Couverture de SAVA_052

Article de revue

Surmortalité en quartiers populaires

Des quartiers ouvriers aux quartiers populaires : un effet des rapports de classe

Pages 151 à 159

Notes

  • [1]
    1945, à l’initiative d’Ambroise Croizat : création de la sécurité sociale, création des comités d’entreprise, ordonnance sur l’âge de départ à la retraite (60 ans) ; 1946 : reconnaissance constitutionnelle du droit de grève, création du statut de la fonction publique, création de l’allocation maternité et de l’allocation salaire unique, arrêtés Parodi-Croizat sur les salaires, création des centres régionaux d’art dramatique ; 1948 : création des maisons des jeunes…
  • [2]
    Dans le quartier de la Meinau, à Strasbourg, habitaient des ouvriers et des employés qui travaillaient à proximité dans la « plaine des bouchers » où étaient localisées de nombreuses entreprises.
  • [3]
    Aujourd’hui la « Plaine des Bouchers » strasbourgeoise est devenue une zone majoritairement commerciale.
  • [4]
    Dans certaines cités de Strasbourg, le chômage a parfois atteint 55 % de la population active, Uber, un peu plus tard, a pu y recruter aisément de jeunes employés alors que les hypermarchés et les discounters embauchaient des salarié.e.s à temps partiel, caissières ou manutentionnaires.
  • [5]
    Siblot S., Cartier M., Coutant I., Masclet O., Renahy N., Sociologie des classes populaire, Paris, Armand Colin, 2015.
  • [6]
    La fête de la Fédération de 1790 et l’internationalisme prolétarien ont sans doute laissé des traces dans l’habitus populaire.
  • [7]
  • [8]
  • [9]
  • [10]
  • [11]
    Lang Thierry, Ribet Céline, les maladies cardio-vasculaires IN Fassin Didier (dir.), les inégalités sociales de santé, Paris, La Découverte, 2000.
  • [12]
    Une partie de enfants des familles immigrées étudiées par Abdelmalek Sayad vers 1980 sont aujourd’hui, pour les filles enseignantes, cadres ou avocates et pour les garçons techniciens supérieurs, animateurs sportifs ou travailleurs sociaux, alors que les enfants des familles turques de la Meinau qui connaissaient la vie ouvrière sont pour beaucoup dispersés sur l’ensemble du territoire et nettement plus qualifiées que ne l’étaient leurs parents.
  • [13]
    La course à l’audience est d’autant plus importante que le profit des entreprises médiatiques et les profits des journalistes en dépendent directement.

1Traiter des quartiers populaires revient à traiter des transformations qu’a connues et subies la classe ouvrière. L’analyse historique s’impose. Très schématiquement sans doute on pourrait y voir les effets de deux conjonctures politiques : l’une dans laquelle une forte présence du parti communiste, après 1945, a permis de consolider et d’étendre les acquis des grèves de 1936 et de réaliser, partiellement, le programme du Conseil National de la Résistance dont les effets positifs sur la vie quotidienne s’exerceront bien après le retournement libéral [1], l’autre qui, depuis quarante ans environ, s’efforce de défaire les institutions de cet État social qui avaient permis d’améliorer la vie des salarié·e·s et, ainsi, n’hésite pas à offrir au capitalisme « une armée de réserve industrielle » de chômeurs, chômeuses, qui contribue à la baisse des salaires.

