1 Vous avez récemment été interviewé par Christophe Bouquet, réalisateur du documentaire Mafia et République, coproduit par la chaîne de télévision Arte. Pensez-vous que le lien entre la sphère politique et les réseaux mafieux de la drogue soit d’ordre opportuniste, étant donné le poids économique de ce trafic, ou plutôt que ces deux mondes soient unis par une relation plus profonde ?
2Alfred McCoy : La rencontre que j’ai faite à Paris en juillet 2018 avec Christophe Bouquet et la journaliste d’investigation Julie Lerat dans le cadre de leur documentaire sur l’histoire de la drogue a constitué un événement particulièrement marquant de ma vie. Durant ces sept heures d’entretien, les questions balayaient l’histoire de la drogue depuis le xviie siècle jusqu’à aujourd’hui, de l’Asie à l’Europe en passant par les Amériques, sollicitant le rappel de données chiffrées précises devant l’œil impassible de la caméra, comme s’il s’agissait d’une soutenance de thèse d’État [1] sur le tard, qui me renvoyait indéfectiblement à la question : « Qu’as-tu réellement, au-delà d’un amas de faits disparates, appris de ces cinquante années d’observation sur le trafic de drogue ? »
L’art clandestin
3À l’issue de longues décennies à m’intéresser aux stupéfiants, suite à cette entrevue et à la conférence organisée par Alan Gillies à l’Université de Glasgow en avril dernier, j’ai réalisé que les chercheurs, et moi le premier, ont été absorbés par l’impérieux travail d’analyse de données empiriques, au demeurant contestables, extirpées de l’ombre de ce monde obscur, et ont échoué à bâtir un cadre théorique qui puisse donner sens aux éléments. Avec le recul, je peux dire que le dernier demi-siècle m’a appris que les drogues ne sont pas que des drogues, que les dealers ne sont pas que de simples revendeurs et que les consommateurs ne sont pas seulement des junkies ou des toxicomanes incapables de donner forme aux sociétés dans lesquelles ils vivent. Le fait de concevoir la drogue comme étant la tare d’un lointain demi-monde [2] marginal explique que l’action publique en matière de stupéfiants se concentre sur la pénalisation plus que sur les questions de santé publique ou de développement urbain. C’est aussi pour cela que de nombreux universitaires issus des disciplines les plus diverses négligent d’ordinaire cette question. Pourtant, en 1997, l’Assemblée Générale de l’ONU a déclaré que le trafic de drogue mondial représentait un marché de 400 milliards de dollars, soit 8 % des échanges mondiaux (plus que le textile), et approvisionnait 180 millions de consommateurs (4,2 % de la population adulte mondiale). Comment un fait aussi massif peut-il continuer à être négligé de la sorte ?
4Les drogues sont à l’échelle globale des marchandises de première importance qui infléchissent profondément nos politiques nationales et internationales. Les vendeurs de drogue sont souvent d’influents acteurs politiques qui contrôlent des communautés locales ou forgent des alliances secrètes avec les services de sécurité des États. Quant aux usagers, ils constituent une portion de la population qui structure à sa façon la société au sein de laquelle ils évoluent. En réalité, la nature clandestine du trafic de drogue augmente son influence politique et sociale plus qu’il ne la diminue.
5Pour revenir à votre question, cette réflexion m’a amené à dépasser l’analyse factorielle classique du « clientélisme » ou du caractère « économiquement significatif » pour conceptualiser un espace politique clandestin à même, sous certaines conditions spécifiques, d’informer voire de transformer la vie politique à l’échelle mondiale.
6J’ai récemment développé le concept d’un monde occulte qui prend forme quand trois composants fondamentaux convergent vers une configuration singulière et puissante : un milieu social particulier, l’existence d’opérations secrètes et un commerce illicite. En son cœur, ce monde occulte recèle un interstice invisible habité par des criminels et des acteurs interlopes qui pratiquent ce que Conein, ex-agent de la CIA franco-américain, avec qui j’ai pu m’entretenir en 1971 lorsque je préparais mon premier livre (The Politics of Heroin in Southeast Asia), appelait les « arts clandestins ». Cet homme, qui avait été parachuté en 1945 dans la jungle tonkinoise afin d’y diriger les guérillas Viet Minh avec Ho Chi Minh et qui a plus tard organisé le coup d’État qui entraîna la mort du président Ngo Dinh Diem à Saigon en 1963, se référait par-là aux activités complexes d’opérations occultes organisées tant par les agents de la CIA que par les gangsters corses difficilement imaginables pour les gens ordinaires.
