Couverture de SAVA_035

Article de revue

Les propriétaires de la dette publique et la fabrique d’un monde inégalitaire

Des États-Unis à la zone euro

Pages 23 à 32

Notes

  • [1]
    Texte traduit de l’anglais par Benjamin Lemoine.
  • [2]
  • [3]
    Ali Abbas, and al., « Historical Patterns and Dynamics of Public Debt – Evidence From a New Database », IMF Economic Review, 2011, n° 59 (4), p. 717 – 742.
  • [4]
    Congressional Budget Office. 2015. An Update to the Budget and Economic Outlook : 2015 to 2025, 25 août, disponible à : https://www.cbo.gov/publication/50724 [consulté le 18 décembre 2015].
  • [5]
    Wolfgang Streeck, Buying Time : The Delayed Crisis of Democratic Capitalism, London, Verso Books, 2014 [Du temps acheté. La crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique, 2014].
  • [6]
    Thomas Piketty, Le capital au vingt-et-unième siècle, Paris, Le Seuil, 2013.
  • [7]
    Il s’agit ici de la dette publique brute ou totale, qui se compose de la dette du gouvernement fédéral des États-Unis détenue par le public et de la dette « intra-gouvernementale » détenue quant à elle par le gouvernement fédéral lui-même (Sandy Brian Hager, Public Debt, Inequality and Power : The Making of a Modern Debt State, Oakland, University of California Press, 2016).
  • [8]
    Eswar Prasad, The Dollar Trap : How the U.S. Dollar Tightened its Grip on Global Finance, Princeton, Princeton University Press, 2014.
  • [9]
    Paul De Grauwe, Economics of Monetary Union, 10ème édition, Oxford, Oxford University Press, 2014, p. 7.
  • [10]
    Stephanie Bell, « Common Currency Lessons for Europe : Have Member States Forsaken Their Economic Steering Wheels ? », in Louis-Philippe Rochon and Mario Seccareccia (eds), Dollarization : Lessons from Europe and the Americas, London, Routledge, 2003, p. 80.
  • [11]
    Alain Parguez, « The Expected Failure of the European Economic and Monetary Union : A False Money against the Real Economy », Eastern Economic Journal, 1999, n° 25 (1), p. 63 – 76.
  • [12]
    Michal Kalecki, . « Political Aspects of Full Employment », The Political Quarterly, 1943, n° 14 (4), p. 324.
  • [13]
    Ibid., p. 325.
  • [14]
    Wolfgang Streeck, Buying Time, op. cit., p. 97.
  • [15]
    Lojsch Hartwig, and al., « The Size and Composition of Government Debt in the Euro Area », European Central Bank Occasional Paper Series, 2011, n° 132, p. 1 – 45.
  • [16]
    Ramzig Keucheyan, . « The French are Right : Tear Up Public Debt – Most of it is Illegitimate Anyway », The Guardian, 9 June 2014.
  • [17]
    Gabriel Zucman, The Hidden Wealth of Nations : The Scourge of Tax Havens, Chicago, University of Chicago Press, 2015, p. 92-98.

À propos de gagnants et de perdants

1 Les niveaux de la dette publique se sont brutalement élevés dans l’ensemble des économies capitalistes avancées depuis le début de la crise financière de 2008 et les gouvernements ont fait des déficits budgétaires une clé de voûte de leurs efforts pour contenir la crise : d’où le regain d’intérêt pour la dette publique dans les cercles universitaires et politiques [3]. Mais, en débattant de la « soutenabilité » du recours frénétique à l’emprunt public par les gouvernements, les économistes et les professionnels de la politique négligent une question cruciale : qui sont les gagnants et les perdants de cette récente explosion de la dette publique ?

