Notes
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[1]
Les journaux avaient, en 2005, le tirage suivant (par ordre décroissant) : Ouest-France, 781 000 exemplaires ; Le Monde, 367 000 ; Le Figaro, 342 000 ; Le Progrès, 239 000 et Libération, 144 500. Sources : OJD, 2005 (www.ojd.com).
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[2]
Christophe Piar et Jacques Gerstlé « Le cadrage du référendum sur la Constitution européenne : la dynamique d’une campagne à rebondissements », dans « Le référendum de ratification du Traité constitutionnel européen du 29 mai 2005 : comprendre le non français », Les Cahiers du CEVIPOF, Paris, 2005.
-
[3]
Nicolas Hubé, « Le courrier des lecteurs : une parole journalistique profane ? Le cas du traité constitutionnel européen », Mots. Les langages du politique, 87, 2008.
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[4]
Thierry Herman, Gilles Lugrin, « La hiérarchie des rubriques : un outil de description de la presse », Communication et langages, 122, 1999, p. 72-85
-
[5]
Nicolas Hube, Décrocher la « une ». Le choix des titres de première page de la presse quotidienne en France et en Allemagne (1945-2005), Presses universitaires de Strasbourg, 2008.
1Ce texte se propose de comprendre comment s’est structuré l’espace du débat concernant le référendum de ratification du Traité constitutionnel européen dans la presse quotidienne française. Comment rendre compte de ces prises de position ? Quelles en sont les dynamiques, les logiques ? Et comment s’articulent-elles avec les logiques propres à la presse quotidienne ? Il s’agira de voir comment celle-ci a pu s’engager dans le camp du “oui” et comment, à mesure que les sondages indiquaient un “non” vainqueur, elle a tenté d’expliquer aux électeurs leur soi-disant erreur en mobilisant l’ensemble des ressources symboliques légitimes disponibles pour expliquer cette position.
2Notre analyse porte sur les éditoriaux, interviews, chroniques, commentaires, analyses, tribunes publiés dans cinq titres de la presse quotidienne entre le 1er janvier et le 30 juin 2005 : Le Monde, Libération et Le Figaro pour la presse nationale, Ouest-France et Le Progrès [1] pour la presse régionale. Au-delà de leurs divergences politiques, tous ces journaux ont pris position pour le « oui ». Cette période de six mois permet de revenir sur les effets de l’agenda des sondages et sur la politisation des journaux. Alors que le 24 janvier, Pierre Moscovici pouvait calmement énoncer « les trois ressorts du succès du oui » (Le Figaro), un mois plus tard, les arguments se font plus alarmistes. François Hollande rappelle le 23 février dans Le Monde que « l’échec du référendum ne serait pas un échec du pouvoir mais de la France ». Le non devient « ce vote d’impuissance » (Dominique Boulier et Yann Moulier-Boutang dans Libération, 12 mai), tandis que Jack Lang précise que « Moi, je ne mets pas dans l’urne le même bulletin que M. Le Pen » (Le Figaro, 26 mai). Prenant des accents pontificaux, Jacques Chirac précise, le 16 avril, au Monde : « N’ayez pas peur, vous n’avez aucune raison d’avoir peur ! » quand le directeur adjoint de la rédaction de Libération rappelle que le rejet du Traité constitutionnel européen met l’Union européenne face à un « défi existentiel » (10 juin).
3Nous avons effectué une analyse structurale du corpus constitué de 650 articles (326 pour le Figaro, 135 pour Libération, 109 au Monde, seulement 44 pour Le Progrès et 38 pour Ouest-France). Après avoir analysé la manière dont le débat se structure temporellement, nous interrogerons la correspondance entre espaces de la presse quotidienne, des positions et des prises de position.
Effets d’agenda
4Ce sont essentiellement les événements marquant le jeu qui constituent les points de retournement des courbes de parution des articles de notre corpus. (cf. graphique 1)
Nombre d’items parus par semaine
Nombre d’items parus par semaine
5Ce sont d’abord le vote, le 28 février 2005, de la révision de la Constitution et surtout l’annonce, le 4 mars, de la date du référendum qui marquent la mise à l’agenda du référendum pour la presse quotidienne. Plus encore, les sondages sont les véritables déterminants, politisant plus clairement les journaux, les incitant à adopter sans ambiguïté une position en faveur du TCE. Ce constat est aussi valable pour la télévision [2] ou la presse magazine [3]. Lorsque les sondages placent le « non » en tête, lors de la douzième semaine (17 au 23 mars), le nombre d’articles relatifs au référendum bondit. Lorsque le « oui » repasse en tête au cours de la semaine du 22 au 28 avril, le rythme s’intensifie à nouveau, avec un nouveau rebondissement en semaine 19 (entre le 6 et le 12 mai) : le « non » reprend la course en tête et ne la quittera plus. Enfin, le pic de publications intervient dans la semaine suivant le référendum.