7Afin de se faire une idée de l’étendue et du pouvoir de ce milieu social, les Nations Unies ont établi en 1997 que le crime organisé transnational comptait 3,3 millions de membres à travers le monde qui trafiquaient de la drogue, des armes, des êtres humains et des espèces en voie de disparition. J’ai pu pour ma part observer pendant plusieurs années la façon dont la CIA a assuré les liaisons aériennes vers les hautes terres laotiennes, grandes productrices d’opium, afin de convertir la minorité Hmong en une armée clandestine de quelques 30.000 soldats, ou encore comment Khun Sa, « le roi de l’héroïne » de Birmanie, a pu prendre le contrôle de la moitié des stocks mondiaux de ce stupéfiant. Tout au long du vingtième siècle, on a pu constater des affinités récurrentes et des alliances entre les États et les acteurs criminels qui vivent dans cet espace politique occulte.
8De plus, pendant la Guerre Froide, toutes les puissances majeures (l’Angleterre, la France, l’Union Soviétique, les États-Unis) ont déployé de puissants services clandestins à travers le globe, faisant de notre second facteur, les opérations secrètes, une facette centrale de la puissance géopolitique. Depuis maintenant plus d’un siècle, les États et les Empires ont tiré parti de leur pouvoir coercitif grandissant pour mettre en place des périodes de prohibition qui ont régulièrement transféré l’alcool, les drogues, le jeu et certains produits comme le tabac dans la sphère d’un commerce illicite dont les flux peuvent être d’une taille suffisamment importante pour entretenir ce monde occulte.
9Lorsque les trois facteurs précédemment mentionnés convergent, le trafic de drogue, comme nous le verrons dans le cas de l’Afghanistan, acquiert une autonomie suffisante pour tenir en échec la première superpuissance mondiale.
Autour de la notion de « narco-État »
10Plusieurs pays, à l’instar de la Colombie, du Mexique ou du Panama, ont pu être à un moment donné taxés de « narco-États ». Selon vous, cette catégorie est-elle pertinente et, si c’est le cas, quelles en seraient alors les caractéristiques ?
11Alfred McCoy : Par essence, l’expression de « narco-État » tend à rendre compte de la complicité d’un État avec les acteurs du trafic de stupéfiants sur son territoire. Alors que la corruption est inhérente à toute tentative de suppression des biens et services illégaux, les énormes profits générés par le trafic illicite de stupéfiants ont souvent favorisé une complicité institutionnelle qui facilite la production, le transit ou la distribution de ces produits. Quand cette complicité et cette corruption sont suffisamment fortes pour protéger le trafic de toute inquiétude, alors l’expression de narco-État décrit raisonnablement la réalité. Cependant, dans son ambition de délimiter précisément un espace occulte sur la base de données parcellaires et dans un cadre où les rapports de force sont éminemment mouvants, ce terme accuse plusieurs limites. Afin de préciser quelque peu la réflexion, disons que la corruption et la complicité atteignent un niveau suffisant pour qu’on puisse parler de narco-État quand trois conditions sont remplies : premièrement, quand le trafic illicite représente une part significative de l’économie régionale ou nationale ; ensuite, quand les revenus provenant de ce trafic constituent une proportion non-négligeable des revenus formels et informels de l’État ; enfin, quand la protection de certains acteurs étatiques stratégiquement positionnés façonne ce marché illicite. En fonction de ces critères, le terme semble être à même de décrire la situation de plusieurs gouvernements en Asie et en Amérique latine au cours du dernier demi-siècle.
12Par sa proximité avec les États-Unis et l’intensité du trafic de cocaïne pendant les années 1980, l’Amérique latine a été la première région au monde où la collusion entre l’État et le trafic de drogues, quoique mouvante, a rendu le terme approprié. Pendant la guerre contre la drogue du président des États-Unis Ronald Reagan dans les années 1980, les fonds internationaux alloués à ce combat ont été doublés et se sont focalisés sur les frontières du sud-est des États-Unis pour prévenir les vols trans-caribéens qui acheminaient les substances illicites. Même si les saisies de cocaïne sont passées de deux tonnes en 1981 à 100 tonnes en 1989, ce bouclier autour de la Floride a simplement détourné les flux vers l’Ouest, en particulier vers le nord du Mexique. Des alliances entre les cartels colombiens et mexicains se sont alors mises en place.
