Savoir/Agir 2009/2 n° 8

Couverture de SAVA_008

Article de revue

En deçà de l'emploi, en deçà du logement : des écueils pour l'insertion

Pages 67 à 78

Notes

  • [1]
    R. Castel, « Au-delà du salariat ou en deçà de l’emploi ? L’institutionnalisation du précariat », in Paugam (éd.) Repenser la solidarité. L’apport des sciences sociales, collection « Le lien social », Paris, Puf, 2007.
  • [2]
    E. Gardella, E. Le Méner, « SDF victimes du “nettoyage” des espaces publics ? », in Hossard & Jarvin (eds.) « C’est ma ville ! » De l’appropriation et du détournement de l’espace public, Paris, L’Harmattan, 2005.
  • [3]
    V. Bertrand, « La mendicité et l’état dangereux : l’historicité des représentations sociales dans le discours juridique », Connexions, 2003, 80 (2) : 137-154.
  • [4]
    J. Doherty et al., « Homelessness and exclusion : Regulating public space in European Cities », Surveillance & Society, 2008, 5 (3) : 290-314.
  • [5]
    J. Damon, Pourquoi les sans-domicile fixe refusent-ils d’être pris en charge ?, note pour l’Observatoire des inégalités, Paris, 20 janvier 2009.
  • [6]
    B. Domingo, « SDF et construction d’un ordre public local : fluidités de l’identité assignée et normalisation des lieux », Déviance et Société, 2007, 31 (3) : 283-303.
  • [7]
    J. Damon, « Zéro SDF : un objectif souhaitable et atteignable », Droit social, 2008, n° 3, p. 349-259.
  • [8]
    B. De la Rochère, « Les sans-domicile ne sont pas coupés de l’emploi », Insee Première, 2003, n° 925.
  • [9]
    C. Brousse, J.-M. Firdion, M. Marpsat, Les sans-domicile, collection « Repères », Paris, La Découverte, 2008.
  • [10]
    I. Sahlin, « The staircase of transition », The European Journal of Social Sciences, 2005, 18 (2) : 115-136.
  • [11]
    G. Mauger, « Les politiques d’insertion. Une contribution paradoxale à la déstabilisation du marché du travail », Actes de la recherche en sciences sociales, 2001, n° 136-137, p. 5-14.
  • [12]
    G. Mauger, 2001 op. cit.
  • [13]
    G. Randall, S. Brown, Helping rough sleepers off the streets. A report to the Homelessness Directorate, London, Office of the Deputy Prime Minister, 2002.
  • [14]
    C. Brousse, « Le réseau d’aide aux sans-domicile : un univers segmenté », Économie et Statistique, 2006, n° 391-392, p. 15-34.
  • [15]
    « Pour un traitement européen de la question des sans-abri », La note de veille, n° 69, 2007, Centre d’analyse stratégique.
  • [16]
    Damon J., Pourquoi les sans-domicile fixe refusent-ils d’être pris en charge ?, note pour l’Observatoire des inégalités, Paris, 20 janvier 2009.
  • [17]
    J. Damon, 2008, op. cit.
  • [18]
    P. Stanistreet, « Off the streets, into work », Adult Learning, mars 2005, p. 26-28.
  • [19]
    S. Paugam, N. Duvoux, La régulation des pauvres, collection « Quadrige », Paris, Puf, 2008.
  • [20]
    D. Vanoni, « Les procédures d’accès au logement social. Cadre légal, organisation, pratiques des acteurs », Recherche et Prévisions, 2008, n° 94, p. 35-48.
  • [21]
    E. Soutrenon, « Offrons-leur l’asile ! Critique d’une représentation des clochards en “naufragés” », Actes de la recherche en sciences sociales, 2005, n° 159, p. 88-115.
  • [22]
    P. Bourdieu, Choses dites, Paris, Les Éditions de Minuit 1987.

