Notes
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[1]
Cet article est une version abrégée et traduite en français d’un article scientifique en anglais plus développé : Rodney Benson, « Can Foundations Solve the Journalism Crisis ? », Journalism, 19/8, 2017, traduction Benjamin Ferron (UPEC/Céditec).
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[2]
C. Edwin Baker, Media, Markets, and Democracy, New York, Cambridge, 2002.
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[3]
Casey Brienza et Matthias Revers, « The
Field of American Media Sociology : Origins, Resurrection, and Consolidation », Sociology Compass, 10/7, 2016. -
[4]
Pierre Bourdieu, « The Political Field, the Social Science Field, and the Journalistic Field », Bourdieu and the Journalistic Field, Rodney Benson et Erik Neveu, (dir.), Cambridge, UK, Polity Press, 2005.
-
[5]
Nonprofit Media Working Group, The IRS and Nonprofit Media : Toward Creating a more Informed Public. New York, Council on Foundations, 2013 ; Pew Research Center, « Non-Profit News : Assessing a New Landscape in Journalism », 18 juillet 2011. Disponible sur : http://www.journalism. org/2011/07/18/non-profit-news/
-
[6]
Les conseillers fiscaux américains invitent les organisations de journalisme à but non lucratif qui demandent le statut 501 (c) 3 à souligner leur fonction publique « éducative » et à s’assurer que la publicité ou les autres revenus commerciaux demeurent des sources additionnelles de revenus mineures (voir Justin Ellis, « Passing the Nonprofit Test », Nieman Journalism Lab, 19 mars 2012. Disponible sur :http://www.niemanlab.org/2012/03/passing-the-nonprofit-test-a-guide-for-nonprofit-news-outlets-on-how-to-get-501c3-status/).
-
[7]
Jesse Holcomb et Amy Mitchell, « Personal Wealth, Capital Investments and Philanthropy », State of the Media Report, Pew Research Center, 26 mars 2014. Disponible sur : http://www.journalism.org/2014/03/26/personal-wealth-capital-investments-and-philanthropy/
-
[8]
Foundation Center, « Top 100 U.S. Foundations” by Asset Size », 2013. Disponible sur : http://foundationcenter.org/findfunders/ topfunders/top100assets.html
-
[9]
Les données reposent sur l’analyse par l’auteur des informations fournies par chacune des fondations et des organes de presse sur leurs sites Web. L’auteur et un ancien étudiant en doctorat de l’Université de New York, Tim Wood (aujourd’hui professeur adjoint à l’Université Fordham) ont rassemblé ces données du 3 au 12 juin 2015.
-
[10]
Ni la New York Times Company ni Gannett ne fournissent en ligne des informations complètes sur la formation scolaire des membres du conseil d’administration.
-
[11]
ProPublica Internal Revenue Service (IRS), 990 Forms, 2008-2012.
-
[12]
Rick Edmonds, « Knight Foundation finds nonprofit sites’ revenue rising but sustainability elusive », Poynter website, 8 avril 2015. Disponible sur : https://www.poynter.org/news/knight-foundation-finds-nonprofit-sites-revenue-rising-sustainability-elusive.
-
[13]
Charlie Firestone, Aspen Institute, mai 2011, entretien avec l’auteur
-
[14]
Knight Foundation, Finding a Foothold : How Nonprofit News Ventures Seek Sustainability, 29 octobre 2013. Disponible sur : http://www.knightfoundation.org/publications/finding-foothold
-
[15]
Kramer, 6 juin 2012, entretien avec l’auteur.
-
[16]
Knight Foundation Finding a Foothold… op. cit., p. 14.
-
[17]
Sulzberger, remarques à la Columbia University School of Journalism, 6 avril 2011, notes de l’auteur.
-
[18]
Mason, 5 avril 2013, entretien avec l’auteur.
-
[19]
Lucas Graves et Magda Konieczna, « Sharing the News : Journalistic Collaboration as Field Repair », International Journal of Communication, 9, 2015.
-
[20]
Jairo Lugo-Ocando, Blaming the Victim : How Global Journalism Fails Those in Poverty, London, Pluto Press, 2015.
-
[21]
Joan Roelofs, « Foundations and Social Change Organizations : The Mask of Pluralism », Critical Sociology, 14/3, 1987.
