Couverture de SAVA_051

Article de revue

Des grandes entreprises et des start-up

Logiques d’interactions, pratiques de contrôle

Pages 69 à 77

Notes

  • [1]
    Frédéric Lebaron, La croyance économique. Les économistes entre science et politique, Paris, Seuil, 2000.
  • [2]
    Salon organisé conjointement par le journalLes Échos et le groupe Publicis et qui a lieu chaque année à la porte de Versailles. On y retrouve de nombreux grands groupes français et internationaux pendant trois journées. Le salon voit se succéder les grands noms de l’innovation mondiale sur les différentes « stages », notamment la « stage1 ». Parmi les plus connus, Mark Zuckerberg et Jack Ma, PDG du groupe Ali Baba et fondateur du site de commerce en ligne Aliexpress.
  • [3]
    Incubateur et accélérateur de start-up qui appartient à Xavier Niel PDG du groupe de télécommunications Iliad.
  • [4]
    Pour une analyse plus poussée du rapport entre les sous-bassements idéologiques du président Macron et l’entrepreneuriat, voir Michel Offerlé, « Les “patrons” ou “des patrons” avec Emmanuel Macron. Capitaux entrepreneuriaux et capital politique », in B. Dolez, J. Frétel, & R. Lefebvre (dir.), L’entreprise Macron, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 2019, pp. 79-92.
  • [5]
    La Banque Public d’Investissement (BPI) en
    étant le meilleur exemple.
  • [6]
    Caroline Lanciano-Morandat, Le travail de recherche. Production de savoirs et pratiques scientifiques et techniques. Paris, CNRS, 2019.
  • [7]
    Pétronille Rème-Harnay, « Parcours de sous-traitants économiquement dépendants : L’exemple de la messagerie urbaine », La Revue de l’Ires, n° 93, 2017, pp. 79-104.
  • [8]
    Entretien mené le 22 janvier 2018.
  • [9]
    Un P.O.C, ou Proof Of Concept est une phase instituée des relations qu’entretiennent les grandes entreprises et les start-up. Cette phase consiste en un test du produit ou du service conçu par la petite entreprise.
  • [10]
    Un pitch est une présentation orale d’un objet ou d’un service développé ou en développement. Cette présentation est souvent réalisée par le ou les fondateurs de la microstructure. Cet exercice typique du monde des start-up doit le plus souvent être bouclé en trois minutes. Les start-up doivent donc être efficaces dans le temps imparti et présenter un certain nombre d’éléments jugés essentiels par le public auquel elles s’adressent. Pour en savoir plus sur « l’art du pitch », se référer à Denis Lacorne, Tous milliardaires ! Le rêve français de la Silicon Valley, Paris, Fayard, 2019, pp. 21-56.
  • [11]
    Une « licorne » est un terme consacré pour désigner les jeunes pousses qui ont su satisfaire ou qui promettent de satisfaire tous les éléments qui définissent la start-up. Une croissance exponentielle et un développement très rapide en volume de production ou en capitalisation permettent à une start-upd’acquérir le sobriquet de « licorne ». Les instances politiques au pouvoir parient sur l’émergence d’un nombre important de « licorne » qui permettrait d’asseoir la start-up nation à la française.
  • [12]
    Marion Flécher, « Les start-up, des entreprises “cools” et pacifiées ? Formes et gestion des tensions dans des entreprises en croissance »,La nouvelle revue du travail, n° 15, 2019,http://journals.openedition.org/nrt/5930.
  • [13]
    L’intrapreneur est une traduction de l’entrepreneur dans l’entreprise. Il se caractérise par des ambitions que le sens commun confère aux entrepreneurs. Créatif, entrepreneur de risque et en demande d’autonomie, l’intrapreneur est un salarié qui s’inclut dans des programmes d’intrapreneuriat que l’on voit fleurir au sein des grandes organisations. Concrètement, le salarié candidate au programme avec une idée, est évalué, possiblement sélectionné et gère ensuite l’intégralité du développement de cette idée jusqu’au lancement du produit ou du service.
  • [14]
    Traduction en anglais du terme repérage. Cette activité consiste en une connaissance et une fréquentation durable et intensive de différents lieux où sont présentes des start-up. Incubateurs, accélérateurs, salons et remises de prix sont les espaces professionnels des agents du start-up scouting.
  • [15]
    Pierre Bourdieu, « La production de la croyance. Contribution à une économie des biens symboliques », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 13, 1977, pp. 3-43.
  • [16]
    Entretien mené le 5 juin 2019.
  • [17]
    Entretien mené le 28 octobre 2019.
  • [18]
    Entretien mené le 5 mai 2019.
  • [19]
    Acronyme qui rassemble les géants du numérique états-uniens : Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft.
  • [20]
    Claude Rosental analyse ethnographiquement les « démos » à VivaTech et apporte un éclairage sur la « mise en scène des technologies » dans le cadre de ce salon. Disponible en accès libre : http://cems.ehess.fr/index.php?4187.
  • [21]
    Formules consacrées pour évoquer les pratiques de financement des start-up et par-là-même la dilution des parts acquises.
  • [22]
    « La French Tech fait pschitt au CES 2020 de Las Vegas », Challenges.fr, 6 janvier 2020, https://www.challenges.fr/high-tech/la-french-tech-fait-pschitt-au-ces-2020-de-las-vegas_692284.

