Notes
-
[1]
Pour une analyse de la constitution de ce comité et du processus réformateur, voir l’article récent de Patrick Le Lidec : « Réformer sous contrainte d’injonction contradictoire : l’exemple du Comité Balladur sur la réforme des collectivités locale », Revue française d’administration publique, n°131, 2009.
-
[2]
Établissement Public de Coopération Intercommunale. Il s’agit du terme juridique (et générique) consacré pour désigner les différents régimes de coopération, et notamment ceux destinés à se généraliser : communautés de commune, d’agglomération, urbaines. Au premier janvier 2009, 87,3 3% de la population française métropolitaine vit sous l’empire d’un établissement public de coopération intercommunale à fiscalité propre, contre un peu plus de 25% en 1993 (DGCL 2009).
-
[3]
Brice Hortefeux, ministre de l’Intérieur, déclare ainsi lors du 92ème congrès de l’AMF en novembre 2009 : « Cette réforme, je vous le dis, nous allons la réussir ensemble car le gouvernement avance avec une conviction simple : la réforme ambitieuse des collectivités de notre pays passe par le respect des communes ».
-
[4]
Hortefeux au congrès de l’AMF : « […] Mes instructions aux Préfets seront très claires : il faudra privilégier la concertation. Il doit s’agir d’un exercice de coproduction entre le préfet et la CDCI, même si l’on doit conserver un minimum d’incitation pour progresser ».
-
[5]
Ces institutions sont conçues dans le projet de loi comme des formes d’intercommunalité fortement intégrées, susceptibles de placer les grandes agglomérations françaises dans la concurrence internationale.
-
[6]
Cette analyse vaut pour les réformes de l’intercommunalité et mériterait d’être éprouvée sur d’autres champs de réforme. La réforme de la taxe professionnelle livre, à première vue, une forme de recentralisation des enjeux fiscaux et une image plus pertinente de l’opposition local/ national.
-
[7]
Patrick Le Lidec, art. cité.
-
[8]
Pour les grandes communautés, ces écarts peuvent être considérables. À la communauté urbaine de Lille par exemple, la représentativité démographique d’un conseiller communautaire va de 178 habitants pour la plus petite commune à 7874 pour la plus grande, soit un rapport de 1 à 44.
-
[9]
L’association des régions de France (ARF), l’association des départements (ADF).
-
[10]
L’association des communautés de France (ADCF), l’association des communautés urbaines de France (ACUF).
-
[11]
Par exemple : l’association des maires des grandes villes de France (AMGVF) ; l’association nationale des élus de la montagne (ANEM).
-
[12]
Sur cet exemple précurseur, comme sur la période récente, on pourra se référer aux travaux de Patrick Le Lidec : Les maires dans la République. L’Association des Maires de France, élément constitutif des régimes politiques français depuis 1907, Thèse de science politique, université de Paris I, 2001.
-
[13]
Cour des Comptes, Rapport public particulier au Président de la République, L’intercommunalité en France, novembre 2005, 370 p.
-
[14]
Réponse du ministère de l’Intérieur à la question écrite n° 03800 de M. Jean Louis Masson, publié au JO du Sénat du 05/11/2009, page 2583.
-
[15]
Voir par exemple : Rémy Le Saout, Le Pouvoir intercommunal. Sociologie des présidents de établissements intercommunaux, Orléans : Cahiers du laboratoire des collectivités locales, 2000 ; David Guéranger, Daniel Kuebler, « Existe-t-il une élite métropolitaine ? Une comparaison quantitative franco-suisse », dans Bernard Jouve & Christian Lefèvre (dir.), Horizons métropolitains : projets et politiques urbaines en Europe, Lausanne : Presses Polytechniques et Universitaires Romandes, 2003.
-
[16]
Sébastien Vignon, « Les élus des petites communes face à la ‘démocratie d’expertise’ intercommunale. Les ‘semi-professionnels’ de la politique locale », dans Sylvain Barone & Aurélia Troupel (dir.), Battre campagne. Les élections municipales en milieu rural, Paris, L’Harmattan, 2010 (à paraître).
-
[17]
Philippe Garraud, Profession : Homme politique. La carrière politique des maires urbains, Paris, L’Harmattan, 1998.
-
[18]
Cf. Patrick Le Lidec, Rémy Le Saout, Jacques Caillosse : « Le procès en légitimité démocratique des EPCI », Pouvoirs locaux, n°48, 2001, p. 91-97.