-
[22]
Joel Kramer, directeur de MinnPost, cité dans Magda, Konieczna, « Do Old Norms have a Place in New Media : A case study of the nonprofit MinnPost », Journalism Practice, 8/1, 2014.
-
[23]
Magda Konieczna, Journalism without Profit : Making News when the Market Fails, Oxford, UK, Oxford University Press, 2018.
-
[24]
Julia Cagé, Sauver les médias. Capitalisme, financement participatif et démocratie, Paris, Le Seuil et La République des idées, 2015.
-
[25]
Pour un apercu, voir Rodney Benson, « Rethinking the Sociology of Media Ownership », Routledge Handbook of Cultural Sociology (2nd edition), Laura Grindstaff, (dir.), London, Routledge, 2018.
1 Selon le spécialiste du droit des médias C. Edwin Baker [2], le problème de la plupart des recherches consacrées à la propriété des médias réside dans le fait qu’elles sont centrées sur les médias commerciaux. Cette approche étroitement commerciale évacue les questionnements sur d’autres formes de propriétés – telles que la propriété associative ou publique – qui peuvent être davantage propices à la défense des valeurs démocratiques. Alors que les nouveaux modèles à but non lucratif, publics et hybrides, prolifèrent depuis une dizaine d’années à la suite de la crise financière du journalisme, une sociologie des médias et de la culture renouvelée [3] doit prêter une attention particulière aux formes multiples de la propriété.
2 Le journalisme est un champ différencié et relativement autonome dont les pratiques relèvent de logiques spécifiques [4]. Mais ces pratiques existent à l’ombre de formes de propriétés imposées de l’extérieur : les journalistes ne sont que rarement propriétaires des organisations pour lesquelles ils travaillent. La propriété peut donc être caractérisée en fonction de champs de référence extérieurs au journalisme : le champ économique (sociétés cotées en bourse ou à propriété privée), l’Etat (audiovisuel public) et la société civile (la constellation de champs comprenant les organisations religieuses, syndicales, partisanes et associatives). Contrairement à ses homologues d’Europe occidentale, le journalisme étasunien a longtemps été une activité très majoritairement commerciale, le secteur des médias publics demeurant très restreint. En réponse à la crise économique et professionnelle contemporaine du journalisme commercial, les médias de la société civile – ou médias à buts non-lucratifs (nonprofit), comme on les appelle aux États-Unis – sont de plus en plus salués comme un remède miracle [5].
3 Cet article propose une analyse des propriétés sociales des conseils de surveillance et d’administration du journalisme à but non-lucratif et de la gestion de ses mécanismes de financement, afin de mieux comprendre l’articulation entre cette forme de journalisme et les champs politique et économique. Une telle analyse permet finalement d’évaluer le genre de « solution » qu’il offre pour un meilleur fonctionnement d’une société démocratique.
Les médias à but non lucratifs aux États-Unis : qui et que sont-ils ?
4 Dans le contexte américain, l’organisation à but non lucratif fait référence à un statut fiscal spécial (dénommé 501 (c) 3) qui permet aux organisations remplissant une mission d’intérêt général d’éviter de payer des impôts. Si les églises, les organisations humanitaires telles que la Croix-Rouge et d’autres projets caritatifs jouissent de ce statut depuis longtemps, ce n’était pas le cas, jusqu’à récemment, des médias [6]. Il y avait quelques rares exceptions telles que le Christian Science Monitor, fondé en 1908 par l’organisation scientiste appelée « Première Eglise du Christ », qui demeure l’une des plus grandes organisations de presse à but non lucratif. La version américaine des médias audiovisuels « de service public », tels que PBS (Public [Television] Broadcasting Service) et NPR (National Public Radio), lancée à la fin des années 1960 et au début des années 1970, avait également un statut à but non lucratif afin de compléter son maigre soutien gouvernemental par des dons de bienfaisance de particuliers et de fondations.