13Alors que la cocaïne déferlait via la frontière du sud-ouest des États-Unis, les cartels mexicains augmentèrent leurs pots-de-vin de 3 millions de dollars en 1983 à 460 millions dix ans plus tard, c’est-à-dire davantage que le budget de l’Office du Procureur Général de la République du Mexique. À cette époque, le président Carlos Salinas de Gotari finissait son mandat (1988-1994). Les cartels mexicains comptabilisaient des recettes brutes de quelques 30 milliards de dollars, plus de quatre fois plus que les 7 milliards que rapportaient alors les exportations de pétrole, faisant effectivement de ce pays un narco-État. Sous Salinas, le procureur général était sans aucun doute possible un allié des cartels de la drogue ; son sous-procureur chargé de la lutte antidrogue vendait les droits de passage jusqu’à 1 million de dollars tandis que la police protégeait les cartels avec lesquels elle collaborait en attaquant leurs concurrents. En 1994, le conseiller principal du procureur général a démissionné en signe de protestation contre cette situation, dénonçant le fait que les cartels de la cocaïne étaient devenus « des forces motrices, voire des piliers, de [la] croissance économique [du Mexique] ». Plus généralement, durant le boom de la cocaïne des années 1980, les narco-politiciens latino-américains étaient au pouvoir au sein de trois gouvernements, celui de Luis García Meza Tejada (1980-1981) en Bolivie, de Manuel Noriega (1983-1989) au Panama et d’Alfredo Stroessner (1954-1989) au Paraguay. Mais aucun d’entre eux n’a pu tenir face à la pression des États-Unis. Du fait de cette même pression et des impératifs de sa politique domestique, la Colombie lançait une campagne massive contre le trafic de stupéfiants à partir des années 1990, laissant au Mexique la place de seul narco-État de la région.
14En Asie, en revanche, la combinaison de facteurs économiques et diplomatiques rend l’utilisation du terme narco-État presque évidente. La chute du rideau de fer dans les années 1990 a détruit le cadre global qui avait façonné les trafics de stupéfiants internationaux pendant les quarante années précédentes, ce qui a permis une rapide expansion du commerce des opiacés à travers toute l’Asie centrale, la création de nouvelles organisations criminelles, et l’ouverture de routes de contrebande à travers la Chine, la Russie et l’Europe de l’Est. Dans la mesure où ils ont entravé les tentatives de réduction des cultures pendant les années 1990, la Birmanie et l’Afghanistan, les plus grands producteurs mondiaux d’héroïne, furent diplomatiquement isolés, considérés comme des États hors-la-loi, mis à l’écart de l’économie mondiale légitime, et conséquemment, rendus économiquement dépendants du marché illégal de l’opium.
15À l’issue de la Guerre Froide, la Birmanie a défié l’ordre mondial en articulant le commerce étatique de la drogue à la double mission de contribuer à la sécurité nationale et d’assurer le développement économique. Pendant les années 1990, le régime militaire de Rangoon en est venu à créer des alliances avec les plus puissants barons de la drogue de la région. De la sorte, il a pu stabiliser le trafic mais a aussi contribué à la stigmatisation de l’État. En attaquant des minorités ethniques rebelles tout en protégeant les barons de la drogue alliés, ce régime militaire a ainsi créé une synergie efficiente alliant renforcement du contrôle aux frontières et augmentation du trafic d’héroïne.
16La stratégie de Rangoon s’est révélée tout particulièrement efficace contre Khun Sa, proéminent chef de guerre et baron de l’opium qui avait embrassé la cause indépendantiste de l’État du Shan et qui en conséquence menaçait l’intégrité du territoire national. Pris en tenaille entre les bataillons de l’armée birmane et la milice tribale Wa lourdement armée, Khun Sa a dû capituler en 1996. Il a cependant évité l’extradition vers les États-Unis, et a entamé une nouvelle vie « d’honnête financier ». Dans les dernières années de cette bataille frontalière, le « Roi de l’héroïne » voyait ses revenus se réduire du fait de l’obstruction de l’État à son commerce d’opium, le forçant à se tourner vers la mise en vente massive de comprimés de méthamphétamines nommés « yaba » destinés aux classes populaires thaïlandaises. D’énormes quantités de stupéfiants bon marché ont alors déferlé sur l’Asie du Sud-Est. Après sa reddition, les alliés stratégiques de Rangoon dans la campagne contre Khun Sa, la United Wa State Army (UWSA) et d’autres, ont rapidement remplacé son organisation en exportant vers la Thaïlande quelques 600 millions de comprimés de méthamphétamines, pour une valeur de 2,8 milliards de dollars annuels.
17La Birmanie est demeurée le plus important pourvoyeur d’opium jusqu’en 1998, avec une production d’environ 2 500 tonnes par an. En 1997, en réaction à ce trafic, la secrétaire d’État des États-Unis, Madeleine Albright, a caractérisé les dirigeants du régime militaire de Rangoon de « trafiquants de drogue et [de] voyous », une rhétorique diplomatique qui revient à dire « narco-État ». Un an plus tard, en réponse à cette critique, Rangoon a annoncé la mise en place d’un programme sur quinze ans en vue d’éliminer la production de stupéfiants et a fait pression sur les minorités des hauts-plateaux en imposant des dates butoirs fermes. Du fait de ces pressions internes et externes, les exportations d’opium de la Birmanie sont alors passées de 2 560 tonnes en 1996 à 1 090 tonnes à peine trois ans plus tard.