-
[19]
Cf. Fabien Desage, « Un régime de grande coalition permanente ? Éléments lillois pour une sociologie des consensus intercommunaux », Politix, n°88, 2009.
-
[20]
Ce constat mériterait d’être nuancé dans le cas de très petites communes.
-
[21]
Cf. Nicolas Bué, Fabien Desage et Laurent Matejko, « Enjeux (inter)communaux ? Constitution, traduction et euphémisation des questions intercommunales lors des élections municipales 2001 dans la Communauté urbaine de Lille », in Lagroye (J.), Lehingue (P.), Sawicki (F.), dir., Mobilisations électorales, PUF/ CURAPP, 2005, p. 241-277.
-
[22]
Pour une analyse plus détaillée : Fabien Desage et David Guéranger, La politique confisquée. Sociologie des réformes et des institutions intercommunales, Éditions du Croquant, 2010 (à paraître).
1Moins médiatisées que celles concernant les régions et les départements, les dispositions du récent projet de loi de réforme des collectivités territoriales relatives à l’intercommunalité sont pourtant les plus nombreuses. À en croire leurs promoteurs, il s’agirait d’achever la couverture du territoire et de rationaliser l’organisation des structures existantes, afin d’en faire les échelons privilégiés de l’administration locale à côté des régions et de contribuer de la sorte à la cause désormais « sacrée » de la réduction des dépenses publiques. L’instauration d’un nouveau mode d’élection des conseillers communautaires est présentée quant à elle comme un moyen de mettre un terme au vieux débat sur le « déficit démocratique » de l’intercommunalité. Le texte (déposé devant le Sénat le 21 octobre 2009) est toujours en discussion au moment où l’on écrit cet article et il est donc trop tôt pour évaluer ce qui restera des ambitions gouvernementales à l’issue du travail parlementaire. Le contenu du projet de loi, largement inspiré des préconisations du « Comité pour la réforme des collectivités locales » présidé par Édouard Balladur [1], permet néanmoins d’avancer qu’en matière d’intercommunalité, de révolution institutionnelle il n’y aura point.
2Loin du volontarisme revendiqué, cette énième réforme tend plutôt en effet à consacrer certains traits saillants du fonctionnement actuel et passé, largement acceptés par les élus locaux et leurs associations : un quasi monopole des maires dans la représentation de leurs communes au sein des EPCI [2], une gestion politique interpartisane (« consensuelle » diraient ses protagonistes) des politiques publiques locales, une opacité des procédures de décision et une faible publicité des débats. L’analyse de la réforme en cours et du fonctionnement politique des institutions intercommunales permet de prendre à revers les oppositions – invoquées par les élus eux-mêmes – entre local et national, entre communes et intercommunalité. En fait d’opposition, les élus locaux ont largement influencé les réformes successives, tout comme ils ont jusqu’à présent domestiqué les institutions qui en sont issues.
3Aussi, le développement quantitatif récent de l’intercommunalité – que le projet de loi entend parachever – ne doit pas tromper. Plus qu’une remise en cause progressive de l’échelon communal et du pouvoir des maires, plus que l’affirmation de nouvelles institutions souveraines à l’échelle des aires urbaines, il traduit surtout – en même temps qu’il contribue à – l’autonomisation croissante des représentants élus par rapport à leurs mandants dans la production de l’action publique locale.
L’imbrication du national et du local
4Le lancement d’une réforme est toujours l’occasion pour ses initiateurs et porte-parole de l’investir de toutes les promesses, en oubliant par la même occasion les espoirs parfois très similaires placés dans les précédentes lois. La dernière en date ne fait pas exception. Président de la République, ministres et députés de la majorité UMP y sont chacun allés de leurs appels au « bon sens » ou à la « responsabilité » que justifieraient l’importance du rendez-vous institutionnel et l’urgence de la réforme. Le refrain est bien connu, à force d’être égrené ad libitum depuis la fin des années 1950 : les collectivités territoriales françaises seraient trop « nombreuses », le territoire institutionnel « morcelé », les structures « empilées » et il s’agirait dès lors de « rationaliser » la carte administrative et de « clarifier » la répartition des compétences. Ce volontarisme revendiqué peut parfois prendre la forme d’une certaine défiance envers les élus locaux lorsqu’ils sont jugés, comme les collectivités locales, trop nombreux et trop coûteux. La critique ne laisse de surprendre lorsqu’on sait qu’elle émane … d’élus locaux ou d’anciens élus locaux bien établis : un président de la République d’abord maire de Neuilly puis président du conseil général des Hauts de Seine ; un Premier ministre d’abord maire de Sablé-sur-Sarthe, ancien président du conseil général de la Sarthe puis du conseil régional des pays de la Loire, un ministre délégué aux collectivités locales d’abord maire de Massiac et vice-président du conseil général du Cantal.
