Notes
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[1]
Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les héritiers : les étudiants et la culture, Paris, Les Éditions de Minuit, 1964.
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[2]
Alain Mergier et Jerôme Fourquet, Le point de rupture. Enquête sur les ressorts du vote FN en milieux populaires, Fondation Jean Jaurès, 2011.
-
[3]
Guy Michelat et Michel Simon, « Le peuple, la crise, et la politique », La Pensée, mars 2012, Hors série, supplément au n° 368.
-
[4]
Daniel Gaxie, « Le vote désinvesti. Quelques éléments d’analyse des rapports au vote », Politix, année 1993, Volume 6, numéro 22, pp. 138-164.
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[5]
La liste des 50 cantons métropolitains les plus abstentionnistes lors des législatives de 2012 recoupe aux deux tiers cette première liste. S’y intercalent principalement douze cantons franciliens dont quatre localisés dans le Val d’Oise (Garges-les-Gonesse Est et Ouest, Villers-le-Bel, Goussainville), quatre en Seine-Saint-Denis (Bondy N-O, Le Bourget, La Courneuve, Épinay), un dans le Val de Marne (Ivry E) et un dans les Yvelines (Meulan). Avec cinq cantons non cités dans la première liste, la province est moins représentée : trois dans la Moselle sidérurgique (Florange, Algrange, Hayange), un dans la Marne (Reims 9), et un dans l’Hérault (Montpellier 9).
1Patrick Lehingue est professeur de science politique à l’Université Jules Verne d’Amiens et membre du CURAPP, le Centre Universitaire de Recherches Administratives et Politiques de Picardie (UMR 7319). Il est l’auteur notamment de Le vote. Approche sociologique de l’institution et des comportements électoraux, Paris, La Découverte, coll. « Grands Repères », 2011 et de Subunda. Coups de sonde dans l’océan des sondages, Éditions du Croquant, Bellecombe-en-Bauges, 2007.
2Daniel Gaxie est professeur de science politique à l’Université Paris I et membre du CEESP, le Centre Européen de Sociologie et de Science Politique (UMR 8209). Il est l’auteur notamment de L’Europe des Européens. Enquête comparative sur les perceptions de l’Europe, Paris, Economica, 2010 (en co-direction avec Nicolas Hubé, Marine de Lassalle, Jay Rowel) ; La démocratie représentative, Paris, Montchrestien, 4ème édition en 2003 et Le cens caché, Paris, Éditions du Seuil, 4ème édition augmentée en 1993.
3Savoir/agir : Pour commencer par une question très générale, qu’est-ce-qui vous a le plus frappés dans cette séquence électorale ?
4Patrick Lehingue : Je ne suis pas sûr qu’il y ait des choses radicalement nouvelles par rapport aux scrutins comparables. C’est toujours le problème : à chaud, nous sommes souvent prisonniers d’une couverture médiatique qui tend à valoriser le nouveau, le scoop, l’inédit, l’inouï. Mais dès qu’on a un tout petit recul, que l’on sort de cette période d’effervescence collective qu’est une séquence électorale, on réalise qu’il n’y a pas nécessairement d’éléments structurellement nouveaux. En revanche la campagne de 2007 a été marquée par des ruptures plus prononcées comme le taux d’abstention historiquement bas aux présidentielles, historiquement élevé aux législatives, une offre de candidatures renouvelée, un fort brouillage des lignes idéologiques. Cette année, il s’agit davantage d’une élection de remise en ordre, voire par certains aspects d’un vote référendaire classique pour ou contre le président sortant.
5Daniel Gaxie : Ce qui me frappe c’est la marginalisation des élections parlementaires. Certes ce n’est pas nouveau mais cela s’est renforcé et surtout c’est une exception en Europe. En Allemagne, en Espagne, en Grande-Bretagne, les élections structurantes sont les élections parlementaires. Ici, quand on interroge les gens, l’élection de premier rang, c’est l’élection présidentielle et les élections législatives, on les oublie, on ne s’y intéresse pas, ce qui s’est traduit par un taux d’abstention considérable. Le scrutin législatif de juin 2012 a confirmé que le choix des députés, quand il fait immédiatement suite à la désignation du chef de l’État, est devenu une « élection de second ordre », peinant à mobiliser beaucoup plus d’un inscrit sur deux : pour la métropole, on a enregistré 41,3 % d’abstentions au premier tour (soit 1,7 % de plus qu’en 2007 où avait déjà été battu le record historique d’abstentions à des élections législatives depuis 1848) et 43,35 % au second (+3,35 par rapport à 2007).