1La précarisation et la dégradation de l’emploi caractérisent le début des années 2000 ; une telle dynamique, qui recompose l’organisation du travail et ajoute à l’emploi stable des formes « a-typiques », interroge les principes mêmes sur lesquels s’est bâtie notre société salariale, notamment le principe d’une société de semblables et le solidarisme. L’existence de formes dégradées de l’emploi, qualifiées d’en deçà de l’emploi[1], est présentée comme une amélioration par rapport à l’absence totale d’emploi. Certains s’interrogent sur les effets d’un clivage au sein de la population entre ceux qui assurent leur indépendance économique et sociale et une nébuleuse de personnes vivant des situations précaires dérogeant au statut de droit commun ; un tel clivage ferait le deuil du solidarisme cimentant le corps social.

2Nous prolongerons cette réflexion dans le domaine de la prise en charge des personnes dépourvues de logement stable (que nous appellerons sans-domicile). En France, si le délit de vagabondage a disparu du code pénal en 1994, les arrêtés municipaux se sont multipliés depuis, interdisant l’errance et la mendicité dans les zones commerçantes de nombreuses villes. La loi de sécurité intérieure du 18 mars 2003 a créé le délit de la demande de fonds sous contrainte (« mendicité agressive ») avec la justification de la sécurité publique et d’une répression « ciblée » ne remettant pas en cause les dispositifs d’assistance aux personnes démunies [2]. Nous retrouvons deux exigences qui ont traversé les siècles : secourir les indigents et protéger les citoyens des « classes dangereuses ». Le balancement entre assistance et répression est bien connu, mais il est intéressant d’analyser à la fois cette construction sociale du danger, qui a pour effet de « stigmatiser des catégories de population jugées déviantes [3] », et les représentations sociales du phénomène sans-domicile sous-tendant les mesures sociales.

3Dans les pays occidentaux, la compassion à l’égard des populations sans domicile s’est effritée depuis les années 1990, tandis que le mendiant ou la personne en errance a retrouvé sa place d’individu incarnant une potentialité de danger. L’espace public a, quant à lui, changé de nature puisqu’il est passé de « lieu commun » à « lieu marchand », de « lieu de passage » à « espace sécurisé ». Or, les personnes sans domicile trouvaient dans ces espaces publics un abri, des ressources et, paradoxalement, elles s’y sentaient à l’abri d’agression et de vol (qui caractérisent beaucoup trop de centres d’hébergement d’urgence). Contrôle et répression vont alors s’y exercer en arguant du maintien de l’ordre, de l’hygiène, avec un discret objectif commercial de profit, faisant de ces espaces des lieux « semi-publics » ou « quasi privés [4] ». Apparaît une forme consumériste de la citoyenneté excluant de la cité les non-consommateurs. Afin que les citoyens soient bien convaincus de l’innocuité de ce « nettoyage des rues », les partisans du contrôle social des espaces publics mettent en avant d’une part le bien commun, c’est-à-dire essentiellement la sécurité, et, d’autre part, le bien des personnes à la rue, à défaut de leur plein gré : « Une part de contrainte semble s’imposer pour que, contre leur gré et leur fausse liberté, [les SDF] puissent être régulièrement extraits de leurs difficultés [5]. »

4De telles mesures sont appliquées en particulier dans les gares et les stations de métro, renforcées par la mise en application des directives européennes sur l’interopérabilité des transports de voyageurs par rail [6]. Les exigences qui leur sont attachées, en termes d’hygiène, de fluidité des usagers, de sécurité, doivent être remplies pour obtenir la délivrance d’une licence d’opérateur, ce qui entraîne l’exclusion des sans-domicile.