18En Asie du Sud-Ouest, la fin de la Guerre Froide avait créé les conditions d’une expansion sans précédent et durable de la production d’héroïne. Le désengagement nord-américain et russe de l’Afghanistan après 1989 ainsi que l’éclatement de l’Union Soviétique ont produit des changements spectaculaires dans le trafic de drogue régional. L’augmentation des exportations d’héroïne en provenance d’Afghanistan a permis de financer des guerres sanglantes et a pu alimenter des insurrections ethniques sur un espace long de 4 800 km de l’Asie centrale jusqu’aux Balkans.
19Comme la Birmanie, l’Afghanistan est devenu un État hors-la-loi dans les années 1990. Après que la guerre indirecte entre les États-Unis et l’Union Soviétique y ait multiplié par dix les plantations d’opium pendant les années 1980, la production passant durant cette période de de 250 à 2 000 tonnes annuelles, les récoltes ont doublé ensuite pendant la guerre civile des années 1990, pour atteindre 4 600 tonnes par an, soit 75 % de la production mondiale d’héroïne. Avec cette multiplication par vingt de la production de drogue en deux décennies de guerre, l’Afghanistan, qui auparavant possédait un système agricole diversifié, basé sur l’élevage et soixante-deux types de cultures, est devenu le premier pays monoproducteur d’opium. De 1996 à 2000, le régime fondamentaliste des talibans a pu assoir son contrôle sur la quasi-totalité des plantations de pavot du pays afin d’imposer de substantielles taxes à la fois sur les livraisons d’opium et la production d’héroïne. Ainsi, l’Afghanistan sous autorité talibane est devenu le paradigme du narco-État.
20Mais en juillet 2000, alors qu’une sécheresse dévastatrice entrait dans sa deuxième année et que le pays était en proie à une terrible famine, les talibans ont ordonné subitement la prohibition de la culture de l’opium, sans doute dans un objectif de reconnaissance diplomatique. En imposant cette interdiction par des sanctions coercitives, les talibans ont fait passer la production d’opium de 3 300 tonnes en 2000 à seulement 185 tonnes en 2001, détruisant ainsi la seule industrie d’exportation d’envergure du pays en un hara-kiri économique qui acheva de démontrer le degré de dépendance aux revenus illicites qui avait fait du régime taliban le narco-État par excellence [3].
21Quand les bombardements américains ont commencé en octobre 2001, le régime taliban, terriblement affaibli par les conséquences de cette politique drastique de prohibition, s’est désagrégé à une vitesse déconcertante. Pour prendre Kaboul, Washington et ses alliés ont mobilisé les dirigeants de l’Alliance du Nord qui avaient auparavant dominé le trafic de drogue dans le nord-est, ainsi que des chefs de guerre pachtounes très actifs en tant que passeurs de drogue au sud-est du pays, ce qui a créé des conditions politiques particulièrement propices à une reprise de la culture de l’opium.
22Même si la production d’opium a augmenté considérablement sous l’occupation américaine de 2001 à 2004, Washington s’est désintéressé du problème dans la mesure où la CIA et le Département de la Défense voulaient éviter toute éradication qui puisse affaiblir les opérations militaires contre la guérilla talibane. Cependant, à partir de la fin de l’année 2004, la Maison Blanche s’est rendu compte que le trafic de drogue ainsi revitalisé alimentait financièrement la renaissance des talibans. Les États-Unis ont alors décidé d’embaucher des mercenaires en vue de former des équipes afghanes d’éradication des cultures illicites. Attestant l’échec de cette politique, le rapport des Nations Unies intitulé Afghanistan Opium Survey souligne en 2007 que les récoltes annuelles avaient augmenté de 24 % pour atteindre un record de 8 200 tonnes, ce qui avait généré 53 % du PIB du pays. Quand une unique marchandise représente plus de la moitié de l’économie d’une nation, tous les acteurs nationaux sont directement ou indirectement impliqués dans le trafic illicite.
23Une étude pour le United States Institute of Peace a mis en évidence que les Talibans avaient obtenu 425 millions de dollars de taxes sur les 7 700 tonnes de récolte de 2008. En 2017 encore, le général John Nicholson, qui commandait alors les troupes nord-américaines en Afghanistan, souligna que la seule province d’Helmand pouvait alimenter financièrement les rebelles talibans à hauteur de 60 % de leurs besoins. Suite à l’évacuation précipitée de leurs bureaux du nord du pays en octobre 2015, les Nations Unies ont publié une carte montrant que les Talibans jouissaient d’un contrôle « fort » ou « total » sur plus de la moitié des zones rurales du pays, ce qui veut dire que le gouvernement de facto de la moitié du pays était financièrement alimenté par le trafic d’opiacés.
