Notes
-
[1]
D’après Lavaca (collectif). Sin patrón, Buenos Aires : Editora Lavaca, 2004, 320 p.
-
[2]
Malgré quelques fluctuations, le chômage tourne autour de 5% avant le coup d’État de 1976. Voir Rapoport M., Historia económica, social y política de Argentina, Buenos Aires, Emece, 2007,1148 p.
-
[3]
D’après les chiffres de l’Indec, « l’Insee argentine ».
-
[4]
Ibid.
-
[5]
On désigne par ce mot la série de manifestations massives, parfois violentes, qui eurent lieu les 19 et 20 décembre 2001, faisant 28 morts et poussant le président Fernando de la Ruá, qui avait succédé à Carlos Menem, à la démission. Leur cause directe était une décision du gouvernement, devant la crise de la dette qui faisait suite à celle du Mexique en 2004 et à celle du Brésil en 1999, de limiter les retraits de fonds dans les banques et d’interdire les transferts à l’étranger.
-
[6]
Merklen D., Quartiers populaires, quartiers politiques. Paris, La Dispute, 2009.
-
[7]
Fajn G. (dir.), Fábricas y empresas recuperadas, protesta social, autogestión y rupturas en la subjectividad, Buenos Aires, Éditions Centro Cultural de la Cooperación, 2003.
-
[8]
Quijoux M., Autogestions et appropriations populaires par les classes populaires en Argentine, Thèse de doctorat en sociologie, Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3, 2009.
-
[9]
Les trotskistes en question sont des membres du PTS, Parti des travailleurs pour le socialisme. Il s’agit d’un groupuscule composé essentiellement d’étudiants de l’université de Buenos Aires et de quelques ouvriers, dont certains provenant d’usines récupérées. Soutenant une ligne plutôt orthodoxe, ils tentent néanmoins de diversifier leurs méthodes de propagande, insistant sur la nécessité de rendre leur parti visible dans les mobilisations et dans les médias. À cette fin, ils ont même créé leur télévision sur internet, Tv pts. Très présents pendant les mobilisations ayant suivi les cacerolazos, ils obtiennent aujourd’hui moins d’un pour cent des votes aux différentes élections.
-
[10]
Non sans réticences de la part d’une grande partie du groupe qui voulait absolument terminer la commande en cours.
-
[11]
Ce modèle n’existe pas en Argentine. Les partis d’extrême gauche ont tenté d’imposer ces nationalisations pour certaines usines, bien qu’il n’y ait pas de cadre législatif pour cela. Ces demandes étaient donc irrecevables pour la loi argentine.
-
[12]
D’après Lea (prénom anonymisé), jeune ouvrière de Brukman. Entretien réalisé en mars 2004.
-
[13]
L’avocat en question se nomme Luis Caro. Il est également président du Mouvement national des fabriques récupérées par les travailleurs (MNFRT). Avocat polémique pour des fréquentations politiques sulfureuses, notamment avec d’anciens putschistes, il revendique plus de 80 entreprises récupérées dans son mouvement. Pour plus d’informations, voir Quijoux, op.cit.
-
[14]
Entretien réalisé en mars 2004.
-
[15]
Entretien réalisé avec Gloria, en octobre 2006.
-
[16]
Pour plus d’informations sur la lutte à Global, voir Quijoux, op.cit.
-
[17]
On désigne en général par « effet tequila » les conséquences de la crise mexicaine, déclenchée en décembre 1994 par la soudaine dévaluation du peso mexicain, sur d’autres pays et notamment l’Argentine.
-
[18]
Voir Rappoport, op. cit.
-
[19]
Goffman E. La mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Minuit, 1973.
-
[20]
Thompson E. La formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Seuil, 1988.
-
[21]
Goffman, op. cit.
-
[22]
Voir Balladares C., Entre la “fabrica bajo patrón” y la “cooperativa de trabajadores”. Apuntes sobre una empresa recuperada argentina, Buenos Aires, Mimeo, 2007 ; Fernandez Alvarez M. I. De la supervivencia a la dignidad. Una etnografía de los procesos de “recuperación” de fabricas en la cuidad de Buenos Aires, 336 p. Thèse d’anthropologie, Universidad de Buenos Aires, École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2006 ; Rebon J., Desobedeciendo al desempleo, la experiencia de empresas recuperadas, Buenos Aires, Ediciones Picaso/ la Rosa Blindada, 2004.
