Notes
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[1]
Éditions Fayard, avril 2009.
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[2]
Éditions Odile Jacob, septembre 2011.
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[3]
La loi portant réforme de l’hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires, dite HPST ou loi Bachelot.
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[4]
Agrégée de philosophie, normalienne et énarque, elle a été membre de cabinets ministériels, inspectrice générale des affaires sociales avant de partir chez BSN-Danone pour revenir dans l’administration, diriger l’Assistance publique puis repartir dans le privé avant de présider le conseil d’administration de l’Institut Pasteur.
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[5]
Professeur (PU-PH) de chirurgie digestive à Strasbourg, il a présidé en 2009 une commission mise en place par Nicolas Sarkozy pour faire des propositions sur l’avenir des CHU.
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[6]
Professeur de génétique à l’université Paris V, membre du cabinet de Nicolas Sarkozy pour la recherche biomédicale et la santé.
1 Entretien avec André Grimaldi, professeur d’endocrinologie à la Pitié Salpêtrière, ancien chef du service de diabétologie. Il a publié L’Hôpital malade de la rentabilité [1] en 2009 et il est coauteur, avec Didier Tabuteau, François Bourdillon, Frédéric Pierru et Olivier Lyon-Caen, du Manifeste pour une santé égalitaire et solidaire, publié en 2011 [2]. En 2013, il a publié La Santé écartelée entre santé publique et business aux Editions Dialogues. Il est un des animateurs du mouvement pour la défense le l’hôpital public.
2 Savoir/Agir : Quelles sont les origines du mouvement pour la défense de l’hôpital public, qui s’est développé dans un milieu qui n’est pas spécialement connu pour sa combativité ?
3 André Grimaldi : La cause immédiate a été la loi HPST (Hôpital, Patient, Santé, Territoire) du 21 juillet 2009 [3]. Pour nous, cette loi inscrit dans les textes « l’hôpital entreprise », que nous contestons formellement. Elle supprime la notion de Service public hospitalier, remplacé par des Établissements de santé de statut variable, soumis à la concurrence sur un marché administré. L’idée générale est que la médecine est devenue « industrielle » et le médecin est devenu un ingénieur, travaillant dans une entreprise. Celle-ci a besoin d’un directeur/manager qui n’a nul besoin d’une compétence en santé publique. Ce concept a été développé à partir des années 1990. Il s’appuie sur le progrès technologique, avec l’illusion scientiste positiviste, qu’on allait bientôt pouvoir, si ce n’est tout prévenir, du moins tout réparer ou tout remplacer. Cette révolution technologique amènerait à fusionner la chirurgie, la biologie, la radiologie dite interventionnelle... On allait monter des cathéters pour injecter des cellules souches, fabriquer des organes qu’on pourrait ensuite implanter... S’ajoutait à cela les progrès continus des thérapeutiques. À l’époque, on était par exemple convaincu qu’on disposerait bientôt d’un médicament « coupe faim » qui règlerait le problème de l’obésité. De même on pensait pouvoir disposer d’une sorte de pschitt d’insuline pour les diabétiques, qui les dispenserait des injections pluri-quotidiennes d’insuline.
4 Quand on voit ce qui s’est réellement passé, on constate plutôt des échecs. La thérapie génique se développe à un rythme beaucoup plus lent qu’attendu. Cela passe certes par des avancées mais aussi par des reculs. Le « coupe faim » miracle de Sanofi donnait des dépressions. L’insuline inhalée provoquait des cancers bronchiques, etc.
5 La phase d’optimisme euphorique a donc été suivie d’une phase de scepticisme à l’égard du progrès. Par exemple, dans ma spécialité, le diabète, le nombre de médicaments nouveaux retirés du marché dans les cinq dernières années est impressionnant. Il n’y a pas eu que l’affaire du Médiator !