6L’effet d’agenda s’impose toutefois inégalement aux différents quotidiens. Le Figaro lance la campagne beaucoup plus tôt que ses concurrents : dès le début du mois de janvier, et jusqu’à fin mars, il publie en moyenne un peu plus d’un article par édition, alors que le nombre d’articles publiés dans les autres journaux est anecdotique. Ce rythme est renforcé après le 28 février, le quotidien conservateur publiant quotidiennement des contributions d’intellectuels consacrées au traité. Ce journal semble avoir fait le choix d’une politique éditoriale plus volontaire. La presse quotidienne régionale est, quant à elle, plus fortement dépendante d’agendas politique et journalistique nationaux. Le Progrès a un rythme de publication décalé d’une semaine par rapport à ses concurrents, le mettant dans une position suiviste. Ouest-France concentre l’essentiel de ses publications lors des rebondissements du jeu. Les contraintes d’agenda pèsent donc plus lourdement sur la presse quotidienne régionale que sur les journaux parisiens, davantage prescripteurs, lorsque cela rentre dans le cadre de leur stratégie éditoriale.
7Le rythme de parution d’articles favorables au oui ou au non est également affecté par ces effets d’agenda (cf. graphique 2).
Nombre d’items pour l’une ou l’autre position par semaine
Nombre d’items pour l’une ou l’autre position par semaine
8Le nombre d’articles favorables au « oui » est très supérieur au nombre d’articles pour le « non ». Mais l’écart se creuse avec le temps. Lorsque le « oui » semble assuré de l’emporter, au début de la période, une place plus large est accordée au non. Lorsque les sondages indiquent que le « non » est susceptible de triompher, comme les semaines des 24 mars et 13 mai, la part des opinions nonistes se réduit fortement.
9Après le 29 mai, les positions se félicitant du « non » sont quasi inaudibles : la quasi-totalité des articles publiés entre le 29 mai et le 30 juin sont favorables au « oui ». Tout se passe comme si seule cette position apparaissait légitime pour analyser les causes de la victoire du « non ». Cette hypertrophie du « oui » concerne l’ensemble des quotidiens ici analysés. Cette politisation des propos est d’autant plus aisée que les articles analysés sont des commentaires, c’est-à-dire là où les entreprises de presse, sans doute plus que dans le choix des articles d’information plus « neutres », se donnent à voir comme des entreprises en représentation politique.
Prises de position et effets de position
10Il apparaît intéressant aussi d’étudier les effets de position. La position sociale d’un locuteur permet de rendre compte de sa prise de position ; mais celle-ci n’a pas les mêmes chances de paraître en tous les points de l’espace de la presse. Cet espace est défini ici par les différents titres mais aussi par le rubriquage, qui nous renseigne sur la manière dont le journal construit le réel, l’insère dans des catégories objectivées [4] et comment la présence ou non de commentaires (internes ou externes), la présence d’universitaires prestigieux ou d’hommes politiques donne à voir à son public sa centralité dans le jeu politique. Par exemple, parmi les universitaires mobilisés, on compte nombre de directeurs de revues ou d’unités scientifiques de droit, d’économie ou de sciences humaines et sociales (Dominique Wolton, Pierre Nora …). De même, les chercheurs de la Fondation nationale des sciences politiques et/ou de l’IEP de Paris constituent un groupe très présent dans la presse nationale : ils sont 18 universitaires sur les 78 cités (9 dans Le Figaro, 5 dans Le Monde et 4 à Libération). Pour illustrer cette hypothèse, une cartographie a été réalisée.
11L’axe horizontal oppose ce qu’on pourrait appeler une « parole journalistique » (éditoriaux, analyses de sondage et analyses rédigées par des journalistes) à une « parole déléguée » (les interviews et les tribunes). Ouest-France et Libération représentent davantage une parole proprement journalistique, tandis que Le Progrès et Le Monde favorisent une parole déléguée, extérieure. Le Figaro occupe à cet égard une position médiane.
12L’axe vertical oppose un pôle « politique », caractérisé par l’importance des interviews de politiques français, et dans une moindre mesure des comptes rendus de sondage, à un pôle « intellectuel », correspondant aux tribunes libres et à l’intervention des professions intellectuelles. Ce deuxième axe oppose également la presse quotidienne régionale, ici représentée par Ouest-France et Le Progrès, à une presse d’opinion, plus parisienne, dont Libération est l’archétype.