1Depuis la fin des années 1990, l’Argentine connaît une mobilisation sociale singulière : plus de cent-soixante entreprises ont été occupées puis progressivement récupérées par leurs salariés sur l’ensemble du territoire [1]. Écoles, hôtels, journaux, hôpitaux, textile... tous les secteurs d’activités sont touchés, bien que l’industrie reste la plus concernée. Cette mobilisation intervient suite à trente ans de politiques néolibérales : introduites au moment du coup d’État militaire de 1976 afin de « moderniser » l’économie et de lutter contre le péronisme, elles constituent à partir des années 1990 l’essentiel de l’action politique du double mandat de Carlos Menem. Au nom de la lutte contre l’inflation, son gouvernement privatise de nombreuses entreprises publiques, libéralise le marché du travail, et arrime le peso au dollar. L’industrie connaît également un recul historique, fragilisée par la spéculation financière et par une monnaie nationale devenue peu compétitive. À la fin des années 1990, bien que l’inflation soit – temporairement – maîtrisée, le bilan économique et social du pays est désastreux : historiquement faibles [2], chômage et sous-emploi cumulés touchent alors un travailleur sur trois [3] ; plus globalement, un Argentin sur deux vit désormais en dessous du seuil de pauvreté [4]. L’arrivée en 1999 du président de centre gauche Fernando de la Ruá n’y changera rien. Au contraire, en maintenant l’ensemble des politiques mises en œuvre par son prédécesseur, il précipitera le pays vers la banqueroute, provoquant les 19 et 20 décembre 2001, des émeutes et une crise politique majeure (les cacerolazos [5]).
2Cette période de crise économique et sociale coïncide avec l’apparition des premières récupérations d’entreprise : en 1996, dans la banlieue de Buenos Aires, les ouvriers d’une entreprise de construction frigorifique décident d’occuper leur espace de travail afin de protester contre la fermeture de leur usine. Après une longue bataille contre l’État et les patrons, ils obtiennent une expropriation temporaire de l’usine et le statut de coopérative. À la veille de l’an 2000, dans un contexte de crise généralisée, d’autres usines connaissent le même sort, mais le phénomène reste encore très circonscrit. Il connait une expansion rapide au lendemain des cacerolazos. L’effondrement de l’économie nationale et des pouvoirs publics, crée une situation propice aux mobilisations sociales [6]. Les entreprises récupérées étaient une dizaine avant décembre 2001, leur nombre est multiplié par six en quelques mois [7].
3Aux côtés des mouvements animés par les chômeurs (piqueteros), les assemblées de quartiers et les partis d’extrême-gauche, ces entreprises sont généralement associées aux luttes ouvrières les plus politisées et les plus radicales. La nature de ce phénomène (occupation et autogestion ouvrière) incline à penser que ces luttes correspondent à des « traditions » de type marxiste, opposant travail et capital. Or, une enquête ethnographique menée de 2003 à 2009 [8] vient tempérer cette idée. L’étude menée au sein de deux entreprises récupérées de la capitale – l’une de textile, l’autre de ballons de baudruche – révèle une genèse de lutte inédite : loin de s’opposer à leur hiérarchie, l’occupation et la récupération de ces usines s’inscrivent au contraire dans la conservation d’une certaine culture au travail, clairement établie par leur ancien patron. À partir de ces deux cas, cet article se propose de revenir sur les origines de ces mobilisations au travail et de montrer en quoi leurs mécanismes relèvent davantage de formes de domination culturelle au travail que de luttes traditionnelles contre l’oppression patronale.
Des mobilisations politiques ?
4Au lendemain des révoltes des 19 et 20 décembre 2001, dans un contexte d’effervescence politique, certaines occupations d’entreprises deviennent emblématiques. L’une d’entre elles est l’usine des textiles Brukman. Occupant principalement des femmes, cette usine de Buenos Aires devient rapidement un symbole des mobilisations en cours. Débutant seulement vingt-quatre heures avant les cacerolazos, la mobilisation fait suite à plusieurs années de baisse continuelle des salaires et des prestations. Le 18 décembre 2001, leur patron n’a que deux pesos – deux dollars à l’époque – à leur proposer en guise de salaire hebdomadaire. Sur la centaine d’ouvrières présentes, une petite vingtaine protestent et réclament une meilleure paye. Surpris et acculé, le patron fait mine d’aller chercher l’argent mais ne reviendra jamais. Commence alors une lutte « inconsciente » pour ce petit groupe d’ouvrières : elles attendent le patron plus qu’elles n’occupent l’usine. En dépit de la baisse substantielle de leurs salaires, elles continuent à vouer une confiance absolue à celui « qui leur a tant apporté » par le passé. Ces couturières se distinguent donc déjà fortement de l’image d’ouvrière combative et politisée, souvent associée à l’occupation et à l’autogestion.