2Ces deux périodes structurent la vie des quartiers populaires. Ces habitats rassemblaient, avant 1970 environ, des populations ouvrières en majorité nationales auxquelles étaient venues s’agréger des populations immigrées, fréquemment d’origine portugaise, espagnole et algérienne [2]. Avec la délocalisation des entreprises et la désindustrialisation, avec des politiques urbaines ayant comme objectifs de devenir des villes administratives de cadres supérieurs et des villes touristiques renommées, et, surtout, avec la politique de crédit pour la construction individuelle de pavillons qui a contribué à vider ces quartiers de leur composante d’ouvriers qualifiés et d’employé·e·s, le caractère de « classe ouvrière » de ces zones d’habitat s’est trouvé défait [3]. En somme, tant que le capital a eu besoin de forces de travail, les quartiers ouvriers ont eu leur raison d’être ; à partir du moment où le capital a changé de tactique pour maintenir un taux de profit en baisse, les quartiers ont été abandonnés au bon vouloir de l’action sociale. Les appartements laissés vacants par le départ vers l’habitat pavillonnaire en zone rurale périphérique ont vite été occupés par des immigrés fraichement arrivés. Concomitamment le chômage, l’emploi à temps partiel, la précarité se sont développés [4]. Très vite les médias se sont emparés de faits divers, survenus ici et là, pour les monter en épingle. Ils ont affublé ces quartiers de qualificatifs très diffamatoires jetant le discrédit et la stigmatisation au point d’y voir des zones péjoratives de « non droit » quand ce n’est de « repaires » de terroristes. Mais l’Islam, au grand dam de l’extrême droite, n’a pas unifié dans une opposition frontale à « une civilisation » imaginaire les habitants de ces quartiers défavorisés. De fait, il s’agit plutôt de zones de déréliction où réapparaissent tous les signes de l’anomie dans laquelle la guerre des classes peut précipiter les plus dominés : restriction des droits, pauvreté, sous-emploi et chômage, contraintes sévères au travail.

Quartiers populaires, quartiers de déréliction

3De fait, les situations de classe sont déterminantes des quartiers ouvriers en déclin. Rien ne le montre mieux, on le sait depuis longtemps, que les variations de l’espérance de vie en fonction des catégories sociales, aussi n’est-il pas étonnant que la pandémie du Covid 19 suive et amplifie la différenciation sociale de la mortalité déjà existante. Les quartiers populaires sont, en effet, affectés par une surmortalité par rapport aux autres zones urbanisées : d’après l’Observatoire Régional de la Santé, la létalité est par exemple plus élevée en Seine-Saint-Denis, département qui comprend nombre de logements populaires, que dans l’ensemble des communes de l’Ile-de-France. On retrouve la même surmortalité, bien que moindre, dans les quartiers populaires de Paris, des Hauts-de-Seine et du Val-de-Marne. Le phénomène n’est pas propre à la région parisienne : on le remarque aussi dans d’autres cités des grandes villes de province, avec des intensités variables selon le degré d’infection des régions : plus élevé par exemple à Mulhouse, dans le quartier Bourtzwiller que dans le quartier Malakoff de Nantes.

4D’abord il faut souligner que dans les quartiers populaires, la présence de médecins étant nettement inférieure à celle d’autres quartiers, la probabilité de dépistages précoces de maladies diminue mécaniquement, quelle que soit la situation financière et sociale des populations.

5Ensuite, l’une des raisons de cette augmentation est liée à l’habitat. Les cités populaires sont, plus que d’autres quartiers, pénalisés par la présence d’éléments gênants. De multiples indices témoignent à leur détriment. L’intensité des bruits ambiants dus au passage proche d’autoroutes, de routes rapides, de voies ferrées, de lignes aériennes, mais aussi l’emplacement des immeubles faisant caisse de résonnance, une moindre présence de parcs et jardins que dans d’autres quartiers, les nuisances électromagnétiques avec le survol de lignes à haute tension… usent insidieusement les corps et les esprits en ne permettant guère un repos salvateur, d’autant plus qu’à l’intérieur des appartements et entre les appartements l’isolation phonique laisse à désirer.

6Le surpeuplement des logements complique encore la vie quotidienne. Malgré les politiques menées par de nombreuses villes qui ont entraîné une diminution du surpeuplement, il demeure pour environ 15 à 18 % des ménages français. Comme les ménages les plus pauvres, les ménages immigrés, les familles monoparentales ayant de nombreux enfants sont amenés – du fait même de la hausse de l’immobilier et des changements de politique qui ont conduit à abandonner la construction d’un large habitat social locatif au profit de la propriété individuelle – à se loger dans des quartiers populaires où subsistent encore des HLM, la proportion de logements surpeuplés y augmente mécaniquement pour atteindre parfois plus de 30 %. Le confinement devient difficile à vivre ; parfois parents, grands-parents, enfants d’âges différents doivent coexister. Les activités des uns et des autres étant très différentes, la possibilité de repos devient un luxe inaccessible. Comme les uns et les autres ne peuvent glaner un peu d’espace qu’en sortant de l’appartement, gestes barrière qu’il faudrait nécessairement répéter et distanciation physique qu’il faudrait respecter peuvent être facilement oubliés. « Faire les courses » devient une occasion de sortir appréciée mais, étant donné la densité élevée de population et des commerces moins nombreux qu’ailleurs, les probabilités de rencontres favorables à la transmission des virus augmentent considérablement. Pour les mêmes raisons, les adolescents et les jeunes, habitués à se retrouver au pied des immeubles, profitent de la dérogation pour se retrouver et, de ce fait, étant donné l’absence de masques, ont une plus grande probabilité de véhiculer un éventuel virus.