5Sur le versant du secours aux miséreux, le droit au logement est devenu peu à peu un enjeu du débat politique. Depuis les années 1980, ce droit s’est de plus en plus affirmé, à travers la loi Quillot de 1982, la loi Besson de 1990, jusqu’à la loi DALO (Droit au logement opposable) de 2007. Cette évolution résulte surtout de la pression des associations caritatives et des organisations militantes. Certaines approches du sans-abrisme y ont aussi contribué, comme celles qui se sont attachées à évaluer le coût financier des différents dispositifs d’aide. Une telle irruption de l’économie et de l’évaluation dans ce domaine de l’action sociale a soulevé des critiques quant à la pertinence des outils et des données utilisés aux États-Unis comme en France. Au-delà de ces polémiques, on observe la convergence d’une démarche philanthropique, s’appuyant sur les droits de l’homme, avec un pragmatisme soucieux de limiter les dépenses publiques. On pourrait penser qu’une telle alliance débouche sur une dynamique profitable aux sans-domicile et à l’ensemble de la société. Rien n’est moins sûr.

6En premier lieu, les décideurs se sont surtout focalisés sur les économies potentielles rendues possibles par la mise en application du droit au logement. Cela conduit à orienter les politiques vers de nouvelles approches faisant l’hypothèse qu’avec des mesures de relogement ne nécessitant pas un lourd dispositif social associé et des modes d’action avec un objectif chiffré (« zéro SDF [7] »), on obtiendrait des résultats à moindre coût. L’idée d’attribuer rapidement un logement à une personne sans domicile paraît séduisante puisqu’elle répond à la reconnaissance des droits fondamentaux des citoyens, d’autant qu’une telle mesure n’enferme pas le sujet dans une situation d’assistance. Elle s’appuie aussi sur le fait qu’il s’agit souvent de travailleurs pauvres : « Trois sans- domicile sur dix travaillent [8]. »

7Une liste de critères est dressée de façon à cibler les populations prioritaires pouvant bénéficier de cette aide, parfois assortie de conditions (notamment l’exigence d’occuper un emploi). Plusieurs programmes ont été lancés selon ces principes aux États-Unis (Housing First) et en Angleterre (Rough Sleeping Initiative). Il est vrai que les premières études évaluant ces dispositifs ont été prometteuses, cependant elles portaient sur une population très spécifique, les personnes sans domicile souffrant de troubles mentaux.

8On perçoit ici une caractéristique fondamentale d’un tel dispositif : la désignation de populations prioritaires. Outre les malades mentaux, figurent également les familles avec de jeunes enfants, les femmes battues, les personnes handicapées, etc. Par contre, en sont exclus les hommes célibataires en bonne santé sans emploi, les personnes en situation illégale. Réapparaissent donc les catégories de bons pauvres (pauvres méritants) et de mauvais pauvres (pauvres oiseux) qui traversent les siècles. De plus, cette approche tend à favoriser une perception individualiste du sans-abrisme qui repère, parmi la population sans logement, les sans-domicile « involontaires » méritant de bénéficier d’une prise en charge. Ces programmes n’entendent pas s’attaquer en premier lieu aux causes structurelles du sans-abrisme mais à réinsérer des individus ayant certaines caractéristiques.

9Malheureusement, les sans-domicile bénéficiaires de ces dispositifs américains et britanniques n’accèdent pas rapidement ni massivement à des logements de droit commun. Le manque de logements bon marché et d’emplois peu/pas qualifiés grippe le système, tandis que la faible formation des personnes sans domicile ainsi que leurs problèmes de santé fréquents accroissent ces difficultés [9]. Or l’accès à un logement de droit commun est lié à la capacité de disposer de ressources financières stables. On est donc loin de l’accès rapide au logement indépendant qui devait économiser l’argent des contribuables. Quel que soit le pays, le système d’hébergement est engorgé si ce n’est saturé. En France, le processus de prise en charge des personnes sans domicile commence par l’hébergement d’urgence ou de stabilisation, puis l’hébergement de réinsertion sociale qui prépare à l’autonomie. Pourtant, le séjour des personnes semble s’éterniser à chaque marche de ce dispositif, il y a même des allers-retours.

10Le Plan d’action renforcée pour les sans-abri (PARSA), adopté en janvier 2008, prévoit qu’à terme les centres d’hébergement de stabilisation deviendront des sortes de centres de réinsertion sociale. On ne peut qu’approuver une mesure qui tend à accorder davantage de moyens de réinsertion aux populations les plus précaires. Pour autant, le problème reste entier, puisque les centres de réinsertion sociale sont déjà saturés. Certaines associations s’inquiètent de la multiplication des formules de stabilisation qui n’aurait d’autre fonction que de pallier les insuffisances de la politique du logement.