Le startuping : banalisation d’une doxa

1Depuis le début des années 2010, on assiste en France au déploiement d’une doxa qui fait de lastart-up le modèle idéal de structuration des « jeunes entreprises dynamiques ». Ce mouvement n’est pas sans précédent, il s’appuie sur une certaine croyance économique en voie de banalisation depuis les années 1980- 1990 [1]. Il s’intensifie en novembre 2013 lorsque la Ministre déléguée chargée des Petites et moyennes entreprises, de l’Innovation et de l’Économie numérique alors en poste, Fleur Pellerin, inaugure le label « french tech ». Des initiatives politiques suivront pour imposer la start-up comme l’horizon indépassable du développement économique français. En juin 2017, le Président de la République inaugure le salon Viva Technology [2] et délivre un propos volontariste qui loue le modèlestart-up. Il conclut son discours par : « Entrepreneur is the new France ». Le mythe de la start-up nation à la française était né. Cette campagne de communication atteint son apogée en juillet 2017. Lors de son discours d’inauguration de la station F [3], Le Président de la République fraîchement élu retrace son épopée politique et entrepreneuriale [4]devant un parterre de startupeurs :

2

« Bonjour à vous, alors je dois vous faireune confidence, il y a trois ans, à peu près, j’avais promis à ma femme que j’arrêtais totalement la vie politique et que j’allais créer une entreprise, que j’allais être entrepreneur. C’est vrai et je crois que Xavier Niel peut témoigner. Simplement à l’ époque Station F n’existait pas, donc j’ai essayé, j’ai commencé et puis progressivement j’ai pivoté le business model. »

3Reprenant une vision idéalisée de la jeune pousse et de sa dimension ultra-mobile, le Président de la République, vivement applaudi par l’audience, fait l’éloge de la start-up et décrit les fondements d’un développement économique national renouvelé. Son récit est jalonné de références au modèle de la start-up et offre un panorama non exhaustif de la rhétorique « startupiste ».

4Néanmoins, cette belle histoire politique ne décrit pas l’étendue du phénomène start-up en France. Alors que se diffuse l’idée de la start-upvectrice d’émancipation et de liberté entrepreneuriale, un acteur manque à l’appel. En effet, le rôle des grandes entreprises françaises n’apparaît pas clairement dans les discours élogieux qui construisent l’image sociale de ces petites structures. Or, pour diverses raisons, ces interactions sont jugées nécessaires par les instances dirigeantes de ces entreprises. Loin de n’être que des relations de sous-traitance, les échanges entre les start-up et les firmes laissent apparaître des formes de domination diverses. Ces échanges sont aussi l’occasion pour des professionnels que l’on peut appeler des managers de l’innovation, salariés de ces grandes entreprises, de se distinguer. Ces derniers prennent en charge ces interactions. Ils importent et conçoivent des pratiques d’échanges avec les start-up. En parallèle, ces pratiques reconfigurent les liens entre les deux parties et pèsent sur les agencements organisationnels de ces petites entreprises. C’est pourquoi ces petites structures qui bénéficient d’une bienveillance ostentatoire dans les grands groupes se retrouvent en fait parfois confrontées à des situations de sujétion qui les rapprochent des relations classiques liant les grandes entreprises et leurs « partenaires » commerciaux. Nous le montrerons à partir d’une enquête en cours réalisée dans un échantillon de grandes entreprises, intervenant notamment dans le secteur de l’énergie et du bâtiment.

