Couverture de SAVA_034

Article de revue

Le « prix » de la Révolution en Tunisie

Pages 117 à 122

Notes

  • [1]
    Myriam Catusse, « La question sociale aux marges des soulèvements arabes : leçons libanaises et marocaines », Critique internationale, n° 61, 2013.
  • [2]
    D’un point de vue « théorique », deux pôles d’études s’opposent entre « déterminisme économique » et « logiques de situation ». Cf. Amin Allal, « Retour vers le Futur. Les origines économiques de la Révolution en Tunisie », Pouvoirs, 156, 2015.
  • [3]
    Sadri Khiari, Tunisie : coercition, consentement, résistance. Le délitement de la Cité, Paris, Karthala, 2003.
  • [4]
    Amin Allal, « Réformes néolibérales, clientélismes et protestations en situation autoritaire. Les mouvements contestataires dans le bassin minier de Gafsa en Tunisie (2008) », Politique africaine, n° 117, 2010, pp. 107-125.
  • [5]
    Pierre Bourdieu, Travail et travailleurs en Algérie, Mouton & Cie, 1963.
  • [6]
    Béatrice Hibou, La Force de l’obéissance. Économie politique de la répression en Tunisie, Paris, La Découverte, 2006.
  • [7]
    Amin Allal, « Trajectoires “révolutionnaires” en Tunisie. Processus de radicalisations politiques 2007-2011 », Revue française de science politique, vol. 62, n° 5-6, décembre 2012, pp. 824-841.
  • [8]
    Amin Allal, « “Avant on tenait le mur, maintenant on tient le quartier !” Germes d’un passage au politique de jeunes hommes de quartiers populaires lors du moment révolutionnaire à Tunis », Politique africaine, n° 121, 2011, pp. 53-68.
  • [9]
    Le vendeur de légumes qui s’est immolé par le feu déclenchant une série de protestations qui se sont généralisées à l’hiver 2010/2011.
  • [10]
    Du nom de la puissante belle-famille du président Ben Ali, symbole de « prédation » économique et de violence pour les mobilisés.

1 le 9 octobre 2015, le prix Nobel de la paix est décerné au « quartet » tunisien, composé de l’organisation patronale, de la centrale syndicale, de la Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme et de l’Ordre National des Avocats. Nouvelle étape de la construction d’une histoire radieuse érigeant la « transition démocratique tunisienne » en modèle et en exception, les célébrations sont orchestrées dans un registre patriotique digne d’une victoire de l’équipe nationale de football. Mais les effusions de joie n’ont pas eu la dimension populaire que le sport peut parfois provoquer. Par delà les discussions sur la légitimité des acteurs lauréats et des oubliés, le « Prix » s’inscrit dans un processus politique reléguant les débats sur les conditions de vie et de protection sociale, en se concentrant sur les enjeux « des règles du jeu démocratique ». En effet, depuis mars 2011, la focalisation successive sur la constitution, sur les élections et enfin sur le terrorisme a pernicieusement détourné le regard des luttes économiques quotidiennes, des (non-) régulations qu’elles connaissent et des contradictions qu’elles produisent en termes politiques. La question de la protection sociale est pourtant toujours aussi vivace. Avec la fin du « guichet unique » du parti de Ben Ali, le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), on assiste à la recomposition des relations clientélistes, à coloration « charité musulmane », ainsi qu’un renforcement relatif du rôle de la bureaucratie syndicale dans la redistribution vers des secteurs précis. Certains ont pensé que le parti conservateur musulman Ennahdha, grâce à son habileté à incarner un registre identitaire populaire, pouvait mobiliser et servir les intérêts de ces catégories de la population, en proposant une alternative économique à la domination protectrice et autoritaire du RCD. Mais les responsables du parti islamiste – d’une part, largement acculturés aux recettes du néolibéralisme et, d’autre part, sous pression dans une configuration politique où ils devaient donner des gages de « normalisation démocratique » – n’ont pas bouleversé pour le moment la donne économique.

Les conditions d’existence, angle mort de la révolution

2 Si les dynamiques de « mobilisation » peuvent être relativement détachées des « causes profondes » du phénomène, les contextes de luttes sociales ne peuvent être compris sans analyser les conditions salariales, les revenus de subsistance, les styles et modes de vie afférents… en somme, l’ensemble des termes qui caractérisent une stabilisation des conditions d’existence [1].