6Autre élément qui s’est accentué : on enregistre une combinaison de phénomènes. D’une part, dans ce type d’élections nationalisées, il y a engouement pour des candidats et pour la campagne. Mais d’autre part, ce qui caractérise la période actuelle, c’est l’ampleur du sentiment de défiance, de scepticisme, de désillusion par rapport à la politique. On a donc une synthèse contradictoire qui produit des types particuliers de votes, des votes sans illusion. Ce n’est pas nouveau mais cela s’est considérablement renforcé, y compris chez des électeurs très « pro-Hollande ». Ils veulent y croire mais, raisonnablement, ils n’y croient plus. En tout cas, c’est ce qui ressort de nombreux entretiens réalisés avec des électeurs.
7Savoir/agir : Avez-vous mené des enquêtes pendant cette séquence électorale ?
8Patrick Lehingue : Dans le cadre des élections de 2012, un groupe d’une soixantaine de chercheurs s’est constitué autour d’un sigle commun, SPEL, sociologie politique des élections.
9Au sein du groupe SPEL, il existe plusieurs programmes de recherche dont l’un porte directement sur les électeurs. Nous avons réalisé une série d’entretiens avec un échantillon d’électeurs, qui n’a pas prétention à être représentatif mais qui est diversifié. Il s’agit d’entretiens panélisés, c’est-à-dire répétés plusieurs fois avec la même personne à différents moments de la campagne. Nous sommes une trentaine de chercheurs dans ce programme de recherche et avons 80 enquêtés, sur la base d’une grille d’entretien commune. Nous avons commencé les séries d’entretiens en octobre 2011 et interrogé ces 80 personnes à plusieurs moments de la campagne et après les résultats. Nous les rencontrerons encore une fois début 2013. L’objectif est d’étudier non seulement les ressorts de la décision électorale mais aussi les rapports au politique hors période de campagne électorale.
10Un second axe de recherche repose sur de gros questionnaires comportant de nombreuses questions ouvertes auprès d’étudiants de première année de faculté de droit et d’instituts d’études politiques dans une dizaine de villes, distribués en deux vagues, avant et pendant la campagne électorale. Nous avons recueilli environ 5 000 questionnaires pour la première vague. Il s’agit bien entendu d’une population très spécifique, des étudiants de première année, mais compte tenu de la relative démocratisation de l’enseignement supérieur, nous ne sommes plus dans le schéma des Héritiers que décrivaient Bourdieu et Passeron [1] dans les années 1960. Par exemple à Amiens, à la Faculté de droit, en première année, on compte 40 % de boursiers et 30 % d’enfants d’ouvriers et d’employés. Donc, en diversifiant les sites, entre Amiens, Lille, Toulouse, Strasbourg et Paris par exemple, on peut saisir des choses intéressantes. Le codage de ces données est en cours mais c’est un travail très lourd, qui repose sur des financements précaires, voire inexistants !
11L’objectif de ces enquêtes est de mieux saisir les modes de structuration des préférences politiques, en relation avec les expériences de socialisation dans les groupes primaires, c’est-à-dire dans la famille, les groupes d’amis et les premières expériences de travail.
12Dans l’équipe SPEL, un groupe travaille aussi sur les meetings, un autre sur les sondages, un autre encore sur les enjeux de campagne avec notamment un gros travail sur les groupes d’intérêt et le lobbying pendant les élections.
13Savoir/agir : Qu’apportent ces enquêtes sur les électeurs de plus ou de différent par rapport aux enquêtes d’opinion réalisées par les instituts de sondages ?
14Patrick Lehingue : Nous sommes aujourd’hui dans un degré d’ignorance sur les électeurs qui est très problématique et paradoxal. Le nombre d’enquêtes d’opinion n’a jamais été aussi important que cette année (près de 400 sondages pré-électoraux publiés en vingt mois) et pourtant nous ne savons désormais presque plus rien sur des problèmes basiques comme la structure des électorats. Une dizaine d’instituts se partagent le marché des sondages politiques, dont certains ont réalisé jusqu’à 25 enquêtes chacun depuis 18 mois. Pourtant nous sommes aujourd’hui incapables de disposer de données fiables sur des choses aussi simples que la structure par âge ou par sexe de l’électorat, pour le dire vite, de Le Pen, de Hollande ou de Sarkozy.
