Couverture de SAVA_032

Article de revue

Dépoussiérer les partis politiques français avec Internet ?

Pages 37 à 43

Notes

  • [1]
    Fabienne Greffet (dir.), Continuerlalutte.com Les partis politiques sur le web, Paris, Presses de Sciences po, 2011.
  • [2]
    My.BarackObama.com est le nom du réseau social créé par l’équipe web de campagne d’Obama. Cette plateforme communautaire a généré la création de deux millions de profils, 35 000 groupes de volontaires, 400 000 blogposts et 200 000 événements organisés pendant la durée de la campagne.
  • [3]
    Se référer notamment au numéro 181 de la revue Réseaux et au numéro 102 de la revue Politix parus en 2013.
  • [4]
    Natalie, bénévole au sein de l’équipe web de F. Hollande en charge de la réflexion stratégique. Entretien du 15 septembre 2012.
  • [5]
    Philip N. Howard, New Media Campaigns and Political Culture in America, Cambridge, Cambridge University Press, 2006.
  • [6]
    Helen Margetts, « Cyberparties », dans Richard S. Katz et William Crotty (dir.), Handbook of Party Politics, Londres, Sage, 2006, pp. 528-535.
  • [7]
    L’exemple du Parti pirate est ici significatif de formes partisanes censées être moins hiérarchisées, se référant aux mouvements sociaux. Fredrick Miegel et Tobias Olsson, « From pirates to politicians : The story of the Swedish file sharers who became a political party », dans Nico Carpentier, Pille Pruulmann-Vengerfeldt, Kaarle Nordenstreng, Maren Hartmann, Peeter Vihalemm, Bart Cammaerts, Hannu Nieminen et Tobias Olsson (dir.), Democracy, journalism and technology : New developments in an enlarged Europe, Tartu University Press, 2008.
  • [8]
    Anaïs Theviot, Mobiliser et militer sur Internet. Reconfigurations des organisations partisanes et du militantisme au Parti Socialiste et à l’Union pour un Mouvement Populaire, thèse de science politique, Institut d’études politiques de Bordeaux, Centre Émile-Durkheim, soutenue le 10 octobre 2014.
  • [9]
    Guillaume Gourgues, « Les fonctionnaires participatifs : les routines d’une innovation institutionnelle sans fin(s) », Socio-logos. Revue de l’association française de sociologie, n° 7, 2012, en http://socio-logos.revues.org/2654, (consulté le 16 décembre 2013).
  • [10]
    Nigel A. Jackson et Darren G. Lilleker, « Building an Architecture of Participation ? Political Parties and Web 2.0 in Britain ». Journal of Information Technology & Politics, n° 6, vol. 3, 2009, p. 248.
  • [11]
    Axel, Entretien du 28 décembre 2012.
  • [12]
    Ibid.
  • [13]
    Lettre de J.-M. Le Pen à M. Boyon, président du Conseil supérieur de l’audiovisuel, 1er avril 2009 (en ligne sur le site du FN).
  • [14]
    Alexandre Dézé, « Un parti virtuel ? Le Front national au prisme de son site Internet », dans Fabienne Greffet (dir.), Continuerlalutte.com Les partis politiques sur le web, Paris, Presses de Sciences po, 2011.
  • [15]
    « Moderniser la vie politique : innovations américaines, leçons pour la France », Rapport de la mission d’étude de Terra Nova sur les techniques de campagne américaines, janvier 2009, p. 103 (en ligne sur le site de Terra Nova).
  • [16]
    « Pour des primaires ouvertes et populaires », Rapport du secrétariat national à la Rénovation, présidé par Arnaud Montebourg et Olivier Ferrand, 18 juin 2009, p. 4 (en ligne).
  • [17]
    Gibson R. K. et Cantijoch M., « Conceptualizing and Measuring Participation in the Age of the Internet : Is Online Political Engagement Really Different to Offline ? », The Journal of Politics, 75, 3, 2013, p. 701-716.