11Ce blocage du processus de réinsertion sociale a entraîné la mise en place de dispositifs qui relèvent d’un marché secondaire du logement : résidences hôtelières à vocation sociale, chambres conventionnées à l’ALT (Aide au logement temporaire), etc. En articulation avec le marché de l’hébergement, il s’agit d’accumuler des formes d’hébergement entre la rue et le logement de droit commun. Du bas vers le haut, le long de cet « escalier [10] », les conditions de logement et d’accompagnement social s’améliorent. Cependant, les personnes ainsi accueillies ne bénéficient pas d’un statut d’occupation de droit commun, elles demeurent dans un en deçà du logement qui ne donne pas lieu à l’établissement d’un bail ni d’un titre d’occupation. La dernière marche restant toujours aussi difficile à franchir, se développe une sphère de logements à statut spécial, avec la solution, en cas d’afflux de population sans domicile, d’ajouter une marche (par exemple, des mobile-homes gérés par des associations). La diversité des modes d’hébergement n’est pas un obstacle à l’insertion, bien au contraire puisque la population sans domicile est hétérogène et, en conséquence, nécessite des réponses diverses. Ce qui est en cause ici, c’est l’absence de politique s’attaquant réellement au problème de l’accès au logement, on se contente de « gérer le problème » sans le résoudre.

12Sur un marché de l’emploi très tendu, « les petits boulots apparaissent comme des opportunités, des moyens de restaurer les bases d’une cohésion sociale mise à mal par l’effritement du salariat [11] ». C’est la raison pour laquelle des politiques sociales mettent en place des emplois aidés, à temps partiel, des stages peu ou pas payés. Ainsi, les personnes sont occupées par une forme d’emploi, ce qui préserverait les liens sociaux et favoriserait l’insertion sociale. En fait, le risque est élevé de fragiliser encore davantage les populations défavorisées, et de les maintenir à l’écart des emplois de droit commun, concourant paradoxalement « à aggraver le mal que [ces transformations de l’emploi] prétendaient combattre [12] ». De la même manière, sur le marché du logement lui aussi très tendu, des formes de sous- logement peuvent apparaître comme un moyen de préserver l’existence physique et sociale des sans-domicile, au risque de reléguer ces populations dans des situations dérogeant au droit commun.

13Réduire les déficits budgétaires de l’État étant un objectif partagé par les gouvernements occidentaux, il n’est pas question pour eux de lancer de vastes programmes de création de logements sociaux. Comment donner l’impression d’agir efficacement sur un phénomène qui est une « question sociale » et, donc, un enjeu politique ? Nous étudierons les deux principales stratégies adoptées par les gouvernants : d’une part, réduire habilement les frontières de la population cible de façon à paraître faire beaucoup avec peu ; d’autre part, établir un droit formel au logement, en laissant la responsabilité de sa réalisation aux autorités locales.

14La visibilité du phénomène du sans-abrisme repose essentiellement sur la présence de personnes vivant et dormant « à la rue », celles dont parlent les médias. Placer ces personnes dans des centres d’hébergement ferait disparaître le phénomène aux yeux des citoyens, ce qui serait perçu comme un succès. Pour que la mesure soit efficace, il conviendrait aussi de supprimer les services itinérants d’aide aux sans-domicile (points soupe, maraudes …) de façon à ne pas « inciter » les personnes en difficulté à vivre dans la rue. Une telle stratégie de lutte contre la présence de personnes dormant « à la rue » a été mise en œuvre en Angleterre [13]. Elle est considérée par la Commission européenne comme un exemple de « bonne pratique », c’est la raison pour laquelle nous la détaillons.

