Notes
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[1]
Dans un récent livre, Régis Debray parle plus brutalement de Jean Monnet, hommes d’affaires franco-américain. In Régis Debray, Rêverie de gauche, Flammarion, mars 2012, p.36.
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[2]
La Haute Autorité était composée de neuf membres. Huit d’entre eux, hommes politiques et industriels, étaient nommés par consensus entre les pays membres. Un dernier membre était coopté par les autres. Jean Monnet, le premier président, proposa un syndicaliste en vue, l’ancien secrétaire général de la FGTB belge et président de la CISL, Paul Finet. Ce membre coopté sera ensuite toujours un syndicaliste. Paul Finet deviendra même président de la Haute Autorité en 1958, celle-ci comprenant alors deux syndicalistes, avec un dirigeant de la CFTC, Roger Raynaud, nommé pour représenter la France.
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[3]
Voir « Vers un césarisme européen », Le Monde Diplomatique, novembre 2012, p. 3.
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[4]
Voir Cédric Durand et Dany Lang, « L’État employeur en dernier ressort », Le Monde de l’économie, 7 janvier 2013 http://www.lemonde.fr/economie/article/2013/01/07/l-etat-employeur-en-dernier-ressort_1813614_3234.html
1 Savoir/agir : Une question très générale d’abord : que représente « l’Europe » pour vous ?
2 Cédric Durand : Il est frappant de voir à quel point les débats sur l’Europe esquivent la question de départ : qu’est-ce que l’Europe ? L’Europe est une construction historique complexe, protéiforme. Pour en rester à une démarche d’économie politique, on peut revenir au débat entre Ernest Mandel et Nikos Poulantzas au cours des années 1960-1970. C’est, selon moi, une des controverses les plus riches sur le sujet. Mandel soutenait que les capitaux dans les pays européens ne sont pas assez puissants pour faire face à l’impérialisme américain. À l’étroit dans les limites des économies nationales, ils ne peuvent pas bénéficier d’économies d’échelle suffisantes. Ils sont donc contraints de se réorganiser, de s’amalgamer par fusions et acquisitions pour devenir des capitaux européens. Pour Mandel, un tel processus doit entraîner la création d’un outil politique afin de gérer l’accumulation au niveau continental. La logique de l’intégration n’a cependant rien de linéaire, elle peut connaître des avancées et des reculs. Mais si l’amalgamation se produit, il y aura – rien n’était joué encore lorsque Mandel a soutenu cette thèse au tournant des années 1970 – construction d’un embryon d’État européen et, en conséquence, les luttes sociales devront se déplacer à ce niveau. Cette évolution s’inscrit, en partie, dans la lignée de ce que beaucoup d’analyses aussi bien libérales que marxistes commencent à pointer dès l’entre-deux-guerres : la compétition économique entre les pays européens nourrit des rivalités géopolitiques qui dégénèrent en guerres. En outre, s’il reste fragmenté, le continent est voué à un inexorable déclin face aux grandes puissances qui s’affirment alors (les États-Unis, l’URSS, le Japon…). Mais Mandel fait un pas en avant car il propose une explication : la pression compétitive de l’impérialisme étasunien pousse à la réorganisation de la propriété du capital, une réorganisation qui à son tour pousse à l’émergence d’un État. Il s’agit donc d’un raisonnement très structuré.
3 Nikos Poulantzas n’est pas de cet avis. Il accuse même Mandel de « bêler » avec les chantres de l’Europe unie, de souscrire un peu béatement à leur idée. Pour lui, il n’y a pas d’opposition directe entre capital européen et capital étasunien. Pourquoi ? Parce que le capital étasunien est dominant mais également totalement imbriqué dans le capital européen. Non seulement à travers la propriété – les multinationales étasuniennes sont fortement présentes en Europe – mais aussi parce que les firmes sont intimement liées les unes aux autres : les machines-outils qu’utilisent les entreprises européennes sont largement importées des États-Unis, les techniques de production viennent des États-Unis, etc. Bref, il y a imbrication des impérialismes et non pas franche opposition. Il faut donc concevoir ce qui se joue en Europe non pas en termes de « bloc contre bloc » mais comme quelque chose de hiérarchisé, de souple, où les bourgeoisies européennes peuvent s’intégrer à un empire où les États-Unis jouent le premier rôle.
4 Le deuxième argument de Nikos Poulantzas est que ce n’est pas parce qu’il y a unification économique qu’il y a automatiquement unification politique. Il n’y a pas de relation simple, mécanique, entre les deux domaines, ce qui renvoie d’ailleurs à une problématique très actuelle. L’État est en effet autre chose qu’une simple représentation des intérêts de la bourgeoisie. C’est un champ où s’opposent diverses classes et fractions de classes, où les équilibres institutionnels révèlent des compromis et des équilibres de rapports de force. C’est donc un ensemble de relations. Et non pas le simple reflet au niveau politique d’une configuration économique.