3 C’est en effet la déstabilisation des conditions d’existence dans ses réalités complexes et inégalitaires (de relations clientélistes et de patronage…) qui entraîne l’expression, sous certaines conditions et dans les circonstances du soulèvement, des politisations différentielles naissantes. Ces revendications prennent souvent la forme d’une « demande d’État », parfois d’une aspiration à la liberté d’initiative, au petit commerce ou à la débrouille dans le marché « informel ». Pour faire bref, ces revendications plus ou moins audibles correspondent à une formulation de demande de droit à un travail décent, de droit à la subsistance ou simplement, de façon plus dissimulée, d’un droit aux loisirs… tout cela renvoie au droit à des conditions d’existence stables et sécurisées. Cet élément central est peu débattu en vue de comprendre la situation tunisienne d’aujourd’hui [2].

4 La méconnaissance de la déstabilisation des conditions d’existence tient à la place prépondérante qu’occupait le RCD. Si le « parti-État » n’explique bien entendu pas tout, il incarnait une structuration particulière du pouvoir, où politique et économique s’enchevêtraient en faisant « écran » aux chocs de la protection sociale. Protéiforme et composite, tant en son sein cohabitaient des statuts et des fonctions très différents, des acteurs aux propriétés sociales diverses, aux degrés de responsabilité distincts, le RCD avait réussi à opérer un maillage serré du territoire grâce aux multiples comités de quartier, cellules et autres comités de coordination. L’appareil du parti dédoublait l’administration publique. Il jouait à la fois les rôles d’intermédiation sociale, de contrôle et de surveillance des populations. Comme dans tout parti hégémonique, l’ampleur et l’étendue de l’implantation sociale avaient pour corollaires, d’une part, une emprise variable sur les différents secteurs sociaux et, d’autre part, l’existence de luttes qui se jouaient essentiellement en interne. Pour de nombreux Tunisiens, l’accès aux crédits à la consommation, aux aides de telle administration ou de tel programme social, l’obtention d’autorisations (comme les permis de construire), d’une bourse d’études, d’une licence pour ouvrir un café, d’un agrément pour devenir taxi, etc., n’étaient possibles qu’en vertu de la médiation de cadres du RCD. Ces relations clientélistes, cette politique de faveurs et d’avantages et les loyautés complexes afférentes (notamment de notabilités locales), permettaient au parti de se constituer un savoir et un savoir-faire réels sur les enjeux économiques qui concernaient une partie importante des Tunisiens. Au niveau local, de véritables big men multipositionnés jouaient avec le laisser-faire relatif que les politiques de réforme d’inspiration néolibérale commandaient depuis le milieu des années 1980. Ces notables du parti entretenaient des réseaux d’allégeance en s’imposant comme bienfaiteurs de la communauté dans un contexte de retrait des ressources de l’État.

5 En définitive, en plaçant en situation de dépendance de nombreux groupes sociaux, le RCD permettait des formes de protection sociale. Contrairement au discours officiel, ces rapports sociaux n’étaient évidemment pas pacifiés, encore moins équitables ou égalitaires. Au contrôle des masses par un appareil policier et un arsenal juridique répressifs s’ajoutait la violence symbolique du népotisme que la majorité des Tunisiens subissait, ne pouvant bénéficier suffisamment de ces « avantages ». Mais, malgré cette violence physique et sociale, demeurait, dans ce contexte de censure, une croyance en l’efficacité et la nécessité du « système ». Le RCD – ou plutôt la structuration socio-économique du politique dont il était le nom – produisait en effet un désamorçage des conflits et des revendications socio-économiques.

6 Pour autant, il ne faut pas conclure à un simple « consentement » des Tunisiens vis-à-vis de ces mécanismes diffus de « domination protectrice ». Le processus révolutionnaire a mis au jour la multitude de résistances et de conflits qui existaient déjà sous Ben Ali [3], ainsi que l’ambivalence des relations de patronage : la violence que celles-ci véhiculaient pouvait au contraire, dans certaines situations, alimenter l’expression de politisations alternatives comme c’était le cas dans la région minière de Gafsa en 2008 [4]. Pour comprendre cette modularité des effets de la domination protectrice et de sa violence, il faut étudier les acteurs qui sont pris dans ces relations de dépendance et qui sont aussi les plus soumis au risque d’en être exclus. C’est bien là aussi l’un des écueils de l’analyse économique de la révolution tunisienne, qui tend à occulter les figures dominées de la débrouille.