24En février 2016, le New-York Times a rapporté que les rebelles talibans et les responsables publics régionaux étaient engagés dans une bataille pour prendre le contrôle sur le très lucratif trafic de drogue dans la province d’Helmand. En imposant une taxe sur les fermiers similaire à celle des Talibans, les représentants du gouvernement se sont impliqués dans une chaîne de corruption depuis les villages de province jusqu’à la capitale Kaboul. Dans un futur proche, l’opium va sûrement rester intimement lié à l’économie rurale, l’insurrection des Talibans et la corruption du gouvernement, toutes choses qui ensemble continueront à constituer un narco-État.
25L’intervention des États-Unis en Afghanistan a ainsi rapidement généré une impressionnante résurgence de la production d’opium dans le pays, au moment où ces mêmes États-Unis soutenaient le Plan Colombia en vue d’éradiquer la culture de la coca. Comment peut-on expliquer un tel contraste ? Realpolitik, naïveté ou incompétence complète ?
26Alfred McCoy : Le contraste entre le résultat de la politique antistupéfiants nord-américaine dans ces deux pays s’explique du fait que l’Afghanistan constituait un authentique monde occulte alors que ce n’était pas le cas de la Colombie. Tandis que Washington n’était animé par aucun intérêt géopolitique compensatoire, la Maison Blanche a catalysé ses efforts en Colombie sur la lutte antidrogue, ce qui a eu pour effet de mettre en déroute les troupes de guérilla des Farc, paralyser les cartels et réduire les liens entre les trafiquants et l’appareil d’État. Il convient cependant de noter que, même à son zénith, le trafic de cocaïne n’a jamais représenté plus de 3 % du PIB de la Colombie.
27À l’inverse, l’intervention dissimulée des États-Unis en Afghanistan dans les années 1980 a impliqué une tolérance vis-à-vis du trafic d’opium mis en place par leurs alliés afghans moudjahidines. Washington les a armés pour faire face à une occupation soviétique qui a ravagé les campagnes et détruit la majorité de l’agriculture conventionnelle et de l’élevage. À l’issue de ce conflit des deux grandes puissances en 1989, la décennie suivante marquée par la guerre civile et l’arrivée des Talibans au pouvoir vit s’accroître la dépendance du pays à la drogue. Après 2001, l’occupation américaine a achoppé sur la question de la reconstruction rurale, ce qui a permis à l’opium de représenter comme on l’a vu plus de la moitié du PIB afghan en 2007. Avec toutes les conditions réunies pour qu’un monde occulte soutienne la résistance des Talibans pendant les dix-sept dernières années, la seule sortie stratégique possible pour les États-Unis semble être de rendre le pouvoir aux rebelles dans un gouvernement de coalition, une politique qui revient à reconnaître une défaite. Ainsi, une petite fleur rose a vaincu la plus longue intervention militaire engagée par la première superpuissance mondiale.
Drogue et politique partisane
28En termes de politiques nationales, les États ont-ils un réel intérêt à supprimer les trafics, en particulier au sein des communautés marginalisées ? En France, le trafic de drogue est une importante source de revenus dans les banlieues où le chômage est massif. Enrayer le trafic obligerait la République française à assumer davantage sa vocation d’État-providence. La situation est-elle dans une certaine mesure similaire aux États-Unis ?
29Alfred McCoy : En substance, vous me demandez si les politiques de prohibition des États occidentaux ne masquent pas des contradictions internes complexes, des dynamiques politiques hétérogènes qui rendraient l’État complice du trafic qu’il proclame interdire.
30Aux États-Unis, la guerre de la drogue a un lien évident avec les politiques partisanes, ce qui échappe à la plupart des observateurs. En outre, dans une logique perverse car contradictoire, l’économie de la drogue fournit des emplois qui maintiennent un ordre rudimentaire au sein des minorités marginalisées des grands centres urbains.
31Parallèlement aux efforts de suppression du trafic de drogue dans les Andes, le Président républicain Ronald Reagan a réorienté dans les années 1980 la politique domestique des États-Unis vers une plus grande pénalisation de la consommation de drogue sous couvert d’arguments moraux. Alors que la société américaine avait stabilisé ses taux d’incarcération durant les cinquante années antérieures autour de 110 prisonniers pour 100 000 habitants, cette politique antidrogue fit doubler les effectifs carcéraux en deux mandats présidentiels, de 370 000 détenus en 1981 à 713 000 en 1989. Ces chiffres ont continué à augmenter pour atteindre 2,3 millions de prisonniers en 2008, soit 751 prisonniers pour 100 000 habitants, dont plus de la moitié pour des délits liés à la drogue.