5Cet apparent paradoxe est en fait la marque d’un système politique où les espaces politiques locaux et national sont fortement interdépendants et interconnectés. S’il n’en a pas toujours été ainsi, le fait de détenir un mandat local est aujourd’hui une ressource cruciale pour accéder aux responsabilités gouvernementales. L’étude des réformes de l’intercommunalité fait ainsi apparaître un tournant dans les années 1970 dont Raymond Marcellin est une figure emblématique. Il laisse dans l’histoire l’image d’un homme autoritaire, marqué par sa gestion des événements de 1968 comme par ses velléités de fusionner les communes en 1971. Il se démarque pourtant de ses prédécesseurs par un ancrage politique local plus net et un soutien moins inconditionnel au mouvement gaulliste, incarnant de ce fait le mouvement d’encastrement croissant des positions politiques nationales et locales qui s’amorce alors, conforté sous l’effet des lois de décentralisation de 1982.
6Ce mouvement s’opère également par le truchement d’associations d’élus qui, depuis l’entre-deux-guerres, n’ont cessé d’être plus présentes, plus influentes et mieux connectées aux réseaux réformateurs. L’Association des maires de France (AMF) est la plus ancienne et la plus connue mais elle est rejointe aujourd’hui par d’autres qui, à l’instar de l’Association des communautés de France (ADCF) ou de l’Association des communautés urbaines de France (ACUF), revendiquent aujourd’hui une expérience, une expertise et une légitimité propres sur les questions intercommunales.
7Tout projet de réforme, plus que l’expression unilatérale d’une volonté gouvernementale, est le résultat d’un compromis entre objectifs réformateurs et revendications des élus locaux et de leurs associations. On retrouve ainsi dans le récent projet de loi l’essentiel des préconisations présentes dans le livre blanc de l’ADCF (« Pour un agenda 2015 de l’intercommunalité »). Les gouvernants se voient également contraints de conjurer tout dispositif autoritaire et de donner des gages aux maires pour s’assurer de leur collaboration dans la mise en œuvre de la réforme [3]. Ainsi, la commission chargée de « toiletter » le paysage intercommunal dans le récent projet de loi est-elle composée exclusivement d’élus locaux [4]. La création des « métropoles » [5] dans les grandes agglomérations se fera sur le mode du volontariat, contrairement aux préconisations du comité Balladur. De même, les « communes nouvelles » ne seront créées qu’avec l’accord des conseils municipaux des communes concernées, bien loin du spectre des « fusions autoritaires ».
8Cette situation relativise ainsi l’opposition pourtant commode entre « centre et périphérie », voire entre majorité présidentielle et opposition, souvent brandie par les élus locaux. Dès lors, l’avenir des réformes intercommunales semble moins dépendre de la capacité de l’exécutif à « tenir » face aux pressions des élus locaux que de la façon dont s’imbriquent ces intérêts et horizons d’action [6]. Plus exactement, l’avenir de la réforme se joue notamment dans la prise en compte des revendications des différentes catégories d’élus locaux dominants, présidents d’exécutifs en tête.
Un corporatisme des élus locaux
9Si les préconisations du comité Balladur intégraient déjà largement leurs revendications [7], le projet de loi semble aller plus loin encore dans le respect de leurs intérêts, pour ce qui concerne l’intercommunalité tout du moins. Par exemple, les problèmes de représentativité démographique des élus communautaires, que les réformateurs ont un temps souhaité résorber, sont finalement laissés en l’état pour privilégier la représentation des communes à celle de la population [8]. Plus généralement, l’examen attentif des dispositions du projet met en relief les concessions faites aux intérêts catégoriels des maires.
