Couverture de SAVA_036

Article de revue

Apprendre à apprendre

Pages 65 à 81

Notes

  • [1]
    Anna Boschetti, L’Impresa intellettuale. Sartre e « Les Temps modernes », Bari, Dedalo, 1984.
  • [2]
    Anna Boschetti, Sartre et « Les Temps Modernes », Paris, Minuit, 1985.
  • [3]
    Anna Boschetti, Ismes. Du réalisme au postmodernisme, Paris, CNRS éditions, 2014.
  • [4]
    Pierre Bourdieu et Luc Boltanski, « La production de l’idéologie dominante », Actes de la recherche en sciences sociales, 2/3, 1976, pp. 3-73.
  • [5]
    J’ai énoncé ces acquis dans l’article « Des revues et des hommes », La Revue des revues, 18, 1994, pp. 51-65.
  • [6]
    Pierre Bourdieu, « Méthode scientifique et hiérarchie sociale des objets », Actes de la recherche en sciences sociales, 1, 1975, pp. 4-6.
  • [7]
    On peut voir à ce propos mon article « Les transferts théoriques comme ars inveniendi. Science des œuvres et science de la politique », postface, in Antonin Cohen, Bernard Lacroix, Philippe Riutort (dir.) Les formes de l’activité politique. Éléments d’analyse sociologique. XVIII e -XX e siècle, Paris, PUF, 2006, pp. 485-507.
  • [8]
    Anna Boschetti, La Poésie partout. Apollinaire « homme époque » (1898-1918), Paris Seuil, 2001.
  • [9]
    Anna Boschetti (dir.), L’Espace culturel transnational, Paris, Nouveau monde éditions, 2010.
  • [10]
    Pierre Bourdieu, Science de la science et réflexivité, Paris, Raisons d’agir, 2001, p. 150.
  • [11]
    On peut voir notamment : « Vom Engagement zum Experimentalismus. Bemerkungen zum italienischen literarischen Feld seit 1945 und seinem Verhältnis zum transnationalen Raum », Berliner Journal für Soziologie, 2, 2004, pp. 189-205 ; « La genesi delle poetiche e dei canoni. Esempi italiani (1945-1970) », Allegoria, 55, 2007, pp. 42-85 ; « La recomposition de l’espace intellectuel en Europe après 1945 », inGisèle Sapiro (dir), L’espace intellectuel en Europe : De la formation des États-nations à la mondialisation, XIX e -XX e siècle, Paris, La Découverte, 2009, pp. 147-182.
  • [12]
    Par exemple dans l’article « How Field Theory Can Contribute to Knowledge of World Literary Space », Paragraph, 2012, 35, 1, pp. 10-29 ; ainsi que dans mes contribution à l’ouvrage Histoire de la vie intellectuelle en France, dirigé par Christophe Charle et Laurent Jeanpierre, qui va paraître prochainement aux éditions du Seuil, et dans la notice « Transnational » qui va paraître dans le Lexique online Socius.
  • [13]
    Anna Boschetti, La Rivoluzione simbolica di Pierre Bourdieu, Venezia, Marsilio, 2003.

1 Savoir/agir : Pour commencer, pouvez-vous revenir sur votre trajectoire, ou en tout cas sur ses débuts…

2 Anna Boschetti : Je suis née en 1944, à Vicence, une ville provinciale de la Vénétie. Même si je réussissais dans toutes les matières, je préférais les humanités et je suis allée au lycée classique, qui en Italie, à cette époque-là, gardait une meilleure réputation que le lycée scientifique. Je me suis beaucoup ennuyée au lycée : mes professeurs étaient des gens âgés, dotés d’une culture limitée et datée. Par exemple, à une époque où en France on mettait en cause Sartre et l’existentialisme, nous découvrions comme une pensée contemporaine digne du plus grand intérêt le néo-idéalisme spiritualiste et anti-scientifique de Benedetto Croce, le philosophe qui avait dominé la culture italienne depuis le début du vingtième siècle. Ce qui me frappe rétrospectivement, c’est mon attitude confiante concernant la possibilité de faire ce que je désirais, comme si tout ne dépendait que de moi. Cette confiance était somme toute fondée, car en Italie, à ce moment-là, le marché du travail était exceptionnellement favorable pour les privilégiés de ma génération qui accédaient aux études supérieures et réussissaient bien, et ce dans n’importe quelle faculté.

3 Savoir/Agir : Et ensuite ?

4 J’ignorais la possibilité de faire un concours pour entrer à l’École normale de Pise. Je suis allée à l’université catholique à Milan, pour étudier les lettres classiques, parce que des amis avaient dit à mes parents que c’était le meilleur choix dans le domaine des humanités. J’ai rapidement eu horreur de cette université et des lettres classiques. L’université catholique, c’était vraiment l’obscurantisme total. Les filles devaient porter un tablier noir, elles ne pouvaient pas porter de pantalon. On imposait à tous les étudiants un serment contre le modernisme, un courant catholique condamné comme hérétique au début du vingtième siècle. Tout cela m’a paru grotesque et je suis allée à l’université d’État de Milan, qui à cette époque-là était une autre Église, marxiste, mais qui laissait beaucoup de liberté. Là, j’hésitais entre philosophie et lettres modernes. En philosophie,je n’ai pas eu de bons enseignants. Il y avait un professeur qui enseignait Marx mais à l’ancienne manière, Althusser n’était pas passé par là. Il plaisait aux autres étudiants, moi je le trouvais assommant. Mais il m’a quand même donné envie de lire Marx. Un autre enseignant nous parlait d’Husserl mais c’était une sorte de gourou qui parlait de façon obscure. Le côté abstrait de la philosophie m’a détournée. J’ai donc choisi la littérature. La discipline reine était la littérature italienne. Pour matesi di laurea (mémoire de quatrième et dernière année : il n’y avait pas de doctorat à l’époque en Italie), j’ai demandé un sujet à un professeur de littérature italienne mais le sujet ne me plaisait pas, alors je suis partie en littérature française où le professeur permettait aux laureandi de choisir le sujet de leurtesi. La littérature française m’était familière. Ma grand-mère et ma mère avaient beaucoup de livres français dans leur bibliothèque. Je me souviens qu’une fois, quand j’étais enfant, ma grand-mère m’avait parlé de l’évolution de Zola entre ses premiers et ses derniers livres. Rétrospectivement, j’ai été frappée par la justesse de ses remarques. Dans ma génération, le français était encore la langue étrangère la plus étudiée. À six ans, j’avais passé un mois dans un collège à Villard-de-Lans pour apprendre à le parler, puis j’étais allée en vacances en France plusieurs fois avec mes parents, mes frères et mes sœurs.