15Les instituts ont renoncé aux sondages « sortie des urnes » peu exploitables quand il s’agit de donner à 20 heures le dimanche les fameuses fourchettes. Ils ne réalisent que des sondages qu’ils appellent « le jour du vote », dont 6 ont été réalisés uniquement en ligne, ce qui entraîne des biais importants dans l’échantillonnage. Je les ai tous collectés et les résultats sont aberrants. On peut certes admettre des différences de un, deux ou trois points mais là les résultats sont inexploitables car totalement contradictoires d’un institut à l’autre. Pour ne citer que deux exemples, le vote des ouvriers pour Jean-Luc Mélenchon au premier tour se situe selon les instituts entre 8 et 22 % ! Pour Ipsos, il aurait réalisé 8 % chez les 18-24 ans, contre 15 % selon Viavoice dans la même classe d’âge. Du coup, toutes les grandes mythologies comme « le vote Le Pen comme premier vote des ouvriers » ou « le vote Mélenchon comme vote bobo », peuvent prospérer sans reposer sur des enquêtes sérieuses… Il n’y a plus de données fiables sur des variables aussi importantes que la tripartition « salarié du public, du privé et indépendant », sur le sentiment d’appartenir à une classe sociale, sur les contextes résidentiels, etc. Auparavant on avait quand même un minimum de garanties sur les données au fondement des commentaires. Mais aujourd’hui on peut dire tout et n’importe quoi ! Même pour les enquêtes réalisées le jour du second tour, alors que les choses sont plus simples puisque le choix se réduit à deux candidats, les distributions sont contradictoires d’un institut à un autre. Alors que Sarkozy est présenté comme majoritaire chez les 18-24 ans ayant voté par Viavoice (60 %), Ipsos et l’Ifop (respectivement 57 et 54 %), il est donné minoritaire par la Sofres et CSA (47 %-48 %). Selon les instituts, Hollande réaliserait entre 51 et 57 % chez les cadres supérieurs et entre 57 et 68 % chez les ouvriers. C’est encore pire sur les distributions annoncées par niveau de diplômes : Hollande recueillerait 59 % des voix des électeurs sans diplôme pour Ipsos, contre 40 % selon CSA !
16Savoir/agir : Revenons un peu sur les biais de méthodes que vous évoquez dans les enquêtes d’opinion. Quels sont les problèmes que posent les enquêtes en ligne ?
17Patrick Lehingue : La moitié des sondages ont été réalisés en ligne pour des raisons de coût évidentes mais cela biaise gravement les échantillons. Il y a une auto-sélection des répondants et tous ceux qui ne disposent pas d’un ordinateur et d’une connexion internet ne sont pas interrogés. Les instituts se vantent d’avoir des échantillons de 100 000, 200 000, parfois même un million de panélistes dans lesquels ils puisent. Mais on ne sait pas à combien de personnes ils envoient le questionnaire ni sur quels critères. À partir de là, ils travaillent sur des échantillons dont on ignore tout des principes de constitution, des méthodes de redressement, des motivations à répondre … l’opacité sur les méthodes est totale.
18Daniel Gaxie : Il faut ajouter que les instruments utilisés sont extraordinairement grossiers. Pour les professions et catégories socio-professionnelles (PCS), c’est le premier niveau de la nomenclature Insee qui est utilisé, à savoir notamment les catégories « employés », « ouvriers », « professions intermédiaires ». Du coup des situations très différentes sont amalgamées pour produire des chiffres. Pour les professions intermédiaires par exemple, des catégories très variées par leurs orientations comme les représentants de commerce, les professeurs des écoles, des salariés du public et du privé sont artificiellement regroupées. À partir de là, on calcule un vote moyen des professions intermédiaires pour Jean-Luc Mélenchon par exemple, ce qui n’a pas beaucoup de sens…
19Il ne s’agit pas seulement d’une querelle de spécialistes. Est donnée à voir une réalité des comportements des électeurs totalement faussée et donc lourde d’effets politiques potentiels. S’est ainsi développée une représentation largement faussée de ce qu’est « l’électorat Le Pen ». Parler même d’« électorat Le Pen » au singulier introduit le présupposé que tous les électeurs qui ont déposé le même bulletin dans l’urne ont des choses en commun, qu’ils pensent la même chose et qu’ils pensent autrement que les autres. Or les choses sont plus complexes. C’est pour cela que nous réalisons des enquêtes qualitatives, à partir d’entretiens approfondis durant lesquels la parole est donnée aux électeurs. Notre objectif est de comprendre les différents éléments qui se combinent dans la fabrication des rapports au politique et des choix électoraux en partant des expériences concrètes des individus.
20Savoir/agir : Comment expliquer cette raréfaction des sondages « sortie des urnes » et des grandes enquêtes de sociologie électorale qui permettaient quand même de disposer de données plus solides qu’aujourd’hui ?
21Patrick Lehingue : Une des raisons tient à un certain air du temps, une humeur idéologique au sens fort du terme, c’est-à-dire la conviction de plus en plus répandue qu’il n’existe plus de pré-orientation sociale des préférences électorales. Donc, pour certains commentateurs politiques ou même chercheurs, travailler sur ce qu’on appelle péjorativement des « variables lourdes », à savoir les caractéristiques sociales, revient à effectuer un travail de lourdauds !