7À l’opposé du surpeuplement, l’isolement est aussi très présent dans les quartiers populaires. Le nombre de personnes seules dont les revenus sont les plus faibles y est élevé : 736 000 personnes isolées en 2018 bénéficient d’aides sociales. Parmi cette population, nombreux et nombreuses sont âgé·e·s, dans de mauvaises conditions physiques, usé·e·s par le travail qu’ils et elles ont exécuté. Parmi elle, on trouve des immigré·e·s rêvant de retour au pays, qui, sachant que leur présence en France a été trop longue pour permettre une adaptation à un pays natal qui a changé entretemps, voient leur vie comme bien trop absconse pour développer beaucoup de résistance à la maladie. Parfois cet isolement, s’il s’accompagne d’une indifférence des autres, conduit à un véritable « vide social » dommageable pour la santé.

8L’emploi, le travail à temps partiel et les contraintes qu’ils imposent tiennent leur place dans la liste des raisons probables de cette surmortalité. D’abord la grande majorité des habitants des quartiers populaires ne pratiquent pas le télétravail mais sont physiquement présents dans des entreprises ; c’est dire qu’ils et elles ne sont pas confiné·e·s avec, de ce fait, plus de risques de rencontre du virus, obligé·e·s qu’ils et elles sont d’emprunter des transports en commun et de collaborer avec d’autres salarié·e·s. Dans les quartiers populaires, lorsqu’on a un emploi, on est plus souvent, chez les hommes, ouvrier d’entreprises industrielles, ouvrier du bâtiment ou employé dans les transports ou la logistique et chez les femmes employée dans le commerce, dans les services à la personne, dans les entreprises de nettoyage ou ouvrière dans des entreprises de montage. Les situations de travail sont très diversement vécues : les ouvriers du bâtiment par exemple ont, plus fréquemment que d’autres, des accidents du travail, les jeunes ouvriers sans qualification ont plus souvent des accidents aux conséquences graves. Tout se passe comme si les horaires décalés qui provoquent souvent des troubles du sommeil et, surtout, le stress suscité par des demandes trop pressantes contribuaient à détériorer la santé.

9Nombre des habitants des quartiers populaires sont immigrés. « L’enquête emploi » de l’INSEE fait apparaître une surreprésentation des immigrés parmi les actifs ouvriers et dans 46 % des cas une occupation d’un emploi non qualifié. L’ancienneté de l’immigration – qui permet une adaptation de nouvelles normes, l’acquisition de savoirs linguistiques et professionnels, une meilleure connaissance du fonctionnement des institutions – s’avère un facteur très déterminant des positions sociales à l’intérieur des quartiers populaires. Ainsi, dans un grand hôtel étudié par Isabelle Puech, les employées permanentes en CDI bénéficiant de la convention collective sont des immigrées d’origine européenne (parfois maghrébine) et savent toutes lire et écrire, alors que les emplois les plus précaires sont attribués à des immigrées de fraîche date le plus souvent d’origine africaine, louées à l’hôtel par des entreprises sous-traitantes, sachant rarement lire et écrire le français. Selon la même logique, dans le secteur de la construction étudié par Nicolas Jounin « les Portugais » – selon la terminologie locale – sont plus souvent chefs de chantier ou chefs d’équipes alors que « les Arabes » occupent des emplois d’ouvriers et « les Noirs » des postes de manœuvres [5]. Mais le repliement sur l’ethnicité n’est jamais strict [6] et, sous-jacent à cette hiérarchie, joue surtout la scolarité qui permet d’obtenir des compétences professionnelles et la maitrise de la langue française.