10Le phénomène n’est pas nouveau : on assiste depuis les lois de décentralisation à une multiplication d’associations censées défendre et représenter ici un niveau de collectivité [9], là un type d’institution [10], là encore un espace spécifique [11]. Ce foisonnement se caractérise par un même renforcement des logiques catégorielles et, de manière corollaire, un affaiblissement des marqueurs partisans dans la production des réformes concernant les institutions locales. Exemple précurseur, l’AMF naît en 1925 de la fusion de deux associations qui, pourtant politiquement divergentes, donnent corps à une organisation unique où la défense des intérêts corporatistes prend le pas sur l’expression des clivages partisans [12]. Aujourd’hui, les associations qui défendent les EPCI arborent un pluralisme politique édifiant qui traduit (autant qu’il l’impose) la nécessité de dépolitiser les négociations avec le gouvernement en faisant primer des enjeux corporatistes du personnel politique. Ce corporatisme s’alimente des voies de professionnalisation inédites que les EPCI ont pu offrir aux élus locaux.
11En effet, une conséquence notable – et en partie inattendue – du développement de l’intercommunalité est qu’elle multiplie les possibilités pour les élus de vivre de la politique, et non plus seulement pour la politique, pour reprendre la distinction célèbre de Max Weber. En cumulant les indemnités des niveaux communal et intercommunal, certains maires trouvent l’occasion d’engager ou d’approfondir une carrière politique. De ce point de vue, si plusieurs lois de la décennie 1990 ont largement affirmé et renforcé le statut d’élu local, la décennie 2000 a vu l’élargissement de ces dispositions aux mandats intercommunaux : droit d’absence, crédit d’heures, droit de suspension de l’activité professionnelle, droit à la formation professionnelle, remboursement de frais, indemnités de fonction, assurance maladie, régime de retraite. Pour s’en tenir aux seules indemnités, le tableau ci-dessous montre bien que celles du niveau intercommunal s’ajoutent plus qu’elles ne se substituent à celles du niveau communal. Stigmatiser le surcoût occasionné par le développement des EPCI et l’inflation fiscale qui en découle n’est pas chose nouvelle, mais la critique cible généralement les appareils administratifs et oublie le plus souvent le personnel politique [13].
Montant des indemnités versées aux élus des communes et EPCI (en millions d’euros) [14]
Montant des indemnités versées aux élus des communes et EPCI (en millions d’euros) [14]
12Si les postes au sein de l’exécutif offrent aux élus locaux des perspectives de professionnalisation, tous ne disposent pas des mêmes chances d’y accéder. Malgré l’absence d’enquêtes systématiques sur le sujet, les travaux disponibles montrent notamment que les femmes, les ouvriers ou les employés y sont encore plus fortement sous-représentés que dans les autres assemblées ; à l’inverse, les certifications conférées par un diplôme du supérieur ou une profession libérale pèsent dans les institutions intercommunales au moins autant – sinon plus – qu’au niveau municipal [15]. Les logiques de recrutement qui prévalent dans les petites communautés rurales, pour différentes qu’elles soient, tendent toutefois à s’aligner progressivement sur celles en milieu urbain, à mesure que les EPCI s’intègrent et concentrent des ressources d’action publique et de notabilité plus importantes [16]. Dans les arènes feutrées des exécutifs intercommunaux, sont particulièrement valorisés les savoirs techniques, managériaux et gestionnaires, censés s’ajuster aux prérogatives et à la rhétorique du « projet » qui caractérisent ces structures. La disponibilité requise par un mandat exécutif intercommunal, en sus du mandat municipal, est un autre aspect important. Elle favorise notamment l’investissement des retraités, qui trouvent dans les institutions intercommunales un moyen efficace pour convertir l’expérience acquise sur le terrain professionnel en ressources symboliques et économiques. À défaut, elle rend plus délicate la possibilité d’exercer un tel mandat sans chercher à en vivre. En résumé, si les instances intercommunales confortent un mouvement déjà ancien de professionnalisation des maires [17], c’est en renforçant plus qu’en modifiant les logiques de sélection sous-jacentes.
13On comprend mieux, dans ces conditions, les limites imposées au « volontarisme réformateur ». Ainsi, la proposition du comité Balladur d’intégrer les postes exécutifs intercommunaux dans la liste de ceux concernés par la loi sur le cumul des mandats a-t-elle disparu du projet de loi déposé devant le Sénat récemment. De même, la limitation à 15 du nombre de vice-présidents fait-elle déjà l’objet d’un grand nombre d’amendements visant à élever ou à supprimer ce plafond. L’avenir de la réforme semble donc largement dépendre de sa capacité à ménager les « corporatismes des élus locaux », au premier rang desquels celui des maires.