Des start-up, mais pourquoi ?

5Depuis quelques années, les grandes entreprises et les agents qui les dirigent ont identifié la nécessité d’interagir avec les start-up. Bien aidées par des campagnes de communication et de nombreux dispositifs d’aides à l’émergence de jeunes pousses [5], les grands groupes se saisissent d’un contexte politiquement et économiquement favorable. On ne compte d’ailleurs plus les incubateurs et autres accélérateurs publics et privés qui accueillent toujours plus de start-up[6]. Dans ce contexte, ces petites structures offrent un certain nombre de prises dont les firmes se saisissent.

6La raison la plus évidente d’interagir avec ces microstructures est classique et consiste à utiliser ces dernièrescomme des sous-traitantes de recherche et développement (R & D). Outre le fait d’abandonner des coûts en termes de masse salariale [7], ces entreprises endossent une partie de la fonction de R & D des firmes et permettent donc aux grands groupes de se départir des risques et des incertitudes qui pèsent sur cette activité même. Un manager de l’innovation d’une grande entreprise de l’énergie explique les raisons de cette externalisation : « Et les start-up ça peut être utile aussi pour faire très vite un test sur ce marché-là. Parce que tu testes un truc comme ça, ça ne marche pas, tu dis ciao, tu n’as pas investi des millions et des millions de moyens dessus. Or pour sécuriser, pour dérisquer, il vaut mieux utiliser des start-up, ça fait start-up kleenex, mais c’est donnant-donnant. » [8] « Dérisquer » consiste alors à lancer des P.O.C (Proof Of Concept) [9]qui établissent le caractère « test » de l’opération qui lie les deux parties. Le P.O.C permet ainsi aux donneurs d’ordres que sont les grands groupes de réaliser des phases d’expérimentation à moindre frais et donc de rogner sur les coûts d’invention, de conceptualisation et de mise en place de ces tests. Dans le même temps, les produits que proposent les start-up s’inscrivent dans des processus classiques de développement d’une offre. Partant, les jeunes pousses réalisent toutes les tâches qui entourent le lancement d’un produit ou d’un service. Les P.O.C sont ainsi précédés par des études de faisabilité ou de marché et sont suivis par la mise en place d’un modèle de commercialisation. Toutes ces tâches sont à la charge de la start-up et conditionnent la relation client/vendeur qui s’institue entre elle et le grand groupe. Ces éléments sont d’ailleurs très importants pour les grandes entreprises qui profitent des différents « pitchs » [10] pour contrôler le travail de la petite structure. Enfin, l’efficience économique des relations avec les start-up peut se matérialiser par des prises de participation au capital des jeunes pousses. Cherchant à trouver la nouvelle « licorne » [11] française, les grandes entreprises pourraient agir en capitaux-risqueurs (venture capitalists) et espérer une multiplication de l’investissement initial. À ce stade, cette fonction semble s’être inégalement développée au sein des groupes français, laissant ainsi la primauté aux fonctionsde capitaux-risqueurs.