2 Pour comprendre les liens entre une dette publique qui monte en flèche et l’aggravation des inégalités, il faut analyser la répartition de la dette publique, découvrir les identités des principaux propriétaires d’obligations d’État et montrer comment leur profil a changé au fil du temps. Sur la base de l’expérience des États-Unis, mes recherches qui mobilisent le concept de « l’État de dette », développé par Wolfgang Streeck pour analyser les causes et les conséquences de cette accumulation massive de la dette publique, révèlent que, depuis le début des années 1980 et surtout depuis les soubresauts de la crise financière mondiale, la propriété de la dette publique s’est rapidement concentrée dans les mains des 1 % les plus riches et dans les portefeuilles des plus grandes sociétés financières. Cette inégalité croissante dans la répartition de la dette publique a des répercussions négatives sur la démocratie en Amérique. Il faudrait évidemment étendre l’étude de la structure de propriété de la dette publique à d’autres parties du globe et, en particulier, au contexte de la zone euro, en dépit du manque de données fiables. Un registre financier mondial permettrait d’améliorer le suivi statistique de diverses formes de richesses, y compris celles liées à la détention d’obligations d’État. Bien que ce type d’initiative puisse sembler modeste, il s’agit d’une première étape nécessaire dans la production de connaissances rigoureuses permettant de réaffirmer un contrôle démocratique des finances publiques.

L’État de dette

3 Les données du Fonds monétaire international (FMI) permettent de retracer l’histoire à long terme de la dette publique dans les pays avancés et les pays « émergents » ou « en voie de développement », de 1880 à 2012. Après une accumulation soutenue entre le début des années 1970 et le début des années 1990, les niveaux de la dette publique dans les pays émergents et les pays en voie de développement, exprimés en pourcentage du PIB, ont baissé de façon drastique et sont restés faibles, même en pleine crise. Quant aux pays développés, les dettes publiques ont progressé de 66 % du PIB en 2007 jusqu’à hauteur de 97 % en 2012, avec un taux d’augmentation de l’ordre de 47 %.

4 Cette croissance récente de la dette publique dans les pays avancés s’inscrit dans une tendance séculaire apparue au cours des quatre dernières décennies. En dépit d’une perspective de reprise économique pour des pays comme les États-Unis, les niveaux élevés d’endettement devraient persister en raison des défis démographiques liés au vieillissement des populations [4].

Figure 1

Dette publique dans les pays avancés (Advanced) et émergents/en voie de développememt (Emerging/Developing) ( % du PIB)

figure im1

Dette publique dans les pays avancés (Advanced) et émergents/en voie de développememt (Emerging/Developing) ( % du PIB)

Note : Les séries statistiques sont calculées comme des moyennes pondérées basées sur le PIB à parité de pouvoir d’achat. Une liste complète des pays inclus dans chaque catégorie est disponible à http://www.imf.org/external/datamapper/index.php?db=DEBT.
Fonds Monétaire International.

5 Comment peut-on expliquer ces augmentations massives de la dette publique ? De quelle manière l’explosion de la dette publique est-elle de plus en plus étroitement liée à la richesse économique et aux inégalités croissantes de revenus ? Les réponses à ces deux questions peuvent être trouvées dans les récents travaux de Wolfgang Streeck [5]. Il y rend compte du passage d’un « État d’impôt » caractéristique de l’après-guerre à un « État de dette » propre à l’ère néolibérale. Dans la configuration de l’État d’impôt, l’augmentation graduelle des dépenses publiques a été compensée par des recettes fiscales (d’où la baisse du niveau de l’endettement public). Avec l’émergence de l’État de dette, depuis le début des années 1970, les dépenses du gouvernement ont continué de croître, tandis que les recettes fiscales ont stagné (d’où l’escalade des niveaux d’endettement public).