32Du fait de ces incarcérations massives, en 2012, six millions de personnes se voyaient privées de leur droit de vote. Parmi eux, 8 % de la totalité de la population afro-américaine, un groupe ethnique qui vote majoritairement pour le Parti Démocrate depuis plus de cinquante ans. De plus, ce régime carcéral a concentré les populations de prisonniers et de gardes dans des zones rurales conservatrices, faisant de celles-ci des districts électoraux où le Parti Républicain est assuré de gagner. Malgré cela, Reagan et les Républicains ont si bien réussi à présenter cette politique partisane comme découlant d’un impératif moral que ses deux successeurs démocrates, Bill Clinton et Barack Obama, ne se sont pas risqués à réformer sérieusement ce système.
33Tandis qu’au niveau fédéral les logiques partisanes enrayaient les possibilités de changement, certains États, sur lesquels les coûts de cette politique carcérale reposaient, ont commencé à réduire progressivement les peines et à restituer le droit de vote aux délinquants. À l’issue d’un référendum organisé en novembre 2018, la Floride a ainsi restitué le droit de vote aux 1,4 million de criminels de l’État, dont environ 400 000 Afro-Américains. Quand les implications de ce changement modifieront la donne dans les prochaines élections locales et nationales, la logique sous-jacente de cette croisade moraliste des Républicains contre les drogues devrait éclater au grand jour.
34Par ailleurs, le rôle surprenant du commerce de la drogue dans l’organisation de la vie quotidienne au sein des quartiers afro-américains pauvres de Chicago a été mis en évidence grâce à de minutieuses recherches empiriques. Après avoir eu accès aux dossiers financiers d’un gang de vendeurs de drogue en activité dans les cités en construction du sud de la ville, Sudhir Venkatesh, alors étudiant en Master à l’Université de Chicago, a découvert en 2005 une structure de l’emploi extrêmement élaborée. À l’aide de ses centaines de branches, « The Black Gangster Disciple Nation » connu sous le nom de « GD », comptait environ 120 chefs qui employaient 5 300 jeunes adultes, majoritairement des dealers, et 20 000 membres qui aspiraient à occuper ces fonctions. Alors qu’un chef gagnait environ 100 000 $ par an, les trois agents qui travaillaient sous ses ordres recevaient seulement 7 $ par heure, ses cinquante dealers 3,30 $, tandis que les centaines de membres subalternes faisaient office de stagiaires gratuits qui attendaient la mort d’un dealer pour prendre sa place, ce qui est le lot d’un revendeur de drogue sur quatre.
35Que signifie tout cela ? Dans une zone urbaine défavorisée avec très peu d’opportunités d’emploi, ce gang de vendeurs de drogues proposait à des jeunes des emplois à fort risque de mortalité dont le salaire était équivalent à ceux que d’autres jeunes de quartiers moins sinistrés pouvaient gagner de façon beaucoup moins risquée en travaillant chez McDonald’s, le salaire minimum légal étant de 5,15 $ par heure. De plus, avec ses quelques 25 000 membres dans le sud de Chicago, GD créait de l’ordre social parmi une portion significative des hommes âgés de seize à trente ans : réduction de la violence gratuite, de l’effet perturbateur de la petite délinquance, encadrement structurant pour des jeunes adultes socioéconomiquement marginalisés. La troisième plus grande ville du pays dépendait ainsi d’un vaste appareil illicite pour maintenir un ordre global nécessaire au maintien de l’image d’une cité revendiquant le statut de centre d’affaire d’envergure mondiale. Si nous avions des données aussi précises sur les autres villes, je suspecte, sans pouvoir le garantir, que nous découvririons un schéma identique et que nous pourrions ainsi mettre en évidence l’intégration du trafic de stupéfiants dans le tissu social national. Tant que le gouvernement fédéral négligera l’investissement en termes d’éducation et d’emploi parmi les communautés défavorisées, le marché illicite continuera à combler ce vide avec ses emplois informels et leur lot de violence, d’addiction et de vies brisées.
La prohibition : son échec et au-delà
36Vous avez publié en 2009 un article intitulé “A hundred years of Drug Prohibition : a study in the failure of global governance”. Quelle est à votre avis la raison de cet échec et comment celui-ci s’est-il manifesté ?
