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Article de revue

De la cause de l’environnement à l’urgence écologique

Pages 9 à 12

Notes

  • [1]
    Et dont Erik Neveu vient d’offrir un panorama extrêmement exhaustif (dans lequel les questions d’environnement sont d’ailleurs très présentes) : cf. Erik Neveu, Sociologie politique des problèmes publics, Paris, Armand Colin, 2015.
  • [2]
    Par récit, on entend, d’une manière générale, l’ensemble des discours, qu’ils soient savants, militants, qui décrivent et expliquent les phénomènes pris en charge, rendant ainsi souvent possible la mise en valeur d’un scandale susceptible d’être dénoncé.
  • [3]
    Annie Collovald et Brigitte Gaïti, « Des causes qui “parlent”… », Politix, 1991, p. 7-22.
  • [4]
    Gérard Mauger, « Un champ de la “gauche antilibérale” ? », in Bertrand Geay et Laurent Willemez, Pour une gauche de gauche, Bellecombe-en-Bauge, Éditions du Croquant, 2008, p. 295-316.
  • [5]
    Daniel Boy, Mathieu Brugidou, Charlotte Halpern et Pierre Lascoumes, (dir.), Le Grenelle de l’environnement : acteurs, discours, effets, Paris, A. Colin, 2012.

1 l’écologie apparaît aujourd’hui comme un des thèmes majeurs de l’actualité, en particulier parce que l’on est à quelques semaines de la Conférence des Nations-Unies sur le changement climatique (la fameuse COP 21), qui aura lieu à Paris. Une recension de l’usage du terme d’écologie et d’environnement par la presse dans les derniers jours montrerait la force acquise par ces thématiques dans l’agenda médiatique et politique. Bref, l’urgence écologique semble enfin devenue un enjeu majeur, et l’on pourrait s’en féliciter. Il semble pourtant, comme le montrent les articles qui suivent, que cette actualité repose sur un certain nombre de malentendus, voire de contresens. C’est pourquoi il est important de revenir sur les enjeux et les opportunités de la diffusion de la question écologique dans la société et dans le champ politique. Pour ce faire, les sciences sociales (en particulier la sociologie et la science politique) offrent un grand nombre d’analyses et de réflexions permettant d’aller au-delà du discours d’actualité. Sans aucun souci d’exhaustivité, trois questions peuvent retenir l’attention pour ouvrir ce dossier qui nécessitera à coup sûr à l’avenir des éclairages complémentaires.

L’environnement ou l’émergence d’un problème public

2 Du côté de la sociologie ou de la science politique, les recherches sur l’environnement ont souvent utilisé un cadre théorique commun, celui de la construction des problèmes publics. Cette perspective théorique, issu de la sociologue états-unienne des années 1960 et 1970 [1], analyse la manière dont des faits sociaux deviennent, par le travail d’un certain nombre d’acteurs et de groupes (savants, groupes d’intérêts, médias, etc.), un objet de discussion, un phénomène focalisant les débats, et éventuellement conduisant à une action publique de la part de l’État. La défense des forêts équatoriales, la lutte contre le réchauffement climatique, la protection des espèces animales en voie de disparition… constituent autant de problèmes publics qui n’en ont pas été pendant très longtemps ; et cette publicité n’est pas seulement liée au fait qu’ils ont aujourd’hui une plus grande acuité, elle est aussi le produit d’un ensemble d’entreprises de popularisation, de diffusion, de politisation, bref de mise en problème. Penser l’urgence écologique à travers cette perspective permet de saisir un certain nombre de questions, souvent laissées dans l’ombre dans le débat public.

3 En premier lieu, elle permet de réfléchir à la manière dont les questions environnementales sont transformées, sans doute depuis les années 1970 mais plus encore depuis le milieu des années 2000, en une « cause », investie par des groupes sociaux et politiques différents (partis écologistes, associations environnementalistes, scientifiques…), qui la mettent en forme symboliquement : ces groupes ou ces individus seuls (pensons aux hérauts de la cause écologique que sont Nicolas Hulot ou, dans une autre perspective, celle d’un récit par l’image, Yann Arthus-Bertrand) produisent des récits et des chaînes de causalité permettant de décrire et d’expliquer la mise en danger de l’environnement causé par l’homme depuis plusieurs décennies [2].