6 En adossant son raisonnement à des auteurs classiques de la sociologie budgétaire allemande (Adolph Wagner, Rudolph Goldscheid et Joseph Schumpeter), Streeck montre que c’est la stagnation de l’impôt et non l’augmentation des dépenses du gouvernement qui entraîne l’accumulation de la dette publique. L’augmentation graduelle des dépenses publiques constitue, pour Streeck, une fonction nécessaire du développement capitaliste. Alors que le marché, sous sa forme capitaliste, s’étend en appliquant sa logique de marchandisation à l’ensemble des aspects de la vie sociale, l’État doit accroître ses activités dans les domaines du bâtiment, des infrastructures, du maintien de l’ordre et de la protection sociale. Selon Streeck, la stagnation de l’impôt est un processus politique, conséquence de la révolte fiscale organisée par les élites économiques des pays avancés.

7 Comme le décrit Streeck, la cause originelle de la stagnation de l’impôt est la baisse de la progressivité de l’impôt. Non seulement les recettes fiscales représentent une portion réduite du revenu national, mais les ménages les plus riches et les grandes entreprises paient des impôts de plus en plus faibles en pourcentage de leur revenu global. L’émergence de l’État de dette est ainsi la conséquence de la baisse de la progressivité des systèmes fiscaux dans les pays avancés. Elle permet d’établir le lien entre hausse de l’endettement public et hausse des richesses et de l’inégalité des revenus.

8 La relation que Streeck pose entre la dette publique et les inégalités peut être résumée de la façon suivante : la baisse de progressivité de l’impôt implique une plus grande inégalité en permettant aux ménages les plus riches et aux grandes entreprises d’augmenter leur épargne. Elle se traduit également par la croissance de la dette publique. Grâce aux réformes du système fiscal, les élites peuvent investir dans le stock croissant des obligations d’État, « valeurs refuges » particulièrement attrayantes en temps de crise. C’est ainsi que, dans l’État de dette, les gouvernements en viennent à emprunter aux élites plutôt que de les taxer. En choisissant de fournir ainsi aux élites des actifs « sans risque » plutôt que de lever des impôts sur leurs revenus, l’État de dette consolide les structures préexistantes qui produisent les inégalités sociales.

9 La transition d’un État d’impôt à un État de dette a des conséquences désastreuses pour la démocratie. Dans l’État d’impôt d’après-guerre, les gouvernements étaient responsables envers « le peuple » (Staatsvolk) qui réclamait des droits politiques, civils et sociaux en échange de sa loyauté. Dans l’État de dette néolibéral, les citoyens sont en concurrence avec des détenteurs d’obligations souveraines de plus en plus puissants, les « gens de marché » (Marktvolk–, et qui exigent que le gouvernement assure de façon fiable et durable le service de la dette et de ses intérêts en échange de la confiance du marché.

10 Selon Streeck, l’État de la dette marque une nouvelle étape dans la relation entre le capitalisme et la démocratie. Auparavant les élites exerçaient une influence politique indirecte sur les décisions d’investir ou de ne pas investir dans l’économie nationale. Dorénavant, l’explosion des dettes publiques leur permet d’exercer une influence politique directe en décidant ou non d’investir dans des obligations souveraines. De sorte que répondre trop aux demandes des citoyens, c’est courir le risque de perdre la confiance des investisseurs et que courber l’échine devant les investisseurs peut aboutir à la dé-légitimation du gouvernement aux yeux des citoyens. Depuis le début de la crise financière mondiale, Streeck explique que les demandes des citoyens sont de plus en plus subordonnées aux exigences du marché. Dans le cadre des politiques d’austérité qui s’imposent, les citoyens sont invités à modérer leurs revendications sur les finances publiques pour assurer la confiance des créanciers dans le gouvernement.

Figure 2

La logique de la séquence de l’État de dette de Streeck

figure im2
Inégalités [+]
Épargne pour les 1 %
& les grandes entreprises [+]
Dépenses du gouvernement [+]
Rentrées fiscales [n]
Progressivité de l’impôt [-]
Dette publique [+]

La logique de la séquence de l’État de dette de Streeck

Note : [+] indique une augmentation, [-] une diminution, et [n] sans changement.