7Le deuxième intérêt pour les grands groupes répond à des questions de ressources humaines. En effet, la configuration organisationnelle classique des start-up et les discours qui la sous-tendent sont au principe de toutes les « bonnes raisons » d’interagir avec les jeunes pousses. On l’a vu, la start-upest louée pour son organisation ultra-flexible, son « agilité » et l’engagement fort de ses salariés [12]. Du point de vue managérial, cette représentation alimente l’espoir d’une main d’œuvre polyvalente et mobilisée chère aux instances dirigeantes des entreprises. On espère ainsi « acculturer » – pour reprendre le terme indigène – les salariés aux modes de fonctionnement de la start-up en multipliant les interactions avec elles. En parallèle, les grands groupes s’appuient sur la figure du ou des fondateurs/entrepreneurs constitutive de l’image sociale de la start-up. Dans cette dynamique, une analogie est faite entre cet entrepreneur et sa version « corporate » qu’est l’intrapreneur [13]. Ce modèle de l’inventeur/entrepreneur apparaît comme un modèle capable de renouveler l’engagement salarial. Fondant ce lien logique sur des sources variées, les firmes créent des « programmes » au sein desquels les salariés peuvent vivre « l’aventure » de lastart-up.

8Enfin, les liens entretenus entre les grandes entreprises et les jeunes pousses alimentent la communication des géants français. D’une part, les firmes trouvent dans ces liens une résonance aux injonctions politiques de ces dernières années. Interagir avec les start-up, peu importe la forme et les retombées des interactions, participerait au renouveau de l’économie française et à sa santé prétendument retrouvée. Les grandes entreprises seraient ainsi parties prenantes des ambitions d’aménagement du territoire et auraient le souci de contribuer à l’essor de lastart-up nation. De ce point de vue, ces dernières s’inscriraient dans une politique économique qu’elles croient efficiente. D’autre part, cette dynamique a pour objectif d’affirmer la modernité et la capacité d’adaptation des entreprises. Accusées de n’être que des bureaucraties incapables de se mouvoir dans un contexte économique renouvelé, les firmes s’approprient le modèlestart-up de diverses manières afin de se positionner dans une économie que les instances dirigeantes perçoivent comme très incertaine. Ainsi, ces dernières profitent de ce mouvement pour soigner leur image de marque et parfaire leur plan de communication. À ce stade, deux fonctions principales émergent. D’abord, l’accompagnement des start-up permet aux entreprises de répondre aux injonctions de responsabilité sociale des entreprises. Ensuite, le caractère moderne qu’elles espèrent afficher répondrait à des besoins derétention et de recrutement de la main d’œuvre jeune et hautement qualifiée – les « talents » – qui préfèrent supposément travailler dans des start-up. Cet aspect rejoint d’ailleurs les ambitions en termes de ressources humaines des managers de l’innovation, qui voient dans le « frottement » au modèlestart-up la possibilité d’allouer des espaces de liberté, d’autonomie et de créativité aux salariés.

Des directions et des managers pour l’innovation

9Afin de répondre à tous ces objectifs, des services dédiés à l’innovation se constituent dans les grands groupes. Une des fonctions des cadres à la tête de ces services est de jouer le rôle de « responsables partenariats start-up » ou de « responsables start-up scouting[14] ». Ces rôles émergent au sein des organisations et endossent la charge d’organiser les relations avec les jeunes pousses. Cette tâche est assurée par des managers de l’innovation. Ces derniers agissent en organisateurs et pèsent sur les modalités qui lient les grands groupes aux start-up.

10Cette catégorie regroupe une multitude de profils, aux trajectoires très diverses. Ces services sont alors composés d’ingénieurs, de commerciaux, de communicants ou encore de financiers. Ces différentes compétences s’agglomèrent autour de l’objet innovation, chacune d’elles œuvrant à parfaire le caractère efficient des approches défendues par les services innovation des entreprises. Cette pluralité des trajectoires, des qualifications et des compétences acquises est alors une des composantes de la structuration de l’activité liée aux start-up dans les grands groupes.

11L’unification de ce groupe en constitution repose en fait notamment sur un ethos professionnel particulier. Cet éthos est défini par la croyance forte qui fait du modèle start-up l’alpha et l’oméga de l’organisation efficiente. Pétris par l’imaginaire « startupiste » et la Silicon Valley chevillées au corps, les managers de l’innovation déploient un discours très fortement empreint des idéaux du « modèle californien ». Il est d’ailleurs coutume d’évoquer de près ou de loin ce modèle. Certains managers de l’innovation ont ainsi passé de nombreuses années dans la Silicon Valley. Chargés de missions en ambassade ou simples étudiants qui poursuivent leur expérience professionnelle aux États-Unis, ces individus sont formés dans et par l’idéal qui a cours en Californie. Cette appétence pour la Silicon Valley prend aussi d’autres formes : de nombreuses « learning expeditions » sont organisées et pilotées par des managers de l’innovation qui tentent alors d’acculturer les comités exécutifs à l’idéologie économique du sud-ouest états-unien.

