Savoir/Agir 2008/2 n° 4

Couverture de SAVA_004

Article de revue

Une crise de système qui appelle des réponses systémiques

Pages 41 à 50

Notes

  • [1]
    On trouvera une synthèse, réalisée « à chaud », des mécanismes de la crise des « subprimes » dans John Kiff et Paul Mills, « Money for Nothing and Checks for Free : Recent Developments in U.S. Subprime Mortgage Markets », Working Paper du FMI, juillet 2007.
  • [2]
    Michel Aglietta, Macroéconomie financière, La Découverte, troisième édition, 2001.
  • [3]
    Paul Boccara, « Les cycles longs et la longue phase de difficultés en cours. Population et finance », Issues, n° 29, 3e trimestre 1987.
  • [4]
    Ces points sont discutés plus en détail dans Denis Durand, Un autre crédit est possible !, Le Temps des Cerises, 2005.
  • [5]
    Cette conclusion est bien mise en lumière dans Luci Blis et Kathryn Smith, « The global upward trend in the profit share », Working Papers de la Banque des Règlements internationaux n° 231, juillet 2007.
  • [6]
    L’opération de LBO (Leverage Buy Out) consiste, pour l’investisseur qui souhaite racheter une entreprise, à n’apporter qu’une partie des fonds nécessaires (généralement un tiers) et de se procurer le solde à l’aide d’un emprunt. Les dividendes versés par l’entreprise servent à rembourser l’emprunt. Ce montage présente l’avantage de dégager une plus grande rentabilité que s’il n’y avait pas eu recours à la dette. C’est l’effet dit de « levier financier » (leverage en anglais).
  • [7]
    Outre la très abondante littérature consacrée à ce sujet par la presse financière depuis l’été 2007, on pourra se reporter à Claudio Borio, « The financial turmoil of 2007 ? : a preliminary assessment and some policy considerations », Working Paper n°251 de la Banque des Règlements internationaux, mars 2008.
  • [8]
    Voir dans Économie et politique n° 642-643, janvier-février 2008, sous le titre : « Crise financière, quelle issue ? » un débat sur ce sujet entre Frédéric Lordon – qui propose, dans une optique voisine, une politique monétaire « dédoublée » – et l’auteur du présent article.
  • [9]
    Voir, dans ce sens, Michel Castel et Dominique Plihon, « Rudes leçons de la crise financière », Le Monde, 1er février 2008.
  • [10]
    Voir Yves Dimicoli, « Crise du dollar et besoin de révolution monétaire », Économie et Politique, n° 640-641, novembre-décembre 2007.
  • [11]
    Cf. Paul Boccara, « Vers un replâtrage ou vers une refondation du FMI ? », Économie et politique, n° 638-639, septembre-octobre 2007.

1La crise qui a balayé la planète financière après être apparue sur le marché des titres représentatifs de crédits immobiliers aux ménages américains a marqué les esprits par l’ampleur des sommes en jeu, par les dégâts qu’elle a provoqués dans le monde bancaire, et par le sentiment d’impuissance que les autorités chargées de réguler les activités financières – au premier rang desquelles les banques centrales – ont semblé manifester à plusieurs occasions. Denis Durand plaide pour une nouvelle politique monétaire, sélective en matière de crédit, et une réorganisation des relations monétaires internationales.

2Les causes immédiates de cette crise sont assez bien identifiées [1] : les abus de la profession bancaire dans la distribution de prêts immobiliers à des ménages mal informés, l’irresponsabilité générale créée par la dissémination des risques consécutive à la cession par les banques de « paquets » de crédits immobiliers à des fonds spéculatifs (la titrisation), la complaisance des agences de notation chargées de l’évaluation de ces risques, les moyens insuffisants des autorités de surveillance bancaire …