4 Les leaders d’opinion et les journalistes ne sont cependant pas les seuls à produire des récits concernant l’environnement : de plus en plus d’habitants et de citoyens refusant tel projet d’environnement ou défendant la préservation de tel espace se constituent en associations et produisent par eux-mêmes les récits permettant d’attirer les médias et de sensibiliser l’opinion publique. De nombreux travaux montrent comment ces associations produisent ainsi une expertise, en allant chercher des scientifiques, en décrivant, photographiant, filmant des espaces naturels ou des espèces animales ou végétales. Individus « ordinaires », au sens de non nécessairement insérés dans l’espace médiatique ou scientifique, ils deviennent ainsi les principaux porteurs de la cause qu’ils défendent. Il est bien évident, cependant, que cette production de savoirs à l’appui de la construction d’une cause n’échappe pas aux déterminismes sociaux en vigueur et qu’elle est plutôt le fait des classes moyennes intellectuelles que des classes populaires.

5 Ces récits, ces explications sont parfois concurrents les uns des autres, et en tout cas ne renvoient pas aux mêmes causes, et par conséquent aux mêmes solutions : quoi de commun entre un récit expliquant la mise en danger de la nature du fait de l’expansion du capitalisme et de l’exploitation qui lui est liée avec les prescriptions morales refusant de réfléchir à une analyse globale mais poussant chacun et chacune à agir individuellement pour « sauver la planète » ? En dépit, ou peut-être à cause de cette diversité de lectures, l’environnement est une de ces « causes qui parlent », pour reprendre les termes de Annie Collovald et Brigitte Gaïti dans un article qui a fait date [3], ou plutôt une de ces causes qui « sont parlées », aujourd’hui de plus en plus fréquemment et vigoureusement. On pourrait même montrer de quelle manière la cause de l’environnement est parlée de différentes manières et donne lieu à des récits différents, voire opposés. On trouvera dans ce dossier plusieurs manières, certes non contradictoires, de construire le récit de l’urgence écologique, et on verra par l’exemple que ces récits se complètent mais ne sont pas nécessairement identiques.

L’environnement, une question politique ?

6 La constitution de l’urgence écologique en problème public a pour objectif de faire pression sur les gouvernements pour y apporter des solutions à partir d’actions publiques et suggère donc qu’il s’agit de questions politiques. Cette question est cependant fort complexe et peut être décomposée de deux manières.

7 La première renvoie à l’existence de partis écologistes, « verts », créés dans plusieurs pays européens (au moins en France, en Grande-Bretagne et en Allemagne) au cours des années 1970. Ces entreprises politiques avaient et ont encore pour objectif de monopoliser les causes environnementales, au moins dans le champ politique. Mais il existe bien sûr une diversité de manières de politiser l’environnement, et les partis écologistes ont souvent vécu et vivent encore des déchirements internes à ce sujet. En France, on est passé par plusieurs phases, depuis des candidats verts aux présidentielles marqués à gauche ou « collés » au parti socialiste, jusqu’à une candidate d’un autre parti écologiste, Corinne Lepage, membre d’un gouvernement de droite, en passant par un candidat, Antoine Waechter, qui disait refuser les étiquettes politiques. Au-delà de ces questions de positionnement politique, il faut aussi noter que ce travail de monopolisation a échoué, dans la mesure où tous les partis et mouvements politiques de gauche portent aujourd’hui une préoccupation écologiste ; c’est le cas par exemple du Front de gauche, défenseur d’un « éco-socialisme ».

8 Un deuxième enjeu renvoyant à cette logique de politisation est l’importance des logiques mouvementistes dans l’espace de la cause environnementaliste. De fait, les luttes écologistes sont portées par de très nombreuses associations et collectifs, très divers voire antagonistes, depuis la Ligue de protection des oiseaux jusqu’aux zadistes de Notre-Dame-des-Landes, en passant par les mouvements décroissants, Greenpeace, etc. Cette diversité renvoie certes aux différentes manières de penser la cause environnementale. Mais elle renvoie aussi, si l’on en reste aux mouvements écologistes situés à gauche, à la place que peut occuper l’écologie dans ce que Gérard Mauger appelle le « champ de la gauche antilibérale » [4] : en distinguant quatre composantes de ce champ (politique, mouvementiste, syndicale et intellectuelle), l’analyse permet de réfléchir à ce que pourrait être le pôle écologiste de cet espace politique. Dans cette perspective, et sans doute plus que tous les autres pôles de ce champ, le grand intérêt de l’écologie politique est peut-être le fait que ’elle détienne à elle seule deux composantes de celui-ci : à la fois un appareil partisan et un grand nombre de mouvements sociaux susceptibles d’être agrégés qui la caractérise. Sur le plan partisan, les rapprochements réalisés à l’occasion des élections régionales dans plusieurs régions en sont une première illustration ; les zones à défendre (ZAD), agrégeant autour d’une préoccupation écologiste de très nombreux mouvements sociaux anti-libéraux, en constitue une seconde.