5 Savoir/Agir : Comment en êtes-vous venue à travailler sur Sartre et les Temps modernes ?

6 Suivant la suggestion d’un professeur français qui était alors « lecteur » à l’université de Milan, j’ai consacré ma tesi à Simone Weil, et, après mon diplôme en 1968, j’en ai tiré deux articles. Puis, sur les conseils d’un ami sociologue, Franco Rositi, j’ai abordé une étude sur Les Temps modernes. Comme tous les intellectuels que je fréquentais, j’étais politiquement engagée et j’avais donc choisi spontanément des sujets en accord avec l’époque. Ceux qui s’occupaient de littérature étaient culpabilisés, alors que la question du rôle social des intellectuels était à l’ordre du jour et avait été au centre de la réflexion de Gramsci dans sesCahiers de prison, qui étaient en Italie une référence fondamentale. Pendant mon travail sur Simone Weil, j’avais lu des ouvrages d’histoire contemporaine (notamment d’histoire des intellectuels et d’histoire politique) et des livres écrits par des sociologues italiens et français, notamment des travaux de sociologie du travail. J’allais souvent à Paris pour mes recherches, et lors d’un séjour plus long, que j’ai pu faire grâce à une bourse, je suis allée deux fois au séminaire d’Alain Touraine. J’ai vite cessé car sa démarche me laissait très perplexe. Mais j’étais de plus en plus attirée par la sociologie et j’ai pensé sérieusement à changer mon encadrement disciplinaire, qui restait attaché à la littérature française. J’ai renoncé (et je l’ai toujours regretté), découragée par mes amis sociologues, qui insistaient sur les obstacles institutionnels que j’aurais rencontrés, et sur le fait que rien ne m’empêchait d’adopter une approche sociologique dans mes recherches. En fait, l’encadrement en littérature a exercé beaucoup de contraintes sur mon parcours intellectuel.

7 Je travaillais dans l’isolement le plus total. J’étais une autodidacte. FrancoRositi, l’ami qui m’avait suggéré d’étudier Les Temps modernes, s’intéressait uniquement à l’analyse des catégories. Suivant ses conseils, j’ai fait un examen méthodique des contenus de la revue, mais je travaillais sans aucune conviction, car je voyais bien que je ne pouvais aboutir à rien d’intéressant si je me limitais à ce travail sur les textes. Les professeurs de littérature française dont je dépendais ne s’intéressaient aucunement à ma recherche parce qu’elle ne portait pas sur des thèmes proprement littéraires. De mon côté, je n’aimais pas ce qu’il faisaient : des commentaires de textes, très traditionnels. Depuis le lycée j’étais très intéressée par les théories systématiques. C’est ce qui m’avait amenée, pendant mes années universitaires, à lire les auteurs dont on parlait, notamment Marx, l’École de Francfort, Lévi-Strauss, Althusser, Foucault, Habermas et aussi Questions de méthode de Sartre. Je ressentais l’exigence d’hypothèses générales permettant d’expliquer de manière cohérente et satisfaisante le fonctionnement du monde et les relations entre ses différents aspects, y compris les produits culturels. Le textualisme structuraliste, qui séduisait la plupart de mes amis littéraires, me rebutait. L’analyse « immanente » mettait en évidence des options thématiques ou stylistiques et des mécanismes formels qu’elle ne pouvait expliquer, faute de retracer les conditions sociales de possibilité de ces choix. Je connaissais l’approche de Lukács et de Goldmann, mais elle ne me persuadait pas non plus, parce que je voyais bien qu’on ne pouvait passer directement des structures sociales aux propriétés des textes. Je pensais que l’histoire sociale de la littérature et des intellectuels devait pouvoir rendre compte des œuvres : si elle s’intéresse aux auteurs, c’est du fait de ce qu’ils ont écrit. Si on renonce à expliquer le fait qu’ils ont écrit telle chose plutôt qu’une autre, on manque un aspect essentiel. Mon encadrement comme littéraire a certes contribué à focaliser mon attention sur ce défi, car selon mes collègues la sociologie ne pouvait pas rendre compte des textes.

8 Savoir/agir : Comment avez-vous découvert les travaux de Bourdieu ?

9 Mon ami Franco Rositi avait fait une note d’introduction à l’édition italienne du Métier de sociologue. Il était (et est resté) très éloigné de ce mode de pensée, mais il avait été frappé par les premiers numéros des Actes de la recherche en sciences sociales. En voyant mon malaise (en effet, je me percevais comme dans un tunnel) et, en se doutant que sur la vie intellectuelle française Bourdieu devait en savoir plus que lui, il m’avait conseillé d’aller voir ce dernier. J’ai donc écrit à Bourdieu et je l’ai rencontré en mai 1978, à la Maison des sciences de l’homme. J’étais tellement dépourvue de tout habitus académique que je n’avais même pas pris le soin d’approfondir ma connaissance de son œuvre avant de le voir ! Il avait d’ailleurs ri en apprenant que mon ami m’avait dit : « Il te donnera de la bibliographie. »

10 J’ai été très frappée par cet homme souriant, qui parlait sans aucune révérence des choses intellectuelles. Jamais personne ne m’avait parlé comme cela. Il m’a tout de suite proposé un schéma du champ des revues. J’avais la chance qu’il était intéressé par mon thème. Il n’y avait, à l’époque, pas beaucoup de monde qui s’inspirait de son approchepour étudier l’histoire littéraire et intellectuelle du vingtième siècle. Je crois aussi qu’il était content que ce soit quelqu’un venant de l’étranger qui s’intéressait à Sartre, car ce dernier était encore vivant et beaucoup des collaborateurs des Temps modernes encore actifs. En tant qu’étrangère, je pouvais sans doute avoir plus de distance par rapport à eux.

11 Savoir/Agir : Vous n’aviez donc rien lu de Bourdieu avant de le rencontrer ?

12 Si, quelques années avant, j’avais lu Les Héritiers et La Reproduction, mais sans vraiment en comprendre les enjeux. C’était tellement décontextualisé pour moi. L’implicite des Héritiers, c’est l’École normale supérieure. C’est tout un monde qui m’échappait et je ne faisais pas le lien avec ce que je faisais à ce moment-là. C’est après notre rencontre que je me suis mise à lire Bourdieu passionnément. À l’époque, il n’avait publié, concernant la littérature, que quelques articles. Mais je ne me suis pas limitée à ces écrits, je voulais connaître toute sa production. J’ai lu immédiatement La Distinction et Le Sens pratique, publiés peu après notre rencontre. Ce mode de pensée répondait à mes exigences. Je me reconnaissais spontanément dans l’anthropologie que proposait la notion d’habitus. En posant une relation d’interaction circulaire entre l’homme et le monde, Bourdieu mettait enfin en cause les fausses oppositions de la pensée binaire : subjectivisme/objectivisme, structure/histoire, finalisme/mécanisme, individualisme/ holisme, conscience/inconscient, etc. Il reconnaissait le rôle des agents dans la construction de la réalité : importance du symbolique, rôle des discours, des représentations, des formes d’institutionnalisation et de codification. Il tenait compte du fait que les rapports de force sont aussi des rapports de sens et demandait au chercheur un « regard bifocal », capable de distinguer le point de vue de l’agent, immergé dans l’action, et celui de l’analyste qui effectue une objectivation rétrospective. De plus, à la différence de la plupart des sociologues, il accordait une importance fondamentale aux recherches sur la littérature et sur l’art, persuadé que la science sociale se doit de chercher à rendre compte de ces objets sacralisés, et, aussi, que c’est un terrain particulièrement intéressant pour l’étude du symbolique. Ce sont ces recherches qui l’ont amené à élaborer le concept de champ, car il ressentait l’exigence de reconnaître et prendre en considération la logique spécifique de ces univers particuliers.