Nous ne sommes pas tirés d’affaire

3La violence du choc ressenti par le système financier contraste avec l’effet, somme toute modéré jusqu’à présent, qui en résulte sur la conjoncture d’ensemble. L’action conjointe du gouvernement américain et de la Réserve fédérale, manifestement décidés à mobiliser au maximum les instruments de la politique conjoncturelle, pourrait réussir, dans l’immédiat, à déclencher un redémarrage de la première économie mondiale, tandis que l’essor des pays émergents continue de soutenir la croissance du reste du monde. Est-ce à dire que nous serions tirés d’affaire ? L’expérience des cycles conjoncturels précédents incite à prévoir le contraire. La crise dite des « subprimes » n’est pas la première dans son genre : en 1987, c’est sur le marché des actions que l’effondrement s’était produit. Le soutien promptement apporté par la Réserve fédérale au système bancaire avait, dans un premier temps, effacé cet accident et brillamment ranimé la conjoncture, sans empêcher, pourtant, la récession de 1991 aux États-Unis, violemment ressentie en Europe dans les années qui ont suivi. Un scénario analogue s’était renouvelé en 1997, avec ce qu’on avait appelé la crise asiatique, suivie par une récession en 2001. Trois épisodes présentant des points communs à dix ans d’intervalle, chacun provoquant une secousse plus violente que le précédent : faut-il en déduire que nous avons rendez-vous, au tournant de la prochaine décennie, avec des troubles économiques et sociaux encore plus douloureux que ceux que nous avons connus jusqu’à présent ? Les déséquilibres particulièrement forts qui accompagnent le cycle actuel – déficit américain, instabilité des changes, hausse des prix de l’énergie et des matières premières en partie alimentée par la spéculation – sont de nature à accréditer cette thèse.

Des racines profondes dans les contradictions de l’accumulation du capital

4Dès à présent, les ressemblances entre les événements qui se succèdent depuis l’été 2007 et des épisodes antérieurs incitent à penser qu’ils ont des racines profondes. Ils doivent leur existence à l’établissement d’une sphère financière qui recouvre l’ensemble de la planète. Institutionnalisée sous la forme des marchés de titres (actions, obligations, titres du marché monétaires) qui ont détrôné l’or comme réservoir de richesse par excellence, la recherche de profits financiers joue depuis bientôt trente ans un rôle déterminant dans les décisions économiques des institutions financières, des entreprises et des États.

5Ce régime impose, dans toutes les décisions, le respect des critères en vigueur sur les marchés de titres : l’augmentation maximale de la valeur des capitaux engagés, à l’exclusion de toute autre considération. Ce qu’on a appelé la dictature des actionnaires, et ses effets sur les salaires, l’emploi et les conditions de travail dans les entreprises, découlent précisément du pouvoir accru que la domination des marchés financiers donne aux détenteurs du capital.

6Ce n’est pas la première fois que ces différents traits sont réunis. « Empiriquement, l’histoire financière, au moins depuis le milieu du xixe siècle, serait un grand balancier entre les époques dominées par l’essor des banques et celles qui sont sous l’influence prépondérante des marchés » constate Michel Aglietta [2]. Au-delà de cette observation empirique, Paul Boccara a pu mettre en évidence, plus précisément, un lien entre le retour périodique de l’inflation financière, dans l’histoire du capitalisme, et le déroulement des cycles d’une soixantaine d’années – baptisés cycles de Kondratieff – qui rythment cette histoire [3].

7Périodiquement, l’accumulation du capital s’accroît au-delà du niveau qui permettrait le respect des normes de rentabilité en vigueur : ce sont les phases de suraccumulation. Les fluctuations conjoncturelles de l’économie capitaliste sont gouvernées par la dynamique de la suraccumulation et des mesures de dévalorisation d’une partie du capital qui visent à la surmonter. Lorsque cette suraccumulation dure et devient structurelle, comme cela a été le cas depuis la fin des années 1960 [4], il vient un moment où le renforcement du pouvoir de la finance devient un levier déterminant des efforts déployés pour redresser la rentabilité du capital. L’expansion des marchés de titres et la spéculation sur les actions facilitent la restructuration des capitaux et la concentration des pouvoirs et des profits auprès des groupes les plus puissants. Simultanément, la pression des marchés, comme on l’a vu, favorise l’accentuation des prélèvements du capital sur les produits du travail.