10Nombre des habitants des quartiers populaires connaissent ou ont connu le sous-emploi, la précarité et le chômage. Le chômage atteint 27 % environ des habitants de ces quartiers. S’il touche avant tout les individus sans qualification ayant une scolarité réduite (plus de 32 %), il atteint aussi les jeunes qui ont prolongé leur scolarité au-delà du baccalauréat (19 % étaient au chômage en 2012). 22 % sont recrutés sur des contrats précaires ou en intérim ou en stages contre 12 % pour l’ensemble des salarié·e·s. Souvent d’ailleurs on passe de l’une à l’autre de ces situations ce qui ne fait qu’accentuer l’usure des corps. Comme l’a montré une étude déjà ancienne – mais qui n’a pas perdu son actualité – menée par une équipe de l’Inserm de l’hôpital de Bicêtre, les quatre-vingt-six femmes suivies plusieurs années qui passent du chômage au travail précaire pour retourner au chômage présentent, toutes conditions étant égales par ailleurs, comparées à d’autres femmes ayant un emploi, une augmentation significative des maladies diabète, cancer, problèmes cardiaques, affections ostéo-articulaires.

11Il faut dire que le chômage tue plus sûrement qu’une pandémie. Annie Mesrine, dans un article publié en 2000, a montré qu’il existe une surmortalité des chômeurs. Tout se passe comme si en effet le chômage multipliait la mortalité par 3 et même par 4,9 pour les femmes ayant une qualification professionnelle et chômeuses de longue durée. À la diminution des revenus et à la privation de raison d’être qu’est le chômage peuvent s’ajouter des processus de stigmatisation qui augmentent la probabilité d’apparition d’un désarroi psychologique intense, aussi les chômeurs sont-ils plus nombreux qu’une population du même âge et de même qualification à éprouver des insomnies (19 contre 5), à se sentir sous tension (23 contre 11), à être déprimés (34 contre 9), à perdre confiance en eux (20 contre 4). Tout cela n’est pas sans effet sur la consommation de tranquillisants (le chômage devient paradoxalement un facteur d’enrichissement d’industries pharmaceutiques). Toute crise globale de la santé ne peut qu’agir sur des groupes sociaux déjà placés en situation fragilisée.

12On sait aussi que les situations extrêmes de « vulnérabilité » parentale (chômage et pauvreté) sont en relation avec de nombreux indices de désorganisation des comportements des enfants : troubles psychologiques graves, retards scolaires importants, difficultés relationnelles ayant entraîné des interventions judiciaires (violences). Les « risques » physiques (maladie, troubles de croissance) et psychologiques (anxiété importante, troubles du langage…) que courent les enfants augmentent d’ailleurs, non seulement avec le chômage et la pauvreté, mais aussi avec la précarité de l’emploi des parents.

13Tout prouve – au-delà même de la nécessité financière – qu’avec le travail, il s’agit de sens social : le travail relie l’individu aux autres, structure la journée, offre des contacts sociaux hors du cercle familial, donne le sentiment de participer, même contraint, à un dessein social, procure statut social et identité ; en ce sens le chômage de masse et le sous-emploi, fruits des stratégies du capital, atteignent les salarié·e·s qui en sont victimes au plus profond de leur existence.