1 en l’espace de dix ans, une campagne électorale – tout du moins nationale – ne peut plus se concevoir sans recourir au numérique. Encore marginal au début des années 2000, Internet s’est propulsé sur le devant de la scène politique française lors de la campagne sur le traité établissant une Constitution pour l’Europe en 2005 et de l’élection présidentielle de 2007 [1]. La « campagne participative » de Ségolène Royal avec le support de son association Désirs d’avenir s’est fortement appuyée sur des interfaces numérisées afin d’impliquer les militants et d’amorcer des débats en ligne. Le succès phénoménal de mybarackobama.com[2], outre-Atlantique, a encore renforcé l’intérêt des hommes politiques français pour la Toile, notamment en termes de mobilisation des sympathisants. Enfin, l’essor des réseaux sociaux – Facebook et Twitter – a amené les partis politiques français, lors de la campagne pour l’élection présidentielle de 2012, à s’y investir fortement, notamment lors des débats télévisés entre les candidats pour créer le « buzz » et diffuser en ligne la parole de leur favori.

2 Le numérique permet-il de dépoussiérer les partis politiques ? C’est en tout cas l’image que souhaitent donner leurs responsables de communication. Mais dans la pratique, le web permet-il de modifier le fonctionnement de ces institutions et les pratiques militantes ? Face à la rétractation de l’engagement partisan, Internet est-il un moyen d’« ouvrir » les partis politiques à de nouvelles formes de militantisme et à de nouveaux adhérents ? Les publications récentes [3] qui interrogent les modulations du militantisme attestent de la vivacité du débat. Les initiatives mises en place par les partis politiques pendant la campagne pour l’élection présidentielle de 2012 – appel de volontaires non encartés pour prendre part au porte-à-porte, activité militante en ligne de twittos non encartés – et les discours des stratèges du numérique qui incitent à la croissance d’un « militantisme rénové » [4] invitent à questionner les représentations du militantisme et ses changements potentiels.

3 Dans le même temps, le recours au numérique interroge la nature des organisations politiques. Plusieurs auteurs postulent la transformation possible des instances partisanes en « firmes » [5] régies par des concepts marketing ou en organisations citoyennes revitalisées par une participation active en ligne, voire en « cyber-partis » [6]. Les partis européens tendraient à s’imprégner de plus en plus du modèle américain et à s’ouvrir à des formes partisanes moins rigides et institutionnalisées [7]. La structure réticulaire du web semble en effet adaptée à des formes d’action politique moins hiérarchisées et organisées en réseau de médiation horizontale. Toutefois, pour des partis politiques historiquement hiérarchisés et tiraillés par des jeux de courants internes – comme le PS ou l’UMP – le recours intense au numérique ne révolutionne pas totalement les « manières de faire traditionnelles » [8].

4 L’objectif de la numérisation des partis est avant tout de donner une image d’innovation, à la pointe de la technologie, « être dans le coup ». Peu importe que les innovations mises en place soient efficaces ou non, et qu’elles soient effectivement novatrices, l’essentiel est qu’elles soient qualifiées comme telles dans les médias. Elles ne sont d’ailleurs souvent que des imitations de ce qui a déjà été testé ailleurs et se coulent dans les pratiques traditionnelles de l’institution partisane ; elles s’apparentent dès lors à des « routines innovantes » [9], à l’instar de nombreux dispositifs participatifs.

5 Pourtant, il serait exagéré de nier tout changement : l’usage d’Internet a bien modifié les manières de faire et de concevoir une campagne électorale et révèle certaines reconfigurations latentes des organisations partisanes. Pour la campagne présidentielle américaine de 2016, la candidate démocrate H. Clinton a recruté S. Hannon, ancienne de Google où elle était chargée de « l’innovation civique et de l’impact social ». Elle sera Chief Technology Officer de la campagne un titre d’ordinaire plus habituel dans les grandes entreprises que dans les campagnes politiques. Le modèle entrepreneurial se diffuse dans l’organisation interne des partis politiques et la numérisation des partis contribue à mettre en lumière cette tendance.

Une communication très contrôlée et faiblement interactive

6 Parmi les multiples espoirs suscités par Internet, figure en premier lieu un meilleur débat politique, plus riche et ouvert, caractérisé par une plus grande proximité entre les élus/cadres des partis politiques et les citoyens. Avec cet outil de communication et d’échange d’informations, toutes les personnes connectées pourraient, a priori, débattre et partager à distance des argumentaires, des tracts, des vidéos, etc.