5 Au cours des dernières années, le secteur de l’information à but non lucratif a connu une croissance spectaculaire aux États-Unis : depuis 2005, 308 nouveaux organes de presse à but non lucratif répartis dans 25 États ont reçu un soutien total de 249 millions de dollars de la part de fondations [7]. Parmi les grandes fondations privées ayant effectué des dons aux médias d’information, on compte la Fondation Bill et Melinda Gates (41 milliards de dollars d’actifs au total, fondée en 2000), la Fondation Ford (12 milliards de dollars, fondée en 1936), la Fondation Knight (2,4 milliards de dollars, fondée en 1950), la fondation William et Flora Hewlett (8,6 milliards de dollars, fondée en 1966, grand bailleur de fonds de NPR et de PBS), la Fondation MacArthur (6,3 milliards de dollars, créée en 1970), l’Open Society Foundations de George Soros (5 milliards de dollars, fondée en 1993), la fondation Rockefeller (4,1 milliards de dollars), et la Carnegie Corporation (3 milliards de dollars) [8].
6 Qui sont les responsables des décisions prises par les fondations et les organes de presse à but non lucratif ? L’analyse des conseils de direction de plusieurs grandes fondations et organes de presse à but non lucratif [9] peut nous aider à éclairer cette question.
7 Comme point de repère, examinons d’abord les conseils d’administration de la société (cotée en bourse) Gannett Corporation, la plus grande chaîne de journaux commerciaux et l’une des plus rentables, et de celle contrôlée par la famille Sulzberger, la New York Times Company, incontestablement le plus prestigieux et le plus influent organe de presse aux États-Unis. Neuf des onze membres du conseil de direction de Gannett (81 %) sont des hommes d’affaires du secteur des technologies de l’information et de la finance (comme les hauts dirigeants de Microsoft et d’E*TRADE). Le conseil d’administration de la New York Times Company est également dominé par des professionnels du monde des affaires (79 %), bien que trois d’entre eux soient des dirigeants du Times ayant une formation ou une expérience de journaliste [10].
8 Comparées aux organes de presse commerciaux, les grandes fondations nationales ont tendance à être dirigées par des conseils avec des pedigrees professionnels plus diversifiés et un capital culturel plus important et bien valorisé. Une analyse des conseils de Ford, Knight, MacArthur et Open Society montre que les chefs d’entreprise représentent entre 25 % et 53 % de leurs membres. Les universitaires sont la catégorie la plus fortement représentée à MacArthur et Open Society. Le membre-type du conseil a deux diplômes universitaires. 81 % de tous les diplômes déclarés sont issus de l’Ivy League ou d’autres universités hautement sélectives (par exemple Stanford, Wellesley, Oxford, etc.).
9 Les organes de presse à but non lucratif soutenus par ces fondations semblent occuper un espace social à l’interface entre les fondations et les médias commerciaux. Dans l’ensemble, les chefs d’entreprise représentent 57 % des membres du conseil de surveillance d’un petit échantillon non représentatif d’organisations à but non lucratif (Texas Tribune, MinnPost, Center for Investigative Reporting [CIR], ProPublica et San Francisco Public Press). Comme pour les fondations, les diplômes ont tendance à être mis en évidence, la plupart des membres ayant plusieurs diplômes et une forte proportion de ces diplômes (83 %) étant issus de l’Ivy League ou d’autres universités hautement sélectives.
10 Alors que la finance est la forme d’affiliation professionnelle dominante des membres de conseils des trois types d’organisation, sa part diminue légèrement lorsque l’on passe des organes de presse commerciale (28 %) à la presse à but non lucratif (25 %) et aux fondations (20 %). Les membres des conseils d’administration des organes de presse à but non lucratif sont davantage susceptibles d’être titulaires de diplômes en commerce ou en économie (25 %) que leurs homologues des fondations (9 %).