15En 1990, le Premier ministre conservateur John Major lance un programme visant à réduire le nombre de personnes « dormant à la rue » à Londres (Rough Sleepers Initiative, RSI). Il est repris en 1997 et étendu à d’autres aires urbaines en Angleterre par Tony Blair (Rough Sleepers Strategy, RSS) qui se fixe comme objectif de réduire de deux tiers le nombre de personnes dormant dans la rue au cours des trois années suivantes. Pour cela sont mis en place un organisme central coordonnant les actions locales (Rough Sleepers Unit, RSU), des équipes mobiles chargées d’entrer en contact avec les sans-abri, et des équipes dans les structures d’hébergement ayant pour mission de préparer les personnes hébergées à devenir indépendantes. À ce dispositif est associée l’attribution de fonds conséquents pour améliorer les structures d’hébergement et l’encadrement des personnes accueillies. Par ailleurs, une politique répressive interdit la mendicité, et les comportements antisociaux, comme le fait de boire dans la rue et de crier. Un autre programme a eu pour mission d’en finir avec le recours aux bed & breakfast pour les hébergements de longue durée des familles avec enfants. Bien que l’objectif de réduction des deux tiers du nombre de rough sleepers ait été atteint en 2001, comme prévu, les travaillistes n’abordent plus, dans leurs discours, d’objectifs chiffrés concernant soit la création de logements bon marché, soit le nombre de « personnes dormant dans la rue », ils avancent même que le contexte actuel risque de peser défavorablement sur les résultats obtenus. Toutefois, le maire de Londres, Boris Johnson, a promis en février 2009 que l’objectif « zéro personne dormant dans la rue » sera atteint en 2012, à temps pour recevoir les Jeux olympiques.

16La stratégie RSS a reçu le soutien des travaillistes comme des conservateurs, de la grande majorité des associations comme de certains chercheurs. On peut s’interroger sur un tel engouement pour des mesures qui ne sont guère originales. Par exemple, les mesures coercitives visant les personnes sans abri existaient à Paris avant l’abrogation du délit de vagabondage en 1994 (la Brigade d’assistance aux personnes sans abri ramassait de force les clochards parisiens et les emmenait à la Maison de Nanterre). Concernant l’amélioration des conditions d’accueil dans les centres d’hébergement et l’offre de lits supplémentaires, de telles mesures ont été mises en œuvre en France depuis plusieurs années, elles ont constitué récemment un des aspects du PARSA que nous avons évoqué. Quant aux dispositifs de prévention de la perte de logement et au programme visant à augmenter l’offre de logements bon marché, la stratégie britannique est extrêmement floue, à part une incitation des bailleurs privés à proposer des logements aux personnes hébergées. Les deux seuls aspects originaux semblent être la mise en place d’une instance de coordination centrale, et l’objectif de réduire le recours aux bed & breakfast pour les familles avec enfants (en France, cela se transposerait par l’abandon du recours aux hôtels).

17Cette stratégie est présentée par l’Union européenne comme un modèle. Elle est appliquée au Danemark depuis 2008, et elle connaît les faveurs de dirigeants et conseillers politiques, en France notamment. On remarque particulièrement que ce programme a défini les personnes « dormant dans la rue » pour population cible, or ces personnes représentent en France entre 8 et 10 % de la population sans domicile [14], les autres personnes dormant en centre d’hébergement, dans un hôtel payé par une association, dans un squat, une voiture ou une caravane immobilisée. Cette action sociale porte donc sur une portion de la population en situation précaire vis-à-vis du logement, certes la plus visible, mais de loin la moins nombreuse. Pourtant elle est présentée comme permettant de lutter contre le phénomène des sans-domicile (homelessness) dans les documents européens, jouant sur (ou à cause) des difficultés de traduction de l’expression britannique rough sleeper.