13Les articles publiés ne peuvent donc être considérés isolément : ils s’inscrivent bien dans un espace de publication. Chaque quotidien est en effet une entreprise en représentation politique sous contrainte commerciale. En tant que telle, il est soumis à des exigences de satisfaction de son lecteur qui est non seulement perçu comme citoyen mais aussi comme consommateur à qui s’adressent les publicités de différents annonceurs. Dans l’ensemble, ici, les journalistes convaincus de la nécessité du Traité constitutionnel européen ont fait le choix d’affirmer ce positionnement, mais pour certains avec un traitement permettant de ne pas trop se laisser marquer politiquement.
14On peut distinguer trois grands types de positionnements. En premier lieu, Ouest-France illustre parfaitement la stratégie consistant à n’aborder l’enjeu qu’à travers une parole journalistique (celle des responsables des pages politiques ou du rédacteur en chef) : lorsqu’il commente la campagne référendaire, ce quotidien le fait pour l’essentiel à travers ses éditoriaux ou la publication de sondages. À l’inverse, il ne publie aucune tribune. Ce positionnement reflète la situation du quotidien régional, doté d’un fort tirage (le premier en France) et détenteur d’un monopole local ; cette situation confortable permet aux journalistes du titre d’imposer directement un message fort. De plus, la relative indépendance économique autorisée par les tirages de Ouest-France ne le conduit pas, à l’inverse du Progrès, à la prudence.
15Un deuxième type correspond à un pôle plus « intellectuel » : il s’agit essentiellement de tribunes, rédigées par des membres des professions intellectuelles, publiées dans un quotidien national (et notamment Libération). On est ici en présence de quotidiens en concurrence pour un lectorat plus réduit quantitativement, mais sociologiquement plus homogène – principalement des cadres. Au-delà, ces quotidiens nationaux (c’est-à-dire parisiens) sont en compétition pour le contrôle du marché des idées et des représentations politiques. Leur lutte est au moins autant symbolique qu’économique.
16Enfin, le troisième type identifiable, illustré par le Monde et plus encore le Progrès, se caractérise par une parole déléguée aux politiques. Dans cette logique, le quotidien ouvre largement ses colonnes aux acteurs politiques, étrangers et plus encore français, en particulier sous la forme d’interviews. Cela permet de tenir des propos très politiques, voire partisans, tout en les imputant à un acteur extérieur à la rédaction, ce qui autorise à se parer des atours de l’indépendance et de l’objectivité en jouant sur l’occultation du travail de sélection des intervenants effectué par la rédaction. Donner à voir ces politiques, c’est aussi donner à voir qu’on est un journal capable de parler avec ces acteurs.
17Il est intéressant de noter que cette structuration de l’espace de la presse n’est pas déconnectée des effets d’agenda. En effet, on constate que dans la période qui va du 1er janvier à l’annonce par le président Chirac de la date du référendum, c’est surtout la parole déléguée qui domine. Cela s’explique largement par le fait que l’essentiel des articles parus au cours de cette période proviennent du Figaro, qui lance dès le mois de janvier une série de tribunes. À l’inverse, dans les cinq semaines qui précèdent le scrutin, c’est le pôle intellectuel qui est surreprésenté, comme si les « intellectuels » s’engageaient massivement dans la dernière ligne droite. Libération publie un nombre particulièrement important d’articles durant ces cinq semaines. Enfin, après le 29 mai, c’est le pôle journalistique qui domine : après le verdict électoral du 29 mai, ce sont les journalistes qui se réservent l’essentiel du travail d’explication du vote, alors qu’on aurait pu s’attendre à ce que les universitaires et/ou les politiques soient fortement sollicités.
Un « non » socialement illégitime
18La structuration ainsi décrite est-elle en lien avec l’orientation des articles ? Deux critères peuvent être retenus pour qualifier cette orientation : les articles sont-ils favorables au « oui » ou au « non » au référendum sur le Traité constitutionnel européen ? Lorsque son orientation politique est publiquement connue, l’auteur est-il de gauche ou de droite ?