5La suite de leur lutte va cependant changer cela. Au bout d’un mois d’attente du patron, un petit groupe de militants trotskistes [9] leur rend visite. Ils trouvent des ouvrières souvent apeurées par la répression des cacerolazos observées depuis les fenêtres de l’usine, craignant une intervention similaire. Ils réussissent à les rassurer mais surtout à les convaincre que le patron ne reviendra pas. Face à ce qu’elles considèrent comme une profonde trahison, elles se laissent aussi persuader de vendre le stock et de relancer la production sous « contrôle ouvrier » [10]. Ces militants ne leur apportent pas seulement un soutien logistique extérieur. Ils suscitent une politisation rapide et radicale de leur mobilisation. En l’absence de toute expérience et compétence politiques, les ouvrières de Brukman reprennent à leur compte, sur fond d’illégitimité patronale, un répertoire d’actions collectives et de revendications très tranché : elles refusent le statut de coopérative pour exiger « la nationalisation de l’usine sous contrôle ouvrier » [11]. Elles organisent l’occupation par roulement, jour et nuit, des manifestations, des coupures de route et des occupations d’administration. En parallèle, elles relancent la production et se familiarisent avec les décisions collectives et horizontales. À deux reprises, elles mettent en échec des tentatives d’expulsion, ce qui accroît leur notoriété : Brukman devient un lieu de rassemblement de l’ensemble des mouvements sociaux d’alors. Elles incarnent ce qui a été condamné par les cacerolazos, notamment le cynisme de la classe patronale.
6Néanmoins, leur action et leur image d’ouvrières combatives montrent progressivement des limites : la lutte s’enlise et elles sont expulsées de l’usine en avril 2003. Ce qui révèle de profondes disparités : l’apport politique des militants est très inégalement adopté par le groupe, ce qui conduit dès le début à une profonde division entre travail militant et travail à la production. L’adhésion à la mobilisation est très partielle et les revendications sont généralement incomprises par les ouvrières. En dehors d’une poignée de leaders converties au « contrôle ouvrier », les autres « sont habituées à être derrière leur machine, à ce qu’on leur apporte le travail et c’est tout » [12]. L’expulsion met surtout en lumière le décalage entre les propriétés sociales de ces « actrices » – leur habitus – et leur mobilisation, construite par des militants extérieurs, sur fond de contestation sociale. Ces ouvrières ne manquent pas seulement de compétences politiques, elles ont longtemps aussi entretenu un rapport particulier à l’usine et au patron, qui s’est révélé contradictoire avec certaines méthodes et revendications mises en avant au cours de la mobilisation.