De la debtocratie en Amérique

11 Mais notre connaissance de l’économie politique de l’État de dette est sous-développée en raison du manque de données fiables. Personne ne semble connaître l’identité réelle des propriétaires des obligations d’État (Marktvolk). Des récits anecdotiques parlent de l’incroyable pouvoir exercé par certains investisseurs institutionnels sur les marchés obligataires, mais les données sur les parts de marché et les ratios de concentration pour la dette publique sont presque impossibles à obtenir. Or, sans ces chiffres, nous risquons de nous livrer à ce que Thomas Piketty appelle un « débat sans données », fondé sur « une abondance de préjugés et un manque de faits [6] ».

12 À bien des égards, les États-Unis constituent l’exemple par excellence de l’État de dette mis en évidence par Streeck. Mise à part une brève période d’excédents budgétaires à la fin des années 1990, la dette publique des États-Unis a grimpé au cours des trois dernières décennies et demie. D’environ 68 % du PIB en 2007, la dette publique des États-Unis a augmenté rapidement avec la crise, franchissant le seuil symbolique des 100 % de PIB en 2013 et se stabilisant au-dessus de ce seuil depuis [7]. Les dépenses publiques fédérales, en pourcentage du PIB, ont progressivement augmenté depuis le début des années 1980, alors que les recettes fiscales fédérales ont stagné. Et si les ménages riches et les grandes sociétés paient la majeure partie des impôts fédéraux, ils paient moins d’impôt en pourcentage de leur revenu (preuve de la baisse de la progressivité du régime fiscal fédéral sur la même période).

13 Pour les ménages américains, les inégalités dans la détention de la dette publique suivent celles de la propriété des richesses nationales. En 1983, le désormais tristement célèbre « 1 % » des ménages américains les plus riches possédait environ un tiers de la dette publique américaine détenue par les ménages. Cette part a augmenté progressivement pour atteindre 38 % en 2007. Avec la crise, la part de la dette publique détenue par le centile supérieur s’établit à 42 % en 2010 puis au chiffre record de 56 % en 2013. Une dynamique similaire sous-tend la propriété de la dette publique des États-Unis par les entreprises privées. Au cours des trois dernières décennies et demie, les 2 500 plus grandes entreprises américaines ont augmenté leur part de détention de dette publique par les sociétés de 65 % en 1977-1981 à 82 % en 2006- 2010. De même, la concentration de la détention de dette par les entreprises suit le schéma de la concentration de la richesse générale et s’est intensifiée depuis le début de la crise. En 2006, les 2 500 plus grandes entreprises détenaient 77 % de la dette détenue par les entreprises, de plus en plus accaparée par les fonds communs de placement fortement concentrés en faveur du 1 % des plus riches, au détriment des fonds de pension plus largement répandus dans la population américaine.

14 Par ailleurs, après la Deuxième Guerre mondiale, les institutions étrangères et les investisseurs privés non résidents détenaient moins de 5 % de la dette publique des États-Unis. Cette proportion a commencé à croître dans les années 1970 et se situe maintenant autour de 50 %. Les investisseurs étrangers, en particulier la Chine, qui possède désormais environ 20 % de la part de la dette américaine détenue par des non-résidents, ont exprimé la crainte que le gouvernement fédéral des États-Unis puisse « faire fonctionner la planche à billets » pour monétiser une dette qui ne cesse de croître. Mais l’existence d’un puissant groupe de propriétaires domestiques qui « investissent » et maintiennent leur confiance dans le crédit du gouvernement fédéral contribue à atténuer ces craintes. Les « 1 % » et les grandes entreprises qui dominent dans la détention nationale de la dette publique exercent une emprise considérable sur le système politique américain, faisant obstacle aux politiques publiques susceptibles de compromettre le statut « sans risque » des titres du Trésor américain.