Ceux qui en payent le prix…

7 La figure publique du zawali (le misérable) semble synthétiser la classe des dominé-es de l’économie politique tunisienne. « Figure » au triple sens de représentation dominante, de stigmatisation et d’(auto-) identification, elle correspond à toute une myriade de prestataires individuels de services, plus ou moins qualifiés : maçons journaliers, femmes de ménage, peintres en bâtiment, balayeurs, jardiniers, porteurs, petit-e-s commerçant-e-s exerçant sans autorisation, enfants ou adolescent-e-s vendant du pain sur le bord des routes… Cette figure peut aussi recouvrir paysan-ne-s et ouvriers/ères journaliers/ères, voire employé-e-s de grandes entreprises étrangères sous-traitantes dans l’industrie automobile ou textile par exemple. Ces métiers, exercés au jour le jour, à la semaine ou au mois, par delà leur précarité commune, renvoient bien entendu à des positions et des conditions sociales différentes. Mais du point de vue analytique, et sans verser dans le nominalisme que la catégorie profane de zawali désigne, ces précaires se rejoignent dans leur incapacité à faire face tant aux risques de la vie – accidents de travail, maladies, pannes de l’équipement du foyer –, qu’à ceux liés à la prédation exercée par le RCD (soudaine mise en cause d’une forme de protection ou d’accès à une ressource notamment). Ces « sous-prolétaires », pour reprendre l’expression de Bourdieu [5], ne sont pas non plus en mesure d’épargner davantage que ce qu’ils consomment tous les mois et ont une possibilité réduite d’assurer la « reproduction » familiale (assurer un mariage, subvenir aux besoins de leur progéniture…).

8 Alors que la théorie politique classique a tendance à les classer, à pertes et profits, dans la catégorie des « apathiques », le rapport au politique de ces groupes dominés était, en situation autoritaire, pour le moins ambivalent. Il se caractérisait par une discrète réversibilité. Ce maintien de l’ambivalence se manifeste par des attitudes oscillant entre la neutralité, la revendication ou la contestation ponctuelle, selon les périodes et des contextes fluctuant eux-mêmes entre un relatif « laisser-faire » et la répression. Autrement dit, au zèle apparent pour le régime, au président et à son parti, correspondaient des critiques et dénonciations qui, sous certaines conditions, s’avéraient d’une radicalité politique importante. C’est cette modularité des expériences et des pratiques de politisation, c’est-à-dire leur évolution et leur caractère variable dans le temps et l’espace pour les mêmes acteurs sociaux, qui explique le surgissement du soulèvement populaire – et, avant lui, les multiples anicroches à l’empire du « consentement » flottant et de cette domination de type paternaliste.

9 Cette modularité peut s’interpréter en miroir avec l’oscillation de l’intégration du zawali dans la régulation clientéliste caractéristique de la « Tunisie de Ben Ali ». S’il est difficile de généraliser sans donner l’impression d’une explication mécaniste, on peut suggérer quelques remarques transversales. Lorsque la domination paternaliste n’est plus assurée de façon satisfaisante, la déstabilisation des conditions d’existence qu’elle entraîne peut avoir pour effet de faire redoubler les efforts du zawali pour être perçu comme un « bon » pauvre [6]. Mais cet excès de zèle n’est souvent que ponctuel et, lorsque la fragilisation menace également des proches ou qu’elle tend à se généraliser au sein d’un groupe social au niveau local (à des autrui significatifs comme lors d’un plan de licenciement ou quand une répression policière frappe un quartier…), elle peut inversement susciter une attitude contestataire [7].

10 Par delà ces contestations locales ou ponctuelles, le soulèvement populaire de 2011 est bien amorcé par ce mécanisme de fragilisation du groupe local, car ceux que l’on voit se révolter, en première ligne, sont souvent ceux qui, à l’échelle du quartier, sont en rupture d’intégration par rapport aux réseaux de la domination « protectrice ». Ce sont ces groupes de populations, à l’instar des jeunes des quartiers paupérisés de Tunis, qui ont engagé les actions protestataires dans la capitale [8]. S’ajoutent à cela les identifications émergentes à l’échelle nationale (par des médiations symboliques comme autour de la figure de Bouazizi [9] ou par la circulation des images de la répression, et/ou par des réseaux d’interconnaissance plus larges, notamment professionnels ou familiaux). La généralisation du soulèvement repose aussi sur une mise en récit qui justifie ex post l’engagement, circule et permet de renforcer la légitimité de cet engagement. Au cours du moment révolutionnaire, la forme du politique et le discours qui s’y rapporte changent, avec la dévalorisation des pratiques clientélaires et la valorisation d’une vision plus idéaliste et principielle du politique. Cette mise en récit puise notablement dans le registre de la dénonciation de la précarité des conditions d’existence, de l’épuisement des stratégies économiques et morales de la débrouille, du sentiment d’injustice que celles-ci produisent face à la corruption et l’opulence des dominants (Mohamed Bouazizi vs clan Trabelsi [10]).