5 Savoir/agir : Que peut-on tirer de ce débat aujourd’hui ?
6 Cédric Durand : Les deux sont d’accord sur un problème politique : l’internationalisation du capital pose de redoutables difficultés pour le mouvement ouvrier. Pour Mandel, ce n’est pas parce qu’un processus d’intégration européen est engagé qu’il est directement possible de réaliser le socialisme au niveau européen. Il y a des rythmes, des histoires et des configurations différentes de la lutte des classes selon les pays. Il ne faut donc pas hésiter, le cas échéant, à avancer vers le socialisme dans un seul pays sans attendre les autres. En revanche il pense que quand l’amalgamation sera réalisée, que l’État européen existera, il faudra directement agir à ce niveau. Ce qui laisse ouvert un champ d’interprétation sur le thème : où en sommes-nous aujourd’hui ?
7 Poulantzas dit quelque chose qui, en un sens, est plus subtil. Pour lui, tout parier sur une rupture nationale est illusoire en raison de l’internationalisation croissante du capital. Mais il n’y a pas non plus de possibilité de rupture au niveau global. Il faut donc faire la rupture au niveau du processus de production, c’est-à-dire dans l’organisation même de la production. On voit bien la cohérence politique : la rupture doit se faire là où les relations capitalistes se réalisent concrètement. Mais quel est le chemin possible ? La question reste ouverte.
8 En conclusion, je dirais donc que la théorie de Mandel est un peu brutale mais elle explique l’intégration européenne. Poulantzas en revanche n’explique pas pourquoi ce processus existe. Or, aujourd’hui, soixante ans après la création de la première entité supranationale européenne, la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier, on voit bien que, pas à pas, un niveau significatif d’intégration a été atteint.
9 Il faut aussi mentionner une troisième hypothèse quant à la logique de la construction européenne, celle de Lénine. En 1916, il écrit un texte sur le mot d’ordre des États-Unis d’Europe. Il avance qu’en régime capitaliste, une telle construction est soit impossible, soit réactionnaire. Pour lui, les dirigeants européens ne peuvent se mettre d’accord que sur un point : contre les peuples européens et, secondairement, contre leurs rivaux internationaux communs. Ce qui me paraît intéressant, c’est la dimension fondamentalement réactionnaire, contrerévolutionnaire, qu’il évoque. Cela fait en effet écho aux arguments des courants libéraux qui ont pensé la construction européenne dès les années 1940. Ceux-ci insistent sur la nécessité de neutraliser l’influence du politique sur l’organisation économique. C’est un principe essentiel qui structure l’ensemble de l’histoire de l’intégration du continent.
10 Au sortir de la guerre, les bourgeoisies européennes sont très affaiblies et un problème demeure pour elles : comment gérer la démocratie de masse, comment régler l’intervention des peuples dans les affaires publiques et stabiliser l’ordre capitaliste pour le protéger. Il y a là une très forte contradiction qui ne peut être, du moins dans l’immédiat, surmontée par des solutions fascistes disqualifiées. Il existe une autre option, défendue en particulier par les théoriciens ordolibéraux allemands et plus largement la démocratie chrétienne, qui consiste à mettre hors du champ de la démocratie un certain nombre de dispositifs clés qui garantissent les fondements de l’économie capitaliste : la propriété privée, la concurrence, la stabilité des prix. Ces trois éléments sont les piliers de l’économie sociale de marché.
11 Le « social » ici n’a rien à voir avec la redistribution, il faut l’entendre comme l’économie de marché en tant que construction sociale. La différence avec le « vieux » libéralisme est là. L’économie de marché est quelque chose qu’il faut construire. C’est un projet de société censé offrir à chacun la possibilité d’accéder à un certain niveau de vie, de bénéficier de garanties sociales, non pas du fait de l’intervention de l’État mais par la croissance économique. La stabilité des prix, la concurrence et le droit de la propriété doivent produire un développement économique qui permette d’atteindre cette prospérité et un certain niveau de protection sociale via le marché et non l’État. Pour cela, les principes essentiels d’organisation de l’économie doivent être protégés de l’intrusion du politique.
12 Ce qui est très impressionnant, c’est la continuité entre cette idée qui s’affirme dans l’Allemagne d’après-guerre et la construction européenne aujourd’hui. La notion d’économie sociale de marché est ainsi présente en tant que telle dans le traité de Lisbonne. C’est le cadre dans lequel raisonnent les dirigeants européens.