6 Dans les années 1980, on est passé à une période où la discipline reine n’était plus la biologie, comme à l’époque de la création des CHU, mais l’épidémiologie, c’est-à-dire l’étude des populations et donc des grands nombres qui permettent de faire des statistiques. On peut calculer des moyennes. À partir de ces moyennes, on peut définir des normes. Et à partir de ces normes, on peut rédiger des recommandations que les cliniciens n’auront plus qu’à appliquer. Grâce aux progrès combinés de la technique et de la définition de normes, le médecin devient un technicien respectant des procédures. Il n’est plus un artisan guidé par le raisonnement clinique, prescrivant en fonction de son expérience, voire de son intuition. Le concept de « médecine industrielle » s’est développé avec une certaine ambiguïté car on sent aussi la patte de ceux qui ont intérêt à la marchandisation de la santé : les assureurs, les « gestionnaires-comptables ». Mais il l’est aussi par une partie de l’élite médicale, hyper spécialisée, comme certains chirurgiens spécialistes d’une technique
7 En fait, il y a une part de vérité dans tout cela mais elle est très petite, y compris en chirurgie où le respect des procédures est évidemment très important mais où la variabilité des patients reste extrême, nécessitant des professionnels de grande expérience travaillant dans des équipes stables, cohérentes et ayant une grande réactivité. Le concept de « médecine industrielle » ne s’applique pas du tout aux maladies chroniques, le grand défi de la médecine moderne qui concerne 15 millions de nos concitoyens. En effet, le progrès médical permet aujourd’hui bien souvent d’éviter la mort sans pouvoir obtenir la guérison. On peut soigner mais pas guérir. C’est ce qui est arrivé il y a 90 ans pour le diabète avec la découverte de l’insuline et il y a 20 ans pour le SIDA avec la trithérapie. Du coup, le malade doit apprendre à gérer son traitement et à vivre avec sa maladie. On entre dans le domaine de l’observance, des changements de comportement, des représentations, bref de la subjectivité. Le concept adapté à la maladie chronique est celui de « médecine intégrée », à la fois biomédicale pédagogique, psychologique et sociale. Les rapports entre patients et soignants s’en trouvent bouleversés. Le rapport patient/soignant reste certes asymétrique mais il doit être égalitaire. Parallèlement, les rapports entre médecins et paramédicaux deviennent également égalitaires. C’est ainsi que les progrès médicaux et les changements sociaux ont sapé les bases du vieux mandarinat. Le pouvoir médical n’a pas disparu mais il s’est fragmenté. Ce n’est plus un pouvoir centralisé de quelques personnes. En 1958, le pouvoir médical, c’était deux noms, Robert Debré et Pasteur Valéry-Radot. Aujourd’hui, ce sont des centaines de noms.
8 Savoir/Agir : Comment expliquer cela ?
9 André Grimaldi : Le pouvoir mandarinal reposait sur une certaine légitimité professionnelle. En clair, le « patron » en savait plus que les assistants. Dans les disciplines où le progrès médical a été lent, le mandarinat a été plus durable. Quand on rencontrait un problème difficile, on demandait au « patron ». En plus, on se référait à des écoles, on s’inscrivait dans des lignées. Les patrons nous parlaient de leurs patrons. On vivait dans un monde disparu. La discipline reine était encore l’anatomie. Les anesthésistes étaient aux ordres des chirurgiens, etc.
10 Avec les progrès de l’anesthésie et de la réanimation, le chirurgien est devenu un membre certes important mais seulement un parmi d’autres au sein d’une équipe. Dans les spécialités très scientifiques comme la néphrologie, l’hépatologie, l’hématologie, les jeunes devenaient plus forts que leurs patrons et en 68, ils ont réclamé leur place au soleil. C’en était fini des patrons chef d’école. Ce n’est plus possible quand les connaissances changent tous les six mois et que les recherches sont menées bien souvent par des jeunes. Les hiérarchies anciennes ont donc été bousculées. La fin du mandarinat, la fragmentation du pouvoir médical a ouvert un espace aux autres catégories professionnelles. Après 1968, il s’est même créé progressivement un « pouvoir infirmier », qui s’est renforcé à chaque mouvement des infirmières. Ces pouvoirs ont certes une dimension corporatiste – le pouvoir infirmier s’est par exemple développé au détriment des aides soignantes – mais ils changent la donne. En somme, l’ancien pouvoir médical très centralisé s’est fragmenté en de multiples pouvoirs corporatistes et parfois territoriaux. De plus, on assiste à un rapprochement socioculturel des professionnels. Les directeurs d’hôpitaux ne sont plus culturellement très différents des médecins.. Les infirmières ne sont plus les infirmières d’antan, arrivant de leur village. Aujourd’hui, médecins et paramédicaux ont été ensemble au lycée et même maintenant à la faculté.
11 Savoir/Agir : S’il y a eu effritement du pouvoir médical, par quoi a-t-il été remplacé ?
12 André Grimaldi : Le problème est là : le pouvoir médical mandarinal n’a pas été remplacé par un pouvoir des soignants plus collectif et plus démocratique, il a été remplacé par le pouvoir administratif, par le pouvoir des industriels et par le pouvoir des financeurs (Sécu et assurances dites complémentaires). Un exemple : Gilles Johanet, haut fonctionnaire à la Cour des comptes, ancien président de la CNAM, a proposé en 2006, quand il « pantouflait » aux AGF (aujourd’hui Allianz), une complémentaire santé dite Excellence santé à 12 000 € par an et par personne, donnant accès aux meilleurs médecins de France. Il a créé un comité scientifique où ont siégé quelques grands médecins de l’Assistance publique.