13 La notion de champ me semblait un acquis formidable, qui permettait enfin d’échapper à l’alternative stérile des lectures « internes » et des tentatives de sociologie de la littérature qui ne cernaient pas les médiations entre les structures sociales et les textes. En outre, la notion de champ me fournissait un programme de recherche méthodique, en m’obligeant à prendre en compte, d’une part les trajectoires, les rapports de force et la concurrence entre les positions, de l’autre l’espace des possibles, forgé par l’histoire du champ. J’ai progressivement mis en cause bien des habitudes mentales acquises dans ma formation. La lecture de Bourdieu, par exemple, m’a amenée à comprendre que les accusations de positivisme, de matérialisme et de déterminisme adressées par les philosophes à la sociologie à partir de la deuxième moitié dudix-neuvième siècle étaient à replacer dans un contexte de concurrence entre la philosophie et les sciences sociales. De ce point de vue, j’ai trouvé très efficace la synthèse proposée par Bourdieu et J.-C. Passeron dans « Sociology and Philosophy in France since 1945 », publié en Italie en 1971.

14 Savoir/Agir : Vous vous êtes alors inscrite en thèse sous sa direction ?

15 Non, mais j’ai quand même pu bénéficier de sa générosité pédagogique. Je lui envoyais des chapitres écrits en italien, tapés à la machine. Et lui il me renvoyait ses relectures avec ses remarques, ses critiques, ses suggestions. Il me faisait des observations concernant aussi bien la construction d’objet que la forme des exposés. Concernant les tics de langage, il était impitoyable. Il traquait les traces de finalisme, de volontarisme. J’allais très rarement à Paris. On ne se voyait que lorsque des étapes étaient franchies pour discuter de la réorganisation du travail. Bourdieu a eu à mon égard une attitude maïeutique parfaitement cohérente avec l’importance que ses travaux sur l’École accordent à la situation pédagogique. Jamais il n’a souligné mes erreurs, mon ignorance. Jamais il ne m’a donné l’impression que j’étais un cas désespéré. Au contraire, dès qu’il y avait un petit progrès, il était tout content. Il m’a fait comprendre sur le tas, et non à travers l’énonciation de principes, les implications et les vertus heuristiques de son modèle théorique. Par exemple, il m’a appris à penser de manière relationnelle en me disant souvent : « Cela ne doit pas être une biographie. Ce n’est pas Sartre le centre mais Sartre comme expression d’un état du champ. La bonne question ce n’est pas “pourquoi Sartre a écrit ces textes ?” mais : “quelles sont les conditions sociales de possibilités de ses écrits ?” ».

16 Son encouragement a été capital pour moi. Le soutien de mes proches n’aurait pas suffi à m’aider et à me légitimer intellectuellement. Je reconnaissais à Bourdieu une très grande autorité même si je ne mesurais pas la place qu’il commençait à occuper en France et à l’étranger. C’était plutôt la valeur que j’attribuais à son œuvre. Le fait que, malgré son emploi du temps très chargé, il suivait mon travail avec une patience inépuisable m’a incitée à faire de mon mieux pour profiter de cette chance. Mais j’avais deux enfants et j’avais des cours à l’université. J’avais donc peu de temps pour travailler. Et je devais tout apprendre. Ainsi j’ai mis longtemps à faire ce travail.

17 Savoir/Agir : Quel était alors votre statut ?

18 J’avais des emplois précaires et des contrats temporaires à l’université. Après avoir publié la version italienne de mon livre [1], puis, en 1985, la version française, remaniée, dans la collection de Bourdieu chez Minuit [2], j’ai passé un concours et j’ai obtenu le poste d’associée à l’université de Venise (1988). Aucun des membres du jury n’appréciait vraiment mon livre, mais comme il y eu un conflit entre eux, ils ont fini par s’accorder sur moi, qui étais étrangère à leurs jeux. À la faveur d’une combinaison de circonstances propices,à cette époque-là il était encore possible d’avoir un poste dans l’université italienne sans avoir ni le patronage d’un professeur influent ni une liste impressionnante de publications : le rapport entre le nombre des postes et le nombre des candidats demeurait assez favorable. À ce moment-là, je me suis sentie sauvée. J’avais obtenu le minimum en termes d’existence sociale, de salaire. La situation n’était pas simple pour autant. J’habitais Milan et enseignait à Venise. J’avais encore moins de temps qu’avant pour me consacrer à la recherche. En outre je restais complètement isolée. Je passais à Venise trois jours par semaine et je n’avais ni le temps pour des échanges intellectuels avec mes collègues ni un sentiment de proximité suffisant pour me faire rechercher ces échanges. La hiérarchie des disciplines comptait beaucoup, car dans ma Faculté (Lettres et philosophie), l’enseignement d’une littérature étrangère était au dernier rang de l’échelle, comme il arrive souvent. Si je tentais d’intervenir dans les réunions, je constatais que personne ne m’écoutait, ainsi je renonçai très tôt à le faire. C’était une traversée du désert. C’est pourquoi je dois énormément à Bourdieu, qui a continué à lire mes brouillons et à m’encourager.

19 Savoir/Agir : Et les autres membres du centre de sociologie européenne ? Vous étiez en contact avec eux ?

20 Non. Avec les étrangers, Bourdieu avait souvent des rapports individualisés. Il ne mettait pas en rapport ses contacts étrangers entre eux, ni avec ses élèves parisiens. Je les ai connus après, pour la plupart après sa mort. Je lisais les choses qu’ils écrivaient, je lisais la revue mais je n’avais pas d’occasion de les rencontrer. Surtout que je ne cherchais qu’à travailler. Je n’acceptais aucune invitation, aucun colloque. Je devais concentrer mes forces. Je n’avais aucune existence académique.

21 Savoir/Agir : Au-delà du département auquel vous apparteniez, comment votre travail a-t-il été reçu dans le champ des études littéraires ?

22 Les littéraires tendaient à ne prendre au sérieux aucune forme de sociologie de la littérature, en particulier en Italie. Aujourd’hui, en France, c’est un peu différent. Des collègues que j’estime comme Michel Murat, Marielle Macé, Jean-Louis Jeannelle ont apprécié mon livre sur Apollinaire. C’est sans doute par l’intermédiaire de mon ouvrage qu’ils ont pris en considération l’apport de Bourdieu aux études littéraires. Le fait est qu’en France, dans ce domaine, le langage de Bourdieu a fini par percer. Il est devenu si familier que beaucoup l’emploient presque sans s’en rendre compte. Ils ne l’emploient pas toujours à bon escient mais il est entré. En Italie, les choses sont très différentes. Le peu de reconnaissance que j’ai obtenu de la part des collègues de ma génération n’a pas voulu dire une véritable compréhension de ma démarche. Par exemple, mon dernier livre, Ismes[3], a suscité l’attention de plusieurs d’entre eux, et ils m’ont proposé un entretien qui a été publié dans une de leurs revues. Mais je crois que ce livre était recevable à leurs yeux, beaucoup plus que mes ouvrages précédents, parce qu’ils l’ont lu comme une manière de faire de l’histoire littéraire, ne prétendant pas expliquer les œuvres. Celui avec qui j’ai fait l’entretien a par ailleurs ouvertement exprimé les critiques habituelles des littéraires à l’encontre du « déterminisme » de la sociologie de Bourdieu et de sa prétention de rendre compte des textes.