15 Quant à ce flux constant d’argent étranger qui s’investit dans la dette publique, il diminue la pression sur les taux d’intérêt, en fournissant aux ménages américains, aux entreprises et aux gouvernements une source abondante de crédit peu cher, avec deux effets principaux. Premièrement, l’accès facilité au crédit permet aux Américains qui n’ont que des revenus faibles et moyens, de maintenir leurs habitudes de consommation alors qu’ils ont fait face à plusieurs décennies de stagnation des salaires [8], détournant ainsi l’attention politique, évitant la remise en cause de l’hégémonie des « 1 % » et des grandes sociétés. Ensuite, il soulage le gouvernement fédéral des États-Unis des pressions en faveur d’une augmentation des impôts et d’une fiscalité progressive qui pèseraient sur les revenus des « 1 % » et des grandes entreprises.

16 Cette analyse des dimensions mondiales de l’État de dette met ainsi en évidence la continuité des intérêts entre propriétaires nationaux et étrangers de la dette publique : la propriété étrangère de la dette publique renforce les relations de pouvoir asymétriques et les inégalités sociales de l’État de dette américain.

17 L’État de dette a des répercussions négatives pour la démocratie, donnant aux propriétaires de la dette publique (Marktvolk) la haute main sur l’ensemble des citoyens (Staatsvolk). Comment soumettre cette assertion à un examen empirique ? Les anecdotes sur l’incroyable pouvoir qu’exerce le marché obligataire sur la politique fédérale américaine abondent. Mais est-il possible d’aller au-delà et de montrer systématiquement comment la concentration de la propriété de la dette renforce le pouvoir des détenteurs d’emprunts d’État sur l’élaboration des politiques du gouvernement ?

18 Il est possible, par exemple, de faire une analyse de contenu des documents officiels du gouvernement fédéral américain, en comparant la fréquence d’occurrence dans le Rapport économique du président (ERP) des termes que Streeck assimile aux intérêts du Marktvolk (l’international, les investisseurs, les taux d’intérêt, la confiance) à celle des termes assimilés aux intérêts du Staatsvolk (le national, l’opinion publique nationale, les citoyens, la loyauté). Si la corrélation n’est pas parfaite, l’analyse montre que, quand la concentration de la propriété de la dette publique augmente, les références aux intérêts du Marktvolk s’accroissent aux dépens de ceux faits au Staatsvolk.

19 Non seulement l’État de dette américain renforce la richesse et les inégalités de revenus, mais il contribue aussi à l’érosion de la démocratie. Quelles réformes pourraient être faites pour lutter contre l’inégalité qui se niche au cœur de l’État de dette ? Dans le cas américain, l’augmentation de l’endettement public est le résultat de la stagnation de l’impôt et de sa progressivité, de sorte que le gouvernement fédéral emprunte désormais aux riches plutôt que de les taxer. C’est pourquoi l’augmentation des taxes sur les « 1 % » et les plus grandes entreprises constituerait un grand pas en avant dans la lutte contre les inégalités dans la détention de la dette publique et, plus généralement, dans la distribution des richesses et des revenus.

L’Europe des créanciers et des « gens de marché »

20 Les États-Unis sont au cœur même du capitalisme mondial et le marché de la dette publique des États-Unis représente l’un des marchés financiers les plus importants et les plus liquides au monde. La position de premier plan des États-Unis rend d’autant plus vitale la tâche de découvrir les intérêts prioritaires pour ses politiques publiques. Néanmoins, il est tout aussi fondamental d’examiner les expériences récentes d’autres pays capitalistes avancés qui ont également connu une augmentation explosive de la dette publique. Quelle est la relation entre la dette publique et les inégalités sociales et politiques dans d’autres pays ?

21 Ces questions se posent avec une acuité toute particulière au sein la zone euro, où une crise de la dette à sa périphérie a fait apparaître le problème politique de l’endettement public. En adhérant à l’Union économique et monétaire (UEM), les États membres ont cédé le contrôle de leur politique monétaire à une institution supranationale, la Banque centrale européenne (BCE), qui a pour mandat strict de maintenir la stabilité des prix. Les membres de la zone euro ont donc renoncé à exercer leur souveraineté monétaire ce qui signifie qu’ils émettent de la dette dans une monnaie qu’ils ne contrôlent plus [9]. Si un gouvernement peut vendre sa dette à la Banque centrale lorsque les marchés privés n’en veulent pas, la BCE et les banques centrales nationales se voient interdire, en vertu des règles de l’UEM, toute forme de « monétisation » de leurs dettes publiques [10]. Les gouvernements des pays de l’UEM sont donc complètement dépendants des marchés de capitaux privés pour financer leurs déficits.