11 Le moment révolutionnaire a permis la publicité de la question des conditions d’existence des « sous-prolétaires ». Mais force est de constater que les ressorts et répertoires afférents à une structuration économique du politique – mêlant redistribution clientéliste et fragilisation de la protection sociale – continuent largement de caractériser la réalité de la société tunisienne. Pour le comprendre il faut se pencher sur les effets d’une longue socialisation à la domination « protectrice » du RCD. La modularité des politisations, que nous avons soulignée, ne joue pas toujours dans le sens de la condamnation de l’exclusion, des inégalités et de l’injustice du système, mais peut conduire à la demande du retour des « écrans » aux chocs de la protection sociale, reproduisant certaines modalités de l’exercice antérieur du pouvoir.

12 Aujourd’hui, ces dynamiques semblent paradoxalement produire une stigmatisation accrue des exclus du système de protection sociale. Le zawali (le misérable) n’est (déjà) plus à la mode. Après une période de fierté et de célébration (notamment artistique) de cette « figure de la Révolution », il ne reste que quelques gauchistes, quelques affiliés à l’ex-président Moncef Marzouki et leurs opposants big men aux accents populistes pour convoquer positivement la figure du zawali. Ce dernier est, pour ainsi dire, à nouveau rentré dans les rangs des « classes dangereuses ». Mohamed Bouazizi lui-même est raillé pour « nous avoir mis dedans ». De façon hégémonique, dans les médias et les débats politiques, la situation n’est envisagée peu ou prou que par rapport à la politique représentative, les arrangements économiques quotidiens et les conflits qu’ils génèrent sont à nouveau pensés comme des anomalies (de corruption/de violences « tribales »/de troubles à l’ordre public…).

13 Abandonnés par les principaux leaders et organisations de la représentation politique, les groupes dominés et leurs modes de politisation se réduisent de plus en plus à des actions protestataires directes : mobilisations sporadiques, grèves « sauvages », etc., qui deviennent la cible d’une répression policière et judiciaire. Celle-ci peut prendre la forme directe d’interventions policières brutales, du renforcement de la pénalisation des activistes de la révolution, mais aussi des formes plus insidieuses qui ont remis en selle l’appareil policier comme arbitre des mouvements sociaux. Il ne s’agit pas pour autant d’un retour aux formes antérieures du contrôle autoritaire. Mais si ces mobilisations protestataires sont parfois intégrées, souvent a posteriori et à travers des médiations complexes, dans des agendas partisans et syndicaux, elles ne semblent pas produire une mise à l’ordre du jour de la question de la redistribution et de la protection sociale. Dans un contexte de pluralisme partisan inédit où l’élite politique organise la stabilisation de ses positions, l’équation classique à résoudre demeure celle de la politisation différentielle de la distribution du capital en situation de distribution différentielle du capital politique. ■

Notes

  • [1]
    Myriam Catusse, « La question sociale aux marges des soulèvements arabes : leçons libanaises et marocaines », Critique internationale, n° 61, 2013.
  • [2]
    D’un point de vue « théorique », deux pôles d’études s’opposent entre « déterminisme économique » et « logiques de situation ». Cf. Amin Allal, « Retour vers le Futur. Les origines économiques de la Révolution en Tunisie », Pouvoirs, 156, 2015.
  • [3]
    Sadri Khiari, Tunisie : coercition, consentement, résistance. Le délitement de la Cité, Paris, Karthala, 2003.
  • [4]
    Amin Allal, « Réformes néolibérales, clientélismes et protestations en situation autoritaire. Les mouvements contestataires dans le bassin minier de Gafsa en Tunisie (2008) », Politique africaine, n° 117, 2010, pp. 107-125.
  • [5]
    Pierre Bourdieu, Travail et travailleurs en Algérie, Mouton & Cie, 1963.
  • [6]
    Béatrice Hibou, La Force de l’obéissance. Économie politique de la répression en Tunisie, Paris, La Découverte, 2006.
  • [7]
    Amin Allal, « Trajectoires “révolutionnaires” en Tunisie. Processus de radicalisations politiques 2007-2011 », Revue française de science politique, vol. 62, n° 5-6, décembre 2012, pp. 824-841.
  • [8]
    Amin Allal, « “Avant on tenait le mur, maintenant on tient le quartier !” Germes d’un passage au politique de jeunes hommes de quartiers populaires lors du moment révolutionnaire à Tunis », Politique africaine, n° 121, 2011, pp. 53-68.
  • [9]
    Le vendeur de légumes qui s’est immolé par le feu déclenchant une série de protestations qui se sont généralisées à l’hiver 2010/2011.
  • [10]
    Du nom de la puissante belle-famille du président Ben Ali, symbole de « prédation » économique et de violence pour les mobilisés.
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