13 Savoir/agir : On parle souvent de la méfiance allemande devant l’inflation, qu’ils ont connue sous des formes dramatiques dans les années 1920.
14 Cédric Durand : Il est incontestable que pour les ordolibéraux, les désastres monétaires de cette époque sont la preuve que l’inflation peut déséquilibrer une économie. Ce qui est d’ailleurs parfaitement exact quand il s’agit d’une hyperinflation incontrôlée. Mais, c’est au moins autant vrai des politiques restrictives : ce sont des politiques violemment déflationnistes qui ont aggravé la dépression au début des années 1930 juste avant l’accession au pouvoir des nazis !
15 Considérer l’inflation comme l’ennemi principal empêche une société de se transformer sur le plan productif mais aussi social. En effet, comme le disait Keynes, l’inflation, c’est l’euthanasie des rentiers. La priorité donnée à la lutte contre l’inflation, à l’inverse, vise à protéger les revenus du capital.
16 La construction européenne peut ainsi être considérée comme une contre-révolution par anticipation. Le noyau dur qui échappe au débat démocratique est une garantie contre les coups qu’une mobilisation sociale et politique pourrait porter à l’ordre capitaliste. On retrouve ces principes fondamentaux à toutes les étapes de la construction européenne, du traité de Rome au Traité budgétaire entré en vigueur cette année en passant par l’Acte unique européen et le traité de Lisbonne. C’est le cœur du projet. Il y a une volonté clairement exprimée de construire et de protéger cet ordre et non, contrairement au libéralisme classique, de laisser faire la main invisible du marché.
17 Savoir/agir : Est-ce que tout cela était dans la tête des ordolibéraux quand ils ont élaboré leur théorie dans les années qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale ? Ou y a-t-il une part d’adaptation pragmatique au cours des années ?
18 Cédric Durand : Je vois deux éléments qui permettent de penser qu’ils avaient cela en tête. Le premier, c’est la conjoncture intellectuelle. Un des penseurs les plus en vue au cours de la période précédente, qui a rejoint le nazisme, c’est Carl Schmitt, qui était juriste et philosophe. Pour lui, le parlementarisme allait défaire la souveraineté de l’État et le rendre incapable de défendre les fondements de l’ordre capitaliste, notamment la propriété. Les ordolibéraux avaient certainement ces théories qui ont marqué les décennies précédentes en tête. L’idée était donc de répondre à cette critique de la démocratie en lui imposant des limites. Par ailleurs, chez les ordolibéraux, il y a en même temps le souci d’efficacité et une vision morale. Pour eux, la concurrence est le seul moyen d’avoir une économie efficace. La dimension morale intervient avec la pensée qu’elle est, avec la défense de la propriété privée, le seul moyen de sauvegarder la liberté individuelle. C’est la force du projet : garantir la concurrence, c’est garantir l’intervention des individus dans l’économie et donc garantir la liberté. C’est donc aussi un moyen de lutter contre le retour possible du totalitarisme. On retrouve en fait ici une constante de la démocratie chrétienne, qui nie l’antagonisme de classe. Il n’y a pas de classes sociales et par conséquent pas d’asymétrie qu’il faudrait corriger ou renverser par le politique.
19 Savoir/agir : Vous n’évoquez pas le rôle qu’a pu jouer l’Union soviétique dans cette construction ?
20 Cédric Durand : Le projet d’intégration européen n’a commencé à se réaliser que parce que les dirigeants étasuniens l’ont soutenu. Dès 1948-1949, les responsables du plan Marshall en Europe font des déclarations tout à fait claires sur le thème : il faut aller vers l’intégration monétaire et financière en Europe, faire un marché commun, etc. En fait, dès 1942, des voix s’élèvent pour préconiser un capitalisme global, un nouvel empire qui aille au-delà des intérêts immédiats du capitalisme américain. Pour cela, il faut défendre un certain nombre de libertés économiques fondamentales. C’est avec ce projet en tête que les Américains débarquent en Europe et interviennent massivement avec le plan Marshall, l’objectif étant de soustraire les pays européens à l’attraction de l’Union soviétique et de contrer le poids des mouvements ouvriers.
21 De ce point de vue, les « pères de l’Europe », ce sont les États-Unis et non pas des personnages comme Jean Monnet, très cosmopolite mais surtout très lié aux dirigeants outre atlantique [1]. Quand on regarde un peu comment les thèses pro-européennes se diffusent, on y voit l’influence dès les années 1950 des fondations américaines comme la Fondation Ford. Il n’est donc pas exagéré de parler d’un projet américain pour l’Europe au cours de la période d’après-guerre. Il renvoie bien sûr aussi à l’idée qu’il faut instituer un nouvel équilibre sur le continent pour en finir avec les guerres, etc. Il est vrai que pour le capitalisme européen et mondial, avoir des guerres inter-impérialistes tous les vingt ans n’est pas nécessairement une bonne solution.