7 Pourtant, les résultats de nombreuses enquêtes convergent et soulignent la difficulté pour les partis politiques de se saisir des potentialités du web, notamment dans sa version web 2.0, davantage centrée sur les pratiques collaboratives et l’interactivité. Ils ne sauraient se détacher de leur mode d’organisation traditionnel, caractérisé par une volonté de contrôle de la communication. Les partis semblent avoir créé un genre hybride entre le web 1.0 et le web 2.0, résumé par l’expression « web 1.5 », employée par N. Jackson et G. Lilleker dans leur analyse de l’usage d’Internet par les partis politiques britanniques [10]. Certains auteurs – qualifiés de « cyber-pessimistes » – estiment d’ailleurs que les dispositifs numériques ne changent rien aux stratégies des partis politiques, privilégiant une communication descendante.

8 La place majeure accordée aux réseaux sociaux pendant la campagne pour l’élection présidentielle française de 2012 n’a pas réussi à en améliorer l’interactivité. Les messages adressés aux candidats par les électeurs sur Facebook ou Twitter n’ont fait l’objet de traitement par les équipes de campagne qu’en fin de campagne. Même sur les espaces dédiés à l’échange, la communication s’avère contrôlée. Les réseaux sociaux partisans – Coopol pour le PS et Créateurs de possibles pour l’UMP – sont ainsi fortement modérés pour ne pas afficher les luttes internes au parti et donner une image d’unité. En période électorale, les prises de position en ligne de certains adhérents sont surveillées, y compris sur les réseaux sociaux non partisans, pour éviter tout dérapage. Le responsable des réseaux sociaux au sein de l’équipe numérique de N. Sarkozy qualifie d’ailleurs Twitter d’« usine à merde » [11].

9 Bien qu’émettant de fortes critiques, les équipes de campagne de l’UMP ne peuvent, comme tous les autres partis politiques français, faire l’impasse sur Twitter : « clairement sur Twitter, il faut être là. Il faut y être de manière intelligente parce que la moindre connerie ou le moindre petit truc qui va attirer leur attention, comme ils [les journalistes] y sont tous, va se transformer en article » [12]. La communication sur ce réseau social s’adresse effectivement en priorité aux journalistes qui y sont très présents.

10 Le web est avant tout pensé par les partis politiques comme une vitrine et non comme un espace d’échange. Il s’agit d’accroître leur visibilité via Internet, en diffusant des données qui n’auraient pas forcément été relayées par les médias traditionnels. Dans une lettre adressée en 2009 à M. Boyon président du Conseil supérieur de l’audiovisuel, J.-M. Le Pen se plaignait d’être « sous-représenté » [13] dans les médias. Pour le Front national, l’objectif est de dépasser les filtres médiatiques, produisant une information considérée comme biaisée. Ce parti a été d’ailleurs le premier en France à se doter d’un site Internet à une échelle nationale (1996) et le premier en Europe à avoir utilisé l’univers virtuel « Second Life » (2006). L’ambition de leur communication intensive en ligne est de participer à l’entreprise de légitimation du FN en faisant la promotion de cette formation partisane et en participant à sa dynamique de normalisation [14].

11 Pour les élections locales, le web est un moyen de faire connaître la campagne de terrain et les candidats. L’usage d’Internet n’a pas conduit à une domination de l’action militante virtuelle qui aurait pris le pas sur les pratiques dans « l’espace physique ». Au contraire, le « en ligne » et le « hors ligne » se complètent. Lors des élections départementales par exemple, les réseaux sociaux étaient utilisés pour annoncer et relayer les réunions publiques. Ce type d’action rencontre des difficultés à réunir un public conséquent, mais diffuser en ligne une image de l’événement permettrait de toucher plus de militants, voire de futurs électeurs. Ainsi, l’action en ligne ne supplante pas le militantisme de terrain. Au contraire, elle le met en lumière : le web permet de communiquer sur les pratiques dites traditionnelles (distribution de tracts, boîtage, etc.).

« Ouvrir » le parti ?