12À ce stade, il n’apparaît donc pas contradictoire de voir que les fonctionnements prônés par le modèle start-upsoient importés dans les grandes entreprises. Pour autant, loin de n’avoir que des visées d’organisation interne, les interactions avec les start-uplaissent poindre un certain nombre de mécanismes de domination quiconduisent à interroger les préceptes d’autonomie et d’indépendance défendus par les porteurs du modèle.

Apprendre à interagir, apprendre à dominer

13L’image de la start-up repose sur ce qui serait la spécificité de son organisation. Censées être le théâtre d’un fonctionnement organisationnel renouvelé, les jeunes pousses sont perçues par les grandes entreprises comme des entités étranges qu’elles ont du mal à appréhender. C’est dans ce contexte de méconnaissance collective [15] que les managers de l’innovation proposent à leurs directions de se faire les éclaireurs des logiques qui gouvernent lesstart-up. À partir de l’a priori des différences prégnantes entre celles-ci et les entreprises plus classiques, l’enjeu devient alors de comprendre et de faire comprendre en interne ce qu’est unestart-up. Pour ce faire, les managers de l’innovation mettent à profit un certain nombre de compétences qu’ils affirment détenir. Afin de dépeindre lastart-up et ses fonctionnements il s’agirait donc de mettre en exergue les principes qui la gouvernent et ses fonctionnements organisationnels. Qui sont les fondateurs ? Combien sont-ils ? De quelles écoles sont-ils issus ? Qui est en charge de la partie technique ? De la partie marketing ? Qui sont les salariés ? Ce sont autant de questions qui doivent être posées et de réponses qui nécessitent d’être compilées de manière à construire la carte d’identité de la petite entreprise. Ces éléments sont centraux pour les agents qui introduisent les start-up. Il est de coutume de dire dans ce milieu « qu’une mauvaise équipe avec une bonne idée » débouchera sûrement sur un échec. Ce que nous a confié notamment un responsable open innovation d’un grand groupe de l’énergie français :

14

« On dit qu’une start-up c’est 90 % d’exécution et 10 % d’idées… […] j’ai pas mal d’exemples où en fait des investisseurs ou des incubateurs, enfin des gens qui sont là pour accompagner des start-up, n’osent absolument pas dire à des entrepreneurs, écoute mon gars tu n’iras pas loin… ou même ton idée est bien mais en fait tu n’as pas la personnalité qui va te permettre de la développer. » [16]

15Alors que les relations de sous-traitance classiques n’engagent pas ce type d’interactions, un droit de regard sur la composition de l’équipe s’institue lorsqu’il s’agit d’une entreprise considérée comme une start-up. On assiste ainsi à la définition d’un cadre auquel les start-up doivent se soumettre pour espérer intégrer le giron de la grande entreprise.

16Dès lors, pourquoi les start-up se soumettent-elles à l’examen externe de leurs processus organisationnels ? C’est que ces jeunes pousses ont des besoins forts de financement. Là où une PME plus classique dispose de fonds propres et finance seule sa production, la start-up est sous-financée. Le grand groupe lui fait miroiter en outre un portefeuille de clients potentiels : « La start-up va chercher un marché avec le grand groupe… leplus dur pour la start-up, c’est de trouver des clients. Si elle peut trouver des clients qui sont déjà chez quelqu’un d’autre, c’est son intérêt. » Les effets de ces discours sont multiples. Par définition, la grande entreprise dispose de moyens financiers importants et représente donc pour ces microstructures un horizon économique florissant. Dans un même temps, la profusion de clients potentiels qu’amènerait la firme permettrait de satisfaire au commandement principal de la start-up : grandir de manière exponentielle.