8C’est bien la domination des marchés financiers, combinée avec un usage très particulier des nouvelles technologies de l’information et de la communication dans les entreprises au service de la rentabilisation du capital, qui, bien plus que la concurrence des salariés des pays émergents, constitue la principale explication d’un phénomène observé dans tous les pays industrialisés : le déplacement du partage de la valeur ajoutée au détriment des salariés et au profit du capital dans les années 1980 [5].

9Mais les exigences d’une masse sans cesse croissante de capital à rentabiliser finissent par épuiser les capacités de l’économie réelle à fournir le rendement exigé. La déflation salariale pèse sur la demande globale. L’obsession de la rentabilité maximale conduit à sacrifier des investissements qui auraient été utiles pour élargir la base de production de richesses, mobiliser la main-d’œuvre inemployée et renforcer, à long terme, l’efficacité du capital.

10Cette contradiction induit, chez les détenteurs de portefeuilles financiers, une recherche fébrile de nouvelles occasions de rentabilité, même au prix de risques qui finissent par se révéler inconsidérés. Ainsi la spéculation sur les crédits immobiliers est-elle en quelque sorte un héritage du krach des valeurs Internet en 2000, qui lui-même faisait suite aux pertes essuyées quelques années auparavant en Asie. Aujourd’hui, les capitaux assoiffés de rentabilité se reportent dans la spéculation sur le pétrole et les matières premières alimentaires : l’énorme masse de capitaux accumulés ne se lasse jamais d’exiger sa rémunération.

11Au-delà de la seule finance, c’est donc bien la régulation de l’économie tout entière par le critère du taux de profit qui est mise en question par la crise actuelle.

Un besoin de transformations structurelles

12Il est souvent affirmé que la leçon qui se dégage de la crise consiste à justifier un retour de l’État dans le contrôle de l’économie. Il s’agirait de reprendre les rênes d’une finance emballée, afin de revenir à un capitalisme moins carnassier. Le moyen d’y parvenir combinerait un renforcement de la réglementation pesant sur la finance avec une intervention de l’État pour corriger les inégalités dans la répartition des revenus par des mesures de redistribution.

13Un contrôle des opérations financières et une remise en cause de la liberté absolue de circulation des capitaux sont assurément nécessaires mais on peut douter qu’un retour à des politiques ressemblant à celles qui ont été menées dans les années 1960 et 1970 soit à la hauteur des difficultés rencontrées aujourd’hui. Précisément, c’est le blocage et l’impuissance de ces politiques face à la crise d’efficacité du capital qui ont préparé le terrain à la libéralisation des politiques économiques et à la dictature contemporaine de la finance. Il est donc permis de voir plutôt la crise financière comme le symptôme de causes plus profondes, qui appellent des remèdes plus structurels.

14Dans plusieurs domaines déterminants pour l’avenir de notre civilisation, il apparaît de plus en plus que la régulation par le taux de profit est inadéquate. Elle conduit à dépenser les ressources naturelles sans souci des générations futures. Elle privatise tout ce qui peut l’être alors que le besoin se fait sentir d’une nouvelle génération de services publics, instruments d’une véritable maîtrise, par leurs usagers, des biens et services qui leur appartiennent en commun. Elle entretient délibérément la précarité du marché du travail pour peser sur les salaires et limiter les dépenses d’éducation et de formation, alors qu’il faudrait au contraire les augmenter considérablement, tout en sécurisant les parcours professionnels. Les économies de capital matériel obtenues grâce aux nouvelles technologies de l’information le permettraient, au moment où cette révolution informationnelle appelle à investir bien davantage dans les capacités humaines.

15La domination des marchés financiers ne produit donc pas seulement des crises spéculatives. Elle fait obstacle aux possibilités de déploiement d’un progrès de civilisation. Ce diagnostic conduit à des recommandations qui consistent à réprimer l’inflation financière mais aussi, d’un même mouvement, à encourager la croissance réelle en s’appuyant sur les potentialités de la révolution informationnelle.