18L’ambiguïté entretenue par les termes utilisés est frappante, elle se retrouve en France, par exemple, dans les textes d’un conseiller politique qui se fait l’avocat de l’application de cette politique en France. Il y est question : des « sansabri » définis d’une part comme « vivant dans la rue » (ce qui correspond bien à rough sleepers) et d’autre part comme « personnes en hébergement d’urgence [15] », hors de la population cible anglaise ; des « personnes sans domicile fixe [16] », catégorie administrative regroupant en réalité les situations disparates de mariniers, gens du voyage, ouvriers vivant en habitat mobile, clochards, etc. ; des « SDF [17] », définis comme les « personnes à la rue », ce qui n’éclaire pas davantage le lecteur (la nuit venue, dorment-elles « à la rue » ou dans un hébergement temporaire ?).

19Un autre aspect intéressant est qu’aucune personnalité politique n’a pointé l’échec apparent de ce dispositif pour assurer l’accès de ces personnes au logement ordinaire. Cette politique a multiplié les lits en centres d’hébergements mais ceux-ci sont constamment saturés, selon l’association Crisis (pourtant favorable à cette politique). Le gouvernement a annoncé, fin 2008, son intention d’acquérir 500 « propriétés » dans l’agglomération de Londres pour y loger les personnes en structures d’hébergement, mais une telle mesure est loin de répondre à l’ampleur du problème du manque de logements en Angleterre. Des associations se plaignent des restrictions qui les empêchent de venir en aide aux sans-abri dans l’espace public, tandis que des observateurs s’émeuvent des campagnes d’éducation du public pour qu’il ne réponde pas favorablement à la mendicité. Car les critiques ne manquent pas : absence d’évaluation sérieuse de cette politique, aspect coercitif de la mise à l’abri des sans-abri, problèmes éthiques posés par la transformation des travailleurs sociaux en « police sociale chargée de nettoyer les rues », absence de validité du dispositif de dénombrement des rough sleepers, volonté affichée d’atteindre « rapidement » un objectif.

20Comment une telle stratégie a-t-elle pu réunir en sa faveur des personnalités d’étiquettes politiques diverses ? Ce type de politique sociale présente la particularité de mettre en avant une offre de services accrus (accompagnée de financements), ce qui contente les milieux progressistes et les associations, assortie de conditions et d’exigences qui affichent une volonté de ne secourir que le pauvre méritant, ce qui rassure les milieux conservateurs. Avec une approche pragmatique, les dirigeants présentent des objectifs limités mais précis : il ne s’agit pas d’éliminer la misère ni la pauvreté, l’objectif vise de manière plus « réaliste » les plus démunis, ceux qui sont « à la rue », qui perturbent le voisinage, les commerces et les passants. Pas de gaspillage donc, mais en laissant de côté le véritable objectif de faciliter l’accès au logement ordinaire ; la dimension structurelle a été ignorée au profit exclusif de la dimension individuelle, alors qu’il est indispensable d’agir sur ces deux aspects.

21L’intrication de ces deux niveaux (individuel, structurel) est importante pour comprendre les échecs de ces politiques sociales. En reprenant notre exemple, des chercheurs de Groundswell UK ont montré l’effet pervers du mode de participation des hébergés à leurs frais de séjour [18] : lorsque la personne hébergée travaille à temps partiel, elle ne paye qu’une faible part de son loyer réel, en revanche, lorsqu’elle travaille à temps plein, elle doit en verser la totalité, ce qui aboutit à un reste à vivre négligeable pour ces personnes faiblement qualifiées. En conséquence, les personnes hébergées sont tentées de ne pas accéder à un emploi à temps plein, de peur de perdre le peu d’argent qui leur reste après paiement du loyer. En France, dans le cas de certaines prestations sociales, on trouve des mécanismes « désincitatifs » de cet ordre [19].

22Une autre mesure a réuni en sa faveur les personnels politiques de droite comme de gauche et les associations militantes : le droit opposable au logement, que nous avons déjà évoqué. Comment une telle mesure a-t-elle pu recevoir un soutien aussi large et devenir une loi ?