37Alfred McCoy : Dans cet essai de 2009, je célébrais avec quelque ironie le centenaire de l’effort international de prohibition des stupéfiants initié en 1909 avec la Convention Internationale de l’Opium tenue à Shanghai, un acte fondateur aujourd’hui largement oublié. Malgré ce siècle d’échecs retentissants, la communauté internationale refusait toujours de reconnaître cette réalité, un refoulement régulièrement mis en évidence par les déclarations panglossiennes du Bureau des Nations Unies pour le Contrôle des Drogues et la Prévention des Crimes (UNDCCP). En 1997, son directeur Pino Arlacchi annonçait un programme décennal pour éradiquer toutes les cultures illicites d’opium et de coca en commençant par celles qu’abritait l’Afghanistan. Dix ans plus tard, son successeur Antonio Maria Costa faisait abstraction de cet échec pour annoncer dans le Rapport Mondial sur la Drogue des Nations Unies de 2007 un « changement de paradigme » qui allait prochainement « réduire les risques des drogues en termes de santé et de sécurité publique ».
38Au même moment où les dirigeants des Nations Unies faisaient ces proclamations grandiloquentes, la production d’opium en Afghanistan augmentait sans interruption, passant de 185 tonnes annuelles en 2001 à un record de 9 000 tonnes en 2017. Si l’on observe la tendance sur le long terme, la production mondiale d’opium a été multipliée par dix en moins de cinquante ans, de 1 200 tonnes en 1971 à 10 500 tonnes en 2017.
39Cet écart entre la rhétorique triomphaliste et la piteuse réalité exige une explication. La multiplication par dix de l’offre d’opium illicite dans le monde est le résultat d’une dynamique de marché que j’ai appelée « le stimulus de la prohibition ». Au niveau le plus élémentaire, la politique prohibitionniste des États-Unis et des Nations Unies est la précondition nécessaire à l’émergence du trafic mondial qui a créé les seigneurs de la drogue des hauts-plateaux des pays producteurs et les consortiums transnationaux qui contrôlent ce vaste commerce. De plus, la prohibition force les groupes criminels à innover en permanence pour trouver de nouveaux chemins d’approvisionnement, ce qui encourage la prolifération du trafic et l’augmentation exponentielle de la consommation. Les États sont des acteurs clés dans ce processus et les profits gigantesques générés par le narcotrafic, conséquence directe de la prohibition, sont autant de ressources permettant de corrompre forces de l’ordre, fonctionnaires et gouvernements, au point de transformer la mise en œuvre effective de la prohibition en protection plus ou moins sélective.
40Quand on cherche attentivement à comprendre les présupposés informulés des documents produits par les États-Unis et les Nations Unies, on constate que leur réflexion sur la prohibition semble basée conceptuellement sur la possibilité d’une coercition parfaite à laquelle ne répondrait aucune élasticité de l’offre internationale de stupéfiants, établissant ainsi un lien causal entre répression et réduction du trafic. Cependant, en pratique, la coercition s’est toujours montrée imparfaite et l’offre de stupéfiants s’est montrée étonnamment élastique : si la prohibition réduit l’offre à un endroit, alors le prix mondial augmente du fait de l’inélasticité de la demande, ce qui encourage les vendeurs et cultivateurs à liquider leurs stocks, les producteurs mieux établis à produire plus, et les nouveaux acteurs potentiels à tenter leur chance. En effet, quand la coercition est appliquée au marché international des stupéfiants, l’offre se déplace spatialement sans aucune limite possible. La demande en drogues addictives est ainsi par sa nature même très peu élastique : si les prix montent, les consommateurs dépendants suppriment leurs autres dépenses ou essayent d’augmenter leurs revenus pour pouvoir continuer à acheter de la drogue. En somme, pendant plus de cinquante ans, les États-Unis et les Nations-Unies ont poursuivi une politique de contrôle de l’offre de drogue en négligeant les lois économiques immuables de l’offre et de la demande. Il n’est donc guère surprenant qu’une politique basée sur une telle erreur d’interprétation initiale n’ait pu que conduire à la débâcle.
41En définitive, en quoi devrait donc consister selon vous une politique mondiale de la drogue satisfaisante ?
42Alfred McCoy : En tant qu’historien, je suis formé en vue d’analyser des événements passés pour expliquer avec une certitude supposément magistrale non seulement ce qui s’est passé mais aussi pourquoi cela s’est passé de telle manière plutôt qu’une autre. Quand il est question de projeter ce passé afin de prédire l’avenir, les historiens ne se contentent pas d’avoir souvent tort mais sont aussi fréquemment risibles. Cette mise en garde ayant été posée, je vais tâcher de répondre à votre question.