22Daniel Gaxie : Il convient de rappeler que la plupart des enquêtes d’opinion sont réalisées par des instituts privés et donc dans une perspective commerciale et non à des fins de connaissance. Ils vendent des services d’études à des clients, principalement des médias, qui ne sont pas demandeurs de raffinement et de sophistication sociologiques. Les instituts de sondages ont d’ailleurs beaucoup de difficultés à faire que leurs clients précisent les marges d’erreurs. Ceux-ci n’ont pas intérêt à cette complication. Quand des journalistes disent « Sarkozy passe devant Hollande », cela ne veut rien dire, compte tenu des marges d’erreurs. Mais leur intérêt c’est de publier ce résultat et non d’entrer dans la cuisine des méthodes et des marges d’erreurs. Cela me semble être le mécanisme principal pour comprendre la pauvreté des enquêtes par sondages aujourd’hui.
23Savoir/agir : Que pensez-vous des analyses qui se sont beaucoup développées ces dernières années consistant à mettre l’accent sur des variables culturelles, sur « l’insécurisation culturelle » pour reprendre les termes d’une étude financée par la Fondation Jean Jaurès [2], pour expliquer le vote pour le Front national notamment ?
24Daniel Gaxie : Toutes ces enquêtes coûtent beaucoup d’argent pour des résultats assez minces… S’agissant de ce qu’il est convenu d’appeler « l’électorat Front national ou Le Pen », cela repose sur un certain nombre d’illusions : d’abord celle de l’homogénéité et ensuite celle de l’originalité, qu’il conviendrait de déconstruire.
25À propos de l’homogénéité qui est présupposée dans l’expression « l’électorat Front national », je pense qu’il vaudrait mieux parler de conglomérat. Ce terme renvoie à la coexistence de segments extrêmement différents sur trois plans : d’abord en ce qui concerne les réseaux qui amènent certains électeurs à faire ce choix à un moment donné, ensuite par rapport au degré d’investissement dans leur choix, enfin quant aux raisons même des choix. Les degrés d’adhésion pour le même vote sont très variables même s’il existe des mécanismes d’homogénéisation.
26Les électeurs qui votent Le Pen forment un conglomérat de gens qui pensent des choses différentes et parfois contradictoires. Par exemple, certains pensent qu’il faut arrêter de donner des aides sociales, quand d’autres disent « il faut nous réserver les aides sociales » et ne pas les verser aux immigrés. Certains segments sont très attentifs aux thèmes de l’ordre, de la morale ; d’autres sont très préoccupés par la question des impôts, du nombre de fonctionnaires, des politiques sociales ; d’autres encore sont extrêmement sensibles à la question de l’immigration, de manière d’ailleurs fort différente. Donc tous les électeurs de Le Pen ne pensent pas la même chose et tous ceux qui pensent la même chose ne votent pas Le Pen… Ce qui fait tenir ensemble ces différents segments, c’est le fait que le FN est un parti de droite radicale, mais aussi un parti marginal. Une partie importante de sa capacité de mobilisation électorale résulte du fait que ce n’est pas un parti de gouvernement et qu’il n’a donc jamais été associé à une coalition au pouvoir. C’est ce qui explique que les candidats de droite radicale – c’est vrai en France avec Le Pen père et fille mais aussi dans d’autres pays d’Europe où l’extrême droite se développe – sont capables de tenir ensemble l’espace d’un scrutin à la fois des petits commerçants, des petits indépendants et des ouvriers. Cette situation, au regard de l’histoire des clivages politiques, est une prouesse électorale et une énigme sociologique, rendues possibles par le fait qu’il s’agit de partis de la droite radicale mais aussi de partis marginaux. Beaucoup d’électeurs que nous avons interrogés nous disent : « On a tout essayé, la droite, la gauche alors pourquoi pas ceux-là ! ».
27Patrick Lehingue : Les analyses en termes d’insécurité culturelle pour expliquer le vote Le Pen sont devenues le propos politologique qui se développe partout. Il repose sur l’idée selon laquelle on pourrait faire une démarcation très claire entre les électeurs FN motivés par l’insécurité économique, la peur de perdre leur emploi et d’autres qui choisiraient ce vote par un sentiment d’insécurité culturelle, qui relèverait d’une crainte sur les modes de vie, la morale, la culture nationale, etc. Certains chercheurs construisent des indices pour distinguer les deux types d’insécurité. Cela me semble d’un haut degré d’irréalisme sociologique !