22 Il n’y a donc pas d’histoire endogène de l’Europe. Il n’y a pas eu de fraternisation après-guerre entre les peuples européens. Ce qui fait que la légitimité du projet européen est très faible dès le départ. Cela explique d’ailleurs en partie pourquoi, aujourd’hui encore, il est difficile de construire un mouvement social européen. L’Europe a été et reste en effet une Europe des élites et non pas des peuples.
23 Savoir/agir : Cela reste vrai aujourd’hui quand on voit par exemple la manière dont s’organise la solidarité avec la Grèce. Dans les textes allemands, même de gauche, il y a souvent une certaine ambiguité, associant solidarité et paternalisme condescendant.
24 Cédric Durand : Il faut peut-être voir là une raison structurelle, qui renvoie aux causes de la crise actuelle. La crise européenne est évidemment une étape et une manifestation de la crise du capitalisme au plan mondial. En même temps, elle a une dimension strictement européenne : c’est essentiellement une crise des balances de paiement entre des pays excédentaires et des pays déficitaires au sein même de l’Union. Ces déséquilibres se sont fortement accentués avec l’euro. Pourquoi cela ? Tout simplement parce qu’avec l’euro, on a une même politique monétaire avec des économies très différentes. Quel est le rapport avec les tensions intra-européennes ? Si on examine les causes de ces déséquilibres, on peut en faire une analyse de classe. Ce qui s’est passé en Allemagne, c’est en fin de compte une grande défaite des travailleurs allemands au cours des quinze dernières années. Elle est liée à l’annexion d’une très forte armée de réserve, directement, dans les Länder de l’Est lors de la réunification mais également dans la périphérie orientale immédiate qui va être exploitée grâce aux délocalisations et à la sous-traitance. Cette disponibilité de millions de travailleurs a contribué à dégrader le rapport de force des salariés par rapport au capital en Allemagne. Cela s’est traduit par le gel des salaires, les lois Hartz et les jobs à un euro, des millions de travailleurs pauvres, la dissolution des conventions collectives dans de nombreux secteurs, etc. Il s’agit donc d’une brutale défaite des travailleurs allemands. Elle va favoriser la profitabilité des firmes allemandes et leur compétitivité.
25 Cette compétitivité est renforcée au moment où le conflit de classe prend des formes très différentes dans le Sud de l’Europe. Avant la crise, on peut voir dans cette région une forme de gel de la lutte des classes, une sorte de compromis rendu possible grâce à la financiarisation. Certes, il y a une avancée de la libéralisation des économies au cours de la dernière décennie mais il y a également pendant une petite dizaine d’années un certain rattrapage en termes de niveau de vie. Ce rattrapage a pu se faire grâce à des flux financiers massifs et à la financiarisation. Les flux financiers ont permis des déficits relativement importants comme en Grèce. Mais aussi, et peut-être surtout, ils ont été à l’origine de bulles immobilières comme en Espagne. Dans ce pays, du fait de cette bulle, le chômage s’est réduit – bien que restant à des niveaux élevés – et les salaires ont augmenté, etc. Le revers, ce sont des déficits extérieurs très importants.
26 Avant la crise, on a donc deux régimes de lutte de classes à contretemps : une défaite du prolétariat allemand, une position relativement favorable des salariés dans le Sud, grâce à la financiarisation et au cadre de l’euro. Les régimes de lutte des classes sont désynchronisés. Il y a donc une difficulté très forte à faire émerger une homogénéité politique en Europe. L’intégration par en bas dans une même temporalité sociale et politique est donc très difficile, car l’expérience vécue selon les pays est très différente.
27 Savoir/agir : Qu’en est-il de l’autre périphérie de l’Union européenne, l’Europe centrale et orientale ?
28 Cédric Durand : Il y a des similitudes, notamment tout ce qui touche à la financiarisation de l’économie, l’abondance du crédit à la consommation, etc. Mais pour ces pays, après le choc violent de la transformation post-socialiste, il y a eu du milieu des années 1990 jusqu’à 2007 une autre forme de rattrapage. Ces économies anciennement intégrées au système soviétique se sont brutalement ouvertes aux vents du marché mondial, ce qui a entraîné la prolétarisation des travailleurs à travers leur insertion dans des chaînes globales de marchandises. Le cas emblématique est celui de l’automobile. En les faisant entrer dans ces chaînes, on a suscité des gains d’efficacité productive, des gains de productivité importants. Jusqu’à la crise, profits et salaires ont donc pu progresser petit à petit. Le rattrapage est réel dans ce cas car il s’appuie sur la construction/réorganisation d’un appareil productif, ce qui n’est pas le cas dans le Sud où l’illusion de convergence n’était portée que par des flux financiers insoutenables. C’est d’ailleurs cela que la crise a révélé. Il y a bien eu une phase dynamique de développement du capitalisme à l’Est alors qu’elle fut totalement factice dans le Sud.