12 Les campagnes électorales américaines ont révélé un usage démultiplié du numérique, associé à des victoires électorales, notamment celle de B. Obama en 2008. Sa campagne a été érigée en modèle de réussite et a inspiré de nombreux partis politiques européens. En France, dans la perspective de l’élection présidentielle de 2012, le think tank Terra Nova a par exemple élaboré des recommandations pour le PS visant à importer des techniques testées lors de la campagne de B. Obama, notamment la nécessité d’« investir dans une épine dorsale numérique » [15]. L’influence américaine est ici revendiquée comme source d’innovation et de modernisation du parti qui ne serait plus capable de se renouveler : « Notre vie partisane donne aux Français un triste spectacle. Divisions. Indécisions. Archaïsmes. Le changement, la modernité, l’avenir : ces talismans qui faisaient notre force ont changé de camp. Aucune des fonctions vitales (production d’idées nouvelles, opposition au pouvoir, mobilisation électorale) que devrait assumer le parti n’est plus correctement exercée » [16]. Internet est alors érigé en symbole de la volonté de « rénovation » du parti.

13 En 2006, en amont des primaires socialistes, est proposée une campagne d’adhésion à faible coût, notamment sur Internet, pour capter de nouveaux adhérents et accroître ainsi la base militante. Des débats internes sur ces « adhérents à vingt euros » posent les jalons des tensions au PS entre la volonté d’ouvrir le parti et celle de maintenir les équilibres internes. L’afflux de 75 000 nouveaux adhérents brouille les calculs partisans et engendre des mécontentements, à tel point que ces militants « hors-sol » sont mal accueillis en section. C’est ce qui ressort de ce témoignage d’un adhérent socialiste de la Fédération de Paris et membre de l’équipe web de F. Hollande en 2012 : « Je faisais partie des adhérents à vingt euros, ça m’a aidé à adhérer. Mais le problème après, c’est qu’on a été mal reçu. Alors, je me souviens, quand on est arrivé la première fois, il n’y avait pas de remise de carte, pas de présentation. Tu arrivais en tant que lambda, déjà que tu ne connaissais rien à la politique, à la vie d’une section. Tu te retrouves tout seul. Je me suis retrouvé au fond de la salle avec des gens qui parlaient devant. Je ne savais pas pourquoi ils parlaient de ces sujets-là. Personne ne te parle. Je suis rentré à la maison et j’étais un peu dégoûté. Si c’est ça la politique, si c’est ça un parti… »

14 La faible participation des « adhérents à vingt euros » lors des investitures pour les élections municipales et lors du congrès de Reims atteste bien d’une intégration difficile dans les rangs du PS. Ces déçus n’ont d’ailleurs, pour la plupart, pas renouvelé leur adhésion.

15 Une des promesses portées par le web est celle d’un militantisme ouvert à tous, permettant un élargissement de l’assise sociologique des partis politiques. Or, les barrières à l’entrée dans le cadre de l’adhésion à un parti politique semblent encore plus fortes puisque les enquêtes prouvent que les cyber-militants se caractérisent par des niveaux plus élevés de capital économique et culturel que les adhérents hors ligne. En effet, militer en ligne est conditionné par la possession de compétences numériques, induites en partie par le positionnement social. Cette possibilité ne contribue donc pas à améliorer la représentativité des partis politiques et à « ouvrir » le parti à des profils plus diversifiés. Le militantisme en ligne est d’ailleurs investi par certains adhérents afin de faire carrière en politique. L’attrait pour le web s’insère alors dans une dynamique d’ascension au sein du parti, d’hyper-engagement de l’adhérent. Ceux qui militent en ligne sont aussi souvent ceux qui militent sur le terrain [17].

Équiper technologiquement les campagnes pour rationaliser le militantisme

16 Que pèsent l’affichage et le tractage, lorsqu’un candidat peut toucher plusieurs millions d’électeurs via l’envoi d’une newsletter ? La question se pose avec d’autant plus d’acuité que le recours au marketing permet désormais de constituer des bases de données et de procéder par envoi de mails ciblés, sans avoir à recourir à une force militante conséquente.

17 Dès 2008, l’équipe de B. Obama avait mis en place une base de données mails de 220 millions d’Américains, avec jusqu’à 600 informations par personne, allant de l’orientation politique jusqu’à la marque préférée de chocolat ! La big data entrait en politique. La campagne de B. Obama a marqué un tournant dans l’usage du web en politique, en réalisant la promesse d’H. Dean : recruter et organiser massivement les sympathisants grâce à Internet pour les envoyer, de manière coordonnée, militer sur le terrain. L’idée centrale est de mobiliser en ligne des volontaires au-delà des adhérents : il ne faut pas attendre que les sympathisants viennent à la campagne, il faut aller aux sympathisants - « Go where the people are ». Les réseaux numériques (BlackPlanet, AsianAve, MyBatanga ou MiGente) accordent ainsi une place majeure au recrutement de volontaires, notamment pour aller frapper aux portes et promouvoir leur candidat en ligne.