Culture productiviste et conduite zélée
7Fin décembre 2003, après avoir campé pendant des mois à ses abords, les ouvrières réintègrent triomphalement l’usine. Elles ont finalement accepté le statut de coopérative, ce qui a permis le règlement institutionnel du conflit. Mais les derniers mois ont laissé des traces : elles ont écarté leurs soutiens trotskistes pour se rapprocher d’un avocat péroniste, classé plutôt à droite [13]. Elles ont été sensibles à son discours modéré, centré sur l’indépendance politique, le respect de la légalité, de la production et de l’emploi. Au cours d’un entretien réalisé en 2004, une ouvrière rejetait ainsi avec véhémence l’appartenance politique – de circonstance – à l’extrême gauche : « Parmi nous, personne n’est d’extrême gauche. C’est pour ça que je te dis que ne je trouvais pas ça bien [les modes de lutte] » [14]. Tout comme elle, nombreuses sont celles qui aujourd’hui regrettent le contenu de cette lutte. Elles sont convaincues qu’un règlement pacifique aurait été plus rapide et moins douloureux. Ce sentiment s’explique à la fois par l’âpreté de la mobilisation et par le profil des ouvrières elles-mêmes. Leurs conduites, pratiques et discours, associés à une histoire de leur sociabilité au travail, révèlent en effet des dispositions sociologiques originales au regard de la mobilisation et de l’autogestion. Jusqu’à la « récupération », elles n’avaient jamais considéré leur patron comme un ennemi. Dans leur trajectoire sociale, il représentait au contraire le garant de nouvelles conditions d’existence, sûres et durables. Immigrées, femmes au foyer ou travailleuses à domicile, elles avaient connu des conditions de travail et d’emploi souvent précaires. Leur arrivée chez Brukman s’apparentait davantage à une ascension sociale dans laquelle le patron jouait un rôle essentiel. En échange d’une productivité élevée et d’une discipline de fer, il assurait la stabilité de l’emploi et de « confortables » revenus tirés d’un salaire à la pièce et de nombreuses heures supplémentaires. Autrement dit, en contrepartie d’une conduite zélée, le patron leur offrait les conditions d’une assise sociale et matérielle jusque-là inconnue. À une époque où les salaires réels dégringolaient et où le chômage masculin s’affirmait, il leur réservait « un traitement de faveur », notamment en leur « gardant » heures supplémentaires et primes, alors très disputées. Elles constituaient de substantielles mannes financières et revêtaient surtout un caractère symbolique crucial, consacrant des hiérarchies où ces ouvrières étaient distinguées. Autrefois subalternes et précarisées, elles connaissaient désormais, grâce au patron, un statut social valorisé.
8Ce rapport social est peut-être encore plus affirmé au sein de l’autre usine étudiée ici. Global, une PME de ballons de baudruche située dans un quartier périphérique de Buenos Aires, est une entreprise datant des années 1940. Elle fut créée à l’initiative de deux industriels polonais, par ailleurs frère et sœur. Dès le départ, ils pratiquent une « politique maison » singulière. Les relations hiérarchiques ne sont pas seulement franches, voire amicales, comme dans de nombreuses PME. Ce sont des relations de type paternaliste, consciencieusement instaurées pour stabiliser une main d’œuvre volatile. À l’instar de l’usine Brukman, le personnel de l’usine est en effet quasi totalement d’origine « immigrée » : de « l’intérieur du pays » (Corrientes, Chaco, Formosa) ou des pays limitrophes (Paraguay, Pérou, Bolivie). Dans les deux cas, elle est issue d’un milieu rural socialement défavorisé. Arrivés jeunes dans la capitale et soumis aux travaux les plus pénibles et les plus précaires (emplois domestiques, du nettoyage ou du secteur du BTP), leur embauche à Global constitue une opportunité pour sécuriser des trajectoires fragiles par la stabilité de l’emploi et des revenus. Mais elle signifie plus : par la nature des relations professionnelles, l’entreprise crée les conditions d’une existence sociale valorisée, en exigeant certes un investissement productif intense. Les conduites les plus zélées sont récompensées par des « avantages maisons », des prêts ou des services, souvent accompagnés de félicitations informelles. « Je me souviens que le patron disait qu’il aimait voir ses ouvriers heureux », me racontait une salariée en 2006 [15]. Pour ces salariés dont certains resteront toute leur vie dans l’entreprise, le sentiment d’appartenance et de reconnaissance est grand, notamment à l’égard de leurs patrons. Ceux-ci sont non seulement à l’origine de conditions matérielles convenables, de l’accès durable à un niveau de vie supérieur. Ils constituent également de puissantes sources d’identification et de catégorisation, à travers l’incorporation d’une culture d’entreprise spécifique.
Économie morale et chute d’un monde social
9La mobilisation à Global intervient plus tardivement que chez Brukman. Elle aboutit fin 2005 à la création d’une coopérative ouvrière [16]. Bien que les deux usines se distinguent par leur histoire, leur composition ou leur « récupération », elles ont en commun le profil dominant de leurs salariés. À leurs yeux, le patron incarne une autorité à la fois juste et protectrice. En échange d’une conduite disciplinée et productive, ils en reçoivent des rétributions, matérielles et symboliques, qui confirment une certaine suprématie ouvrière. Dans le cas de Global, le patron a même la figure « d’un père », tant pour la sécurisation des parcours de vie que pour la nature des relations professionnelles. Les ouvriers de Brukman et Global s’inscrivent donc dans des rapports sociaux de travail qui se caractérisent par l’incorporation d’une culture patronale, à laquelle on accorde confiance et légitimité.