28Si on raisonne à partir de données de géographie électorale, en prenant le cas de l’Aisne par exemple, « le » vote Le Pen culmine dans les zones rurales anciennement industrialisées, où le taux de chômage atteint des niveaux records et qui sont marquées par une quasi-disparition des lieux de sociabilité classiques ! Dans la majorité des communes de ce département, il n’existe plus aucun commerce (épicerie, café), aucun service public, plus de médecin, plus d’école, plus de bureau de poste… Il y a un abandon, douloureusement ressenti, de la puissance publique qui entraîne une paupérisation des liens sociaux. Une sortie d’école, c’est là où on peut échanger avec d’autres parents d’élèves ; dans les commerces ou les cafés, c’est là où les gens discutent, y compris de politique. Aujourd’hui, certains individus se retrouvent véritablement isolés, avec pour le coup une influence immédiate, c’est-à-dire sans médiation, des grands médias, de la télévision notamment.
29C’est une évolution très importante à prendre en compte dans les analyses. Les groupes primaires, dans lesquels continue à se forger l’essentiel des orientations politiques, ont tendance à se diluer. Les groupes de travail, de voisinage, voire même les groupes familiaux, se disloquent. Cela renvoie à des transformations macro-sociales profondes mais est aussi à mettre en lien avec les politiques de démantèlement des services publics. C’est pour cela que nous avons besoin d’enquêtes qualitatives fines pour étudier les variations de comportements politiques en fonction du statut public/privé, du degré de précarité des modes de vie, de la présence ou non de militants syndicaux sur les lieux de travail, des pratiques de sociabilités et des contextes résidentiels. Toutes ces variables sont à prendre en compte pour comprendre les rapports au politique et les choix électoraux.
30Savoir agir : Tout cela fait écho aux travaux de Guy Michelat et Michel Simon [3] qui montrent bien que la méfiance envers les hommes et les femmes politiques s’est considérablement développée ces trente dernières années. Ceux qui déclarent que « la droite et la gauche c’est la même chose » ou que la marge d’action des gouvernants est infime, sont de plus en plus nombreux. On voit donc se développer ce que vous appelez « un vote sans illusion » qui ne recoupe pas complètement « le vote désinvesti » [4].
31Daniel Gaxie : Oui, il y a toujours des votes désinvestis et des votes investis. Les votes désinvestis étaient déjà des votes sans illusion mais aujourd’hui des votes investis peuvent être des votes sans illusion. Je m’explique. Un vote investi, c’est le fait d’accorder de l’importance à son vote, d’y réfléchir à l’avance, de peser le pour ou le contre. Un vote désinvesti, c’est un vote décidé au dernier moment, surtout pour accomplir son devoir électoral mais sans réelle conviction et, surtout, sans y accorder beaucoup d’importance, sans en attendre grand chose.
32Il faut insister sur un point important. Peu d’enquêtes donnent aux électeurs la possibilité d’exprimer leur point de vue de manière approfondie, avec leurs propres mots. On se contente souvent de brèves réactions à des questions fermées où la personne interrogée se borne à reprendre l’une des réponses qu’on lui suggère. Mais quand la parole leur est donnée, survient un problème que l’on peut nommer « l’illusion du communisme linguistique ». Il s’agit de l’illusion selon laquelle tous ceux qui parlent français partagent la même langue. C’est une illusion dans beaucoup de domaines, notamment quand on s’intéresse aux rapports au politique. Les mêmes mots ne charrient pas toujours les mêmes représentations, ne signifient pas forcément la même chose, par exemple dans les milieux populaires et chez des intellectuels. Lorsque nous avons travaillé sur le rapport à l’Europe par exemple, certaines argumentations se référaient à des préoccupations d’apparence nationale, voire nationaliste. Mais il ne faut pas se laisser piéger par cette apparence. Quand quelqu’un dit : « on n’aime pas l’Europe car c’est l’euro etc. »… en fait, en brocardant l’euro, il veut parler du pouvoir d’achat. Il n’a pas forcément d’avis sur les politiques monétaires et sur l’euro. Il veut dire simplement qu’il était moins pauvre avant. C’est une illusion de penser que tous les électeurs du Front national partagent les analyses monétaires et économiques du parti. Il ne faut pas analyser le vote à l’aune du sens que des intellectuels ou des commentateurs lui donnent. Certes les acteurs politiques travaillent à imposer des principes de vision des divisions du monde social, comme disait Bourdieu. Cette vision des divisions peut éventuellement être adaptée pour certains citoyens mais pas par tous. Et l’appropriation de ces principes de représentation peut être très diverse selon les électeurs. La réception n’est pas forcément conforme à l’émission des discours politiques. Il existe toutes sortes de mécanismes de retraduction.