18 S’inspirant du « modèle Obama », les partis politiques français cherchent aussi à constituer des bases de données mails, à promouvoir le fundraising (campagne de dons en ligne), à investir dans la science des datas pour rendre plus efficace le travail de terrain lors des campagnes électorales. Cet objectif de performance a pu être mal perçu par certains adhérents, notamment au PS. Ces derniers critiquent la montée en puissance d’un militantisme « assis » et le développement d’un porte-à-porte « à l’américaine », orchestré par la comptabilisation du nombre de portes frappées sur le site internet de mobilisation TousHollande.fr. La numérisation des organisations partisanes n’engendre pas les mêmes résistances en fonction des partis et de leurs cultures politiques.

19 Si l’inspiration américaine est revendiquée, une analyse fine des pratiques révèle qu’elle fait l’objet d’appropriations et de redéfinitions de la part des stratèges du numérique, parfois après-coup. En France, quand il s’agit de faire des restrictions financières, c’est le budget consacré à Internet qui en pâtit, comme l’affirme B. Roynette, directeur du web à l’UMP.

20 « Moi, je vais dire un truc très franc, on s’en est tous inspirés et on nous a dit : “ouais, vous faites comme Obama !”. Sauf qu’Obama il met X millions d’euros, des centaines de millions d’euros sur le web. Nous, la campagne, elle coûte un ou deux millions. À un moment, tu ne peux pas faire du “Obama” si tu n’as pas d’argent ! (…) Les gens pensent que le web ça ne coûte pas cher, mais ça coûte cher de faire du web. Tirer de grosses bases de données hyperpuissantes (…) Donc, oui, tu t’inspires, tu vois ce qu’ils font, mais après tu n’as pas les moyens, donc tu ne fais pas ! »

21 Le numérique est globalement dénigré par les hommes politiques français qui n’en saisissent pas forcément les enjeux. L’instantanéité du numérique continue à faire peur. Les équipes de campagne web cherchent encore leur légitimité dans des institutions partisanes fortement hiérarchisées où on les considère comme des « enfants s’amusant avec des gadgets ».

Tout changer pour ne rien changer

22 Le web semble avoir modifié, pour les organisations partisanes, les manières de faire campagne et pour les médias, les modalités de couverture et de suivi de cet évènement politique. Il n’est plus possible de lire un journal papier sans avoir une référence à un tweet d’un homme politique ou d’un adhérent. Le numérique a bel et bien profondément changé la communication des partis politiques : plus instantanée et moins institutionnelle avec des messages « lol ». Faut-il alors conclure que le web a profondément reconfiguré les partis politiques ?

23 Ces organisations mettent en avant leur usage du web pour « faire jeune » dans une logique de « monstration de la modernité ». Dans les cas de l’UMP et du PS, ancrés dans des routines internes et paralysés par le maintien d’équilibres de courants, le changement relève plus de la rhétorique de l’innovation. Celle-ci dissimule une inertie des pratiques et un maintien, voire un renforcement des règles internes et des caractéristiques socio-démographiques des équipes de web-campagne et des cyber-militants. Malgré les injonctions nationales pour rationaliser le militantisme via le numérique, de nombreux adhérents protestent contre l’activisme « assis ».

24 Pourtant, militantisme en ligne et militantisme hors ligne ne s’opposent pas sur le terrain. Au contraire, il s’agit souvent via Internet de mettre en scène le militantisme « traditionnel ». De plus, les pratiques hors ligne se trouvent dupliquées en ligne. Nous aurions pu penser en effet que le web contribuerait à l’expression d’une parole des adhérents plus libre sur la Toile, mais celle-ci reste fortement encadrée. Ces continuités des pratiques militantes soulignées, il n’en demeure pas moins que l’activisme en ligne a contribué à accentuer les clivages et les ruptures dans les représentations des formes légitimes de militantisme. Cette opposition entre « en ligne » et « hors ligne » fait en réalité l’objet d’une instrumentalisation des responsables politiques dans des luttes de pouvoir, internes au parti, contribuant à légitimer ou non certains promoteurs de ces prétendues nouvelles formes d’engagement. Le numérique n’est finalement qu’une composante d’une rhétorique modernisatrice plus large.