Le renforcement des maires
14Face au développement des EPCI et à la multiplication de leurs compétences ces dix dernières années, la question de leur légitimité démocratique revient de manière récurrente dans le débat politique (faute d’apparaître dans le débat public d’ailleurs). Plusieurs voix se sont ainsi élevées pour appeler à la démocratisation de ces instances qui, en dépit des budgets colossaux qu’elles ont à gérer et des taxes qu’elles prélèvent, sont composées d’élus du second degré. Même si la démocratisation n’apparaît pas comme l’objectif central de la réforme actuelle, les réformateurs n’ont pu ignorer le « procès en légitimité démocratique » fait à l’intercommunalité depuis une dizaine d’années [18]. Mais là encore, le fonctionnement concret des EPCI, organisé autour de la figure centrale du maire, permet de douter de cette démocratisation annoncée.
15Jusqu’à présent, ce sont théoriquement les conseillers municipaux qui élisent leurs représentants dans les EPCI, ceux-ci élisant à leur tour l’exécutif communautaire, président et vice-présidents. En pratique, c’est moins d’une élection que d’une désignation qu’il s’agit. Les délégués des communes sont proposés par le maire, comme il choisit ses adjoints ; quant aux postes de l’exécutif, ce sont encore les maires qui les répartissent, un usage répandu consistant à ce que chacun se voit attribuer une vice-présidence, en réservant la présidence à la commune la plus peuplée. Cette appropriation des règles de représentation a pour objet de prévenir l’autonomisation de l’EPCI, en donnant à chaque maire un pouvoir de contrôle formel des décisions intercommunales, et un pouvoir quasi absolu lorsque celles-ci concernent sa propre commune. Le transfert d’une compétence à l’EPCI ne dépossède donc pas la commune mais, pour être plus précis, le conseil et les acteurs de la vie démocratique municipale ; en revanche, il renforce le maire dans le rôle de porte-parole et d’intercesseur quasi exclusif des intérêts de la commune. Si l’hypothèse d’un « présidentialisme municipal » pouvait être contrebalancée par le rôle et l’autonomie accordée à certains adjoints, ce dernier argument perd de sa force à mesure que se développent les institutions intercommunales.
16Au sein de l’exécutif intercommunal, cette désignation aboutit à un mode de gestion « entre-soi », une collaboration entre pairs. Certes, les ressources intercommunales sont hiérarchisées, et une vice-présidence aux finances est plus prestigieuse qu’une vice-présidence aux « relations avec le monde agricole ». Néanmoins, les membres de l’exécutif n’entretiennent ni relation hiérarchique ni relation tutélaire entre eux, et le président n’est lui-même qu’un primus inter pares. Le fonctionnement politique de l’EPCI subit très largement l’influence de cette « proximité » des membres de l’exécutif, les relations fonctionnelles se muant rapidement en relations personnelles et en connivence. Il valorise ainsi certains traits de comportement singuliers, et notamment des dispositions et savoir-faire qui ne sont pas sans faire songer à ceux de l’homme de cour, bien analysés par Norbert Elias. Décrypter et anticiper les positions des associés-rivaux (ici les autres maires), négocier, briller dans les échanges symboliques, faire montre de courtoisie et de retenue, voici les comportements qui siéent aux EPCI ; à l’inverse, l’opposition ostensible, la vindicte ou l’absence d’autocontrôle sont disqualifiées et stigmatisées.
17C’est bien le sens qu’il faut donner au « consensus » célébré par les élus communautaires : non pas la traduction d’un accord sur les fins de l’action publique, mais le produit d’un travail politique de négociation et de courtage dans un climat feutré, qui exclut toute opposition frontale, tout clivage idéologique, toute confrontation d’intérêts sociaux contradictoires [19]. L’efficacité de ce fonctionnement « consensuel » tient ici largement à l’autonomie de l’exécutif, à la possibilité de régler en coulisses et avec civilité les différends et les conflits d’intérêt, à force de négociations et compromis. La publicité des débats obligerait au contraire le maire à porter et politiser certains dossiers, en conformité avec les engagements pris au conseil municipal, dans un parti politique ou vis-à-vis des électeurs-citoyens. La gestion « consensuelle » intercommunale repose donc sur la nécessité de rester discret, de maintenir les arrangements dans ces enceintes à l’abri des regards extérieurs.