16Il y a là la possibilité d’une stratégie de transformation sociale qui ne se borne pas à agir sur la répartition des richesses (car elle intervient sur la façon de les produire et, en particulier, de les financer), ni à déléguer cette action à l’État, car elle repose sur la conquête directe de pouvoirs par les citoyens, et en particulier par les salariés, dans des luttes sociales et politiques.

17À ce stade, il convient d’ajouter une observation importante. Si, face à la puissance des marchés financiers, c’est bien d’un enjeu de pouvoir qu’il s’agit, alors il est particulièrement important de s’intéresser au rôle des banques.

Un levier stratégique, le crédit bancaire

18Ce rôle a été particulièrement mis en lumière dans la crise récente : ce sont des banques – Bears Stearns, Citigroup, Northern Rock, UBS … – qui se sont trouvées en première ligne lors des défaillances des fonds spécialisés dans la spéculation sur les crédits immobiliers américains, et ce sont leurs difficultés qui font la gravité de la crise. De fait, c’est l’abondance du crédit au cours des dix dernières années, validée par les banques centrales, Réserve fédérale américaine en tête, qui a permis à la spéculation sur les prêts immobiliers américains de prendre les proportions déraisonnables que l’on connaît.

19Les fonds spéculatifs, en effet, ne fonctionnent qu’avec le soutien d’une ou plusieurs banques qui leur prêtent une grande partie des capitaux qu’ils placent. L’effet de levier, c’est-à-dire la technique qui consiste à démultiplier le montant d’un placement en empruntant la somme nécessaire à une ou plusieurs banques, est à la base de toutes les techniques de spéculation, qu’elles portent sur la titrisation de crédits aux entreprises ou aux particuliers, sur le rachat d’entreprises en vue de leur revente avec un profit maximal (les LBO [6]), ou encore sur le marché des changes.

20De même que les périodes d’inflation des prix à la consommation s’accompagnent d’une forte croissance de la quantité de monnaie en circulation, de même peut-on considérer que nous connaissons depuis trente ans une véritable inflation financière, qui se manifeste par la hausse démesurée des prix des actifs financiers et immobiliers, et qui repose sur l’abondance de l’argent mis à la disposition des marchés de titres par le système bancaire.

21Tout cela rend de plus en plus aigu le dilemme des banques centrales : valider les opérations hasardeuses financées par les banques en fournissant la liquidité qui leur manque soudain lorsque la crise se déclenche, c’est créer les conditions de futures crises spéculatives de même nature. À l’inverse, réprimer les excès de la finance, c’est aussi étouffer la croissance et menacer l’emploi.

22Une façon d’échapper à ce dilemme pourrait consister à explorer la voie d’une nouvelle sélectivité du crédit. Si le crédit bancaire est la matière première de l’inflation financière, alors en priver les marchés financiers est la façon la plus directe de réduire leur pouvoir. Mais cela ne suffit pas : il faut aussi être capable de financer, mieux que ne le font les marchés financiers, les investissements les plus propres à favoriser une nouvelle efficacité économique, ceux qui portent sur la recherche, la formation, la sécurisation des emplois, les services publics.

Une politique monétaire sélective pour une maîtrise citoyenne du crédit

23La politique monétaire pourrait être un levier d’action essentiel dans ce domaine, comme la crise l’a bien mis en évidence. Une de ses manifestations les plus inquiétantes a été la menace de paralysie de ce que l’on appelle le marché interbancaire : inquiètes des difficultés affichées de plusieurs grands établissements, les banques ne voulaient plus se prêter entre elles, les établissements excédentaires craignant une défaillance des établissements qui souhaitaient leur emprunter. Les banques centrales ont donc été contraintes de remplacer ces banques excédentaires comme prêteurs sur le marché, et, par voie de conséquence, d’accroître énormément le volume de leurs prêts.