19Il est remarquable de noter que le « oui » est présent dans tous les journaux, toutes les rubriques, donnant la parole à des locuteurs de toutes qualités. On y compte des membres de la délégation aux affaires européennes et le président de l’Assemblée nationale, des ministres en postes ou anciens ministres (à l’exception de la ministre déléguée aux Affaires européennes), des intellectuels médiatiques (Edgar Morin, Francis Fukuyama), des acteurs politiques étrangers de premier plan (Tony Blair ou Joschka Fischer), l’ancien président de la Commission européenne, Jacques Delors, ou de la Convention européenne, Valéry Giscard d’Estaing, ainsi qu’un grand nombre d’éditorialistes (d’Alain Duhamel à Alexandre Adler en passant par Jean-Marie Colombani). Le « non » quant à lui est localisé dans une région bien spécifique de l’espace de la presse. Les prises de position en faveur du « non » sont essentiellement le fait de locuteurs extérieurs, à l’occasion d’interviews ou de tribunes. Aussi, on constate que cette parole déléguée du « non » est tenue par des acteurs « illégitimes » du champ politique. Il s’agit des syndicalistes structurellement absents des hiérarchies journalistiques [5], de l’extrême droite (Philippe de Villiers apparaît ainsi sept fois dans le corpus, Jean-Marie Le Pen trois fois et Marine une fois sans compter Bruno Gollnisch ou Bruno Mégret) ou de l’aile droitière de l’UMP (Nicolas Dupont-Aignan et Christine Boutin deux fois chacun) d’élus marginaux (un maire communiste) et de rares politiques de premier plan cités une fois comme Laurent Fabius, Charles Pasqua ou Jean-Pierre Chevènement ; alors qu’Olivier Besancenot ou Arlette Laguiller, pour ne prendre que ces exemples, sont absents de notre corpus. Les étrangers interrogés sont eux-mêmes illégitimes, comme le populiste suisse Blocher. Notons par ailleurs que dans ce débat, rares sont les acteurs multipositionnés : à l’exception du président d’Attac, Jacques Nikonoff, cités dans tous les journaux, de Laurent Fabius cité dans les trois quotidiens nationaux ou de Philippe de Villiers cité dans Le Figaro, Le Monde et Le Progrès, aucun acteur – même cité plusieurs fois – n’apparaît en nom propre dans plusieurs journaux. Par exemple, Jean-Marie Le Pen et l’actuel président de la République signent chacun trois articles dans le Figaro. Nicolas Sarkozy est de surcroît interrogé une fois par Le Progrès.
20Au demeurant, le « oui » est largement dominant, quel que soit le quotidien considéré, comme le montre le tableau 1. La prise de position en faveur du « non » apparaît fondamentalement déterminée par la position sociale du locuteur : ainsi, aucun journaliste ne s’exprime en faveur du « non », pas même à Libération (où de nombreux journalistes signent, à titre personnel, une tribune libre dans les pages du quotidien), ni au Figaro (dont certains éditorialistes se situent parfois de manière très critique par rapport à la construction communautaire). Probablement faut-il voir là l’effet du contrôle opéré par les rédactions en chef des quotidiens, dans la mesure où il est difficile d’imaginer qu’aucun journaliste n’était, à titre personnel, favorable au « non ».
Orientation des articles par journal
Orientation des articles par journal
21Ouest-France privilégie les articles ne prenant pas position dans le débat, en relatant sur un mode distancé (analyse de sondages) et peu ouvert à la parole externe (aucune tribune publiée, peu d’interviews) le débat référendaire : ainsi, 58 % des articles publiés dans ce titre ne prennent pas position. Dans le même temps, Ouest-France est le quotidien le plus réfractaire aux nonistes avec seulement deux articles favorables au « non » en six mois. On peut voir là le positionnement subtil d’un quotidien tiraillé entre une tradition démocrate-chrétienne fortement pro-européenne et un lectorat à forte composante rurale, dont la rédaction pouvait supposer qu’il serait sceptique face à l’Europe. De plus, pour un journal de la presse quotidienne régionale qui a l’ambition de vendre le plus possible au-delà des clivages politiques, en s’assurant un monopole régional, toute prise de position politique trop marquée revient à risquer de s’aliéner une partie de son lectorat – et donc aussi à fragiliser sa position économique. Le Progrès illustre ce même dilemme mais en y apportant une réponse un peu différente : en effet, ce quotidien de la région Rhône-Alpes est celui de notre corpus qui publie la plus grande proportion d’articles favorables au « non » – qui demeure toutefois très minoritaire (25 %). De cette manière, ce journal peut se targuer d’un certain équilibre, susceptible de convenir à toutes les composantes de son lectorat.
22Les quotidiens nationaux de notre corpus peuvent et doivent, quant à eux, afficher un positionnement politique beaucoup plus net, car leur positionnement stratégique ne consiste pas à vouloir capter l’intégralité d’un lectorat local, mais au contraire à s’adresser à un segment politisé spécifique. Le Monde apparaît comme le journal dans lequel le plus d’articles affichent une prise de position (11 % d’articles seulement ne peuvent être classés), et aussi celui dans lequel la proportion d’articles publiés est en faveur du oui (68 %) est la plus forte.