Risques et opportunités de l’écologie politique

9 Pour que ce renforcement d’un pôle écologiste au sein du champ de la gauche antilibérale puisse se faire, encore faut-il que l’écologie politique évite deux écueils, susceptibles de la mettre en danger.

10 Le premier est l’une des conséquences possibles de la construction de l’environnement comme un problème public : il s’agit du risque d’institutionnalisation des acteurs défendant la cause de l’environnement autour de la mise en œuvre de politiques gouvernementales donnant le change face aux urgences écologiques. Ce processus d’institutionnalisation a été très clairement perçu par de nombreux responsables d’associations lors du Grenelle de l’environnement réunissant à l’automne 2007 des centaines d’associations et de collectifs, très précisément choisis soit pour leur modération et leur adhésion au développement durable, soit, pour les autres, avec la volonté d’enrôler des forces opposées au gouvernement dans la défense des différents aspects de la cause environnementale [5]. Cette méthode de « dialogue », qui renvoie à la manière dont l’État français choisit les interlocuteurs, les « partenaires » et les groupes d’intérêts avec qui négocier, a été perçue, rapidement pour les uns, bien plus tard pour les autres, comme une manière d’institutionnaliser la cause environnementale, c’est-à-dire de circonvenir, voire de « domestiquer » les oppositions, en faisant du « développement durable » la seule traduction possible de la cause environnementale. Et l’on perçoit sans cesse, en entendant les responsables associatifs, cette conscience forte du risque que, par l’adhésion à une vision de faible intensité de l’écologie, on légitime finalement l’ordre établi et les violences faites à l’environnement.

11 Dans son article, Jean-Baptiste Comby explicite parfaitement le second écueil : celui qui consiste à laisser de côté la question sociale, au profit d’une grille de lecture exclusivement environnementale. On peut rappeler les prophéties de certains sociologues des années 1970 autour de la disparition des clivages de classes et d’inégalités sociales au profit de clivages, qualifiés de post-matérialistes et liés aux valeurs (cadre de vie, environnement, autonomie, etc.). Ces prophéties apparaissent aujourd’hui comme des erreurs scientifiques majeures. Pour autant, il est toujours aussi difficile de réinsérer la question des classes sociales et des formes de domination sociale dans des problématiques autres, à l’instar de la cause environnementale. C’est sans doute tout l’enjeu des années à venir que de combiner les problématiques sociales aux problématiques écologiques, pour rappeler que l’urgence sociale est aussi une urgence écologique, et inversement. ■


Date de mise en ligne : 06/11/2015

https://doi.org/10.3917/sava.033.0009

Notes

  • [1]
    Et dont Erik Neveu vient d’offrir un panorama extrêmement exhaustif (dans lequel les questions d’environnement sont d’ailleurs très présentes) : cf. Erik Neveu, Sociologie politique des problèmes publics, Paris, Armand Colin, 2015.
  • [2]
    Par récit, on entend, d’une manière générale, l’ensemble des discours, qu’ils soient savants, militants, qui décrivent et expliquent les phénomènes pris en charge, rendant ainsi souvent possible la mise en valeur d’un scandale susceptible d’être dénoncé.
  • [3]
    Annie Collovald et Brigitte Gaïti, « Des causes qui “parlent”… », Politix, 1991, p. 7-22.
  • [4]
    Gérard Mauger, « Un champ de la “gauche antilibérale” ? », in Bertrand Geay et Laurent Willemez, Pour une gauche de gauche, Bellecombe-en-Bauge, Éditions du Croquant, 2008, p. 295-316.
  • [5]
    Daniel Boy, Mathieu Brugidou, Charlotte Halpern et Pierre Lascoumes, (dir.), Le Grenelle de l’environnement : acteurs, discours, effets, Paris, A. Colin, 2012.

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