17Cette dépendance financière conditionne fortement les relations entre les parties. Les pratiques de contractualisation font ainsi partie du spectre d’activité des managers de l’innovation qui se prévalent d’une connaissance accrue des modes de fonctionnement des jeunes pousses. De plus, la connaissance des « cycles » de développement de la start-up qu’ils prétendent avoir leur permet de construire un discours cohérent autour des méthodes de tractation à adopter. Tout est alors question pour les entreprises « d’apprendre » à contractualiser avec des structures dominées de toutes parts. Dans cette dynamique, les start-up se trouvent prises dans des relations de sous-traitance à la grande entreprise. Le responsable start-up d’un grand groupe du BTP met en exergue une pratique qui a cours dans le monde des start-up :

18

« La proposition qu’on voit qui marche bien c’est que le grand compte (comprendre grand groupe) paye 50 000 euros à la start-up pour le développement de quelque chose qui est pertinent pour eux et puis par contre derrière ce que tu négocies, c’est pas forcément une exclusivité, mais par contre tu dis, cet outil qui est en software as a service (service de support), bah pour moi vous allez me coûter 0 pendant 2 années. » [17]

19Le discours et les pratiques peuvent néanmoins être plus ambiguës. La volonté peut ainsi consister en une captation, sans aucun égard pour les dimensions de propriété intellectuelle. Un responsable des relations auxstart-up explique comment certaines idées peuvent être copiées et développées en interne : « par contre il y a des fois où on se rend compte que bah il y a des bonnes idées dans une start-upmais que globalement en 3 semaines et 10 000 balles sur la table on fait la même chose… dans ce cas-là on ne va pas être idiot et on va le faire… » [18]

20Cette manière de percevoir les interactions avec les start-up participe d’une ambition plus large. Un vocable particulièrement usité dans le milieu de l’innovation permet de nommer cette pratique : « l’écosystème ». Les professionnels de l’innovation définissent un « écosystème » comme un espace social au sein duquel se trouve une multitude d’agents qui interagissent, coopèrent et cherchent à servir leurs intérêts. Suivant cette définition située, un écosystème réunit des individus, des institutions, des entreprises et donc des start-up. Il peut se matérialiser dans une cartographie, dans un fichier Excel ou être le principe qui sous-tend le développement d’un logiciel. Il agit comme un configurateur de liens entre les agents et permet de rendre intelligible une vision économique. De ce point de vue, le champ économique dans lequelinteragissent ces agents ne présenterait pas de caractère agonistique, tout un chacun serait alors un « partenaire » pour l’autre, sans hiérarchie.

21Plus que d’organiser les relations entre différents agents, la pratique écosystémique a donc cette vertu d’euphémiser les rapports de domination qui existent entre les différents agents. En conséquence, cette représentation biologisante s’accompagne d’un discours d’invisibilisation voire de retournement de la domination. Les discours des managers de l’innovation que les instances dirigeantes reprennent sont à ce sujet explicites. Les start-up seraient alors des menaces pour les intérêts des mastodontes de l’économie qui n’auraient pas les atouts nécessaires dans un contexte économique en proie aux changements et à l’accélération permanente. Citant à l’envie le développement des GAFAM [19], les représentants des grandes entreprises verraient dans l’essor des start-up un défi à leur viabilité.

22Cette construction d’écosystèmes s’accompagne de la mise en œuvre de dispositifs visant à mettre à l’épreuve les jeunes pousses. On ne compte plus les remises de prix en tout genre et les « challenges » qui voient s’affronter lesstart-up en vue d’obtenir un accompagnement financier public ou privé. Le rendez-vous majeur de l’innovation en France, Viva Technology est une maille importante de ce dispositif. On y retrouve les grands groupes qui rivalisent d’ingéniosité dans la constitution de leurs stands. Les start-up préalablement repérées par ces mêmes grandes entreprises investissent les stands des firmes en espérant intéresser la foule de visiteurs à travers des « démos » [20]. Les grandes institutions publiques y sont aussi présentes. C’est bien entendu le cas de la BPI mais aussi des Universités, ou encore des régions. L’atmosphère qui y règne transpire la start-up nation et tout y est fait pour entretenir le mythe. Nombre d’événements comme celui-ci sont organisés en France et participent ainsi à la fabrication d’« écosystèmes d’innovation » français.