13 Si le pouvoir administratif s’affirme dans les années 1980-1990, c’est aussi en raison du coût de la médecine. On passe de 3 à 4 % du PIB pour les dépenses de santé dans les années 1950 à 6 % en 1968, à 12 % aujourd’hui ! Cela est d’autant moins négligeable que cette dépense est en grande partie socialisée.
14 Savoir/Agir : Comment votre mouvement a-t-il démarré ?
15 André Grimaldi : La prise de conscience a été assez tardive du fait du fractionnement de l’univers hospitalier. La loi a suscité un double sursaut. D’abord une résistance à la prise de pouvoir par les directeurs administratifs, ensuite une défense de l’éthique médicale. Pour beaucoup, le malade n’est pas encore une automobile qu’on répare, les médecins ne sont pas des « producteurs » ou des « offreurs de soins » et les malades ne sont pas des « consommateurs ». Beaucoup de médecins sont encore attachés aux valeurs de l’éthique médicale en raison de valeurs culturelles d’ailleurs diverses : chrétiennes, républicaines, etc. Beaucoup n’acceptent pas que l’identité médicale soit mise en cause. Mais la réaction n’est pas unanime. Certains revendiquent même la nouvelle identité d’ingénieur, spécialiste de gestes techniques. Certes, ils sont encore très minoritaires.
16 Savoir/Agir : Cela dépend des spécialités ?
17 André Grimaldi : Effectivement. Prenons les chirurgiens cardiaques. Pour certains, le rêve est de trouver les malades en salle d’opération, endormis, le thorax ouvert afin de ne pas perdre de temps et de réparer la valve défectueuse avant de passer dans la salle d’opération d’à côté, laissant à d’autres le soin de refermer le thorax du malade. Malade qu’ils ne voient ni avant ni après. Un des grands problèmes est cependant l’individuation extrême de l’être humain. Il n’y a pas deux personnes identiques. C’est vrai à tous les niveaux : psycho-social, bien sûr, mais aussi biologique et même anatomique. Deux êtres se ressemblent donc sans être tout à fait pareils ! Même la réponse au médicament est individuelle. Le malade n’est pas une moyenne. D’où la nécessité d’ajustements permanents. Le rêve de la médecine biotechnologie, c’est de supprimer cette variabilité avec ses aléas. D’où la fascination par le modèle de la navigation aérienne : check list, pilotage automatique... Un chirurgien peut connaître complètement l’anatomie d’un individu avant de l’opérer, grâce au scanner ou à l’IRM, à la reconstruction dans l’espace. On peut donc programmer complètement une opération et même utiliser des robots, qui ont l’avantage sur la main de ne pas trembler. Le chirurgien abandonnera le bistouri pour la souris. A la limite, la distance ne compte plus car on peut faire cela à mille kilomètres. D’où un autre fantasme : le médecin n’est plus quelqu’un qui interroge et examine le patient. La pratique médicale se résumerait au trio : biologie, imagerie, acte. Fin de la médecine hippocratique !
18 Mais la réalité est différente. La difficulté, c’est qu’il y a là comme ailleurs une partie de vrai. Les « modernistes » se basent donc sur la petite part de vrai pour en faire une règle générale. L’hôpital devient pour eux un plateau de haute technicité où on applique des protocoles. Alors que le grand sujet, c’est celui de la maladie chronique, c’est-à-dire de l’échec relatif de la médecine, des progrès continus et donc des changements incessants, et de la place majeure de la subjectivité du patient. L’avenir appartient à l’individualisation, même pour la maladie aiguë. L’évolution de la cancérologie est de ce point de vue un modèle.
19 Savoir/Agir : Que représente l’individualisation dans l’histoire récente de la médecine ?
20 André Grimaldi : Elle caractérise la quatrième ère de la médecine, dans laquelle nous sommes en train d’entrer, après l’ère anatomo-clinique (Jean Martin Charcot et les hôpitaux-hospices), l’ère biologique (Robert Debré et les CHU) et l’ère de l’épidémiologie (études portant sur un nombre de plus en plus grand de patients, multiplication des agences). Mais on découvre aujourd’hui que le génome n’explique pas tout et que ce qui est plus important encore, c’est l’expression des gènes et l’épigénétique, c’est-à-dire le rôle de l’environnement sur l’expression des gènes et la transmission à la descendance de ces modifications induites par l’environnement. On croyait qu’avec le génome on allait pouvoir tout comprendre et sûrement un jour, tout prévenir ou tout réparer. Là encore, c’est en partie vrai, mais à chaque fois que l’on avance, on se rend compte que la réalité est toujours plus complexe. L’idée de l’individualisation vient de ce constat. C’est le modèle par excellence de la maladie chronique, qui indique à la fois un échec (l’absence de guérison) et un progrès plus ou moins important et plus ou moins rapide, mais permanent. Si bien que, dès que l’on publie des recommandations, elles sont déjà dépassées par la publication de nouvelles études.