33Le rapport au politique est extrêmement variable selon les individus et dépend surtout du niveau d’éducation, ou mieux, du capital culturel. Alors qu’est-ce qui varie ? Tout (intérêt, attention, information, mode de pensée), et notamment la capacité à entrer dans un mode de pensée généralisant. C’est un privilège social que de pouvoir regarder les choses de haut, sans forcément se fonder sur sa seule expérience personnelle. Cette capacité est très inégalement répartie. Donc il y a problème si on impute ce mode de pensée généralisant à tout le monde. C’est ce que font pourtant les interprètes des sondages, aidés en cela par la technique de ceux-ci, qui homogénéise des réponses qui sont produites en réalité selon des logiques très différentes. Il y a donc un risque de procéder à des interprétations ethnocentriques des votes, en imputant aux électeurs des modes de pensée généralisants qu’ils n’ont pas. Il faut rompre avec la vision homogénéisante de trop nombreux spécialistes du commentaire politique qui partagent le présupposé d’un rapport unique et universel au politique et qui tombent bien souvent dans le piège du « communisme linguistique » ! C’est d’autant plus nécessaire que les inégalités par rapport au politique n’ont jamais été aussi affirmées. Pour les élections législatives, l’écart entre le taux d’abstention dans les beaux quartiers et dans les quartiers populaires n’a jamais été aussi important.
34Patrick Lehingue : L’élection présidentielle est considérée comme une élection de très haute intensité mais elle ne l’est pas pour tout le monde. En 2007, le niveau d’abstention était d’environ 15 % avec assez peu d’écarts géographiques. J’ai repris pour 2012 les 50 cantons où le taux d’abstention est le plus élevé. Globalement pour la France entière, entre 2007 et 2012, l’abstention a progressé de 4 points et dans ces 50 cantons-là, la hausse est presque deux fois plus importante (plus de 7 points). L’écart des taux d’abstention pour ces 50 cantons urbains et la moyenne nationale était en 2007 (au premier tour de l’élection présidentielle) de 8 points ; il passe à 11,5 % en 2012.
35Ce tableau appelle plusieurs remarques. Les 50 cantons recouvrent presque systématiquement les communes urbaines les plus défavorisées sous le rapport du revenu par habitant, du taux de chômage ou de la proportion de résidents issus de l’immigration (Roubaix, Tourcoing, Saint-Denis, Stains, Sarcelles, Aubervilliers, Forbach). La conversion de la ségrégation sociale en ségrégation spatiale s’y lit également dans la présence, à l’intérieur de grandes communes socialement plus composites, de quartiers généralement classés en zones urbaines sensibles (Calais, Blois, Colmar, Mulhouse, Strasbourg, Le Havre, Reims) [5].
Évolution des taux d’abstention dans les 50 cantons métropolitains (sur près de 4 000) les plus abstentionnistes au premier tour de la présidentielle de 2012
Évolution des taux d’abstention dans les 50 cantons métropolitains (sur près de 4 000) les plus abstentionnistes au premier tour de la présidentielle de 2012
36Dans plus de la moitié des cas (27 sur 50), ces cantons sont compris dans des communes avec une municipalité communiste (Bobigny, Stains, Saint-Denis, Vénissieux, Vaulx en Velin) mais plus encore dans des communes autrefois dirigées par le PCF (Amiens, Le Havre, Reims, Saint-Dizier, Nîmes, Bourges, Calais, Drancy, Sarcelles, Le Mans, Aubervilliers…) où la quasi-disparition des structures d’encadrement et lieux de sociabilités populaires (cellules locales, comités de la Confédération nationale du logement, fêtes de quartier …) rend de plus en plus improbable la mobilisation électorale des agents sociaux les plus éloignés de la politique. Pour un tiers des habitants de ces cantons très populaires, l’élection présidentielle n’est plus ce moment unique où – exceptionnellement – ils se déplaçaient pour voter. S’agissant des législatives, l’abstention est supérieure à 50 %, et on tend pour ce type d’élection à se rapprocher des scrutins de faible intensité comme les régionales (un résident sur trois seulement se déplace).
37Daniel Gaxie : Il est très clair qu’aujourd’hui le taux de participation est maximal dans les beaux quartiers. Le rapport au politique est variable socialement et de plus en plus l’implication dans le politique est un privilège social. La maîtrise du politique en est un autre, qui se traduit par une très forte participation dans les beaux quartiers. Les catégories dominantes entretiennent un rapport de familiarité avec le politique. Il existe une corrélation entre le prix du mètre carré et la probabilité de participer aux élections, de la même façon qu’il y avait une corrélation entre le prix du mètre carré et le fait de voter oui au référendum sur le traité européen en 2005.