11 Les fonctions de management et de direction des principaux organes de presse à but non lucratif, des fondations et des entreprises de presse commerciales sont étroitement liées. Les principaux éditeurs des organes de presse à but non lucratif sont souvent d’anciens éditeurs de presse commerciaux de haut rang. Le rédacteur en chef fondateur de ProPublica, Paul Steiger, a longtemps été le rédacteur en chef du Wall Street Journal. Son successeur, Stephen Engelberg, était auparavant chef de l’unité de reportage d’investigation du New York Times et rédacteur en chef du journal de la côte ouest The Oregonian. Le rédacteur en chef de CIR, Robert J. Rosenthal, a travaillé pour le New York Times, le Boston Globe et le Philadelphia Inquirer, avant de devenir directeur de la rédaction du San Francisco Chronicle. Le rédacteur en chef et cofondateur de Texas Tribune, Ross Ramsey, était auparavant copropriétaire du Texas Weekly et travaillait comme journaliste et chef de bureau pour le Dallas Times Herald. Steiger, payé environ 570 000 dollars par an lorsqu’il était rédacteur en chef de ProPublica [11], est également membre du conseil d’administration de la fondation Knight. Joichi Ito, directeur du MIT Media Lab, est membre des conseils d’administration de Knight, MacArthur et de la New York Times Company. Le « comité consultatif sur le journalisme » de ProPublica comprend l’ancienne rédactrice en chef du New York Times, Jill Abramson, le vice-président senior de ABC News, Kerry Smith, et le président du réseau de télévision de langue espagnole Univision, Isaac Lee. Univision est également représenté au conseil d’administration de la Knight Foundation par son président, Ray Rodriguez.
12 Cette étroite imbrication de l’élite managériale et directoriale des médias commerciaux, des fondations et des médias à but non lucratif n’empêche pas ces derniers d’adopter des prises de positions éditoriales non-conformistes ou alternatives, mais elle rend certainement la tâche plus difficile. Cela suggère également que les médias à but non lucratif ne feront probablement pas mieux que les médias traditionnels pour se rapprocher des électeurs n’appartenant pas à l’élite urbaine cultivée. Les préoccupations de ces derniers concernant l’emploi, le commerce et la mondialisation ont tendance à être ignorées ou écartées dans la couverture des informations et les politiques publiques, ce qui a contribué à l’élection du républicain « populiste » Donald Trump à la présidence des États-Unis.
13 De façon ironique, l’un des principaux obstacles à l’épanouissement d’un secteur des médias à but non lucratif vient de la compréhension même que les fondations se font de leur rôle. Plus précisément, les demandes contradictoires des fondations en vue d’assurer la « viabilité » et « l’impact » des médias à but non lucratif place ces derniers dans une équation presque impossible à résoudre.
« Viabilité » : des informations de qualité pour des publics de qualité
14 La plupart des grandes fondations ne perçoivent pas leurs financements comme un antidote au marché, mais plutôt comme un soutien au démarrage, de court terme, qui vise à ce que les médias à but non lucratif atteignent éventuellement la « viabilité » [12]. Cette approche signifie qu’il y a peu d’intérêt pour elles à aider des organisations établies de longue date ou à fournir un soutien « opérationnel » continu à un média. « La nature des fondations est qu’elles veulent aller de l’avant », me confie ainsi un responsable de fondation [13]. L’objectif est d’inciter les médias à être moins « dépendants » du soutien des fondations en augmentant les revenus qu’ils retirent de la publicité et des audiences payantes. La viabilité économique des médias à but non lucratif aux États-Unis signifie donc qu’ils doivent obtenir des dons directs de leurs publics fortement diplômés, à hauts revenus et très influents, ou trouver des organisations commerciales ou politiques prestigieuses qui paieront pour atteindre ces mêmes publics d’élite par le biais de la publicité. Bien que potentiellement viable sur un plan économique, ce modèle amène les médias à but non lucratif vers une mission de plus en plus exclusive : l’information par et pour les élites.
15 MinnPost est salué comme exemplaire de ce modèle de viabilité. En 2012, il avait réduit sa dépendance à l’égard des fondations à 20 % de son budget total. Le reste provenait de dons individuels (généralement importants) et de ce que la fondation Knight définit comme un revenu « gagné » (earned revenue) : la publicité, le parrainage (une forme de publicité douce) et l’organisation d’événements destinés à la collecte de fonds [14]. MinnPost a utilisé avec succès cette formule économique pour assurer la diffusion de reportages approfondis et d’analyses de haute qualité sur la vie politique et le gouvernement du Minnesota. La production « viable » d’information, selon cette définition, peut donc se concentrer sur l’actualité des affaires publiques, mais au prix d’une limitation de l’audience. Le directeur de MinnPost, Joel Kramer, remarque ainsi :
« Nous sommes un site de référence [et notre] public-cible est composé de citoyens très engagés qui se soucient des politiques publiques et de la politique… Nous nous concentrons sur les lecteurs du journal qui sont les plus intéressés par les informations, ce qui nous distingue clairement d’autres publications plus grand public… » [15].