29 Savoir/agir : Comment interpréter l’imposition des politiques d’austérité aujourd’hui ?
30 Cédric Durand : La question de l’austérité est essentielle mais pas si facile à expliquer. Il y a un côté stupide, relevé de divers côtés aujourd’hui. Dans une crise financière comme celle que nous connaissons, les entreprises et les ménages freinent leurs dépenses d’investissement et de consommation. Les banques prêtent moins également. L’activité économique se contracte donc de façon quasi mécanique. Si l’État fait la même chose au même moment, on entre dans une spirale dépressive. C’est un processus macroéconomique très simple que les Économistes atterrés par exemple ne cessent d’expliquer et qui s’est vérifié de manière extrêmement claire au cours des dernières années. Le FMI a même été contraint de faire son mea culpa en raison de son incapacité à anticiper l’importance de l’effet récessif des politiques de réduction des déficits publics. On a donc l’impression d’être face à des décisions tout à fait irrationnelles.
31 Pourquoi les gouvernements persistent-ils alors à instituer ces politiques au niveau européen ? Il y a plusieurs raisons. La première, aussi bête que méchante, est que les créanciers sont aveuglés par ce qu’ils pensent être leur intérêt immédiat ; ils paniquent et veulent absolument être remboursés tout de suite. Ils ne cherchent pas plus loin : « vous nous devez de l’argent, vous devez payer ». Tous les arguments sont bons à cette fin, y compris s’ils dressent les peuples les uns contre les autres, comme on le voit dans les propos caricaturaux et vexatoires à propos des pays de la périphérie sud européenne. Qui sont ces créanciers ? Ce sont d’abord les banques, à commencer par les banques des pays riches qui ont prêté aux États, aux ménages, aux banques et aux entreprises des pays de la périphérie. Ensuite, les États du centre ont remis à flot les finances des pays du Sud afin de protéger leurs propres institutions financières de trop lourdes pertes.
32 La logique enclenchée est alors une logique de « dépossession » pour reprendre un concept de David Harvey. Il s’agit de presser au maximum les peuples du Sud, pour dégager des flux de remboursements en les privant de qu’ils pensaient être acquis : les services publics par exemple, que l’on dégrade à travers la réduction des budgets ; le travail dévalorisé par les baisses de salaires et la déréglementation ; les privatisations, enfin, qui permettent d’obtenir des contreparties physiques aux créances. Lorsque Hollande déclare à Athènes : « Sur le plan économique ou intellectuel, on peut être pour ou contre les privatisations, mais là n’est pas la question. Les entreprises françaises doivent y prendre toute leur part. », le propos est on ne peut plus clair.
33 On voit apparaître ainsi au cœur de l’Europe des relations de type néocolonial. Mais ces politiques ont échoué partout jusqu’à présent : plus elles sont mises en œuvre, plus le pays concerné s’appauvrit et moins il est capable de rembourser ses dettes publiques et privées.
34 Pourquoi alors ces politiques déstabilisatrices ? C’est parce que, derrière ces politiques, il y a la visée de faire de l’euro une monnaie mondiale. Ce qui permet aux banques et aux grandes entreprises d’investir à l’étranger, d’avoir accès à des prêts, etc. Si on fait ces opérations en dollars, elles ont un coût à cause des changes, des assurances qu’il faut souscrire contre les variations de change, etc. Si l’euro est détenu largement à travers le monde, cela se traduira par des économies substantielles pour les grandes entreprises européennes. L’euro est jeune, contrairement au dollar autour duquel de nombreux marchés sont organisés. Et puis derrière le dollar, il y a un État. Toute la politique de la Banque centrale européenne et des gouvernements vise donc à maintenir ce qui, jusqu’à présent, a été plutôt un succès en termes de construction d’une monnaie mondiale. Si l’Union européenne lâchait la Grèce, ce serait le signal que cette monnaie n’est pas si sûre que cela. L’obsession maladive de la lutte contre l’inflation s’explique aussi de cette façon. Une monnaie qui a peu d’inflation est une monnaie sûre, qui ne perd pas de valeur et que les investisseurs veulent donc détenir.