22 Cette dépendance vis-à-vis des marchés financiers privés signifie que les États membres doivent être de plus en plus vigilants afin de maintenir leur solvabilité. Tomber en disgrâce vis-à-vis des marchés financiers s’apparente à une punition du Marktvolk qui se traduit par une augmentation du coût de l’emprunt souverain et ce qui peut entraîner la faillite d’un pays qui a renoncé à exercer sa souveraineté monétaire. Dans ce contexte, la pression qui s’opère sur le Staatsvolk en faveur du Marktvolk à l’échelle des demandes de remboursement sur les deniers publics devient un fait structurel parce que l’austérité est inscrite dans l’architecture institutionnelle de l’UEM [11].

23 Reste que le gouvernement fédéral des États-Unis, en tant qu’entité monétaire souveraine, n’est pas censé faire face aux contraintes structurelles rencontrées par les États membres de la zone euro. Émetteur de dette dans une monnaie qu’il contrôle entièrement, le gouvernement fédéral des États-Unis ne peut pas techniquement être mis en situation de faillite. En principe libérés des contraintes budgétaires, les États-Unis pourraient poursuivre des politiques keynésiennes de plein emploi non inflationnistes. Pourquoi le gouvernement fédéral des États-Unis continue-t-il de s’investir dans le maintien de son crédit auprès des marchés financiers ? Les représentants politiques ignoreraient-ils les outils et instruments économiques et monétaires qui sont à leur disposition ? Selon Michal Kalecki, « l’ignorance obstinée est généralement une manifestation de motivations politiques sous-jacentes » [12]. Dans un système capitaliste, la poursuite du plein emploi par le gouvernement et du financement monétaire des déficits rencontre l’opposition politique des grandes entreprises (industrielles ou financières) : leur capacité à mettre au pas le gouvernement et la société dépend de leur pouvoir de réduire l’investissement et de licencier les travailleurs. Les deux volets de ce pouvoir sont compromis lorsqu’un gouvernement tire pleinement parti de sa souveraineté monétaire. C’est pourquoi la doctrine de la « finance saine » (assise sur un budget équilibré) fait dépendre l’emploi de la confiance des agents économiques dans l’État et non l’inverse [13].

24 Nulle part ailleurs les effets de cette distorsion structurelle de l’UEM n’ont été plus palpables que dans le cas de la Grèce. Pour restaurer leur crédibilité aux yeux des marchés financiers, les gouvernements grecs successifs, sous l’œil vigilant des institutions européennes et internationales, ont mis en œuvre un programme d’austérité enclenchant une spirale infernale du chômage et de la pauvreté. Et le parti de gauche Syriza, démocratiquement élu par le peuple grec comme une alternative progressiste à l’austérité, a été contraint d’accepter des éléments clés du programme d’austérité pour recevoir l’argent des plans de sauvetage de la Troïka (la Commission européenne, la BCE et le FMI).

25 Dans le sillage de la crise, Streeck fait valoir que les pays de la zone euro ont été transformés par les États de dette en « États de consolidation » ou « État de restriction » (c’est-à-dire dédiés à « la restriction budgétaire »), un mouvement qui pourrait marquer le triomphe final du capitalisme sur la démocratie [14]. Quelles catégories sociales précises composent le Marktvolk dans ces pays ? Les données nationales et européennes disponibles donnent une ventilation de la propriété de la dette publique selon différents secteurs [15] mais ne permettent pas de cartographier avec précision la relation entre la dette publique et les inégalités.