14Emplois au Smic, temps partiel, chômage, pensions de retraite minimales… Dans les quartiers populaires, les revenus sont souvent faibles et le taux de pauvreté élevé ; ainsi, selon l’Insee, le taux de pauvreté atteint 42 % dans les quartiers populaires en difficulté contre 16 % en moyenne dans les villes qui abritent ces quartiers. Ainsi 3 700 000 personnes habitant dans des quartiers en difficulté sont dépendantes des versements des Caisses d’allocations familiales ; à ces versements s’ajoutent des aides au logement pour 1 153 000 personnes, pour 430 000 le RSA. 46 000 étudiants et 95 000 non étudiants bénéficient aussi d’aides. Les revenus sont souvent si faibles pour des familles monoparentales avec de nombreux enfants qu’elles ne peuvent survivre que grâce aux allocations versées ! La réussite scolaire des enfants est fortement conditionnée par ces situations et se traduit par des retards scolaires à l’entrée en 6e et pour ceux qui ont pu continuer en section générale et n’ont pas abouti en section d’enseignement général et professionnel adapté (Segpa) ou en Pré Professionnel une orientation bien plus fréquente vers les lycées techniques et professionnels [7]. Ainsi l’orientation vers la Segpa concerne-t-elle 29 % des enfants d’inactifs (chômeurs, handicapés mère au foyer…) et 43 % d’enfants d’ouvriers alors qu’y sont orientés que 1,9 % d’enfants de cadres et 0,2 % d’enfants d’enseignants [8]. Dans ces conditions, on comprend l’augmentation de l’obésité (de 26 à 28 % chez les personnes ayant de revenus inférieurs à 1 200 euros par mois [9]), du diabète (le diabète varie inversement au niveau d’études et les quartiers défavorisés ont un taux de diabétiques plus élevé qu’ailleurs [10]) et des déficiences cardio-vasculaires (les non-actifs manœuvres, ouvriers non qualifiés, salariés agricoles ont une mortalité cardiaque plus élevée que toutes les autres catégories [11]). Quand le chômage vient s’ajouter à la pauvreté – ce qui est fréquemment le cas pour les salarié·e·s les moins qualifié·e·s –, les retards dans le remboursement des crédits, les difficultés de paiement des soins et l’accélération du désarroi psychologique ne font qu’amplifier ces réactions.

Les conquêtes de la classe ouvrière perdurent

15Malgré tout, ces quartiers ne sont pas des lieux complètement déstructurés. Les conquêtes des luttes ouvrières, tant bien que mal, continuent à structurer la vie quotidienne. L’école, même si elle est soumise aux lois de la reproduction sociale, permet, néanmoins, à quelques-uns et quelques-unes d’échapper à ce qui pourrait paraitre un destin ; les politiques d’action culturelle et sociale mises en place après des mobilisations et des luttes importantes, souvent mises en œuvre par d’anciens habitants de ces quartiers populaires devenus animateurs ou assistants sociaux, offrent des ouvertures sur d’autres univers que ceux de la quotidienneté ; l’entrepreneuriat permet à une petite bourgeoisie de se constituer et de quitter les quartiers ; l’emploi dans le secteur public, dont dans la police et l’armée, offrent des voies d’insertion à des familles immigrées ; la cohabitation ou le mariage modifient parfois les histoires de vie. Très progressivement, parce que l’État a été obligé par les luttes sociales menées par les militants politiques et syndicaux d’institutionnaliser une éducation plus étendue, une assistance publique plus large, une protection plus générale de la santé et qu’il est difficile, même aux plus acharnés des néolibéraux, tant les résistances sont fortes, de défaire ce qui a été institutionnalisé, ces quartiers connaissent une relative dispersion des générations des enfants devenus adultes sur l’ensemble du territoire national et, même si elle demeure limitée, une relative mobilité ascendante [12]. Les conquêtes de la classe ouvrière, même mises à mal aujourd’hui par un capitalisme toujours plus puissant, perdurent pourtant, plutôt mal que bien, et justifient qu’elles soient renouvelées et étendues !

Répression

16Une série d’incidents mettant en cause racisme et violence policière, survenus durant le confinement, laisse penser que, pour mater les protestations sporadiques apparaissant encore en banlieue pour défendre les droits restants ou pour s’insurger contre des inégalités de plus en plus criantes au fur et à mesure que le gouvernement conduit son entreprise de managérialisation marchande des rapports sociaux, une politique répressive a été élaborée qui ne craint pas de faire appel à une panoplie de moyens techniques armés : flash ball, grenades assourdissantes, grenades de désencerclement, gaz lacrymogène… Tout montre que, pour un État converti au néolibéralisme, l’échec des politiques de « retour à l’emploi » et les limites considérables des politiques de colmatage de l’action sociale autorisent le développement parallèle de politiques répressives envers ceux qui manifestent contre le déni de liberté, d’égalité et de fraternité.