23 Savoir/agir : Pouvez-vous revenir sur les questions que vos recherches vous ont amenée à aborder ?

24 La découverte de l’œuvre de Bourdieu et de son groupe a considérablement transformé, à partir de 1978, la représentation que je me faisais de mon travail. L’analyse des contenus des Temps Modernes que j’avais réalisée jusque-là n’était qu’un matériau brut à situer par rapport à un cadre beaucoup plus vaste. Pour expliquer les prises de position de la revue, il fallait reconstituer la position des rédacteurs et d’abord la trajectoire de Sartre. J’ai aussi compris, à mesure que j’avançais, qu’il ne suffisait pas d’étudier un seul champ. Car Sartre était inscrit à la fois dans le champ littéraire et dans le champ philosophique, sans parler d’autres champs (le théâtre, les revues, la critique, etc.), présentant des différences et des décalages importants dans leurs propriétés respectives (institutions, structure des positions, espace des possibles, « temporalité »), du fait que chacun était le produit d’une histoire relativement autonome. Ainsi, j’ai découvert le rôle capital que les interactions et les échanges entre des champs différents peuvent jouer dans les changements individuels et collectifs. Et aussi qu’il faut tenir compte de la pluralité des jeux dans lesquels les agents sont engagés, si on veut expliquer les paradoxes et les tensions qui peuvent caractériser leurs pratiques. Je crois que, grâce à mon travail, Bourdieu a mieux cerné l’importance de cet aspect. Le fait est que dans son article « La production de la croyance » publié en 1977, avant notre rencontre, il n’abordait pas cette question et parlait de la temporalité du champ comme s’il s’agissait d’un seul processus linéaire, incluant tous les aspects de la vie intellectuelle et artistique. Dans la mesure où Sartre jouait sur plusieurs tableaux, il fallait, pour expliquer la domination qu’il exerçait, retracer de façon méthodique sa multipositionnalité et les effets qu’elle produisait : toutes les facettes contribuaient à définir sa position et à la renforcer. Un article de Bourdieu et de Luc Boltanski m’a beaucoup aidée, car il montrait les profits que les agents pris en considération tiraient de leur multipositionnalité [4]. Dans la seconde partie de mon livre, l’analyse du champ des revues, ramené aux positions les plus influentes, m’a conduite à mettre en évidence des aspects sans doute généraux du fonctionnement des revues que personne jusque-là, à ma connaissance, n’avait cerné de manière méthodique [5]. J’ai montré, notamment, le rôle que les revues ont joué dans la problématique intellectuelle de l’époque examinée, et aussi les relations entre les prises de positions respectives et les propriétés des principaux rédacteurs. La focalisation sur les Temps modernes m’a permis de faire émerger un phénomène très important, que l’histoire intellectuelle tend à ignorer, du fait que souventelle traite séparément les parcours des membres d’un groupe, ou bien traite le groupe comme s’il était un sujet individuel. J’ai retracé les effets déterminants que les dynamiques et les antagonismes internes d’une revue peuvent exercer non seulement sur l’évolution de la revue mais aussi sur les trajectoires de ses principaux collaborateurs. J’ai notamment montré qu’on ne saurait expliquer les choix intellectuels et politiques respectifs de Sartre et de Merleau-Ponty après 1945 sans tenir compte de la confrontation et du véritable chassé-croisé qui s’étaient instaurés entre eux du fait qu’ils étaient les deux vedettes de la revue, contraints de se situer l’un par rapport à l’autre.

25 Savoir/agir : Plus tard vous avez vous-même reconnu que ce livre présente également des limites

26 C’est l’ouvrage d’un apprenti, fait avec les moyens du bord. Et, sur plein d’aspects, j’étais la première à les étudier. Par exemple, il n’y avait aucun travail sur le champ littéraire du vingtième siècle, envisagé dans cette perspective. Cela a conduit à des lacunes. Surtout, je n’avais pas effectué une reconstitution structurale de l’état du champ littéraire (alors que j’avais cherché à le faire pour le champ philosophique). Pour comprendre la trajectoire littéraire de Sartre, je m’étais fondée sur les interactions et sur les dettes les plus apparentes. Ainsi, je ne m’étais pas aperçue de l’importance qu’ont eue pour lui des prédécesseurs comme Proust et Gide. Sartre ne pouvait pas ne pas se confronter avec eux, car ils étaient les modèles dominants quand il a abordé le roman. Ils ont compté sans doute plus comme repoussoirs que comme modèles. C’est très souvent comme cela que les références agissent sur l’œuvre des écrivains, c’est pourquoi il faut rejeter comme trompeuse la notion de « source », qui fait penser simplement à une relation d’emprunt. Je ne l’ai pas perçu à l’époque, car les auteurs cachent souvent les références les plus importantes, et on peut les comprendre, ils courent en effet le risque d’être accusés de manquer d’originalité : même parmi les « spécialistes », bien des gens n’arrivent pas à reconnaître que la « création » n’est jamais « immaculée conception ». Mais les effets des relations les plus jalousement cachées consistent, le plus souvent, en des formes diverses de détournement, de transformation. Elles ne peuvent donc apparaître que grâce à une analyse structurale permettant de percevoir qu’elles sont probables, voire inévitables, étant donné l’état du champ. Je souligne cela parce que c’est rare qu’on parte vraiment d’une reconstitution structurale. Mais si vous vous focalisez sur les interactions, vous manquez des relations fondamentales pour l’explication.

27 Savoir/agir : Quels sont les références qui ont le plus compté pour votre travail ?

28 Je me confrontais aux publications qui concernaient de quelque manière mon sujet du moment et aussi aux œuvres du passé et contemporaines qui me paraissaient dignes d’attention sur le plan théorique ou méthodologique. L’article « Méthode scientifique et hiérarchie sociale des objets » [6], que Bourdieu avait publié, comme un manifesteimplicite, dans le premier numéro de sa revue, m’a aidée à comprendre que sa démarche et le questionnement théorique qu’elle impliquait permettaient de rapprocher fructueusement des recherches qui pouvaient apparaître très distantes, à en juger par leur objet. J’ai vérifié les vertus heuristiques des transferts méthodiques de problèmes et d’hypothèses. La transposition, comme le dit Le Métier de sociologue, peut être un formidable ars inveniendi : un art qui, en mettant en rapport des acquis disciplinaires et des problématiques qui généralement ne communiquent pas, aide à rompre avec les fausses évidences, à voir autrement les objets ou à concevoir des objets nouveaux [7] .