26 La gravité de la crise en Grèce permet de comprendre comment la propriété de la dette publique grecque a évolué au cours des cinq dernières années. Environ 80 % de la dette grecque a maintenant été transférée, via les plans de sauvetage successifs, dans les bilans de la Troïka et d’autres institutions. Dans les premiers stades de la crise, parmi les grands détenteurs de la dette publique grecque, on comptait les banques grecques et les fonds de pension grecs, ainsi que les grandes banques commerciales d’Europe occidentale comme BNP Paribas, Commerzbank, Dexia et la Société Générale.

27 Mais aucune recherche systématique n’a pu découvrir les structures sociales de la propriété de ces entités qui ont détenu de façon dominante la dette grecque avant le plan de sauvetage. Qui sont les propriétaires des banques grecques et des fonds de pension ? S’agit-il d’oligarques nationaux ? De Grecs ordinaires ? D’étrangers ? Qui sont les propriétaires des grandes banques d’Europe occidentale qui avaient massivement investi dans les titres du gouvernement grec ? S’agit-il des retraités allemands ou des 1 % des Allemands les plus riches ? Comment les formes de cette propriété de la dette ont-elles évolué au fil du temps ? Répondre à ces questions permettrait de déterminer qui sont les gagnants et les perdants de la crise de la dette souveraine.

28 En 2011, le plus grand détenteur privé de la dette du gouvernement grec était Eurobank EFG. Ce groupe bancaire est enregistré au Luxembourg, mais détenu pour 40 % par la famille Latsis en Grèce. Le chef de cette famille est l’armateur Spiro Latsis, connu comme l’homme le plus riche de Grèce. Quand les critiques parlent de l’austérité comme un transfert de richesse des Grecs ordinaires au bénéfice des créanciers, ce dernier évoque généralement la culpabilité des grandes banques d’Europe occidentale. Mais le cas de Eurobank EFG suggère que, à certains égards, l’austérité est aussi un transfert des Grecs ordinaires au bénéfice de l’oligarchie grecque. L’Allemagne et la France ne sont pas confrontées à la situation désastreuse de la Grèce, mais leurs dettes publiques ont considérablement augmenté ces dernières années et en 2012 la dette rapportée au PIB atteignait 82 % en Allemagne et 90 % en France. En tant que membres de la zone euro, les pays centraux sont aussi enfermés dans un système structurellement biaisé en faveur du Marktvolk.

29 En 2014, un comité citoyen a été mis en place pour procéder à l’audit de la dette publique française. La principale conclusion de cet audit était que 60 % de la dette publique française était illégitime pour deux raisons. D’abord, parce que l’augmentation de la dette publique en France serait la conséquence des réductions d’impôt en faveur des particuliers les plus fortunés et des grandes entreprises. Ensuite, parce que la hausse des taux d’intérêt sur la dette publique depuis les années 1990 a augmenté sans justification le coût du crédit pour le gouvernement au profit de riches détenteurs d’obligations. Le gouvernement français qui verse des intérêts aux détenteurs de sa dette pourrait tenir un registre fiable de ceux-ci. Mais, même si ces documents existent, ils ne sont pas mis à la disposition du public. Comme un membre de ce comité d’audit citoyen l’expliquait dans la presse anglaise, « l’ignorance concernant l’identité des propriétaires de la dette publique est juridiquement organisée et se présente comme l’un des secrets les mieux gardés du monde » [16].

Conclusion : un débat avec des données

30 Si, comme le montrent les cas grecs et français, il existe des données sur les forces sociales qui sont au cœur de la dette publique, ces données quantitatives ne suffisent évidemment pas à éclairer les relations de pouvoir qui se nichent au cœur de l’endettement public. Même là où existent des données fiables sur la propriété de la dette publique, elles doivent être complétées par une enquête sur les modalités d’exercice du pouvoir lié à cette propriété. Mais pour énoncer des conclusions définitives sur la distribution, il faut savoir exactement quelle part de la dette publique est détenue par le Marktvolk et comment elle a évolué au fil du temps.