21 Dans ma spécialité, l’approche psychosociale est très importante. Mais cette individualisation psychosociale indispensable se double d’une nécessaire individualisation biomédicale. Paradoxalement, on est à l’opposé de la standardisation qu’on voulait nous imposer et à laquelle notre mouvement a résisté !
22 Quand il faudrait passer une heure en consultation, voire une semaine d’hospitalisation, avec un malade diabétique pour éviter qu’un jour il ne soit dialysé en raison de la survenue d’une néphropathie diabétique, la « rentabilité » pour l’hôpital est nulle. La tarification voulue par les libéraux ne porte pas en effet sur le bénéfice pour la société et pour le patient à dix, quinze ou vingt ans, mais sur le rapport coût/bénéfice immédiat. Savoir si cela est bon ou non pour la santé publique n’est pas le problème du marchand. En gros, 40 % des nouveaux dialysés chaque année sont diabétiques. Or la dialyse rénale, c’est 2 % du budget de la Sécu. L’enjeu est donc considérable. Il faut donc accepter de « perdre du temps », c’est-à-dire de l’argent, pour la prévention. Or, le système de la tarification à l’activité (T2A) qu’on nous impose, n’est pas prévu pour cela.
23 Dans l’opposition à la loi HPST, je me suis donc retrouvé avec des collègues nostalgiques du pouvoir médical du passé et avec d’autres attachés aux valeurs de l’éthique médicale et du service public. Ce qui a donné une alliance parfois hétéroclite, avec des personnes politiquement plutôt éloignées les unes des autres. Dans le camp d’en face, c’est la même chose : on y trouve des « néo-modernistes », partisans du « médecin ingénieur » et de « l’hôpital entreprise », avec des managers souhaitant développer des « business plan » et des financeurs qui veulent pouvoir acheter au meilleur prix grâce à la concurrence sur le marché. Leur alibi commun : « nous ne voulons plus du médecin artisan gaspilleur ». On oppose souvent deux modèles médicaux : d’un côté la médecine libérale à l’ancienne, symbolisée par le cabinet avec son colloque singulier et la libre entente entre médecin et malades, y compris sur les honoraires et de l’autre côté, le modèle du médecin ingénieur sous contrôle de l’assureur-financeur. Mais aucun de ces modèles ne répond à la prise en charge des patients atteints de maladie chronique.
24 Savoir/Agir : Ce qui est intéressant dans ce que vous dites, c’est que souvent dans le débat public, on oppose les gestionnaires et les soignants. Or, selon vous, le débat oppose des alliances qui sont transversales à ce clivage. Ce sont des alliances avec des gestionnaires et des financeurs d’un côté mais avec des spécialités médicales opposées à d’autres spécialités. Si les libéraux peuvent avoir prise sur le champ médical, c’est donc aussi parce qu’ils trouvent des alliés en interne...
25 André Grimaldi : Oui, le clivage existe chez les médecins mais aussi chez les directeurs. Certains ont une culture de l’État, à l’ancienne, au service du bien public et de la santé publique. Pour eux la question est d’abord : « Est-ce que ce que je fais est utile pour la population ? ». Et non pas : « Est-ce rentable ? ». Ils sont souvent syndiqués à FO ou à la CFDT, la CGT étant peu implantée dans ce milieu. Ils affichent une certaine proximité avec nous tout en se retranchant derrière leur devoir de réserve. D’autres se vivent au contraire comme des New managers. Ils peuvent d’ailleurs passer de l’hôpital à l’entreprise et inversement, en se piquant parfois d’un vernis intellectuel. Rose-Marie Van Lerberghe [4], ancienne directrice de l’APHP, venue de BSN, passée par Altedia (société de conseil créée par Raymond Soubie) et partie chez Korian (maisons de retraite à but lucratif) est un peu l’archétype de ce profil. Elle ne cessait de rappeler qu’elle était professeur de philosophie et hégélienne. Même eux ont besoin d’un supplément d’âme !