29 J’ai beaucoup médité sur les articles où Bourdieu a présenté la notion de champ, à partir de sa réflexion sur la sociologie de la religion de Weber. En outre, j’ai étudié et analysé la dizaine d’études de cas que Bourdieu et d’autres avaient jusque-là consacrées aux champs culturels. J’ai disséqué le premier livre de Christophe Charle, sur le naturalisme, ainsi que les premiers articles de Rémy Ponton. Et j’ai beaucoup appris du travail de Bourdieu sur Heidegger. C’était une étude plus complète que ses premières études sur Flaubert, où il n’abordait pas vraiment l’analyse du champ littéraire et des relations entre les positions et les prises de position. C’était plutôt une analyse de la position de Flaubert et de son « point de vue », expliquant la vision du monde social implicite dans l’Éducation sentimentale. C’est un aspect dont j’ai tenu compte dans mon travail sur Sartre etLes Temps modernes, mais ce n’était pas suffisant. Dans son texte sur Heidegger, Bourdieu a analysé les aspects spécifiques que l’œuvre de Heidegger devait à la position qu’il occupait dans le champ philosophique allemand. De même, les premiers travaux, encore inédits, de Bourdieu sur les classes préparatoires et sur les Grandes écoles (publiés plus tard dans sa revue, puis repris dans La Noblesse d’État) ont été un secours précieux concernant l’étude de la formation de Sartre et de son habitus. Mais j’ai lu attentivement tout ce que Bourdieu a publié et je continue à lire sa revue et les ouvrages de ses collaborateurs.

30 Savoir/agir : Comment envisagiez-vous votre apport à ce « work in progress » ?

31 Je concevais mon travail comme une contribution à un chantier collectif permanent. En cherchant à mettre en œuvre les hypothèses et les méthodes proposées par Bourdieu et par ceux qui travaillaient avec lui, je pensais contribuer à les mettre à l’épreuve, à les valider, et aussi à apercevoir des lacunes à combler, des problèmes à aborder. Il ne m’importait pas de me distinguer, en soulignant mes trouvailles par de nouveaux concepts ou en prétendant « dépasser » le travail des autres, mais de contribuer au progrès de l’élaboration théorique et de la connaissance. Dans les Règles de l’art, Bourdieu revendique cette conception à la fois modeste et ambitieuse de la recherche : « La patience des mises en œuvre répétées – écrit-il – est une des voies […] qui permet de porter à un niveau plusélevé de généralité et de formalisation les principes théoriques engagés dans l’étude empirique d’univers différents. » J’ai travaillé très consciemment dans cet esprit, en cherchant à cerner les homologies structurales et, en même temps, ce qui était spécifique à chaque champ et relevait d’une étude historique, génétique. Je m’efforçais de ne jamais oublier que mon objet était un « cas particulier du possible » comme le disait Bourdieu. Conçue comme une occasion de mettre à l’œuvre des hypothèses générales, de les tester, chaque étude de cas est, en fait, comparative. Et lorsqu’un fait contredit de quelque manière les hypothèses, il faut vaincre la tentation de ne pas en tenir compte. Il faut aborder de front le problème, remonter à la racine de l’erreur et ajuster les hypothèses. C’est un aspect de la vigilance épistémologique sur lequel les auteurs du Métier de sociologueinsistent, en se réclamant de Bachelard. J’ai constaté que, malheureusement, cette attitude est rare, non seulement parmi les littéraires et les philosophes, qui dans trop de cas poursuivent l’idée brillante, « originale », sans aucunement se soucier de la cohérence de leurs propos, mais aussi chez les savants. Je suis convaincue que cette probité est la condition de possibilité des véritables progrès théoriques et scientifiques.

32 Savoir/Agir : C’est cette volonté de tester qui sous-tend votre travail ultérieur sur Apollinaire[8] ?

33 Travailler sur les avant-gardes poétiques du début du vingtième siècle était un défi particulièrement significatif pour la sociologie. Car il s’agissait d’expliquer la mise en cause radicale de toutes les définitions antérieures de la poésie que ces recherches ont accomplie. Les poétiques formalistes de Jakobson et de ses épigones ne permettaient même pas d’appréhender ces expériences, car elles proposaient une définition essentialiste du fonctionnement de la poésie, sans s’apercevoir qu’elles universalisaient les conventions propres à un modèle historique spécifique, celui qui s’est imposé en France entre Baudelaire et Mallarmé. Ainsi, après avoir consacré quelques recherches aux Nouveaux romanciers et aussi aux relations entre champ littéraire et champ de l’édition (j’ai publié une contribution dans le quatrième volume de L’Histoire de l’Édition française dirigée chez Promodis par Roger Chartier et par Henri-Jean Martin), j’ai abordé le laboratoire expérimental qu’ont été les recherches des poètes entre le symbolisme et le surréalisme. Comme dans mon travail sur Sartre, j’ai décidé de focaliser l’analyse sur une figure centrale, dominante, et j’ai choisi Apollinaire. Contrairement aux apparences, mes travaux sont très éloignés des monographies traditionnelles sur les grands auteurs canoniques. Car ils cherchent à la fois à reconstruire l’ensemble des positions du champ et, en même temps, à effectuer la microanalyse qui est nécessaire pour rendre compte de l’évolution des œuvres. Bourdieu, lui aussi, pour les mêmes raisons, a axé sur une figure, Flaubert, son étude sur l’histoire littéraire du dix-neuvième siècle. Même chose quand il a choisi d’étudier la peinture à travers Manet.

34 J’ai mené ce travail de façon beaucoup plus systématique que mon travail surSartre. J’ai reconstitué méthodiquement, par étapes chronologiques, les transformations de la relation entre l’évolution de l’œuvre d’Apollinaire et l’évolution du champ. Quelques mois avant de mourir, Bourdieu m’avait dit qu’il pensait procéder de la même manière pour la rédaction définitive de son travail sur Manet. Lors de son travail sur Flaubert, faute de pouvoir y consacrer assez de temps (à cette époque-là il menait de front plusieurs recherches de longue haleine), il avait retracé l’état du champ de façon assez sommaire en le ramenant à trois positions : l’art social, l’art pour l’art, l’art bourgeois. Pour son étude sur Manet, il visait une analyse beaucoup plus complète et approfondie.

35 Je crois que mon livre a jeté un éclairage inédit sur la révolution esthétique accomplie par les poètes et les peintres à la veille de la Première Guerre mondiale. Du fait que les poètes les plus novateurs n’avaient plus d’autre public qu’eux-mêmes, la logique du dépassement les a amenés à une surenchère expérimentale sans précédents, exerçant des effets décisifs sur l’évolution des autres genres littéraires et de l’art. J’ai montré le rôle de légitimation mais aussi d’incitation que les poètes ont pu jouer dans l’évolution des peintres. Plus tard, dans le premier chapitre deIsmes, j’ai constaté que la fréquentation d’écrivains comme Baudelaire et Champfleury a joué le même rôle décisif dans l’évolution de Courbet. Le changement symbolique, la conversion du regard, est une condition fondamentale de l’innovation. Et, comme les peintres – jusqu’à Manet, Odilon Redon, Marcel Duchamp – ne possédaient généralement pas la culture nécessaire pour élaborer les principes d’une rupture esthétique, c’étaient souvent les réflexions de leurs amis écrivains qui favorisaient ces ruptures.