23L’appellation start-up rassemble et agite diverses catégories d’acteurs. Le développement de ce modèle, censé répondre à des impératifs économiques d’innovation, est porté jusqu’au sommet de l’État, où le discours pro-start-up est érigé en levier d’action politique. Ce mot d’ordre circule également parmi les grandes entreprises comme les plus petites. Elles en tirent des bénéfices symboliques et matériels. En ce qui concerne les firmes, contractualiser avec une start-up a son lot de spécificités qui diffère des échanges classiques avec des PME. Mus par des considérations organisationnelles, économiques et communicationnelles, les grands groupes pensent trouver des soutiens divers dans les start-up. Ces dernières, par définition en besoin de financements et de débouchés, espèrent concrétiser leurs échanges avec les firmes et donc bénéficier d’une ouverture du marché. Pour autant, le constat s’impose que le label start-up est très malléable. Ainsi, les start-up qu’appellent de leurs vœux les promoteurs de la start-up nation peinent à émerger. Ces jeunes pousses que l’on invite à croître très rapidement à travers deslevées de fonds et des tours de tables[21]toujours plus importants semblent très souvent ne pas être en mesure de transformer l’essai. Plus encore, les interactions que nourrissent les grands groupes et les start-up sont le fruit d’un enfermement sémantique.

24C’est la définition même du modèle de la start-up que ces observations me permettent de mettre en question. Alors que la jeune pousse doit être, dans sa version mythifiée, composée d’individus aux ambitions démesurées et offrir des perspectives importantes de croissance, la grande majorité des entreprises sous label start-up ne satisfait pas à ces commandements. On assiste ainsi à une singularisation aux forceps de la part des grandes entreprises et des jeunes pousses qui utilisent l’image sociale positive du modèle à des fins particulières. Tout se passe alors comme si chacun jouait sa partition et contribuait à sa manière à faire vivre un mythe condamné à décevoir.

25Cette déception commence d’ailleurs à s’insinuer dans l’« écosystème ». Un certain nombre de managers de l’innovation, croyants parmi les croyants, sont unanimes dans l’évaluation en demi-teinte des promesses de la start-up nation. Même son de cloche du côté politique, puisque des responsables de la majorité gouvernementale commencent à rechigner à l’évocation de cette start-up nation. Dernier coup dur pour la « French Tech », le CES de Las Vegas édition 2020 a accueilli 300start-up françaises : il s’agit là d’une baisse de 30 % par rapport à l’année passée. Cela rompt avec l’augmentation en continu depuis le début des années 2010 [22]. Ce n’est pas anecdotique, car le statut de start-up nation se confirme et se met en scène au pays des start-up, eta fortiori dans une cité connue d’abord pour ses machines à sous, ses promesses en l’air et son modèle de développement économique insoutenable.