35 Ainsi, le refus de politiques de relance, la fuite en avant dans l’austérité et les plans de renflouement des pays en difficulté pour qu’ils ne quittent pas la zone euro ont pour motivation principale la défense de l’euro, qui est un acquis essentiel pour les détenteurs de capitaux sur le plan international. Il y a aussi la volonté de défendre à tout prix un projet qui fait des salaires la seule variable d’ajustement aux chocs économiques et garantit l’intégrité d’un vaste marché.
36 Savoir/agir : On fait parfois mine de s’étonner du peu de réactions des peuples devant ces politiques. Qu’en pensez-vous ?
37 Cédric Durand : Je ne crois pas que ce soit le cas. Les peuples ne se laissent pas faire. Depuis deux ou trois ans, le sud de l’Europe connaît de nombreuses mobilisations, qui n’ont pas de précédent depuis les années 1970. Peut-être ne sont-elles pas à la hauteur, ne vont-elles pas assez loin. Mais si on prend le nombre de journées de grève générale ou les autres registres de mobilisation, on ne peut pas parler de passivité des peuples. 21 grèves générales en Grèce depuis 2010, ce n’est pas rien ! Certes, s’il y a eu une victoire, le projet de faire basculer des cotisations sociales patronales sur les salaires au Portugal, le paysage général est celui d’un recul généralisé et extrêmement rapide. Mais les combats sont menés, la bataille se poursuit.
38 Jusqu’à présent, c’est vrai surtout dans les pays du Sud de l’Europe. C’est là en effet que la violence de classe est la plus forte. Le processus de rupture y est plus net qu’en France ou en Allemagne. En Grèce, les salaires ont chuté de 45 % ! Mais avec le nouveau plongeon dans la récession que l’on observe et l’aggravation des attaques qui y répond, les chosent vont maintenant se tendre également dans les pays du centre.
39 La vraie question est donc : pourquoi n’y a-t-il pas davantage de réaction européenne ? Cela renvoie à ce que nous avons dit précédemment : les régimes de lutte des classes ne sont pas suffisamment synchronisés, pas depuis suffisamment longtemps.
40 Savoir/agir : Pourtant, la Confédération européenne des syndicats (CES) est en train de changer d’attitude. Elle ne soutient plus, comme elle le faisait naguère, les traités européens au nom du fait que les instances européennes lui promettaient régulièrement que l’Europe sociale était proche…
41 Cédric Durand : Effectivement, la décision de la CES prise au début de l’année 2012 de rejeter le traité budgétaire est une décision importante. Non pas tant parce qu’elle serait capable de faire émerger des luttes à la hauteur de ce qui serait nécessaire au niveau européen. Mais parce que c’est un signal annonçant l’échec du proto « bloc historique » qui semblait pouvoir émerger en Europe. Jusqu’ici, les principales directions du mouvement syndical européen ont en effet accompagné le processus d’intégration. Ce n’est plus le cas. Savoir/agir : Le fait d’intégrer les syndicats n’est-il pas une des facettes de l’ordolibéralisme ? Il existe un cas extrême : dans la CECA, la première communauté où les pays à tradition démocrate-chrétienne étaient majoritaires avec le Benelux, l’Italie et l’Allemagne, un des neuf membres de la Haute Autorité, ancêtre de la Commission européenne, était un syndicaliste [2]. Le proto « bloc historique » a donc des racines anciennes…
42 Cédric Durand : Oui et pourtant il semble se fissurer aujourd’hui. Nous avons travaillé cette question avec Razmig Keucheyan à travers l’idée empruntée à Gramsci de césarisme bureaucratique [3]. Avec le choc de la crise, les légitimités anciennes tendent à s’affaiblir. La disponibilité des peuples pour des solutions radicales devient plus forte. Dans ce type de situation, des tendances autoritaires se manifestent pour redonner de la stabilité à l’ordre social, imposer des solutions en dehors des procédures démocratiques. Le César n’est pas nécessairement un individu. La bureaucratie peut jouer ce rôle aussi. Les transformations de l’Union européenne au cours des dernières années illustrent parfaitement cette logique, par exemple lorsque la Troïka (FMI, Commission, BCE) est chargée de définir les politiques exigées en contrepartie des plans de renflouement. Des institutions comme la Direction générale de la concurrence de la Commission ont également joué un rôle d’une ampleur inédite en supervisant les plans de sauvetage des banques depuis 2008. Mais l’institution césariste par excellence aujourd’hui, c’est la BCE. Non seulement elle participe étroitement à la définition des mémorandums imposés aux gouvernements mais sa capacité à décider ou non d’acheter des titres de la dette des pays lui donne un levier extrêmement puissant face aux gouvernements fragilisés par la hausse des taux d’intérêts. En outre, elle voit ses attributions s’élargir puisqu’elle est à la tête du dispositif européen de supervision bancaire. Et on ne peut ignorer le fait que c’est seulement lorsque le président de la BCE, Mario Draghi, s’est engagé à « sauver l’euro à tout prix » que la situation s’est quelque peu calmée sur le front financier, et non pas une décision de dirigeants politiques lors d’un des multiples sommets européens de la dernière chance…
43 Les acteurs de la finance, et pas seulement de la finance européenne, occupent les avant-postes dans les processus européens. Les représentants de l’Institut de la finance internationale (IFI), qui est une organisation mondiale regroupant les principales banques, sont présents jusque dans les couloirs des sommets européens. L’IFI a par exemple empêché, en 2010, qu’une taxe sur les banques soit mise en place pour financer les plans de « sauvetage » de la Grèce et d’autres pays. Si les questions financières sont au premier plan, il n’y a en revanche aucun agenda social en Europe, aucune discussion sur l’emploi. Un sommet européen sur l’emploi aurait dû se réunir en 2009, il a été annulé parce que personne n’avait rien à dire !