23La distribution de tentes igloos au début des années 2000 par Médecins du monde puis par les Enfants de don Quichotte n’avait pas pour ambition de proposer une solution d’hébergement mais d’organiser une démonstration de l’ampleur du problème des sans-domicile dans notre pays afin d’exiger un véritable droit opposable au logement. Il a été introduit dans le droit français par la loi DALO de mars 2007. Elle garantit « le droit à un logement décent et indépendant ». Pour ce faire, dans chaque département, est créée une commission de médiation qui peut être saisie par les personnes répondant à des critères de priorité. Cette commission de médiation transmet au représentant de l’État dans le département la liste des demandeurs auxquels doit être attribué un logement en urgence. Anticipant les difficultés de sa mise en œuvre, la loi prévoit un mode de recours devant la juridiction administrative pour tout demandeur qui a été reconnu comme prioritaire et n’a pas reçu une offre de logement. Un autre aspect de cette loi concerne toute personne accueillie dans une structure d’hébergement d’urgence ; est affirmé son droit à y demeurer jusqu’à ce qu’une solution soit proposée. Par ailleurs, toute personne qui a saisi la commission de médiation peut être reconnue « comme prioritaire et comme devant être accueillie dans une structure d’hébergement ».

24Il y a donc d’incontestables avancées. Cependant, un tel dispositif ne peut répondre aux besoins que s’il est articulé avec une politique du logement social ambitieuse, sinon il ne peut aboutir qu’à l’engorgement des structures d’hébergement et à une compétition accrue entre les pauvres pour l’accès au logement (les logements attribués sont pris sur les droits à réservation du préfet), ce qu’ont souligné des associations regroupées en collectif (Alerte). Un constat qui n’a pu que s’aggraver compte tenu de la dégradation de l’économie depuis 2008.

25Cette disposition légale accorde un droit positif (au logement décent), ce qui contente les courants humanistes et ceux contestant les inégalités sociales, tout en ne modifiant pas le droit de propriété, en ne remettant pas en cause la liberté des loyers du secteur privé et en ne rendant pas plus contraignante la loi relevant de la solidarité et du renouvellement urbain pour les communes qui ne respectent pas les 20 % de logements sociaux. En faisant reposer sur les autorités locales la réalisation de ce droit, l’État se décharge de cette responsabilité et laisse aux agents administratifs et aux organismes bailleurs une grande latitude pour arbitrer les attributions de logements « selon des logiques d’action différentes qui peuvent avantager les candidats à faibles ressources ou à “profils spécifiques”, mais aussi s’appliquer à leur détriment [20] ». Le Secours catholique présente l’exemple d’une famille qui a reçu un commandement de quitter les lieux suite à des impayés de loyers, et qui a donc soumis, en tant que famille prioritaire, un dossier à la commission de médiation. Résultat : le couple, dont le mari a été victime d’un lourd accident du travail, sera « relogé » dans un centre de réinsertion proche de leur domicile actuel (Messages, décembre 2008). L’association Droit au Logement ne cache pas sa déception et déclare que « la loi DALO, c’est du pipeau », tandis que le Secours catholique compte sur les possibilités de recours offertes par la loi « pour pousser l’État à construire des logements très sociaux ».

26Se trouve à l’œuvre, dans les décisions et stratégies des dirigeants politiques, un travail de construction sociale de populations « cibles » et « indésirables » (s’appuyant sur des présupposés essentialistes et altérisants [21]) et de définition d’objectifs (« zéro personnes dormant à la rue »), au cours duquel l’habitus de l’agent social s’exerce en imposant sa vision des divisions du monde social. Par ailleurs, lors du vote, par des députés de droite, d’une loi longtemps réclamée par des activistes de gauche (loi DALO), un autre phénomène a été en jeu. Lorsqu’une classe dirigeante a été trop aveugle pour se rendre compte qu’elle mettait en péril ses propres intérêts, notamment en favorisant le désordre social (dans notre cas, les tentes dans les rues), l’État peut intervenir en tant qu’instance d’arbitrage, paraissant agir de manière désintéressée, ce qui conforte sa position, alors que l’on sait que dans la course-poursuite de la vie politique, l’action est la meilleure façon de ne rien changer [22]. De fait, il incombe aux responsables locaux de gérer la situation de pénurie et la compétition entre les pauvres.