10Or, à partir des années 1990, cette culture patronale connaît une série de grands chambardements. L’économie argentine se convertit au néolibéralisme. Le travail se libère de ses « contraintes ». Le patronat argentin ne tarde pas à adopter les nouveaux paradigmes de la mondialisation. L’heure est aux profits et aux gains de productivité, au détriment de l’emploi et du travail. Mais une crise grave (effet tequila [17]) apparaît rapidement. Loin de freiner la libéralisation financière, elle devient prétexte à démanteler l’économie nationale. Les réformes se multiplient, ainsi que le non-respect de la législation du travail (non-paiement des charges, des salaires, etc.). Dans un tel contexte, les patrons des usines Brukman et Global ne restent insensibles ni au modèle néolibéral, ni aux mesures prises par l’administration Menem (exonération de charges patronales, développement des contrats partiels et sans indemnités de licenciements, etc.) [18]. Cela commence dès le début des années 1990 pour Brukman, plus tardivement pour Global. À Brukman, de nombreuses ouvrières sont officiellement licenciées mais continuent à travailler au noir. Entre conversion idéologique et crise économique, il est de moins en moins question d’inculquer le travail et la discipline, l’intérêt se portant désormais sur les objectifs à atteindre et les gains de productivité : licenciements, baisse des salaires, suppression des heures supplémentaires, augmentation des cadences, enfin travail « au noir ». On pourrait croire que les fondements de l’ancienne culture patronale sont menacés. En réalité, elle reste relativement épargnée : en dépit de ces nouvelles politiques, les patrons gardent la même « façade » [19], la même conduite proche et amicale. Autrement dit, ils entretiennent l’illusion des relations professionnelles d’antan pour mieux exploiter le sentiment d’appartenance à l’entreprise de ces ouvriers. Solidaires d’un patron qui leur a « depuis toujours » « tant » apporté, ils se soumettent par fidélité aux sacrifices qu’imposent officiellement, non pas les patrons, mais les difficultés extérieures à l’usine. Car en définitive, ils veulent échapper au pire pour des salariés qui se considèrent comme les meilleurs : le chômage. Leur loyauté presque inconditionnelle doit les en préserver.
11Quand ces salariés prennent conscience de l’abandon (Brukman) ou de la fermeture (Global) de l’usine par leurs patrons, la mobilisation relève donc davantage de l’économie morale [20] que de raisons proprement politiques. Ils réalisent le « cynisme » [21] dont ils ont été victimes, par une personne pourtant à l’origine de leur ascension économique et sociale. En abandonnant « ses » meilleurs ouvriers, le patron leur vole non seulement des années de sacrifices, mais il ne respecte plus les termes d’un contrat moral qu’il avait lui-même imposé : récompenser une conduite ouvrière faite de discipline et de productivité, par l’assurance d’une rétribution matérielle et symbolique. Autrement dit, l’assurance de leur valeur sociale.
12L’originalité du décalage souligné ici entre les acteurs – « ouvriers zélés » – et la mobilisation – récupération d’usine – ne signifie pas qu’il s’agit de luttes isolées ou de type « exotique ». Au contraire, de nombreuses recherches sur le phénomène incitent à penser que ce décalage est récurrent [22]. On peut alors se poser la question de son incidence sur l’autogestion, et plus généralement sur la viabilité de ces usines. Premier constat : plus de dix ans après les premières récupérations, presque aucune de ces cent-soixante entreprises n’a mis la clef sous la porte. Certaines ont bien au contraire connu un regain d’activité remarquable. Mais elles ne doivent pas occulter les contraintes qui pèsent sur ces coopératives. Ainsi, à Brukman comme à la Nueva Esperanza (ex-Global), les conditions de travail et de rémunérations se sont considérablement dégradées. La vétusté des installations, le manque de personnel qualifié et la concurrence fragilisent ces entreprises, parfois au bord de l’implosion. Outre ces difficultés structurelles, on peut noter que les anciens ouvriers modèles peinent à travailler ensemble, à « coopérer ». Aguerris à la productivité et aux salaires à la pièce, ils vivent parfois mal le passage à l’autogestion. Dépendant des aides des autorités locales et fédérales, et profitant d’une économie nationale relativement florissante, ces entreprises « s’en sortent » aujourd’hui. Mais tout changement de conjoncture politique ou économique les mettrait en péril.