Date de mise en ligne : 13/05/2020

https://doi.org/10.3917/sava.051.0069

Notes

  • [1]
    Frédéric Lebaron, La croyance économique. Les économistes entre science et politique, Paris, Seuil, 2000.
  • [2]
    Salon organisé conjointement par le journalLes Échos et le groupe Publicis et qui a lieu chaque année à la porte de Versailles. On y retrouve de nombreux grands groupes français et internationaux pendant trois journées. Le salon voit se succéder les grands noms de l’innovation mondiale sur les différentes « stages », notamment la « stage1 ». Parmi les plus connus, Mark Zuckerberg et Jack Ma, PDG du groupe Ali Baba et fondateur du site de commerce en ligne Aliexpress.
  • [3]
    Incubateur et accélérateur de start-up qui appartient à Xavier Niel PDG du groupe de télécommunications Iliad.
  • [4]
    Pour une analyse plus poussée du rapport entre les sous-bassements idéologiques du président Macron et l’entrepreneuriat, voir Michel Offerlé, « Les “patrons” ou “des patrons” avec Emmanuel Macron. Capitaux entrepreneuriaux et capital politique », in B. Dolez, J. Frétel, & R. Lefebvre (dir.), L’entreprise Macron, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 2019, pp. 79-92.
  • [5]
    La Banque Public d’Investissement (BPI) en
    étant le meilleur exemple.
  • [6]
    Caroline Lanciano-Morandat, Le travail de recherche. Production de savoirs et pratiques scientifiques et techniques. Paris, CNRS, 2019.
  • [7]
    Pétronille Rème-Harnay, « Parcours de sous-traitants économiquement dépendants : L’exemple de la messagerie urbaine », La Revue de l’Ires, n° 93, 2017, pp. 79-104.
  • [8]
    Entretien mené le 22 janvier 2018.
  • [9]
    Un P.O.C, ou Proof Of Concept est une phase instituée des relations qu’entretiennent les grandes entreprises et les start-up. Cette phase consiste en un test du produit ou du service conçu par la petite entreprise.
  • [10]
    Un pitch est une présentation orale d’un objet ou d’un service développé ou en développement. Cette présentation est souvent réalisée par le ou les fondateurs de la microstructure. Cet exercice typique du monde des start-up doit le plus souvent être bouclé en trois minutes. Les start-up doivent donc être efficaces dans le temps imparti et présenter un certain nombre d’éléments jugés essentiels par le public auquel elles s’adressent. Pour en savoir plus sur « l’art du pitch », se référer à Denis Lacorne, Tous milliardaires ! Le rêve français de la Silicon Valley, Paris, Fayard, 2019, pp. 21-56.
  • [11]
    Une « licorne » est un terme consacré pour désigner les jeunes pousses qui ont su satisfaire ou qui promettent de satisfaire tous les éléments qui définissent la start-up. Une croissance exponentielle et un développement très rapide en volume de production ou en capitalisation permettent à une start-upd’acquérir le sobriquet de « licorne ». Les instances politiques au pouvoir parient sur l’émergence d’un nombre important de « licorne » qui permettrait d’asseoir la start-up nation à la française.
  • [12]
    Marion Flécher, « Les start-up, des entreprises “cools” et pacifiées ? Formes et gestion des tensions dans des entreprises en croissance »,La nouvelle revue du travail, n° 15, 2019,http://journals.openedition.org/nrt/5930.
  • [13]
    L’intrapreneur est une traduction de l’entrepreneur dans l’entreprise. Il se caractérise par des ambitions que le sens commun confère aux entrepreneurs. Créatif, entrepreneur de risque et en demande d’autonomie, l’intrapreneur est un salarié qui s’inclut dans des programmes d’intrapreneuriat que l’on voit fleurir au sein des grandes organisations. Concrètement, le salarié candidate au programme avec une idée, est évalué, possiblement sélectionné et gère ensuite l’intégralité du développement de cette idée jusqu’au lancement du produit ou du service.
  • [14]
    Traduction en anglais du terme repérage. Cette activité consiste en une connaissance et une fréquentation durable et intensive de différents lieux où sont présentes des start-up. Incubateurs, accélérateurs, salons et remises de prix sont les espaces professionnels des agents du start-up scouting.
  • [15]
    Pierre Bourdieu, « La production de la croyance. Contribution à une économie des biens symboliques », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 13, 1977, pp. 3-43.
  • [16]
    Entretien mené le 5 juin 2019.
  • [17]
    Entretien mené le 28 octobre 2019.
  • [18]
    Entretien mené le 5 mai 2019.
  • [19]
    Acronyme qui rassemble les géants du numérique états-uniens : Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft.
  • [20]
    Claude Rosental analyse ethnographiquement les « démos » à VivaTech et apporte un éclairage sur la « mise en scène des technologies » dans le cadre de ce salon. Disponible en accès libre : http://cems.ehess.fr/index.php?4187.
  • [21]
    Formules consacrées pour évoquer les pratiques de financement des start-up et par-là-même la dilution des parts acquises.
  • [22]
    « La French Tech fait pschitt au CES 2020 de Las Vegas », Challenges.fr, 6 janvier 2020, https://www.challenges.fr/high-tech/la-french-tech-fait-pschitt-au-ces-2020-de-las-vegas_692284.

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