25 L’intérêt porté par les partis politiques au numérique met toutefois en lumière des tendances globales fortes, telles la diffusion d’un modèle entrepreneurial caractérisé notamment par la professionnalisation des équipes de campagne, la rationalisation électorale, mais aussi les interdépendances avec les secteurs de la communication privée et du marketing. ■


Date de mise en ligne : 21/07/2015

https://doi.org/10.3917/sava.032.0037

Notes

  • [1]
    Fabienne Greffet (dir.), Continuerlalutte.com Les partis politiques sur le web, Paris, Presses de Sciences po, 2011.
  • [2]
    My.BarackObama.com est le nom du réseau social créé par l’équipe web de campagne d’Obama. Cette plateforme communautaire a généré la création de deux millions de profils, 35 000 groupes de volontaires, 400 000 blogposts et 200 000 événements organisés pendant la durée de la campagne.
  • [3]
    Se référer notamment au numéro 181 de la revue Réseaux et au numéro 102 de la revue Politix parus en 2013.
  • [4]
    Natalie, bénévole au sein de l’équipe web de F. Hollande en charge de la réflexion stratégique. Entretien du 15 septembre 2012.
  • [5]
    Philip N. Howard, New Media Campaigns and Political Culture in America, Cambridge, Cambridge University Press, 2006.
  • [6]
    Helen Margetts, « Cyberparties », dans Richard S. Katz et William Crotty (dir.), Handbook of Party Politics, Londres, Sage, 2006, pp. 528-535.
  • [7]
    L’exemple du Parti pirate est ici significatif de formes partisanes censées être moins hiérarchisées, se référant aux mouvements sociaux. Fredrick Miegel et Tobias Olsson, « From pirates to politicians : The story of the Swedish file sharers who became a political party », dans Nico Carpentier, Pille Pruulmann-Vengerfeldt, Kaarle Nordenstreng, Maren Hartmann, Peeter Vihalemm, Bart Cammaerts, Hannu Nieminen et Tobias Olsson (dir.), Democracy, journalism and technology : New developments in an enlarged Europe, Tartu University Press, 2008.
  • [8]
    Anaïs Theviot, Mobiliser et militer sur Internet. Reconfigurations des organisations partisanes et du militantisme au Parti Socialiste et à l’Union pour un Mouvement Populaire, thèse de science politique, Institut d’études politiques de Bordeaux, Centre Émile-Durkheim, soutenue le 10 octobre 2014.
  • [9]
    Guillaume Gourgues, « Les fonctionnaires participatifs : les routines d’une innovation institutionnelle sans fin(s) », Socio-logos. Revue de l’association française de sociologie, n° 7, 2012, en http://socio-logos.revues.org/2654, (consulté le 16 décembre 2013).
  • [10]
    Nigel A. Jackson et Darren G. Lilleker, « Building an Architecture of Participation ? Political Parties and Web 2.0 in Britain ». Journal of Information Technology & Politics, n° 6, vol. 3, 2009, p. 248.
  • [11]
    Axel, Entretien du 28 décembre 2012.
  • [12]
    Ibid.
  • [13]
    Lettre de J.-M. Le Pen à M. Boyon, président du Conseil supérieur de l’audiovisuel, 1er avril 2009 (en ligne sur le site du FN).
  • [14]
    Alexandre Dézé, « Un parti virtuel ? Le Front national au prisme de son site Internet », dans Fabienne Greffet (dir.), Continuerlalutte.com Les partis politiques sur le web, Paris, Presses de Sciences po, 2011.
  • [15]
    « Moderniser la vie politique : innovations américaines, leçons pour la France », Rapport de la mission d’étude de Terra Nova sur les techniques de campagne américaines, janvier 2009, p. 103 (en ligne sur le site de Terra Nova).
  • [16]
    « Pour des primaires ouvertes et populaires », Rapport du secrétariat national à la Rénovation, présidé par Arnaud Montebourg et Olivier Ferrand, 18 juin 2009, p. 4 (en ligne).
  • [17]
    Gibson R. K. et Cantijoch M., « Conceptualizing and Measuring Participation in the Age of the Internet : Is Online Political Engagement Really Different to Offline ? », The Journal of Politics, 75, 3, 2013, p. 701-716.

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