Notes
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[1]
D’après Lavaca (collectif). Sin patrón, Buenos Aires : Editora Lavaca, 2004, 320 p.
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[2]
Malgré quelques fluctuations, le chômage tourne autour de 5% avant le coup d’État de 1976. Voir Rapoport M., Historia económica, social y política de Argentina, Buenos Aires, Emece, 2007,1148 p.
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[3]
D’après les chiffres de l’Indec, « l’Insee argentine ».
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[4]
Ibid.
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[5]
On désigne par ce mot la série de manifestations massives, parfois violentes, qui eurent lieu les 19 et 20 décembre 2001, faisant 28 morts et poussant le président Fernando de la Ruá, qui avait succédé à Carlos Menem, à la démission. Leur cause directe était une décision du gouvernement, devant la crise de la dette qui faisait suite à celle du Mexique en 2004 et à celle du Brésil en 1999, de limiter les retraits de fonds dans les banques et d’interdire les transferts à l’étranger.
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[6]
Merklen D., Quartiers populaires, quartiers politiques. Paris, La Dispute, 2009.
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[7]
Fajn G. (dir.), Fábricas y empresas recuperadas, protesta social, autogestión y rupturas en la subjectividad, Buenos Aires, Éditions Centro Cultural de la Cooperación, 2003.
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[8]
Quijoux M., Autogestions et appropriations populaires par les classes populaires en Argentine, Thèse de doctorat en sociologie, Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3, 2009.
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[9]
Les trotskistes en question sont des membres du PTS, Parti des travailleurs pour le socialisme. Il s’agit d’un groupuscule composé essentiellement d’étudiants de l’université de Buenos Aires et de quelques ouvriers, dont certains provenant d’usines récupérées. Soutenant une ligne plutôt orthodoxe, ils tentent néanmoins de diversifier leurs méthodes de propagande, insistant sur la nécessité de rendre leur parti visible dans les mobilisations et dans les médias. À cette fin, ils ont même créé leur télévision sur internet, Tv pts. Très présents pendant les mobilisations ayant suivi les cacerolazos, ils obtiennent aujourd’hui moins d’un pour cent des votes aux différentes élections.
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[10]
Non sans réticences de la part d’une grande partie du groupe qui voulait absolument terminer la commande en cours.
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[11]
Ce modèle n’existe pas en Argentine. Les partis d’extrême gauche ont tenté d’imposer ces nationalisations pour certaines usines, bien qu’il n’y ait pas de cadre législatif pour cela. Ces demandes étaient donc irrecevables pour la loi argentine.
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[12]
D’après Lea (prénom anonymisé), jeune ouvrière de Brukman. Entretien réalisé en mars 2004.
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[13]
L’avocat en question se nomme Luis Caro. Il est également président du Mouvement national des fabriques récupérées par les travailleurs (MNFRT). Avocat polémique pour des fréquentations politiques sulfureuses, notamment avec d’anciens putschistes, il revendique plus de 80 entreprises récupérées dans son mouvement. Pour plus d’informations, voir Quijoux, op.cit.
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[14]
Entretien réalisé en mars 2004.
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[15]
Entretien réalisé avec Gloria, en octobre 2006.
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[16]
Pour plus d’informations sur la lutte à Global, voir Quijoux, op.cit.
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[17]
On désigne en général par « effet tequila » les conséquences de la crise mexicaine, déclenchée en décembre 1994 par la soudaine dévaluation du peso mexicain, sur d’autres pays et notamment l’Argentine.
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[18]
Voir Rappoport, op. cit.
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[19]
Goffman E. La mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Minuit, 1973.
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[20]
Thompson E. La formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Seuil, 1988.
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[21]
Goffman, op. cit.
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[22]
Voir Balladares C., Entre la “fabrica bajo patrón” y la “cooperativa de trabajadores”. Apuntes sobre una empresa recuperada argentina, Buenos Aires, Mimeo, 2007 ; Fernandez Alvarez M. I. De la supervivencia a la dignidad. Una etnografía de los procesos de “recuperación” de fabricas en la cuidad de Buenos Aires, 336 p. Thèse d’anthropologie, Universidad de Buenos Aires, École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2006 ; Rebon J., Desobedeciendo al desempleo, la experiencia de empresas recuperadas, Buenos Aires, Ediciones Picaso/ la Rosa Blindada, 2004.