17Il est vrai que les protestations collectives des habitants des banlieues sont souvent présentées comme des émeutes, préludes d’une guerre civile, par les médias et par des groupes d’agents occupant des positions institutionnelles et souhaitant imposer leur vision militarisée des relations sociales. C’est ignorer les contextes particuliers (rapports de force avec la police, interventions d’autorités politiques) dans lesquelles elles sont nées : elles apparaissent, en effet, presque toujours après une atteinte réelle portée à un habitant (meurtre par un vigile, décès dans un accident lors d’une poursuite policière, mort lors d’un contrôle de police, décès après incarcération, etc.) qui suscite une forte émotion et, immédiatement, une mise en cause de responsables visibles (« c’est la faute de la police »). Dénués de faux-semblants, le plus souvent directs, les jeunes qui manifestent abordent rudement les rapports avec les autorités municipales et policières. L’indignation devant l’injustice est l’élément central de cette protestation. Comme leurs rassemblements n’ont pas été soumis à la réglementation qui prévaut en matière de manifestations, il ne peut qu’y avoir affrontement avec les forces de l’ordre. Dès lors des motifs existent pour légitimer la répression mais encore faut-il qu’elle soit admise par une large partie de la population : les médias y pourvoient.

18Cette orientation répressive repose largement, en effet, sur l’élaboration d’une représentation collective très structurée. « La violence des banlieues » est devenue, en quelques années, un thème très apprécié des médias. La presse s’est engagée dans une sorte de mise en scène de l’insécurité qu’elle a beau jeu par la suite de dénoncer. La télévision n’est pas en reste, aussi la concurrence entre les chaînes pour acheter les droits de retransmission d’incendies de voitures ou d’affrontements avec des policiers est-elle très vive. Pourtant les réalités délictuelles sont très différentes de celles qu’exposent les médias, et, lorsqu’elles existent, ont des significations bien souvent opposées à celles que leur attribuent les défenseurs de l’ordre. Ce sont toujours des situations disparates qui obéissent à des logiques très différenciées que les médias vont relier les unes aux autres. Il est vrai que la mise en scène de la violence est un trait constant de la pratique journalistique. Que ce soit dans les journaux du dix-neuvième siècle ou dans les reportages sur les banlieues de la fin du vingtième, les processus de traitement des faits divers pour en faire du sensationnel sont identiques : la mise en scène repose sur un certain nombre de figures stylistiques, parmi lesquelles la métonymie et l’hyperbole tiennent des places importantes dans la dramatisation. Ainsi en rapprochant des expressions, en utilisant des images, en citant des pourcentages de délits toujours en hausse, en rapportant des témoignages, les médias ont rassemblé dans une même figure des situations pourtant bien différentes et des agents pourtant bien différenciés. Tout se passe comme si, pratiquant une sorte d’alchimie, ils découvraient une substance maléfique : la violence tapie dans la banlieue comme un nouveau Minotaure du fond de son labyrinthe, montrant ainsi, on ne peut mieux, que la magie et ses mythes, chassés du monde naturel par la science, sont toujours présents dans le monde social. Cette imposition d’une vision du monde, fonctionnant à partir d’effets littéraires et de relations de « rumeurs noires » colportées par des témoins comme autant de ragots, que les médias diffusent d’autant plus volontiers [13] leur permet – outre d’attirer l’attention des lecteurs ou des téléspectateurs – de contribuer à une légitimation des structures du monde social.

19Ainsi les médias et les « rapporteurs » nommés par le gouvernement pour « l’éclairer » sur les violences urbaines construisent un conglomérat de représentations négatives, mythiques et mystificatrices, qui finit par être largement partagé par les habitants des villes concernées qui ignorent le plus souvent ce qu’il en est réellement des cités de leur voisinage (peu s’y sont rendus pour leur travail et encore moins s’y sont promenés) et par les résidents les plus proches qui voient dans les cités des poches de pauvreté et des réservoirs de délinquance. La peur des « classes dangereuses » est, dès lors, réactivée. Car la stigmatisation sociale n’est pas seulement une affaire de relations interpersonnelles soumises aux subjectivités au cours desquelles circuleraient des jugements infamants, c’est aussi – et d’abord – un système construit socialement dans lequel s’expriment non seulement des jugements sur les propriétés de telle ou telle catégorie, mais aussi des jugements sur la position sociale du stigmatisé. Les stigmatisations les plus diverses se condensent et se concentrent toujours sur des manières d’être (maintien, prononciation, expressions…) et sur des signes (nom, couleur de peau, déformations du corps…) qui sont censés révéler une qualité « déstructurante » des relations sociales. La défiance et la déconsidération se concentrent et participent à une accumulation amplifiée de discrédit : chacun des membres, marqué par l’infamie, se voit attribuer, par procuration, le discrédit actuel et potentiel apporté par chaque co-stigmatisé. La répression des protestations peut devenir d’autant plus légitime qu’elle est acceptée et justifiée !