23Toutefois, à y regarder de plus près, on constate que, dans leur majorité, les articles dont le locuteur est identifié comme proche de la gauche relèvent d’une parole déléguée plutôt que journalistique (cf. tableau 2). De fait, on constate que souvent, les locuteurs de gauche s’expriment dans des interviews ou dans les pages consacrées aux tribunes libres. Enfin, un nombre important d’éditoriaux sont signés par des éditorialistes identifiés à gauche – il s’agit, dans une large mesure, des éditos parus dans Libération, dont on sait que beaucoup ont été consacrés à l’enjeu référendaire.
Orientation des articles par rubrique
Orientation des articles par rubrique
24Il reste alors à comprendre comment s’articulent au final ces différentes dimensions. En particulier, il convient de réaliser qu’un « oui » de droite et un « oui » de gauche, et plus encore peut-être un « non » de droite et un « non » de gauche, ne sont pas équivalents. La première logique, celle organisée autour de la parole journalistique, se caractérise avant tout par l’hégémonie du « oui », partagé à parts à peu près égales entre un « oui » de gauche et un « oui » de droite. La deuxième logique, celle de l’engagement intellectuel, se caractérise elle par une surreprésentation de la gauche, qu’il s’agisse du « oui » de gauche ou du « non » de gauche. Enfin, la troisième logique, celle de la parole déléguée aux politiques, se situe pour l’essentiel dans la moyenne générale, mais se caractérise par une assez nette sous-représentation du « oui » de gauche. C’est donc essentiellement la direction du PS qui semble avoir été sous-représentée dans les interviews réalisées par ces quotidiens – comme si le portrait du débat indirectement dressé par les rédactions opposait le gouvernement et l’UMP à l’aile dissidente du PS et à l’extrême droite, promoteurs d’un choix « erroné ». À l’instar des exigences imposées par le CSA à la télévision, l’équilibre politique recherché par les rédactions semble ainsi être celui des camps politiques (droite ou gauche) et non celui du positionnement sur le TCE. La « neutralité » journalistique s’évalue alors à l’aune de l’engagement dans un camp partisan et non sur cet enjeu précis.
Orientation des articles et positionnement dans l’espace de la presse
Orientation des articles et positionnement dans l’espace de la presse
25Au terme de cette analyse, l’hypothèse de départ semble bien confirmée. Pour comprendre la manière dont la presse quotidienne a commenté le Traité constitutionnel européen, avant et après la tenue du référendum, il faut non seulement tenir compte de la position sociale des locuteurs, mais aussi des logiques propres à la presse quotidienne elle-même. Elle apparaît ici comme un espace, structuré par différentes logiques qui cohabitent les unes avec les autres. Ainsi, s’il est vrai que la presse quotidienne a assez largement favorisé le « oui » durant la campagne référendaire, et encore après le référendum, affirmer cela ne permet pas de résumer les enjeux. Les quotidiens se dotent en effet d’espaces dans lesquels la parole est déléguée à d’autres locuteurs, venant légitimer en retour leur propre positionnement. Une étude – et, le cas échéant, une critique – sérieuse de la presse ne peut se passer d’une telle analyse qui tient compte des tensions et oppositions existant au sein même de l’espace considéré, se gardant de réifier et unifier « la presse quotidienne ».
Notes
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[1]
Les journaux avaient, en 2005, le tirage suivant (par ordre décroissant) : Ouest-France, 781 000 exemplaires ; Le Monde, 367 000 ; Le Figaro, 342 000 ; Le Progrès, 239 000 et Libération, 144 500. Sources : OJD, 2005 (www.ojd.com).
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[2]
Christophe Piar et Jacques Gerstlé « Le cadrage du référendum sur la Constitution européenne : la dynamique d’une campagne à rebondissements », dans « Le référendum de ratification du Traité constitutionnel européen du 29 mai 2005 : comprendre le non français », Les Cahiers du CEVIPOF, Paris, 2005.
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[3]
Nicolas Hubé, « Le courrier des lecteurs : une parole journalistique profane ? Le cas du traité constitutionnel européen », Mots. Les langages du politique, 87, 2008.
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[4]
Thierry Herman, Gilles Lugrin, « La hiérarchie des rubriques : un outil de description de la presse », Communication et langages, 122, 1999, p. 72-85
-
[5]
Nicolas Hube, Décrocher la « une ». Le choix des titres de première page de la presse quotidienne en France et en Allemagne (1945-2005), Presses universitaires de Strasbourg, 2008.