17 En octobre 2014, MinnPost a attiré 270 000 visiteurs uniques, un petit nombre comparé aux leaders commerciaux régionaux tels que StarTribune. com (Minneapolis), qui compte sept millions de visiteurs uniques par mois, et un très petit nombre comparé aux grands sites commerciaux nationaux tels que le Huffington Post avec ses 150 millions de visiteurs uniques mensuels. Malgré tout, le nombre de lecteurs de MinnPost le place bien au-dessus de la moyenne des organisations à but non lucratif : les visiteurs uniques par mois atteignent moins de 50 000 visiteurs dans de nombreux médias à but non lucratif locaux et nationaux. Seule une poignée d’entre eux, dont le Texas Tribune (557 000) et ProPublica (545 000), atteignent des chiffres plus élevés [16].
18 Cette orientation vers l’élite est loin de la mission universelle typique de la radio et de la télévision de service public en Europe. En encourageant ce type de « viabilité », les fondations américaines renforcent efficacement le pôle du journalisme élitiste, dont les valeurs sont parfaitement exprimées par les mots du directeur du New York Times Arthur Sulzberger Jr. : « une information de qualité pour un public de qualité » [17].
« Impact » : changement et portée
19 Outre la « viabilité », les fondations demandent à leurs bénéficiaires de rechercher ce qu’elles appellent un « impact ». Selon Paul S. Mason, ancien producteur d’ABC et désormais directeur de LinkTV, l’impact va au-delà de la mission journalistique traditionnelle consistant à informer tout simplement le public : « Est-ce que j’ai changé d’avis ? Ai-je modifié la législation ?... C’est à la fois une barre très très haute mais c’est aussi très très excitant » [18]. L’impact est défini de telle sorte qu’il exclut certains types de critiques : le propos peut certes être critique, mais il doit rester réaliste. Le média doit s’engager avec des propositions qui sont « sur la table » – ou potentiellement sur la table – et qui pourraient trouver des soutiens parmi les élites. En d’autres termes, cette injonction partage les mêmes limites idéologiques que la presse d’élite libérale traditionnelle. Comme Graves et Konieczna le montrent, les informations à but non lucratif ne cherchent pas à contester mais à « réparer » le champ journalistique, c’est-à-dire à restaurer sa mission civique traditionnelle telle qu’elle était comprise durant « l’âge d’or » supposé du journalisme américain des années 1970 et 1980 [19].
20 Les fondations préfèrent de plus en plus financer des projets spécifiques que des opérations générales, augmentant ainsi potentiellement l’emprise du champ économique et de l’agenda partisan néolibéral sur un journalisme à but non lucratif supposé « non commercial ». Lorsque des fondations poussent les journalistes à but non lucratif à se concentrer sur quelques enjeux de politiques publiques, quelle que soit leur pertinence, elles détournent également l’attention de problèmes structurels profonds qui pourraient être encore plus dignes d’intérêt mais moins faciles à résoudre [20] : c’est ce que Jean Roelofs voulait dire lorsqu’elle accusait les fondations de ne défendre, en définitive, qu’une simple « apparence de pluralisme » [21].
21 L’impact est également défini par la « portée ». Un article ou une émission doivent être lus ou vus de manière large, si ce n’est par l’ensemble du public, du moins par un large éventail de l’électorat (qui reste un groupe relativement élitiste représentant à peine la moitié de la population adulte américaine). Atteindre un tel objectif nécessite généralement des partenariats avec les médias imprimés et électroniques traditionnels. Presque tous les médias qui se vantent d’avoir atteint un « impact » élevé offrent généralement leur contenu à une gamme de partenaires commerciaux. Les médias à but non lucratif gagnent ainsi de la publicité et un public plus large. Les médias commerciaux quant à eux, toujours contraints de maximiser leurs revenus et de minimiser leurs coûts afin de satisfaire leurs actionnaires, sont ravis d’accepter la contribution gratuite à leurs activités de collecte d’informations.