36 Savoir/Agir : Vous étiez encore en contact avec Bourdieu durant ce travail ?

37 J’ai continué à le voir de temps en temps. Il suivait tous mes travaux. Il appréciait mon livre sur la poésie, car il contribuait à montrer que la « science des œuvres » telle qu’il la concevait était possible. Il savait que ce pari demande beaucoup, beaucoup de temps, parce qu’il faut beaucoup de compétence spécifique et de réflexion pour parvenir à relire comme une prise de position le moindre choix stylistique et formel. C’est pourquoi son travail sur Manet, où il voulait prendre en compte à la fois l’espace de production, dans toute sa complexité, et les propriétés des tableaux, risquait d’être interminable, comme il le disait, un peu angoissé, conscient de la démesure de son projet.

38 Savoir/Agir : Et ensuite ? Comment en êtes vous arrivée au livre collectifL’Espace culturel transnational [9] ?

39 Mes travaux antérieurs, comme par ailleurs Les Règles de l’art, étaient focalisés sur le cadre national. Cette simplification était dans une certaine mesure requise par la difficulté de ces premières recherches, visant à dégager le mode de fonctionnement d’un champ relativement autonome. Certes, l’importance des références étrangères, dans le cas de Sartre et d’Apollinaire,ne pouvait m’échapper. J’avais repéré que Sartre a utilisé l’importation et l’appropriation de modèles étrangers comme une stratégie d’affirmation et de percée en France. Pour « dépasser » ses concurrents français, il leur a opposé des écrivains américains, comme Faulkner ou Dos Passos. Il a fait exactement la même chose en philosophie en important Husserl et Heidegger. En même temps, il lui fallait montrer qu’il « dépassait » également ses maîtres étrangers, comme romancier et comme philosophe. Mais je ne savais pas encore que c’était une dynamique générale, faute de connaître les études pionnières qui avaient contribué à faire émerger le rôle des références à l’étranger et des importations dans la construction des cultures nationales, notamment la Polysystem Theory, lesTranslation Studies, les études de transfert. Parmi les chercheurs proches de Bourdieu, Christophe Charle et Anne-Marie Thiesse avaient publié des travaux comparatistes mettant également en lumière le rôle de configurations infranationales comme les capitales et les logiques régionales. En 1999, Johan Heilbron et Pascale Casanova avaient proposé des modélisations s’efforçant d’intégrer les acquis de Bourdieu et d’autres auteurs, notamment Immanuel Wallerstein et Abram de Swaan. Dans un post-scriptum desStructures sociales de l’économie appelé « Du champ national au champ international », Bourdieu avait abordé cette problématique, en montrant comment son modèle permettait de penser les champs dans une optique globale.

40 Le changement de perspective, dans mon cas, a été favorisé par le groupe ESSE (Pour un Espace des Sciences Sociales Européen) qu’on avait constitué en 2003, en réalisant un projet que Bourdieu lui-même avait conçu avant sa mort. De même que Liber et les autres réseaux internationaux qu’il avait lancés ou préconisés, ESSE s’inscrivait dans la « Realpolitik de la raison » qu’il cherchait à mettre en œuvre. Persuadé que l’internationalisation est un « recours contre les pouvoirs temporels nationaux, surtout dans les situations de faible autonomie » [10], il voulait promouvoir des échanges entre les chercheurs qui se référaient à lui. Il avait commencé à organiser des rencontres au Collège de France. Après sa mort, c’est Franz Schultheis qui a rendu possible la poursuite du projet, en s’efforçant de réunir tout le monde et d’obtenir des financements de Bruxelles. Dans les ouvrages collectifs issus de cette expérience, j’ai publié quelques contributions où je cherchais à analyser dans une perspective globale certains aspects de la vie littéraire et intellectuelle européenne [11]. L’Espace culturel transnational est issu d’un colloque que j’ai organisé dans ce cadre. L’adjectif transnational, dans le titre, ne concerne pas les propriétés des objets analysés, mais la manière de les aborder. Dans mon introduction « Pour un comparatisme réflexif », j’ai tenté de montrer que, malgré la diversité des contextes académiques et disciplinaires, la théorie des champs permettait d’intégrer dans une démarche cohérente et heuristique les apports théoriques des positions diverses qui avaient contribué à mettre en cause le « nationalisme méthodologique » et l’eurocentrisme. Par la suite, j’ai poursuivi dans toute ma production cet effort de réflexion et de mise en œuvre empirique d’une démarche transnationale, en tenant compte des travaux qu’allaient publier d’autres chercheurs, notamment des membres de ESSE comme Christophe Charle et Gisèle Sapiro [12].

41 Savoir/agir : Et le livre sur les « ismes », quelle fut sa genèse ?

42 Je suis partie de remarques éparses présentes dans mon travail. Dans ma recherche sur Sartre, j’avais buté longtemps sur la définition de l’existentialisme avant de m’apercevoir que la genèse et les usages du concept étaient l’enjeu d’une lutte. La tâche du chercheur ne consiste pas à trancher mais à retracer cette lutte. J’ai pu voir que, dans ce cas comme dans beaucoup d’autres, la fondation d’une revue avait beaucoup compté dans la transformation de l’image de Sartre en chef d’un « courant » collectif, l’existentialisme. De même, pour mon travail sur Apollinaire, je me suis heurtée au fait que les études spécialisées tendent à proposer des définitions des « ismes » et, plus généralement, de la notion d’avant-garde, au lieu d’historiciser l’origine et les emplois divers de ces concepts. Cette habitude de la définition préalable détruit a priori toute interrogation sur la manière dont les choses se sont réellement passées. Puis, il y a eu des occasions, s’inscrivant sous le double patronage de Bourdieu et de Reinhart Koselleck. Olivier Christin m’avait impliquée dans un colloque où il avait invité différents contributeurs à parler d’un concept, et j’avais choisi celui d’avant-garde. Ensuite Bernard Lacroix m’avait proposé de participer à un livre collectif (pas encore paru) sur l’histoire sociale des concepts. J’ai choisi le concept de réalisme car on l’emploie beaucoup mais il est très ambigu et revêt des sens très différents. Il me semblait aussi que c’était un cas d’école puisqu’il est au croisement des champ artistique, littéraire, politique, etc.

43 Ainsi, j’ai eu envie de consacrer un livre à l’historicisation de quelques concepts de l’histoire artistique et intellectuelle. Je dois à Gisèle Sapiro de m’avoir encouragée à réaliser ce projet. C’était à mes yeux une manière de montrer l’importance de la critique des prénotions, des fausses évidences. Le Métier de sociologue insiste beaucoup sur cette forme de vigilance épistémologique. Dans un propos des Règles de l’art, Bourdieu revient sur ce problème, en rappelant qu’il faut dépasser les usages routinisés des concepts littéraires en reconstruisant leur genèse, en rendant compte des luttes dont ils sont l’objet, etc.