27Une telle approche du phénomène des sans-domicile, n’agissant qu’à un niveau individuel, fait courir le risque de développer un ensemble de situations « en deçà » du droit, et de créer une forme de sous-citoyenneté qui mettrait en cause les principes républicains.

Notes

  • [1]
    R. Castel, « Au-delà du salariat ou en deçà de l’emploi ? L’institutionnalisation du précariat », in Paugam (éd.) Repenser la solidarité. L’apport des sciences sociales, collection « Le lien social », Paris, Puf, 2007.
  • [2]
    E. Gardella, E. Le Méner, « SDF victimes du “nettoyage” des espaces publics ? », in Hossard & Jarvin (eds.) « C’est ma ville ! » De l’appropriation et du détournement de l’espace public, Paris, L’Harmattan, 2005.
  • [3]
    V. Bertrand, « La mendicité et l’état dangereux : l’historicité des représentations sociales dans le discours juridique », Connexions, 2003, 80 (2) : 137-154.
  • [4]
    J. Doherty et al., « Homelessness and exclusion : Regulating public space in European Cities », Surveillance & Society, 2008, 5 (3) : 290-314.
  • [5]
    J. Damon, Pourquoi les sans-domicile fixe refusent-ils d’être pris en charge ?, note pour l’Observatoire des inégalités, Paris, 20 janvier 2009.
  • [6]
    B. Domingo, « SDF et construction d’un ordre public local : fluidités de l’identité assignée et normalisation des lieux », Déviance et Société, 2007, 31 (3) : 283-303.
  • [7]
    J. Damon, « Zéro SDF : un objectif souhaitable et atteignable », Droit social, 2008, n° 3, p. 349-259.
  • [8]
    B. De la Rochère, « Les sans-domicile ne sont pas coupés de l’emploi », Insee Première, 2003, n° 925.
  • [9]
    C. Brousse, J.-M. Firdion, M. Marpsat, Les sans-domicile, collection « Repères », Paris, La Découverte, 2008.
  • [10]
    I. Sahlin, « The staircase of transition », The European Journal of Social Sciences, 2005, 18 (2) : 115-136.
  • [11]
    G. Mauger, « Les politiques d’insertion. Une contribution paradoxale à la déstabilisation du marché du travail », Actes de la recherche en sciences sociales, 2001, n° 136-137, p. 5-14.
  • [12]
    G. Mauger, 2001 op. cit.
  • [13]
    G. Randall, S. Brown, Helping rough sleepers off the streets. A report to the Homelessness Directorate, London, Office of the Deputy Prime Minister, 2002.
  • [14]
    C. Brousse, « Le réseau d’aide aux sans-domicile : un univers segmenté », Économie et Statistique, 2006, n° 391-392, p. 15-34.
  • [15]
    « Pour un traitement européen de la question des sans-abri », La note de veille, n° 69, 2007, Centre d’analyse stratégique.
  • [16]
    Damon J., Pourquoi les sans-domicile fixe refusent-ils d’être pris en charge ?, note pour l’Observatoire des inégalités, Paris, 20 janvier 2009.
  • [17]
    J. Damon, 2008, op. cit.
  • [18]
    P. Stanistreet, « Off the streets, into work », Adult Learning, mars 2005, p. 26-28.
  • [19]
    S. Paugam, N. Duvoux, La régulation des pauvres, collection « Quadrige », Paris, Puf, 2008.
  • [20]
    D. Vanoni, « Les procédures d’accès au logement social. Cadre légal, organisation, pratiques des acteurs », Recherche et Prévisions, 2008, n° 94, p. 35-48.
  • [21]
    E. Soutrenon, « Offrons-leur l’asile ! Critique d’une représentation des clochards en “naufragés” », Actes de la recherche en sciences sociales, 2005, n° 159, p. 88-115.
  • [22]
    P. Bourdieu, Choses dites, Paris, Les Éditions de Minuit 1987.
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