22 Cela constitue un véritable casse-tête pour les médias nonprofit car « l’impact » tel que défini par les fondations n’est pas « viable » au sens où elles l’entendent elles-mêmes. Partager gratuitement du contenu n’est évidemment pas idéal pour gagner de l’argent. Bien que cette stratégie puisse assurer un certain niveau d’impact, elle conduit également à « enfermer les organes de presse sans but lucratif dans le système de financement des fondations » [22] – les mêmes fondations insistant sur le fait qu’elles ne souhaitent pas s’engager sur le long terme. Magda Konieczna étudie deux réponses apportées récemment par des médias à but non lucratif à ce dilemme [23]. Ceux qui ont une portée locale, telles que MinnPost et Voice of San Diego, s’attachent à créer une base de financement diversifiée composée d’élites, d’entreprises et de fondations locales, complétée dans la mesure du possible par les financements de fondations nationales. Même si, parfois, ils partagent des informations avec des médias commerciaux locaux (Voice of San Diego s’est ainsi associé à une filiale de la télévision locale NBC), leur objectif est de s’adresser à un petit public d’élite. Les médias à but non lucratif ayant une portée nationale, tels que ProPublica ou le Center for Public Integrity, sont mieux à même de rassembler un large éventail de soutiens parmi les fondations nationales. Ils sont ainsi capables et encouragés à se concentrer entièrement sur un « impact » large, mais restent économiquement fragiles et vulnérables aux caprices de la mode philanthropique. Leur dépendance vis-à-vis des médias commerciaux dans la distribution de leur contenu les oblige à reproduire les valeurs de l’actualité commerciale.
Les limites et promesses démocratiques du journalisme financé par les fondations
23 Le journalisme à but non lucratif soutenu par des fondations est profondément intégré au système médiatique hyper-commercial étasunien, dans lequel le public est nourri en continu par un mélange d’infotainment et de contenus sponsorisés, tandis qu’un petit secteur d’informations approfondies et critiques (dans certaines limites) demeure largement confiné dans les fractions des élites à haut capital culturel. Les fondations forment un pont fragile qui permet aux médias à but non lucratif de s’installer entre les secteurs de l’élite et de la masse, sans remettre en cause fondamentalement ce système médiatique stratifié et l’ordre capitaliste financiarisé dont il dépend. En bref, c’est le genre de « solution » que les organisations à but non lucratif soutenues par des fondations offrent à la crise du journalisme américain.
24 Une solution qui irait plus en profondeur – axée sur une réforme fondamentale plutôt que sur la simple réparation du champ – nécessiterait des changements radicaux dans les opérations et le financement des fondations (par exemple, un financement à plus long terme, non basé sur un projet et sans condition), un recours plus important au crowdfunding auprès de petits donateurs, afin de disperser et rendre plus démocratique le pouvoir des propriétaires [24], et le développement plus efficace des modes de distribution afin d’atteindre un public plus large que ceux, cloisonnés, des élites ou des partisans. Ainsi renforcé, le journalisme à but non lucratif pourrait s’associer aux médias publics et à certains médias commerciaux pour fournir des informations de haute qualité et accessibles aux citoyens.
25 Les recherches sociologiques sur la propriété des médias [25] montrent qu’aucune forme de propriété unique ne peut assurer une autonomie journalistique complète vis-à-vis du pouvoir économique et politique. Toutefois, en favorisant les concurrences et les collaborations transversales, un écosystème médiatique diversifié peut potentiellement soutenir et enrichir la vie civique de nos démocraties.
Notes
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[1]
Cet article est une version abrégée et traduite en français d’un article scientifique en anglais plus développé : Rodney Benson, « Can Foundations Solve the Journalism Crisis ? », Journalism, 19/8, 2017, traduction Benjamin Ferron (UPEC/Céditec).
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[2]
C. Edwin Baker, Media, Markets, and Democracy, New York, Cambridge, 2002.
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[3]
Casey Brienza et Matthias Revers, « The
Field of American Media Sociology : Origins, Resurrection, and Consolidation », Sociology Compass, 10/7, 2016. -
[4]
Pierre Bourdieu, « The Political Field, the Social Science Field, and the Journalistic Field », Bourdieu and the Journalistic Field, Rodney Benson et Erik Neveu, (dir.), Cambridge, UK, Polity Press, 2005.