24Cela a posé un problème d’apparence technique, mais dont la portée politique peut être considérable : le problème des garanties exigées par les banques centrales en contrepartie de leurs prêts [7]. En temps normal, il s’agit principalement de titres d’État détenus en portefeuille par les banques, dont elles transfèrent temporairement la propriété à la banque centrale lorsqu’elles lui empruntent de l’argent. Dans la crise, la Réserve fédérale s’est résolue à élargir ses critères, et à accepter que les banques lui remettent, en garantie des emprunts qu’elles contractent auprès d’elle, différentes sortes de titres représentatifs de crédits immobiliers, ou de crédits aux entreprises. La Banque centrale européenne, pour sa part, n’a pas eu besoin de modifier ses règles d’intervention sur ce point, puisqu’elle accepte comme garantie de ses opérations les titres représentatifs de crédits aux entreprises.

25La situation incite à aller plus loin. Dès lors que les banques centrales se réservent le droit de refinancer des crédits aux entreprises, elles disposent d’un moyen de rendre sélectifs ces refinancements [8] : elles peuvent décider que les crédits destinés à financer des opérations spéculatives ou financières (LBO, prises de positions sur des devises ou sur des titres tels que ceux qui ont servi d’instruments à la spéculation sur les crédits immobiliers américains …) ne bénéficieront d’un refinancement qu’à un taux dissuasif. À l’inverse, des procédures non bureaucratiques, qui pourraient associer aux décisions les citoyens et leurs représentants – syndicats, élus locaux – au sein de fonds régionaux pour l’emploi et la formation, pourraient valider certains crédits destinés à financer des investissements efficaces et à créer des emplois qualifiés. Ces crédits – qui seraient particulièrement développés par un pôle d’institutions financières publiques à l’échelon national – pourraient bénéficier, de la part des banques centrales, de refinancements à taux préférentiels, voire à taux nuls ou négatifs.

26Les banques centrales ont d’autres instruments à leur disposition. Le plus directement lié à leur fonction de « banque des banques » et de « prêteur en dernier ressort » est la réglementation des réserves obligatoires. Avec la montée des marchés financiers, l’attention, depuis une vingtaine d’années, s’est davantage portée sur une autre réglementation, connue sous l’appellation de « ratio de Bâle », qui leur impose de disposer d’un montant de fonds propres proportionnel à celui des crédits qu’elles distribuent. Ce dispositif pourrait être aménagé [9] de façon à exiger un montant de fonds propres plus élevé pour les crédits qui alimentent l’inflation financière, et plus faible pour ceux qui favorisent la croissance réelle et l’emploi. Il pourrait aussi être modifié pour inciter les banques à adopter une composition de leurs fonds propres qui réduise leur dépendance par rapport aux marchés de capitaux.

27Il peut cependant comporter, de notre point de vue, un effet pervers puisque son mécanisme incite les banques à accumuler les fonds propres, c’est-à-dire à se rendre aussi rentables que possible. Comme tous les autres acteurs de l’inflation financière, les banques sont ainsi poussées à orienter leurs crédits vers des opérations risquées : en renforçant leurs fonds propres, chacune d’elles se protège contre les risques qui pèsent sur son activité mais, ce faisant, elles accroissent le degré global de risque qui règne dans l’ensemble du système … Cela donne plus d’importance encore à une lutte d’ensemble contre les critères de rentabilité, appuyée sur des critères de gestion différents. Ainsi, sécuriser l’emploi des salariés favorise une progression régulière de la demande adressée aux entreprises, et limite donc les risques des agents endettés auprès des établissements de crédit, tout en permettant aux salariés de dégager une épargne qui pourra constituer une ressource stable pour les banques : celles-ci, exposées à des risques moins grands, auront moins besoin de fonds propres pour se protéger … Réciproquement, en privilégiant les crédits favorables à la sécurisation de l’emploi, elles pourraient contribuer à ce que ce cercle vertueux vienne progressivement se substituer aux cercles vicieux de l’inflation financière.