44 On a donc d’un côté un mouvement césariste, avec un poids de plus en plus grand de la finance, qui est vraiment la fraction de classe hégémonique aujourd’hui. Et de l’autre, le fait que la CES ait condamné le pacte budgétaire en est un signe parmi d’autres, un éloignement progressif d’autres secteurs sociaux par rapport au projet d’intégration européen.
45 L’Europe austéritaire, celle de l’austérité et de l’autoritarisme, est à la fois un symptôme et un accélérateur de la désagrégation du proto « bloc historique » continental.
46 Savoir/agir : Êtes-vous d’accord avec l’idée qu’il existe une hégémonie allemande…
47 Cédric Durand : Il existe une hégémonie allemande de fait. L’Allemagne a une balance commerciale largement excédentaire. Elle dispose donc de moyens financiers pour résoudre les problèmes. Seulement, elle est très mal à l’aise avec cette position hégémonique inédite.
48 Pour des raisons variées, ses dirigeants n’étaient initialement pas très favorables à la monnaie unique. Il n’y ont consenti qu’en imposant des règles qui étaient adaptées aux besoins de leur économie. Mais, en un sens, ces règles se retournent aujourd’hui contre elle. Le succès de la bourgeoisie allemande la met en situation hégémonique. Mais, politiquement, elle ne semble pas prête à le faire. Il ne faut pas oublier que l’Europe a aussi été un moyen de « contenir l’Allemagne ». La réunification allemande et l’euro marquent la fin de cette période qui se traduisait par une certaine égalité politico-économique entre la France et l’Allemagne mais l’on ne s’en rend véritablement compte qu’avec la crise. En même temps, l’Allemagne est un nain géopolitique et militaire. D’où cette situation un peu paradoxale d’une Allemagne qui impose, c’est très net, son agenda dans les débats européens du fait de sa puissance économique. Mais il y a aussi fragilisation de l’Europe à travers l’émergence de relations néo-coloniales qui décrédibilisent le projet européen lui-même. C’est une source additionnelle de délégitimation de l’UE, à côté de l’intensification du conflit de classe liée à la radicalisation de l’agenda libéral et à la montée du chômage.
49 Savoir/agir : Comment voyez-vous la place de la gauche dans cette Europe plus que jamais en crise ?
50 Cédric Durand : J’ai participé à de nombreuses initiatives des mouvements sociaux européens comme les Marches européennes contre le chômage, les Forums sociaux européens, etc. Je suis absolument convaincu de l’importance de tisser des liens. Cependant, ma conviction est qu’avec la crise, nous buttons sur les limites stratégiques de ces expériences. Nous n’avons pas la moindre idée de comment faire émerger une autre Europe, d’imposer une rupture directement au niveau européen. Ce n’est pas impossible sur le papier. On peut en effet imaginer une protection sociale européenne, des services publics à l’échelle du continent, des transferts au sein de l’Europe, des formes de rupture avec le libre échange, des plans d’investissement pour stopper la spirale dépressive et réduire les différentiels de compétitivité, des politiques coordonnées pour engager la transition écologique, etc. Mais, comment y parvenir ? D’abord, les cadres politiques et sociaux dans lesquels les peuples agissent et pensent sont très largement compartimentés. Aucun levier suffisamment puissant n’est immédiatement disponible alors que l’accélération de l’affrontement social impose de dessiner des perspectives très rapides. Plus encore, l’ensemble de l’acquis institutionnel européen est une machine de guerre contre les peuples. Vouloir s’appuyer dessus pour construire autre chose me semble donc illusoire.