43Dans le contexte actuel, je préconise une dérégulation progressive du régime de prohibition mondial en prenant conscience que celui-ci est un appareil de régulation tripartite profondément inscrit dans les lois internationales, nationales et locales. Alors que la prohibition mondiale entre dans son deuxième siècle, nous observons deux tendances opposées. L’ancien modèle de prohibition a atteint son apogée en Asie du Sud-Est, démontrant à tous ceux qui prennent la peine de s’y intéresser, l’absurde logique de ce modèle coercitif. En 2003, le premier ministre thaïlandais Thaksin Shinawatra a lancé son mouvement populiste des « chemises rouges » avec une campagne contre la consommation excessive de métamphétamines qui incita la police à tuer sans autre forme de procès 2 275 personnes en seulement trois mois. En adoptant cette logique coercitive jusqu’à ses plus extrêmes conclusions le jour même de son investiture en tant que président des Philippines le 30 juin 2016, Rodrigo Duterte ordonna au chef de la police de lancer une attaque massive contre le trafic de drogue qui a entraîné dans les douze mois suivants la reddition de 1,3 million de dealers ou de consommateurs, 86 000 arrestations et environ 8 000 corps jetés dans les rues. À la fin de l’année 2018, le carnage s’élevait environ à 20 000 morts d’individus suspectés d’être impliqués de près ou de loin dans le problème de la drogue. Cependant, malgré cette extraordinaire coercition, la consommation de stupéfiants est resté profondément enracinée dans les bidonvilles de Bangkok et de Manille.
44D’un autre côté, le mouvement visant à réduire les préjudices subis par les consommateurs ou les vendeurs, fruit du travail de médecins novateurs et de communautés d’activistes à travers le monde, est lentement en train de détricoter la cotte de mailles du régime mondial de prohibition. Aux États-Unis, souvent du fait d’initiatives populaires, les États qui se lancent dans la voie de la décriminalisation de la consommation thérapeutique ou récréative de marihuana sont de plus en plus nombreux. Avec l’adoption par vote populaire de la Proposition 47 en 2015, la Californie privilégie désormais le traitement à l’incarcération pour les consommateurs de drogue dure qui ne représentent pas de danger pour la société civile. L’une et l’autre de ces réformes semblent pour le moment bien fonctionner.
45L’expérience du Parc Platzspitz de Zurich offre un récit édifiant eu égard aux limites d’une réforme partielle qui n’intègre pas le paramètre essentiel des dynamiques du marché de la drogue. Le nombre de personnes dépendantes à la drogue en Suisse ayant été multiplié par dix pendant les années 1980, la police de Zurich a décidé de convertir ce parc en une zone où ne s’appliqueraient pas les lois antidrogues. Le parc a alors rapidement attiré 3 000 toxicomanes par jour, la prostitution et les infections par le virus du VIH ont augmenté en conséquence, les prisons se sont remplies et la violence due à la drogue est devenue éminemment problématique. En 1992, la police a mis un terme à cette expérience et le parc a été « nettoyé », forçant ainsi les toxicomanes à se disperser dans des petites poches de misère humaine aux quatre coins de la ville. Après avoir réalisé que ni la tolérance ni la suppression de l’offre n’étaient efficaces, les autorités se sont alors intéressées à la demande. Dans un premier temps, elles ont distribué de la méthadone puis, deux ans plus tard, la ville est devenu le premier endroit au monde où des consommateurs de longue date pouvaient se voir prescrire de l’héroïne. Entre 1997 et 2008, l’opinion publique suisse a cautionné cette approche tolérante, testée et approuvée, qui a permis à environ 70 % des toxicomanes de recevoir des doses qui leur avaient été prescrites.
46Frappé par une même marée d’addiction à l’héroïne dans les années 1980, le gouvernement portugais a réagi tout d’abord par la répression, ce qui n’a eu que peu d’effet sur la toxicomanie, la criminalité et la propagation des maladies infectieuses. Graduellement, un réseau de médecins a décidé d’adopter à travers le pays des mesures de réduction des risques qui ont été couronnées de succès. Après deux décennies de test sur le terrain, le Portugal a finalement dépénalisé la possession de drogue en 2001, puis a remplacé l’incarcération par un accompagnement médico-social, ce qui a eu pour effet une baisse significative du nombre d’infections par le virus du VIH ou par l’hépatite.
47Les leçons de Zurich et du Portugal sont assez claires : le passage de la répression à la dépénalisation peut fonctionner s’il existe un socle de professionnels engagés bénéficiant du soutien d’un public informé et disposé à accompagner un changement radical dans les politiques antidrogues. Si nous projetons cette expérience dans le futur, il est fort probable que la dépénalisation soit progressivement adoptée au niveau local, provincial et national à travers le globe. Viendra alors peut-être le jour où les chanoines du Bureau des Nations Unies pour le Contrôle des Drogues, cloîtrés dans leur abbatiale tour de cristal viennoise, seront les seuls apôtres à encore prêcher la prohibition.