26 Savoir/Agir : Pouvez-vous préciser la chronologie du mouvement ?
27 André Grimaldi : Les premières mobilisations ont eu lieu contre la tarification à l’activité (T2A), pour la défense de l’accès aux soins, du service public, et déjà contre la dérive managériale, fondamentalement néolibérale. Cela s’est passé deux ans avant la loi Bachelot, à partir d’une initiative née à l’hôpital Cochin. Nous l’avons appelée l’appel du 18 juin de Cochin. Il y avait quelques jeunes mais ce sont surtout les anciens qui ont joué un rôle moteur. Mais, dès le départ, il y a eu des non-médecins, notamment des cadres infirmiers. L’appel a été publié sur un site avec le thème : « La tarification à l’activité favorise la marchandisation de la médecine qui prépare la privatisation des hôpitaux ». Cette action s’inscrivait dans un mouvement mondial pour que les services de santé échappent à l’Organisation mondiale du commerce (OMC.) Beaucoup de pays en développement avaient déjà accepté de passer sous les fourches caudines de cet organisme, au prix de la destruction de leur système de santé. Un responsable travaillant dans une ONG au Mali, m’avait dit par exemple : « Nous avons réglé le problème du diabète de type 1 ». Quand je lui ai demandé comment, il m’a répondu : « Ils sont tous morts faute d’insuline ». Pour nous, ce qui s’était passé à la périphérie était en train de gagner le cœur du système mondial. En fait nous découvrions une tendance qui s’exprimait dans certains milieux et think tanks depuis les années 1980 !
28 La T2A implique qu’il faut tout mesurer pour pouvoir tout vendre. À la limite, « il vaut mieux amputer un diabétique que prévenir l’amputation, c’est beaucoup plus rentable ». En gros, la prévention, même quand elle est secondaire ou tertiaire, c’est-à-dire pour des personnes déjà diabétiques mais qui ont des complications et notamment des plaies aux pieds, est ignorée. Au fond, pour les finances publiques, le malade vraiment rentable est le grand fumeur qui a payé des taxes toute sa vie et qui meurt d’un infarctus sans avoir le temps d’arriver à l’hôpital ! Et pour l’hôpital, le malade rentable, c’est celui qui nécessite des gestes techniques standardisés programmés (dialyse, cataracte ambulatoire, pose de stents coronaires, coloscopie...) Dans ce modèle marchand, l’éducation thérapeutique, le fait d’apprendre aux malades à se soigner, comme nous le faisons, n’a pas sa place à l’hôpital. Cela doit être fait par des prestataires de ville employant des paramédicaux, voire des non professionnels de santé devenus « éducateurs ». Place aux « nouveaux métiers » de la santé !
29 En revanche les chirurgiens qui posent des prothèses et plus généralement tous ceux qui font des gestes techniques peuvent être favorables à la T2A. Au-delà d’un possible intérêt personnel, ils font « marcher » l’hôpital. Le dérapage vers l’inflation des actes vient très vite. Les coloscopies peuvent se répéter, on peut facilement enlever les vésicules ou les utérus de même qu’on peut multiplier la pose des stents coronaires ou des pacemakers. La Sécu dénonce aujourd’hui les « gestes chirurgicaux inutiles » après avoir applaudi des deux mains à la généralisation de la T2A. Même les soins palliatifs de fin de vie sont rémunérés à l’activité ! Les directeurs en sont arrivés à inciter à accélérer les sorties de l’hôpital. En effet, si le malade reste trop longtemps, ce n’est plus rentable. Tout le monde s’est mis à calculer, ce qui d’ailleurs suscite une réflexion sur la psychologie humaine. L’homme est un être addictif. Il commence à jouer, puis il se prend au jeu. L’expérience a montré que la mentalité de joueur était très répandue. De nombreux collègues se réjouissaient ainsi d’avoir dépassé le plafond. On finissait parfois par voir les directeurs eux-mêmes modérer leurs ardeurs productivistes.
30 Savoir/Agir : Le système transformait les médecins en homo œconomicus
31 André Grimaldi : Oui, les collègues voulaient faire des bénéfices et calculaient déjà ce qu’ils pourraient en faire. Sauf qu’ils oubliaient qu’il y avait une case prison : quand l’activité s’est trop développée, on a baissé les tarifs pour rester dans l’enveloppe globale votée annuellement par l’Assemblée nationale (l’ONDAM). L’an dernier, la baisse des tarifs pour l’hôpital a été de 0,83 %. Le problème est que cette baisse automatique s’appliquait à tout le monde, à ceux qui avaient été honnêtes en appliquant « le juste soin » et à ceux qui avaient un peu « triché ». Ce qui a conduit à une crise managériale que nous avons été les premiers à prédire et à dénoncer.
32 En France, le système s’est traduit aussi par un prix unique qui a mis en concurrence les cliniques privées et l’hôpital public, l’objectif étant de mettre les hôpitaux en faillite pour pouvoir les privatiser. Mais tant qu’ils ont un statut public, ce n’est pas possible. Il était donc prévu de changer leur statut pour en faire des « hôpitaux privés à but non lucratif ». C’est le cas de l’Institut Montsouris à Paris, présenté comme exemplaire par la Mutualité. Ce statut permet de déposer le bilan. L’hôpital peut alors être restructuré, vendu, etc. C’est ce qui s’est fait en Allemagne, le « modèle européen », où un tiers des hôpitaux publics ont été vendus au privé. C’est ce qui est en train de se faire en Espagne
33 Même réagissant assez tardivement, nous avons réussi à bloquer cela. Ce qui fait que la France est restée au milieu du gué. L’opinion publique en France n’était pas prête à accepter le changement de statut des hôpitaux, les syndicats non plus, ni beaucoup de médecins. Le terme hôpital entreprise a donc été abandonné. Nicolas Sarkozy et Roselyne Bachelot ont compris qu’on peut l’appliquer sans le dire !