38Patrick Lehingue : L’abstention, même dans un scrutin de forte intensité comme l’est un premier tour d’élection présidentielle, demeure fortement corrélée avec le revenu des habitants. J’ai mis en relation le niveau de revenu fiscal moyen par ménage en 2010 avec le taux d’abstention en 2012 dans les 200 communes urbaines les plus importantes. Cet échantillon comprend les 96 communes préfectures ainsi que toutes les villes-centres d’agglomérations urbaines peuplées de plus de 40 000 habitants en France métropolitaine. Un écart interdécile de revenu de 1 à 2,2 se traduit par un écart de participation de 1 à 1,3 %. Concrètement, dans les dix villes les plus riches de France, l’abstention s’élève en moyenne à 19,32 % et elle atteint 28,63 % dans les dix villes les plus pauvres.
Revenu moyen des ménages et taux d’abstention (champs : 200 plus « grandes » communes françaises)*,**,***
Revenu moyen des ménages et taux d’abstention (champs : 200 plus « grandes » communes françaises)*,**,***
* Vincennes, Marcq en Bareuil, Antony, Paris, Levallois-Perret, Meudon, Boulogne-Billancourt, Rueil-Malmaison, Versailles, Neuilly sur Seine.** Soit les 20 communes où le revenu fiscal par ménage est le plus important.
*** Roubaix, Creil, Liévin, Saint-Denis, Bobigny, Maubeuge, Boulogne sur Mer, Lens, Tourcoing, Vénissieux.
39Au passage, on voit que, mieux que les sondages, les données agrégées au niveau géographique nous apprennent des choses intéressantes. Par exemple, le vote Mélenchon s’est beaucoup nationalisé par rapport aux zones d’implantation traditionnelles du PCF. Le candidat du Front de Gauche réalise moins de 5 % au premier tour de la présidentielle dans seulement 3 circonscriptions métropolitaines sur 541 et il dépasse 20 % dans seulement 7 circonscriptions. En revanche, pour les élections législatives, le vote pour le Front de Gauche dépend beaucoup de la présence d’un notable local et la dispersion géographique du vote est beaucoup plus forte.
Votes pour Jean-Luc Mélenchon et le Front de Gauche par circonscriptions métropolitaines
Votes pour Jean-Luc Mélenchon et le Front de Gauche par circonscriptions métropolitaines
40Au premier tour de la présidentielle, il y a donc une faible dispersion du vote pour Jean-Luc Mélenchon. Il est légèrement sur-représenté dans les anciens bastions communistes, mais pas de manière exceptionnelle et le phénomène vraiment nouveau par rapport à l’ancien vote communiste, c’est le niveau relativement élevé du vote Mélenchon, plus de 10 %, dans les grandes métropoles (où sont généralement présents des sites universitaires importants), là où le Parti communiste était devenu quasiment inexistant. C’est le cas par exemple à Strasbourg, Rennes, Angers où Mélenchon atteint 12,13 % des suffrages. Parallèlement, on peut à partir des données agrégées par canton, démontrer le caractère très rural désormais du vote Le Pen. Il varie de façon linéaire en proportion inverse de la taille de la commune.
41Savoir/agir : Cette campagne a été l’occasion pour bon nombre d’acteurs politiques et de journalistes d’user et d’abuser du mot « populisme », notamment en renvoyant dos à dos Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon. Que révèle cette inflation de l’usage du mot « populisme » ?
42Daniel Gaxie : On assiste à l’expression de plus en plus répandue d’un mépris de classe, reposant sur l’équation postulée « prolos + péri-urbains = vote Le Pen », en occultant le fait que des chefs d’entreprises, des membres des professions libérales et des cadres votent Front national. Le populisme ne constitue pas une catégorie d’analyse mais une catégorie à analyser. C’est un instrument de lutte, qui sert à stigmatiser l’adversaire et qui est commode pour mettre dans le même sac la droite et la gauche radicales. C’est une catégorie fourre-tout, à laquelle un certain nombre d’essayistes tentent de donner une validité intellectuelle. En faisant cela, ils donnent une légitimité intellectuelle à ceux qui ont intérêt à stigmatiser, à écarter, et à marginaliser ceux qu’ils désignent comme populistes.
43Patrick Lehingue : Cette façon de renvoyer dos à dos l’extrême droite et ce qui est désigné comme extrême gauche révèle également le caractère inadéquat des instruments politologiques par rapport à la manière dont les gens raisonnent. Traditionnellement, on demande aux gens de se situer sur une échelle à 7 barreaux qui va de l’extrême gauche à l’extrême droite. Mais cela ne fait pas forcément sens pour tout le monde. Il est arrivé par exemple en entretien qu’une personne déclare hésiter entre voter Bayrou et Le Pen, alors qu’il paraît totalement irrationnel d’hésiter entre l’extrême droite et l’extrême centre ! Mais lorsqu’on discute plus longuement avec l’intéressé, il ressort que ces deux candidats lui apparaissent comme marginaux, ne sont pas des établis en politique. La claque qu’avait donnée François Bayrou à un jeune en 2007 revient parfois dans les entretiens, tout comme le fait que Marine Le Pen parle un langage compréhensible. Ce type de raisonnement revient très souvent lorsqu’on oblige quelqu’un à développer un discours politique qu’il n’aurait pas forcément produit en dehors des situations d’enquête.