51 Pour autant, je ne crois absolument pas que la nation pourrait être un refuge au moment où tout s’est internationalisé. Pour les gauches européennes, ce qui est crucial c’est de développer une solidarité devant la violence des attaques dans les différents pays et échanger des expériences afin de pouvoir se renforcer les uns les autres.
52 Sur le plan stratégique, il faut débattre des points de rupture face la violence que déchaînent les classes dominantes. Un des scénarios possibles est une victoire politique dans un des pays, permettant de mettre l’Europe néolibérale au pied du mur sur des questions essentielles pour répondre à l’urgence sociale du chômage et pour engager une transition écologique. Quatre leviers me semble cruciaux : désamorcer le chantage à la dette via le financement par la banque centrale des budgets publics et la fiscalité ; la socialisation du système bancaire pour orienter l’investissement en fonction des besoins ; contrôler les mouvements de capitaux ; assurer un véritable droit à l’emploi, par des embauches massives dans les services publics et l’économie sociale et solidaire [4] et la nationalisation des structures industrielles en péril. Avec de tels objectifs, il faut être prêts à assumer la rupture avec l’Union européenne, non pas sur une base nationaliste, mais sur une base de classe. L’UE telle qu’elle existe aujourd’hui est une machine de guerre contre les peuples. Elle est antidémocratique depuis son origine mais son autoritarisme se renforce depuis le début de la crise. La défendre à tout prix ne peut que paralyser les gauches. Aujourd’hui, l’internationalisme doit être prêt à assumer une rupture avec l’UE.
53 Savoir/agir : Le mouvement social européen est en train de se recomposer après l’échec du processus du Forum social européen. Les syndicats prennent une place plus importante et les partis politiques qui le souhaitent sont plus ou moins associés aux nouvelles configurations qui se mettent en place, notamment avec l’Altersummit. Comme analysez-vous cela ?
54 Cédric Durand : D’abord, au plan mondial, le processus des Forums sociaux n’est pas mort. Loin de là. Avec près de 40 000 personne attendues, le prochain Forum social mondial qui se tient à Tunis en mars 2013 va démontrer que le mouvement altermondialiste est un espace de convergence irremplaçable à l’échelle planétaire et qu’il est capable de se ressourcer auprès de processus révolutionnaires encore en plein développement.
55 Comment penser ce qui évolue en Europe et qui prendra d’autres formes que les forums sociaux ? Je remarque d’abord que l’urgence des agendas sociaux nationaux provoque tout naturellement un recentrage des mouvements les plus actifs sur les actions nationales. Du coup, les bases « activistes » ou « mouvementistes » au niveau européen sont un peu dégarnies. Mais cela ne change rien à la nécessité de renforcer les liens au niveau européen. Les nouvelles structures sont peut-être davantage des lieux de coordination et d’échange que des mouvements capables de faire émerger une lutte à l’échelle européenne. C’est logique mais ne doit pas conduire à abandonner l’audace et la créativité qui se se sont développées dans le mouvement alter et continuent à irriguer des phases de radicalisations sociales comme les Indignés ou, en France, le combat exemplaire contre l’aéroport de Notre Dame des Landes.
56 Le succès de l’Altersummit en juin à Athènes se mesurera à la capacité à dégager des exigences simples et fortes dont les mouvements sociaux et les gauches pourront se saisir pour contrer les politiques d’asservissement des peuples menées par les gouvernements et les institutions européennes. ?
Notes
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[1]
Dans un récent livre, Régis Debray parle plus brutalement de Jean Monnet, hommes d’affaires franco-américain. In Régis Debray, Rêverie de gauche, Flammarion, mars 2012, p.36.
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[2]
La Haute Autorité était composée de neuf membres. Huit d’entre eux, hommes politiques et industriels, étaient nommés par consensus entre les pays membres. Un dernier membre était coopté par les autres. Jean Monnet, le premier président, proposa un syndicaliste en vue, l’ancien secrétaire général de la FGTB belge et président de la CISL, Paul Finet. Ce membre coopté sera ensuite toujours un syndicaliste. Paul Finet deviendra même président de la Haute Autorité en 1958, celle-ci comprenant alors deux syndicalistes, avec un dirigeant de la CFTC, Roger Raynaud, nommé pour représenter la France.
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[3]
Voir « Vers un césarisme européen », Le Monde Diplomatique, novembre 2012, p. 3.
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[4]
Voir Cédric Durand et Dany Lang, « L’État employeur en dernier ressort », Le Monde de l’économie, 7 janvier 2013 http://www.lemonde.fr/economie/article/2013/01/07/l-etat-employeur-en-dernier-ressort_1813614_3234.html