34 Savoir/Agir : Ce mouvement n’est-il pas intervenu tardivement parce que la loi avait été élaborée en circuit quasi fermé ?
35 André Grimaldi : Oui, c’est juste. Nous avons explosé entre le passage de la loi à l’Assemblée nationale, où elle a été adoptée sans problème particulier, et le Sénat. La prise de conscience a donc effectivement été tardive, y compris chez les députés de l’opposition. Ils m’ont appelé après un de mes passages sur France Inter pour me proposer de les rencontrer, reconnaissant qu’ils étaient très en retard. Pour beaucoup de députés socialistes, peut-être influencés par le fait que l’ancien ministre socialiste, Claude Évin, était favorables à la loi, il ne s’agissait en effet que de moderniser l’hôpital. Le seul député qui s’est opposé à l’Assemblée nationale, c’est Bernard Debré, considéré comme un mandarin par la gauche mais aussi par la droite. Roselyne Bachelot avait fait circuler ses honoraires chez les députés, pour le discréditer et l’isoler.
36 Nous avons profité de la rivalité classique entre le ministère de la Santé et celui de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. C’est un phénomène historique que Robert Debré avait bien compris. Il avait décidé de mettre tout le monde ensemble, dans un comité extra-gouvernemental, sans quoi il n’aurait pas pu faire la grande réforme de 1958. Mais la loi HPST était une loi Bachelot. Immédiatement, Valérie Pécresse, avec des médecins professeurs d’université, comme Jacques Marescaux [5] ou Arnold Munich [6], a monté dans le dos de Roselyne Bachelot une réforme des CHU. Le directeur de l’assurance-maladie, opposé à la loi, avait des alliés au Sénat, à Bercy et même à Matignon. Tout ce beau monde voulait torpiller la loi HPST, le cabinet de la ministre de la Santé ressemblant un peu à Fort Alamo. Mais nous ne savions pas tout cela au moment où nous avons demandé à être reçus par les sénateurs. Alain Milon, qui nous a reçu comme rapporteur UMP de la loi au nom de la commission des affaires sociales, nous a conseillé de « continuer notre mouvement ». Ce qui nous a un peu surpris ! Nous avons compris après, quand nous avons appris que la ministre dormait pratiquement au Sénat, essayait de tout verrouiller. Sarkozy recevra les médecins dans ce contexte. La première victime sera le directeur de cabinet de Roselyne Bachelot, et enfin la ministre elle-même, ainsi que la direction médicale de l’Assistance publique qui était restée au milieu du gué, accompagnant le mouvement sans jamais, comme nous le lui demandions, en prendre la direction. Pierre Coriat, le président de la commission médicale (CME) de l’AP-HP, avait menacé de démissionner. S’il l’avait fait, il aurait eu tout le monde derrière lui mais il n’est jamais passé à l’acte, et finalement il a été désavoué par ses pairs
37 La première préoccupation de Xavier Bertrand, qui a succédé à Roselyne Bachelot en novembre 2010, sera de se réconcilier avec les médecins, sur le mode : « Comment, on n’écoute pas les professeurs ! Vous connaissez mieux la situation que moi, je suis là pour vous écouter ».
38 Savoir/Agir : Comment expliquez-vous l’audience que vous avez eue, y compris en étant reçus par Nicolas Sarkozy, ce que les syndicats de salariés ont du mal à obtenir ?
39 André Grimaldi : Notre mouvement n’était pas structuré, avec des personnes de divers horizons, de droite, de gauche, etc. Il n’a jamais été reconnu en tant que tel. Mais sur le plan symbolique, le gouvernement ne pouvait pas ignorer la levée de bouclier des professeurs des hôpitaux. Du coup, le président de la République a reçu une délégation de « grands » médecins pour « s’informer », « comprendre les raisons de la colère », etc. Nous avons préparé des rencontres et fait les debriefings ensemble, toutes sensibilités politiques confondues. Y compris avec des institutionnels qui étaient avec nous, tout en ne voulant pas se marquer. C’était donc un jeu très complexe.
40 Savoir/Agir : Quel bilan faites-vous aujourd’hui de ce mouvement ?
41 André Grimaldi : Le principal résultat c’est qu’il a mis les tenants de l’idéologie dominante en difficulté. Il a mis à mal l’idée que le management et la modernité voulait imposer : gérer l’hôpital comme n’importe quelle entreprise. La thèse de Claude Le Pen, l’économiste libéral de la santé, et son ami l’urologue Guy Vallancien sur le « médecin ingénieur », est devenu aujourd’hui inaudible.