44Savoir/agir : Le niveau record d’abstention aux élections législatives est donc selon vous le signe d’une démobilisation politique de plus en plus massive dans les classes populaires ?
45Patrick Lehingue : Les écarts de participation n’ont jamais été aussi importants entre zones géographiques et entre groupes sociaux. Selon certaines enquêtes (certes fragiles), par exemple celle de ViaVoice pour le second tour des législatives, on obtiendrait un taux d’abstention de 70 % chez les ouvriers. Cette accentuation des écarts rend de plus en plus problématiques les lectures classiques à travers des catégories d’entendement uniquement « politologiques » (distribution des électeurs en fonction d’orientations partisanes « révélées » par leur vote). Avec toutes les précautions d’usage que requiert l’interprétation littérale de données de sondage, ces biais de lecture apparaissent nettement quand on compare des calculs effectués sur la base étroite des seuls suffrages exprimés ou sur le fondement plus large de l’ensemble des inscrits, en intégrant les pratiques d’abstention. Dans le second cas, l’abstention apparaît comme la pratique « choisie » par la majorité des « jeunes » (ici moins de 45 ans), des employés et des ouvriers, et de ceux disposant des revenus les plus modestes (moins de 1 200 €/mois).
La distribution des « préférences » électorales. Législatives 2012 (2ème tour)*
La distribution des « préférences » électorales. Législatives 2012 (2ème tour)*
* Sondage Ipsos pour Le Monde réalisé du 14 au 16 juin 2012 auprès de 3 000 personnes dans 414 circonscriptions avec duel gauche-droite.46Compte tenu du niveau record d’abstention et si on considère les résultats par rapport au nombre d’électeurs inscrits, les bases sociales « classiques » des deux grandes formations politiques en lice pour le second tour des législatives (à 90 % des candidats de l’UMP et du Parti socialiste) ressortent comme singulièrement étroites : pour l’UMP, 45 % des personnes âgées, 40 % des travailleurs indépendants, un tiers des revenus les plus élevés et pour la gauche, à peine un cinquième des inscrits de moins de 24 ans, moins d’un quart des inscrits aux plus faibles revenus, moins de 30 % des ouvriers et des employés…
47Savoir/agir : Pour terminer, peut-on dire que la crise économique a contribué à transformer les rapports au politique et les comportements électoraux ?
48Daniel Gaxie : Indéniablement, la crise a intensifié le scepticisme et le désinvestissement politiques, en particulier dans les fractions les plus touchées, c’est-à-dire dans les classes populaires. La crise a aussi contribué à distendre encore plus les liens entre les catégories populaires et la gauche de gouvernement.
49Patrick Lehingue : Un élément qui n’est pas lié à la crise tient à la quasi-disparition du personnel politique issu des classes populaires. C’est un élément décisif pour comprendre la démobilisation politique croissante dans ces milieux.
Notes
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[1]
Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les héritiers : les étudiants et la culture, Paris, Les Éditions de Minuit, 1964.
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[2]
Alain Mergier et Jerôme Fourquet, Le point de rupture. Enquête sur les ressorts du vote FN en milieux populaires, Fondation Jean Jaurès, 2011.
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[3]
Guy Michelat et Michel Simon, « Le peuple, la crise, et la politique », La Pensée, mars 2012, Hors série, supplément au n° 368.
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[4]
Daniel Gaxie, « Le vote désinvesti. Quelques éléments d’analyse des rapports au vote », Politix, année 1993, Volume 6, numéro 22, pp. 138-164.
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[5]
La liste des 50 cantons métropolitains les plus abstentionnistes lors des législatives de 2012 recoupe aux deux tiers cette première liste. S’y intercalent principalement douze cantons franciliens dont quatre localisés dans le Val d’Oise (Garges-les-Gonesse Est et Ouest, Villers-le-Bel, Goussainville), quatre en Seine-Saint-Denis (Bondy N-O, Le Bourget, La Courneuve, Épinay), un dans le Val de Marne (Ivry E) et un dans les Yvelines (Meulan). Avec cinq cantons non cités dans la première liste, la province est moins représentée : trois dans la Moselle sidérurgique (Florange, Algrange, Hayange), un dans la Marne (Reims 9), et un dans l’Hérault (Montpellier 9).