44 Cette fois, j’ai délibérément fait un travail de synthèse, en utilisant mes travaux antérieurs et des travaux faits pard’autres qui allaient dans le même sens. Je me suis notamment référée, pour les trois derniers chapitres, aux travaux de Louis Pinto, que je considère comme un apport fondamental concernant l’histoire du champ philosophique et de ses rapports avec les sciences sociales. Dans ce livre, je souhaitais dégager des dynamiques, des aspects constants et en même temps rendre manifestes des changements historiques, des aspects spécifiques liés aux époques et aux secteurs concernés. En adoptant une perspective transnationale et multifocale, j’ai mis en évidence les effets produits par la diversité des configurations historiques et des champs impliqués dans les processus analysés. On peut critiquer ce livre, le trouver superficiel, si on retombe, en le lisant, dans les habitudes de pensée qui portent à le voir comme une tentative de récrire l’histoire de plusieurs « mouvements », alors qu’en historicisant les concepts, il interroge la notion même de mouvement. Plusieurs commentaires qui ont été faits montrent qu’il y a cette attente, car ils me reprochent de ne pas être allée suffisamment loin dans l’analyse de chacun de ces « mouvements ». Pourtant, il me semble que, par rapport à mes visées, j’ai été assez cohérente.

45 Savoir/Agir : Et aujourd’hui ? Sur quoi travaillez-vous ?

46 Récemment, un groupe de jeunes chercheurs qui s’intéressent à la littérature a obtenu un financement pour réaliser un projet collectif qui s’inspire de l’approche bourdieusienne et aussi d’autres constructions théoriques, notamment la Polysystem Theory de Itamar Even-Zohar. Ils cherchent à faire une histoire transnationale de la littérature italienne depuis 1900, en s’intéressant aux importations étrangères. Dans ce cadre, et en collaboration avec eux, j’ai commencé une recherche sur Benedetto Croce, en tant qu’il occupait une position centrale dans la culture italienne, dans la première moitié du vingtième siècle. Même Gramsci a été obligé de se référer à lui. C’est un défi fantastique, qui demande un grand effort collectif. Il faut retracer les transformations de la culture italienne pendant un demi-siècle. Rentier richissime, Croce n’a pas eu de formation académique. Il était un autodidacte intelligent qui avait eu la possibilité de fréquenter des intellectuels importants de la génération précédente, notamment les philosophes Bertrando Spaventa et Antonio Labriola. Il s’est entièrement consacré à son œuvre et a publié énormément. Il avait les moyens de financer une revue, une maison d’édition, etc. Très jeune, il a établi une alliance avec un éditeur de Bari, Laterza, qui est devenu grâce à lui un des plus grands éditeurs italiens. Laterza lui ayant donné carte blanche, Croce y a fondé plusieurs collections. Il y publiait également sa revue, La Critica, et ce dispositif – maison d’édition et revue – a beaucoup contribué à asseoir son emprise sur la vie intellectuelle italienne. En outre, dans sa belle maison de Naples, il tenait un salon intellectuel. Il intervenait beaucoup dans les journaux et, dès ses débuts, il a adopté un style d’écriture qui a beaucoup joué dans son succès. Un peu comme l’a fait Sartre, et à partir d’une position qui a beaucoup en commun avec celle de ce dernier, il a renouvelé le style de l’essai, en s’appropriant les ressorts de l’écriture journalistique. Il a réussi à divulguer ses idées d’une façon très efficace, très claire, en donnantl’impression d’une grande modernité par rapport au langage des philosophes académiques. Cette impression de modernité a caché à quel point il était en fait conservateur, intellectuellement et politiquement. C’est donc une étude de cas intéressante que je mène au sein d’un collectif remarquable. C’est une chance et un plaisir. J’ai enfin des interlocuteurs italiens qui sont proches de moi dans leur conception du travail, qui attribuent comme moi beaucoup d’importance à la réflexion théorique et méthodologique, qui ont vraiment lu Bourdieu…

47 Savoir/agir : Justement, quelle est la réception de Bourdieu en Italie ?

48 Bourdieu avait percé assez tôt en Italie comme sociologue de l’éducation, à travers Les Héritiers, La Reproduction. Sur ce versant, il a eu des élèves. Mais pour le reste, dans le domaine de la sociologie, c’est un peu désespérant. La domination américaine est tellement forte que peu de sociologues prennent sérieusement en considération l’œuvre de Bourdieu. Je ne dis pas que Bourdieu est un modèle indépassable. Aucune œuvre ne saurait l’être. Mais ce n’est pas ça la question. Le fait est que très peu de sociologues italiens font vraiment travailler sa théorie, la mettent à l’épreuve dans des recherches empiriques. C’est différent pour les littéraires et les philosophes : petit à petit, des groupes intéressés à ses travaux se sont formés et confrontés. D’abord des gens de ma génération, des historiens de l’art de l’École normale de Pise, des littéraires de l’université de Turin, pour la plupart collaborateurs de la revueL’Indice, qui a publié Liber. Puis, dans les années 1990, des groupes de gauche se sont passionnés pour son travail mais ils ne connaissaient que ses interventions politiques. Il y avait plusieurs images très partielles de son œuvre, qui concernaient des publics différents. Mais personne, en Italie, n’avait fait un aggiornamento et une synthèse. Depuis que j’ai publié un petit livre sur Bourdieu en italien en 2003 [13], des jeunes chercheurs se sont un peu rassemblés autour de moi. Nous avons organisé des rencontres mais il y avait une très grande hétérogénéité : parmi les universitaires, certains traitaient Bourdieu traditionnellement, comme un objet de commentaires et de débats, d’autres voulaient mettre à contribution ses acquis dans leurs recherches, et c’est avec ces derniers que je travaille.

49 Savoir/Agir : Qu’en est-il de l’œuvre de Bourdieu en italien ? Ses livres sont traduits ?

50 Oui. Mais tout a été traduit d’une manière très désordonnée, sans respecter la chronologie. Les premières traductions ont été rapides, notammentLes Héritiers, La Reproduction et Le Métier de sociologue. D’autres livres ont attendu longtemps. J’ai traduit Les Règles de l’art, avec Emanuele Bottaro, un ancien élève parfaitement bilingue qui venait de la philosophie et qui avait fréquenté des séminaires de Bourdieu. On a fait le travail ensemble en discutant chaque mot et on l’a publié en 2005. Bourdieu avait dit aux Éditions du Seuil de demander aux éditeurs italiens de me faire contrôler les traductions de ses textes avant la publication. Cela m’a donné beaucoup de travail, parce quepresque toutes ces traductions étaient pleines d’erreurs et de contre-sens. Souvent ce fut, malheureusement, inutile. J’ai passé des nuits à revoir certains textes et ensuite j’ai vu que les éditeurs ne tenaient pas compte de mes corrections. De plus, la plupart des traducteurs n’ont pas cherché à uniformiser la traduction des termes bourdieusiens.

