois mois renouvelables uniquement sur la production d’un élément nouveau.
  • [12]
    Maxence Chambon, « Une redéfinition de la police administrative », in Julie Alix et Olivier Cahn (dir). L’ hypothèse de la guerre contre le terrorisme, Paris, Dalloz, 2018, p. 148.
  • [13]
    Pierrette Poncela, « Les naufragés du droit pénal », Archives de politique criminelle, n° 38, 2016, p. 20.
  • [14]
    Aurélie Binet-Grosclaude, Mathieu Jacquelin « “Je vous arrête pour le crime que vous allez commettre” : dangerosité et droit en Angleterre et au Pays de Galles », in Geneviève Giudicelli-Delage, Christine Lazerges (dir.), La dangerosité saisie par le droit pénal, Paris, PUF, 2011.
  • [15]
    Danielle Lochak, « L’immigration saisie par le droit pénal », in Collectif, Politique(s) criminelle(s). Mélanges en l’honneur de Christine Lazerges, Paris, Dalloz, 2014.
  • [16]
    Depuis le décret n° 2020-264 du 17 mars 2020 portant création d’une contravention réprimant la violation des mesures destinées à prévenir et limiter les conséquences des menaces sanitaires graves sur la santé de la population jusqu’au récent décret n° 2020-1262 du 16 octobre 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de Covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire.
  • [17]
    Pour une analyse critique, Xavier Pin, « État d’urgence sanitaire et répétition d’infractions », RSC, n° 2, 2020.
  • [18]
    Voir l’article de Laurent Bonelli dans ce
    numéro.
  • [19]
    Ministère de la Justice, Réponse ministérielle du 22 septembre 2020 à la question n° 30545 posée par Mme Danielle Obono le 23 juin 2020, https://www.nosdeputes.fr/15/question/QE/30545.
  • [20]
    Julie Alix, « Radicalisation et droit pénal », Chronique de politique criminelle, RSC, n° 3, 2020.
  • [21]
    Olivier Cahn, « Sauriez-vous reconnaître le
    terroriste ? », Grief, n° 4, 2017,.
  • [22]
    Conseil constitutionnel, n° 2016-611, 10 févr. 2017, QPC, M. David P. [Délit de consultation habituelle de sites internet terroristes] et 15 décembre 2017, no 2017-682 QPC, M. David P. [Délit de consultation habituelle de sites internet terroristes II].
  • [23]
    Conseil constitutionnel, 19 juin 2020, n° 2020-845 QPC. Voir Julie Alix, « Aux confins de la répression pénale », Recueil Dalloz, n° 5, 2020, éditorial.
  • [24]
    Farah Safi, « La loi dite Avia est morte... pourvu qu’elle le reste ! », Droit pénal n° 9, 2020.
  • [25]
    Rappelons que le Conseil constitutionnel n’avait toutefois validé que sous réserve que ces mesures demeurent administratives et ne soient pas judiciarisées. Cette exigence est devenue lettre morte à mesure que la judi-ciarisation a été validée sous réserve que les preuves obtenues lors des opérations de police administratives aient pu être débattues lors d’un débat contradictoire. Voir Guillaume Beaussonie, Antoine Botton, « Le contrôle de la police administrative par le juge judiciaire », Gazette du Palais, n° 3, 2018, p. 87 ; Jean-Marc Sauvé, « Le renseignement et son contrôle », [en ligne : https://www.conseil-etat.fr/actualites/discours-et-interventions/le-renseignement-et-son-controle
  • [26]
    Et, dans une moindre mesure, la lutte contre la délinquance sexuelle, mais en ce domaine, les mesures de police administratives sont encore peu, voire pas, exploitées.
  • [27]
    Dans le cadre du suivi socio-judiciaire introduit en la matière par la loi du 3 juin 2016 et rendu par principe obligatoire par la loi du 10 août 2020. Pierrette Poncela « Peines et prisons : la régression », RSC, n° 3, 2016, p. 565.
  • [28]
    Julie Alix, Olivier Cahn, « Au tournant de la punitivité en matière terroriste. À propos de la loi n° 2020-1023 du 10 août 2020 instaurant des mesures de sûreté à l’encontre des auteurs d’infractions terroristes à l’issue de leur peine et de la décision n° 2020-805 DC du 7 août 2020 », Lexbase pénal, octobre 2020.
  • [29]
    D’autant que le Conseil constitutionnel, qui a (quoique vainement) tenté d’introduire de la cohérence dans la distinction entre les mesures de police administrative et de police judiciaire, échoue à faire de même dans la distinction entre peines et mesures de sûreté, alors que la réflexion et la méthodologie pourraient être similaires. Conseil constitutionnel, 21 février 2008. Voir Christine Lazerges, « La rétention de sûreté : le malaise du Conseil constitutionnel », RSC, 2008, p.731.
  • [30]
    Par exemple, la violation des obligations de déclaration dans le cadre de l’inscription au FIJAIT est punie de deux ans d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende maximum. La loi du 10 août 2020 indiquait pour sa part que « la méconnaissance de ces obligations ou interdictions est punie de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende ».

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