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[5]
Nonprofit Media Working Group, The IRS and Nonprofit Media : Toward Creating a more Informed Public. New York, Council on Foundations, 2013 ; Pew Research Center, « Non-Profit News : Assessing a New Landscape in Journalism », 18 juillet 2011. Disponible sur : http://www.journalism. org/2011/07/18/non-profit-news/
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[6]
Les conseillers fiscaux américains invitent les organisations de journalisme à but non lucratif qui demandent le statut 501 (c) 3 à souligner leur fonction publique « éducative » et à s’assurer que la publicité ou les autres revenus commerciaux demeurent des sources additionnelles de revenus mineures (voir Justin Ellis, « Passing the Nonprofit Test », Nieman Journalism Lab, 19 mars 2012. Disponible sur :http://www.niemanlab.org/2012/03/passing-the-nonprofit-test-a-guide-for-nonprofit-news-outlets-on-how-to-get-501c3-status/).
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[7]
Jesse Holcomb et Amy Mitchell, « Personal Wealth, Capital Investments and Philanthropy », State of the Media Report, Pew Research Center, 26 mars 2014. Disponible sur : http://www.journalism.org/2014/03/26/personal-wealth-capital-investments-and-philanthropy/
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[8]
Foundation Center, « Top 100 U.S. Foundations” by Asset Size », 2013. Disponible sur : http://foundationcenter.org/findfunders/ topfunders/top100assets.html
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[9]
Les données reposent sur l’analyse par l’auteur des informations fournies par chacune des fondations et des organes de presse sur leurs sites Web. L’auteur et un ancien étudiant en doctorat de l’Université de New York, Tim Wood (aujourd’hui professeur adjoint à l’Université Fordham) ont rassemblé ces données du 3 au 12 juin 2015.
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[10]
Ni la New York Times Company ni Gannett ne fournissent en ligne des informations complètes sur la formation scolaire des membres du conseil d’administration.
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[11]
ProPublica Internal Revenue Service (IRS), 990 Forms, 2008-2012.
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[12]
Rick Edmonds, « Knight Foundation finds nonprofit sites’ revenue rising but sustainability elusive », Poynter website, 8 avril 2015. Disponible sur : https://www.poynter.org/news/knight-foundation-finds-nonprofit-sites-revenue-rising-sustainability-elusive.
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[13]
Charlie Firestone, Aspen Institute, mai 2011, entretien avec l’auteur
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[14]
Knight Foundation, Finding a Foothold : How Nonprofit News Ventures Seek Sustainability, 29 octobre 2013. Disponible sur : http://www.knightfoundation.org/publications/finding-foothold
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[15]
Kramer, 6 juin 2012, entretien avec l’auteur.
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[16]
Knight Foundation Finding a Foothold… op. cit., p. 14.
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[17]
Sulzberger, remarques à la Columbia University School of Journalism, 6 avril 2011, notes de l’auteur.
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[18]
Mason, 5 avril 2013, entretien avec l’auteur.
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[19]
Lucas Graves et Magda Konieczna, « Sharing the News : Journalistic Collaboration as Field Repair », International Journal of Communication, 9, 2015.
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[20]
Jairo Lugo-Ocando, Blaming the Victim : How Global Journalism Fails Those in Poverty, London, Pluto Press, 2015.
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[21]
Joan Roelofs, « Foundations and Social Change Organizations : The Mask of Pluralism », Critical Sociology, 14/3, 1987.
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[22]
Joel Kramer, directeur de MinnPost, cité dans Magda, Konieczna, « Do Old Norms have a Place in New Media : A case study of the nonprofit MinnPost », Journalism Practice, 8/1, 2014.
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[23]
Magda Konieczna, Journalism without Profit : Making News when the Market Fails, Oxford, UK, Oxford University Press, 2018.
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[24]
Julia Cagé, Sauver les médias. Capitalisme, financement participatif et démocratie, Paris, Le Seuil et La République des idées, 2015.
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[25]
Pour un apercu, voir Rodney Benson, « Rethinking the Sociology of Media Ownership », Routledge Handbook of Cultural Sociology (2nd edition), Laura Grindstaff, (dir.), London, Routledge, 2018.