51 Savoir/Agir : En deux mots, comment est-ce que vous qualifieriez la situation universitaire en Italie ?

52 Elle est très proche de la situation française parce que les mêmes processus, poursuivant le modèle de la corporate university, ont eu lieu dans tous les pays européens. Il y a toutefois des choses pires que chez vous, je pense. Le financement public des universités et de la recherche a baissé en Italie tandis qu’en France, il est resté constant et qu’en Allemagne il a augmenté. En outre, la distribution des financements est fondée sur des indicateurs très extérieurs et ne respectant pas les différences entre les établissements et les disciplines. Ici on donne beaucoup d’importance aux aspects quantitatifs, au nombre d’étudiants inscrits et aux pourcentages d’étudiants employés après le diplôme. La combinaison de ces facteurs est désastreuse parce qu’elle concentre tous les financements sur les universités du Nord. Ainsi l’écart qui s’est historiquement creusé entre le Nord et le Sud du pays s’aggrave, parce que dès qu’ils le peuvent les meilleurs étudiants du Sud vont dans les universités du Nord, attirés aussi bien par la supposée qualité de l’enseignement que par les possibilités d’emploi qu’ouvre le fait de sortir de ces universités. Les universités du Nord peuvent sélectionner leurs étudiants, alors que les universités du Sud sont pénalisées, appauvries, sur le plan des financements et aussi au niveau de la qualité des étudiants recrutés. Mais pour apercevoir ce problème il faut une vision d’ensemble qui manque à la plupart de ceux qui tentent d’exercer un rôle critique concernant l’organisation de l’enseignement supérieur.

53 Savoir/Agir : Et le recrutement des jeunes enseignants-chercheurs à l’université ?

54 Je pense que c’est pire qu’en France. Les jeunes ont beaucoup de mal à avoir un poste, même s’ils travaillent beaucoup et accumulent les publications. C’est particulièrement compliqué pour ceux qui font des choses qui ne sont pas considérées comme orthodoxes.

55 Ma génération avait beaucoup plus de chances, même si tout n’était pas rose pour autant. Personnellement, on ne peut pas dire que j’ai fait carrière puisque je suis restée professeur associée, sans jamais obtenir un poste de titulaire de chaire. Mais c’est parce que je me suis permis de toujours faire ce que je voulais, et en plus j’ai toujours mis beaucoup de temps à faire mes travaux. Puis je détestais l’idée de devoir quêter, d’aller pérorer avec ceux qui avaient le pouvoir académique. Je refusais de rendre hommage à des gens que souvent je méprisais intellectuellement. Avec le recul, j’ai finalement l’impression que c’est un miracle d’avoir pu faire de la recherche. Aujourd’hui, ce serait impossible, avec un parcours comme le mien.

56 Savoir/Agir : Durant vos enseignements, vous proposiez de la sociologiede la littérature ?

57 J’essayais, souvent avec des résultats très décevants. Je cherchais à simplifier, à faire comprendre mon approche, mais c’était difficile à faire passer, car j’étais contrainte de proposer un programme très circonscrit et l’intérêt pour la dimension théorique était rare, voire absent. La plupart des étudiants étaient déconcertés, parce que ce que je faisais ne répondait aucunement à l’enseignement de la littérature tel qu’ils le concevaient. Quelques-uns ont accroché, mais je leur conseillais de choisir d’autres directeurs de thèse, s’ils voulaient accéder à un doctorat, car je n’avais aucun pouvoir académique. Généralement ces derniers tiennent encore beaucoup à mon avis et à mes conseils sur les travaux qu’ils ont en cours. Je suis également le travail de beaucoup d’autres jeunes chercheurs qui n’ont pas été mes élèves à l’université mais qui m’envoient les différentes rédactions de leurs textes avant la publication. Moi aussi, je leur soumets ce que j’écris (je le fais également avec des collègues étrangers que j’estime, français notamment). De temps en temps nous nous retrouvons pour nous confronter sur ce que nous faisons. Ainsi je puis dire que maintenant je ne me sens plus isolée dans mon pays. ■

Notes

  • [1]
    Anna Boschetti, L’Impresa intellettuale. Sartre e « Les Temps modernes », Bari, Dedalo, 1984.
  • [2]
    Anna Boschetti, Sartre et « Les Temps Modernes », Paris, Minuit, 1985.
  • [3]
    Anna Boschetti, Ismes. Du réalisme au postmodernisme, Paris, CNRS éditions, 2014.
  • [4]
    Pierre Bourdieu et Luc Boltanski, « La production de l’idéologie dominante », Actes de la recherche en sciences sociales, 2/3, 1976, pp. 3-73.
  • [5]
    J’ai énoncé ces acquis dans l’article « Des revues et des hommes », La Revue des revues, 18, 1994, pp. 51-65.
  • [6]
    Pierre Bourdieu, « Méthode scientifique et hiérarchie sociale des objets », Actes de la recherche en sciences sociales, 1, 1975, pp. 4-6.
  • [7]
    On peut voir à ce propos mon article « Les transferts théoriques comme ars inveniendi. Science des œuvres et science de la politique », postface, in Antonin Cohen, Bernard Lacroix, Philippe Riutort (dir.) Les formes de l’activité politique. Éléments d’analyse sociologique. XVIII e -XX e siècle, Paris, PUF, 2006, pp. 485-507.
  • [8]
    Anna Boschetti, La Poésie partout. Apollinaire « homme époque » (1898-1918), Paris Seuil, 2001.
  • [9]
    Anna Boschetti (dir.), L’Espace culturel transnational, Paris, Nouveau monde éditions, 2010.
  • [10]
    Pierre Bourdieu, Science de la science et réflexivité, Paris, Raisons d’agir, 2001, p. 150.
  • [11]
    On peut voir notamment : « Vom Engagement zum Experimentalismus. Bemerkungen zum italienischen literarischen Feld seit 1945 und seinem Verhältnis zum transnationalen Raum », Berliner Journal für Soziologie, 2, 2004, pp. 189-205 ; « La genesi delle poetiche e dei canoni. Esempi italiani (1945-1970) », Allegoria, 55, 2007, pp. 42-85 ; « La recomposition de l’espace intellectuel en Europe après 1945 », inGisèle Sapiro (dir), L’espace intellectuel en Europe : De la formation des États-nations à la mondialisation, XIX e -XX e siècle, Paris, La Découverte, 2009, pp. 147-182.
  • [12]
    Par exemple dans l’article « How Field Theory Can Contribute to Knowledge of World Literary Space », Paragraph, 2012, 35, 1, pp. 10-29 ; ainsi que dans mes contribution à l’ouvrage Histoire de la vie intellectuelle en France, dirigé par Christophe Charle et Laurent Jeanpierre, qui va paraître prochainement aux éditions du Seuil, et dans la notice « Transnational » qui va paraître dans le Lexique online Socius.
  • [13]
    Anna Boschetti, La Rivoluzione simbolica di Pierre Bourdieu, Venezia, Marsilio, 2003.
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