31 L’audit français sur la dette recommandait de bâtir un registre capable de révéler l’identité des détenteurs d’obligations du gouvernement. Ces données pourraient alors s’intégrer à un registre financier mondial qui recenserait la propriété des titres financiers dans le monde entier [17]. Ainsi accroîtrait-on la transparence d’un système financier mondial opaque qui, en dissimulant ces données, renforce le pouvoir des propriétaires de la dette publique et d’autres formes de richesse financière.

32 La construction de meilleures données ne renverserait évidemment pas à elle seule les politiques publiques dominantes. Les données quantifiées ne sont utiles, efficaces et opérationnelles que dans la mesure où elles informent et sont mises au service des luttes sociales et politiques. Mais, si une partie importante du processus démocratique consiste précisément à surmonter notre ignorance collective, alors engager un débat avec des données quantifiées est un aspect essentiel du progrès démocratique. ■


Date de mise en ligne : 09/05/2016.

https://doi.org/10.3917/sava.035.0023

Notes

  • [1]
    Texte traduit de l’anglais par Benjamin Lemoine.
  • [2]
  • [3]
    Ali Abbas, and al., « Historical Patterns and Dynamics of Public Debt – Evidence From a New Database », IMF Economic Review, 2011, n° 59 (4), p. 717 – 742.
  • [4]
    Congressional Budget Office. 2015. An Update to the Budget and Economic Outlook : 2015 to 2025, 25 août, disponible à : https://www.cbo.gov/publication/50724 [consulté le 18 décembre 2015].
  • [5]
    Wolfgang Streeck, Buying Time : The Delayed Crisis of Democratic Capitalism, London, Verso Books, 2014 [Du temps acheté. La crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique, 2014].
  • [6]
    Thomas Piketty, Le capital au vingt-et-unième siècle, Paris, Le Seuil, 2013.
  • [7]
    Il s’agit ici de la dette publique brute ou totale, qui se compose de la dette du gouvernement fédéral des États-Unis détenue par le public et de la dette « intra-gouvernementale » détenue quant à elle par le gouvernement fédéral lui-même (Sandy Brian Hager, Public Debt, Inequality and Power : The Making of a Modern Debt State, Oakland, University of California Press, 2016).
  • [8]
    Eswar Prasad, The Dollar Trap : How the U.S. Dollar Tightened its Grip on Global Finance, Princeton, Princeton University Press, 2014.
  • [9]
    Paul De Grauwe, Economics of Monetary Union, 10ème édition, Oxford, Oxford University Press, 2014, p. 7.
  • [10]
    Stephanie Bell, « Common Currency Lessons for Europe : Have Member States Forsaken Their Economic Steering Wheels ? », in Louis-Philippe Rochon and Mario Seccareccia (eds), Dollarization : Lessons from Europe and the Americas, London, Routledge, 2003, p. 80.
  • [11]
    Alain Parguez, « The Expected Failure of the European Economic and Monetary Union : A False Money against the Real Economy », Eastern Economic Journal, 1999, n° 25 (1), p. 63 – 76.
  • [12]
    Michal Kalecki, . « Political Aspects of Full Employment », The Political Quarterly, 1943, n° 14 (4), p. 324.
  • [13]
    Ibid., p. 325.
  • [14]
    Wolfgang Streeck, Buying Time, op. cit., p. 97.
  • [15]
    Lojsch Hartwig, and al., « The Size and Composition of Government Debt in the Euro Area », European Central Bank Occasional Paper Series, 2011, n° 132, p. 1 – 45.
  • [16]
    Ramzig Keucheyan, . « The French are Right : Tear Up Public Debt – Most of it is Illegitimate Anyway », The Guardian, 9 June 2014.
  • [17]
    Gabriel Zucman, The Hidden Wealth of Nations : The Scourge of Tax Havens, Chicago, University of Chicago Press, 2015, p. 92-98.
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