42 Certes, la technostructure continue, avec des inflexions à la marge (« Vous voulez dire service public ? Pas de problème, du moment qu’on ne touche pas à la T2A en se contentant de l’aménager ! »). Le Parti socialiste a repris notre discours au cours de la campagne électorale mais sans aller jusqu’au bout. Le résultat est qu’on ne sait pas actuellement où on va. Avant, c’était clair : la privatisation des hôpitaux, mis en concurrence avec les cliniques. C’est fini mais sans que l’on sache ce qui va venir à la place. On introduit des mots : « parcours de soins », « service public territorial de santé », etc. Il y a des mesures positives, d’autres qui le sont moins. Nous nous trouvons dans une sorte d’entre-deux chaotique.
43 Savoir/Agir : La victoire est donc surtout symbolique ?
44 André Grimaldi : Nous avons reconquis un peu de terrain dans la bataille des idées, sans pour autant pouvoir prétendre avoir conquis une hégémonie. Toute l’évolution de la société joue en effet contre nous. Mais il y a eu une faille dans le système.. Nous avons freiné le mouvement, tout en sachant qu’il finirait par aller dans le mur sans notre action.
45 Savoir/Agir : Sous quelle forme continuez-vous ?
46 André Grimaldi : C’est plus compliqué. Il y a plusieurs front de lutte contre la privatisation du système de santé. Nous continuons à informer beaucoup, notamment à travers notre liste de diffusion, qui réunit 500 noms, médecins et non-médecins. Beaucoup de personnes demandent à être inscrites. La liste reste très diverse, avec notamment des journalistes.
47 Un des combats les plus importants est celui du financement de la santé et du désengagement de la Sécurité sociale au profit des assurances dites complémentaires (mutuelles, instituts de prévoyance et assureurs lucratifs réunis dans l’UNOCAM). Le gouvernement prévoit la généralisation de la complémentaire santé, rendue obligatoire pour tous au détriment de la Sécu. Sous l’apparence d’une avancée sociale, ce sera un recul limitant la Sécu à une assistance pour les pauvres et à une assurance pour les malades ayant des pathologies très graves. Finalement, moins d’égalité, moins de solidarité et le tout beaucoup plus cher pour les individus et pour la société dans son ensemble ! Il y a actuellement des luttes purement défensives. Celle, en cours, de l’Hôtel Dieu en témoigne. Fermer un hôpital à Paris ne devrait cependant pas être un problème en soi. La question est plutôt : par quoi le remplacer ? Car remplacer, c’est aussi investir. On ne peut en effet se contenter de reprendre un vieux bâtiment pour le restructurer. Comment fermer Bichat et Beaujon et créer un grand hôpital au Nord de Paris ? S’arc-bouter pour défendre le passé n’est pas toujours la meilleure solution.
48 Là comme ailleurs, le problème est la planification sanitaire : est-ce qu’on ferme en prenant en compte les besoins de la population et l’évolution de la médecine ? On ne peut pas avoir dans chaque hôpital un centre de dilatation coronaire ou un centre pour dissoudre les caillots dans le cerveau pour éviter l’hémiplégie. Il faut donc regrouper les forces, tout en sachant qu’il y a besoin d’une médecine de proximité.
49 Savoir/Agir : Selon vous, c’est donc l’action publique et la planification en fonction des besoins qui sont importantes ? Et donc un État qui joue son rôle. La plupart des libéraux réfutent la notion de besoin de santé, par exemple. Selon eux, c’est le marché qui doit répondre à des demandes de consommateurs. La concurrence serait là pour réguler les processus. Ce sont donc deux visions de l’action politique de santé.
50 André Grimaldi : Tout à fait. Mais la planification doit être faite au plus près des populations, dans les bassins de vie. Sinon, cela ne marchera pas. Elle ne doit pas se résumer à des décisions technocratiques. C’est en effet un deuxième problème en France : la tendance à la marchandisation coexiste avec une bureaucratie étouffante. Les deux se marient souvent pour compliquer les choses. Concrètement, chaque fois que nous disons que telle opération doit être financée par l’État et non par les laboratoires, nous frémissons à l’idée du nombre de dossiers qu’il faudra remplir !