18Quel avenir dans ces conditions pour la démocratisation annoncée de l’intercommunalité ? Le récent projet de loi propose en effet d’instaurer un « fléchage » des conseillers communautaires sur les listes municipales. À la différence de la situation actuelle, l’électeur au niveau municipal serait ainsi informé des futurs représentants communautaires. Réponse supposée au déficit démocratique, elle ne remet pourtant pas en cause le poids des maires, qu’il s’agisse d’ordonner ses colistiers ou de choisir ceux qui auront vocation à rejoindre l’EPCI avec lui [20]. De même, la circonscription électorale de l’intercommunalité reste pluri-communale, et la légitimité des élus communautaires dépendra donc très étroitement des scrutins communaux. « L’intercommunalité fera irruption dans les campagnes électorales », rétorquent les partisans de la mesure. C’est oublier, tout d’abord, que les candidats municipaux sont généralement peu enclins à faire de l’intercommunalité un enjeu de campagne [21]. C’est oublier ensuite que le huis clos est une condition du fonctionnement politique « consensuel » des EPCI et que l’enjeu intercommunal a, quand bien même il émerge, peu de chances de survivre à la période électorale. Le fait que le gouvernement reprenne sur ce volet strictement ce qui était demandé par l’AMF devrait suffire à rassurer les maires mais aussi à faire douter les démocrates les plus optimistes.
Conclusion : la posture de Kirikou
19Au final, l’examen des réformes et des institutions intercommunales donne à voir certains processus à l’œuvre au niveau local : imbrication des échelles politiques, professionnalisation et autonomisation des élus, captation du débat démocratique … [22]
20Dans un film d’animation français de la fin des années 1990, Kirikou et la sorcière, l’auteur, Michel Ancelot, fait poser à son jeune héros une question rarement présente dans les contes pour enfants : pourquoi et comment la sorcière Karaba est-elle devenue si méchante ? Dans la résolution de cette énigme réside la possibilité de conjurer le mauvais sort jeté sur le village. On pourrait dire qu’à la manière de Kirikou, nous avons essayé de soulever ici une question qu’évitent soigneusement les réformateurs patentés de l’intercommunalité : pourquoi et comment les institutions intercommunales ont-elles tant de mal à s’émanciper des communes et à devenir ce qu’ils projettent ? C’est seulement en opérant ce retournement de point de vue qu’apparaissent certains obstacles structurels à la réforme de l’intercommunalité, qui résident notamment dans les relais efficaces dont bénéficient les maires au niveau national et dans un fonctionnement corporatif de l’intercommunalité dont ils se sont accommodés.
21Dès lors, pourquoi la démocratisation de l’intercommunalité aurait-elle lieu ? Nous soutenons ici que c’est notamment parce qu’elles ne sont pas dotées d’une légitimité démocratique propre (que pourrait leur donner notamment l’élection directe des conseillers communautaires au scrutin de liste, dans une circonscription unique correspondant au territoire de l’EPCI) que les structures intercommunales sont placées sous la coupe des maires et parviennent difficilement à élaborer leurs propres normes d’action. Mais c’est précisément parce que ce fonctionnement les satisfait que les maires – et leurs relais nationaux – s’opposent majoritairement à tout changement majeur dans la désignation des conseillers communautaires. Cette « quadrature de la démocratisation intercommunale » semble condamner la réforme actuelle à ne pas mieux atteindre ses objectifs de rationalisation que les précédentes, et vouer les réformateurs à traquer les « dysfonctionnements » de l’intercommunalité comme l’on chasse les sorcières…
Notes
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[1]
Pour une analyse de la constitution de ce comité et du processus réformateur, voir l’article récent de Patrick Le Lidec : « Réformer sous contrainte d’injonction contradictoire : l’exemple du Comité Balladur sur la réforme des collectivités locale », Revue française d’administration publique, n°131, 2009.
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[2]
Établissement Public de Coopération Intercommunale. Il s’agit du terme juridique (et générique) consacré pour désigner les différents régimes de coopération, et notamment ceux destinés à se généraliser : communautés de commune, d’agglomération, urbaines. Au premier janvier 2009, 87,3 3% de la population française métropolitaine vit sous l’empire d’un établissement public de coopération intercommunale à fiscalité propre, contre un peu plus de 25% en 1993 (DGCL 2009).