20En somme, s’il existe, du côté des « élites », des « premiers et premières de cordée », des institutions qui concentrent tous les avantages matériels et symboliques, il existe aussi des situations qui concentrent non seulement les éléments disqualifiés, « les premiers et premières de corvée » mais aussi les signes de disqualification ; s’il existe des espaces où se concentrent la fortune, le prestige, l’autorité (les beaux quartiers, les villes résidentielles…), il existe aussi des espaces (les quartiers populaires…) dans lesquels, aux misères de chacun, s’ajoutent les misères de tous. Si, d’un côté, on classe et hiérarchise dans l’élite les plus dotés en capital économique, culturel et symbolique, de l’autre, on déclasse et relègue dans l’indignité les plus démunis de toutes les espèces de capital. Cette « consécration négative » des quartiers populaires est l’envers nécessaire de la « consécration positive » des dominants. Comme la question centrale est celle de la place occupée dans la division du travail, cette « consécration négative » est très utile pour justifier la place subordonnée que les détenteurs du Capital assignent aux salarié·e·s qu’ils emploient et, ainsi, pour leur permettre de reproduire la « consécration positive » qui est la leur.

Notes

  • [1]
    1945, à l’initiative d’Ambroise Croizat : création de la sécurité sociale, création des comités d’entreprise, ordonnance sur l’âge de départ à la retraite (60 ans) ; 1946 : reconnaissance constitutionnelle du droit de grève, création du statut de la fonction publique, création de l’allocation maternité et de l’allocation salaire unique, arrêtés Parodi-Croizat sur les salaires, création des centres régionaux d’art dramatique ; 1948 : création des maisons des jeunes…
  • [2]
    Dans le quartier de la Meinau, à Strasbourg, habitaient des ouvriers et des employés qui travaillaient à proximité dans la « plaine des bouchers » où étaient localisées de nombreuses entreprises.
  • [3]
    Aujourd’hui la « Plaine des Bouchers » strasbourgeoise est devenue une zone majoritairement commerciale.
  • [4]
    Dans certaines cités de Strasbourg, le chômage a parfois atteint 55 % de la population active, Uber, un peu plus tard, a pu y recruter aisément de jeunes employés alors que les hypermarchés et les discounters embauchaient des salarié.e.s à temps partiel, caissières ou manutentionnaires.
  • [5]
    Siblot S., Cartier M., Coutant I., Masclet O., Renahy N., Sociologie des classes populaire, Paris, Armand Colin, 2015.
  • [6]
    La fête de la Fédération de 1790 et l’internationalisme prolétarien ont sans doute laissé des traces dans l’habitus populaire.
  • [7]
  • [8]
  • [9]
  • [10]
  • [11]
    Lang Thierry, Ribet Céline, les maladies cardio-vasculaires IN Fassin Didier (dir.), les inégalités sociales de santé, Paris, La Découverte, 2000.
  • [12]
    Une partie de enfants des familles immigrées étudiées par Abdelmalek Sayad vers 1980 sont aujourd’hui, pour les filles enseignantes, cadres ou avocates et pour les garçons techniciens supérieurs, animateurs sportifs ou travailleurs sociaux, alors que les enfants des familles turques de la Meinau qui connaissaient la vie ouvrière sont pour beaucoup dispersés sur l’ensemble du territoire et nettement plus qualifiées que ne l’étaient leurs parents.
  • [13]
    La course à l’audience est d’autant plus importante que le profit des entreprises médiatiques et les profits des journalistes en dépendent directement.
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