51 Savoir/Agir : Qu’est-ce qui vous a conduit dans votre parcours personnel à vous engager dans cette bataille ?
52 André Grimaldi : D’abord les engagements de jeunesse, ce qui fait remonter à 1968. Cela m’a donné une formation politique qui reste même lorsqu’on a cessé de militer ensuite. Par ailleurs, je suis spécialiste du diabète, maladie chronique très fréquente. Dans ce domaine, et indépendamment de la loi HPST, les choses ont évolué de manière opposée à l’hôpital entreprise. Dès 1968, nos services ont évolué vers l’éducation thérapeutique. L’idée est simple : les malades doivent apprendre à gérer leur traitement. Cela dépend de connaissances et de savoir-faire mais aussi des représentations et de l’acceptation de la maladie. Des composantes à la fois pédagogiques – on apprend à des adultes, ce qui n’est pas tout à fait la même chose que la relation maître-élève traditionnelle ! – et psychologique – que se passe-t-il quand on vous apprend que avez une maladie qu’on ne peut pas guérir, que cela ne sera jamais plus comme avant, etc.? Le malade commence donc à penser concrètement à la fin de la vie, avec un deuil à faire. D’où le risque de dépression, avec ses mille moyens de l’éviter, du déni aux comportements à risque, voire addictifs.
53 Ce qui nous a conduit à nous intéresser à la psychologie et à concevoir une triple formation pour les maladies chroniques : biomédicale et thérapeutique, pédagogique et psychologique
54 Et ce qui m’a amené à l’idée que le système de santé ne pouvait plus être pensé de manière unique. Il y a plusieurs médecines, qui supposent plusieurs formes d’organisation et plusieurs formes de financement. Il faut donc faire collaborer des personnes, ce qui induit une autre façon d’exercer le métier. Par exemple, les services traditionnels étaient trop petits pour pouvoir constituer des équipes stables. J’ai donc proposé qu’à mon départ à la retraite, on fusionne cinq services dans un grand département d’Endocrinologie métabolisme avec des unités fonctionnelles. Le bâtiment nécessaire vient d’être construit. Quand Robert Debré a créé les CHU, il voulait regrouper trois missions : le soin, la recherche et l’enseignement. Cela paraissait déjà énorme. Aujourd’hui, il faut en ajouter deux : la santé publique et la gestion. Ces cinq missions ne peuvent être assumées que si des équipes suffisamment nombreuses se répartissent les tâches.
55 Savoir/Agir : Où se situent les étudiants dans ces équipes ?
56 André Grimaldi : C’est le grand échec de la loi de 1958 sur les CHU. Elle a séparé la médecine de ville de l’hôpital, ce qui est particulièrement dommage pour les maladies chroniques. Elle a aussi fragmenté les carrières au sein de l’hôpital en créant plusieurs statuts. Tous les médecins, à l’hôpital, devraient participer à des degrés divers à l’enseignement et à la recherche. Tous devraient donc être praticiens hospitaliers, avec des valences variables d’enseignement et de recherche. Mais, en fait, il existe une voie royale, celle du professeur d’université-praticien hospitalier (PU-PH). Elle donne comme par miracle à celui-ci toutes les qualités, le rendant apte à tout faire !
57 Pour les étudiants, on continue à travailler sur le modèle ancien du stage le matin. Quand j’étais étudiant, nous étions à l’hôpital à mi-temps, le reste se passant à l’université. Mais il s’agissait de vrais stages où nous avions une vraie fonction. En cas de défaillance, cela se voyait. C’est la seule façon d’apprendre le métier, surtout si on considère que ce n’est pas un métier d’ingénieur. Aujourd’hui, l’hôpital, c’est un plein temps pour les personnels comme pour les malades. Un étudiant ne peut donc y trouver une place que s’il est lui-même à plein temps. Il faudrait donc alterner des stages courts sur le mode : trois mois à l’hôpital, trois mois à l’université. L’étudiant vivrait alors à plein temps avec les professionnels pendant son stage. Cette réforme n’a jamais été faite. Aujourd’hui, les étudiants sont des touristes et l’hôpital fonctionne sans eux, jusqu’à l’internat tout au moins, qui en fait des quasi-professionnels, parfois corvéables à merci et surtout mal payés. ?
Notes
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[1]
Éditions Fayard, avril 2009.
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[2]
Éditions Odile Jacob, septembre 2011.
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[3]
La loi portant réforme de l’hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires, dite HPST ou loi Bachelot.
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[4]
Agrégée de philosophie, normalienne et énarque, elle a été membre de cabinets ministériels, inspectrice générale des affaires sociales avant de partir chez BSN-Danone pour revenir dans l’administration, diriger l’Assistance publique puis repartir dans le privé avant de présider le conseil d’administration de l’Institut Pasteur.
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[5]
Professeur (PU-PH) de chirurgie digestive à Strasbourg, il a présidé en 2009 une commission mise en place par Nicolas Sarkozy pour faire des propositions sur l’avenir des CHU.
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[6]
Professeur de génétique à l’université Paris V, membre du cabinet de Nicolas Sarkozy pour la recherche biomédicale et la santé.