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[3]
Brice Hortefeux, ministre de l’Intérieur, déclare ainsi lors du 92ème congrès de l’AMF en novembre 2009 : « Cette réforme, je vous le dis, nous allons la réussir ensemble car le gouvernement avance avec une conviction simple : la réforme ambitieuse des collectivités de notre pays passe par le respect des communes ».
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[4]
Hortefeux au congrès de l’AMF : « […] Mes instructions aux Préfets seront très claires : il faudra privilégier la concertation. Il doit s’agir d’un exercice de coproduction entre le préfet et la CDCI, même si l’on doit conserver un minimum d’incitation pour progresser ».
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[5]
Ces institutions sont conçues dans le projet de loi comme des formes d’intercommunalité fortement intégrées, susceptibles de placer les grandes agglomérations françaises dans la concurrence internationale.
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[6]
Cette analyse vaut pour les réformes de l’intercommunalité et mériterait d’être éprouvée sur d’autres champs de réforme. La réforme de la taxe professionnelle livre, à première vue, une forme de recentralisation des enjeux fiscaux et une image plus pertinente de l’opposition local/ national.
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[7]
Patrick Le Lidec, art. cité.
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[8]
Pour les grandes communautés, ces écarts peuvent être considérables. À la communauté urbaine de Lille par exemple, la représentativité démographique d’un conseiller communautaire va de 178 habitants pour la plus petite commune à 7874 pour la plus grande, soit un rapport de 1 à 44.
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[9]
L’association des régions de France (ARF), l’association des départements (ADF).
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[10]
L’association des communautés de France (ADCF), l’association des communautés urbaines de France (ACUF).
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[11]
Par exemple : l’association des maires des grandes villes de France (AMGVF) ; l’association nationale des élus de la montagne (ANEM).
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[12]
Sur cet exemple précurseur, comme sur la période récente, on pourra se référer aux travaux de Patrick Le Lidec : Les maires dans la République. L’Association des Maires de France, élément constitutif des régimes politiques français depuis 1907, Thèse de science politique, université de Paris I, 2001.
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[13]
Cour des Comptes, Rapport public particulier au Président de la République, L’intercommunalité en France, novembre 2005, 370 p.
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[14]
Réponse du ministère de l’Intérieur à la question écrite n° 03800 de M. Jean Louis Masson, publié au JO du Sénat du 05/11/2009, page 2583.
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[15]
Voir par exemple : Rémy Le Saout, Le Pouvoir intercommunal. Sociologie des présidents de établissements intercommunaux, Orléans : Cahiers du laboratoire des collectivités locales, 2000 ; David Guéranger, Daniel Kuebler, « Existe-t-il une élite métropolitaine ? Une comparaison quantitative franco-suisse », dans Bernard Jouve & Christian Lefèvre (dir.), Horizons métropolitains : projets et politiques urbaines en Europe, Lausanne : Presses Polytechniques et Universitaires Romandes, 2003.
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[16]
Sébastien Vignon, « Les élus des petites communes face à la ‘démocratie d’expertise’ intercommunale. Les ‘semi-professionnels’ de la politique locale », dans Sylvain Barone & Aurélia Troupel (dir.), Battre campagne. Les élections municipales en milieu rural, Paris, L’Harmattan, 2010 (à paraître).
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[17]
Philippe Garraud, Profession : Homme politique. La carrière politique des maires urbains, Paris, L’Harmattan, 1998.
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[18]
Cf. Patrick Le Lidec, Rémy Le Saout, Jacques Caillosse : « Le procès en légitimité démocratique des EPCI », Pouvoirs locaux, n°48, 2001, p. 91-97.
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[19]
Cf. Fabien Desage, « Un régime de grande coalition permanente ? Éléments lillois pour une sociologie des consensus intercommunaux », Politix, n°88, 2009.
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[20]
Ce constat mériterait d’être nuancé dans le cas de très petites communes.
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[21]
Cf. Nicolas Bué, Fabien Desage et Laurent Matejko, « Enjeux (inter)communaux ? Constitution, traduction et euphémisation des questions intercommunales lors des élections municipales 2001 dans la Communauté urbaine de Lille », in Lagroye (J.), Lehingue (P.), Sawicki (F.), dir., Mobilisations électorales, PUF/ CURAPP, 2005, p. 241-277.
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[22]
Pour une analyse plus détaillée : Fabien Desage et David Guéranger, La politique confisquée. Sociologie des réformes et des institutions intercommunales, Éditions du Croquant, 2010 (à paraître).