28C’est donc une démarche d’ensemble qu’il conviendrait d’adopter, depuis le niveau local (celui de l’entreprise, du bassin d’emploi) jusqu’au niveau de la politique monétaire européenne. Ces pratiques pourraient commencer à entrer en vigueur sans même attendre une révision du statut et des missions de la Banque centrale européenne.

Du local au mondial, une stratégie d’ensemble

29Enfin, ces nouvelles institutions s’inscriraient dans une stratégie d’ensemble visant à modifier l’organisation des relations monétaires internationales. La crise actuelle en fournit une occasion, car elle met aussi en question la hiérarchie des puissances économiques, financières et monétaires sur laquelle toute l’économie mondiale est fondée, au moins depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale.

30Le privilège du dollar, monnaie de référence pour tout le système monétaire international, libérée elle-même de tout lien avec l’or depuis 1971, permet aux États-Unis de concilier leur hégémonie économique et financière avec un gigantesque déficit extérieur : tant que le dollar, malgré ce déficit, conserve la confiance des détenteurs de créances sur les États-Unis, ces déficits peuvent s’accumuler et traduire ainsi la captation, au bénéfice de l’accumulation du capital à base américaine, d’une part considérable de l’épargne et de la création monétaire du monde entier [10]. Mais les pays excédentaires qui accumulent des créances sur les États-Unis acquièrent, potentiellement, un pouvoir financier que la crise révèle lorsque des « fonds souverains » sont appelés à l’aide pour renflouer telle banque occidentale défaillante, ou tel groupe industriel en difficulté.

31Cette puissance financière nouvelle des pays « émergents » reste, au stade actuel, très ambiguë. Les fonds souverains ne se présentent pas comme mus par l’ambition de remettre en cause la domination des marchés financiers. Au contraire, ils protestent de leur respect des normes et des règles qui y prévalent. Mais leur irruption sur le devant de la scène à l’occasion de la crise récente n’est pas le seul aspect des nouvelles réalités qui sont en train de s’imposer dans les relations financières internationales. L’accumulation de réserves de change par les banques centrales asiatiques, la crise des institutions financières internationales [11] et la revendication d’une meilleure représentation des pays émergents et en développement en leur sein – que la récente révision des quotes-parts du FMI est bien loin de satisfaire – constituent autant de signes d’une accumulation de forces qui rendraient possible un ordre monétaire et financier international différent de celui qui s’est organisé autour de l’hégémonie américaine au cours des dernières décennies. Il resterait encore bien des conditions à remplir avant d’en arriver là, à commencer par un rôle nouveau de l’Union européenne sur la scène monétaire internationale. En liaison avec les pays émergents, elle pourrait agir pour une organisation du système dans laquelle le dollar serait remplacé, dans son rôle pivot, par l’émission, sous l’égide d’un FMI profondément transformé, d’une monnaie commune mondiale dont les caractéristiques techniques pourraient être inspirées de celles des droits de tirage spéciaux du FMI et dont l’usage, là encore, serait de favoriser des financements sélectifs ciblés sur les investissements les plus efficaces pour le développement durable des populations de tous les pays, en particulier des plus pauvres.

32La crise financière peut ainsi être lue comme un révélateur de l’urgence de transformations radicales dans la sphère financière mais, au-delà, dans les règles qui régissent l’ensemble des processus économiques et sociaux.

Notes

  • [1]
    On trouvera une synthèse, réalisée « à chaud », des mécanismes de la crise des « subprimes » dans John Kiff et Paul Mills, « Money for Nothing and Checks for Free : Recent Developments in U.S. Subprime Mortgage Markets », Working Paper du FMI, juillet 2007.
  • [2]
    Michel Aglietta, Macroéconomie financière, La Découverte, troisième édition, 2001.
  • [3]
    Paul Boccara, « Les cycles longs et la longue phase de difficultés en cours. Population et finance », Issues, n° 29, 3e trimestre 1987.
  • [4]
    Ces points sont discutés plus en détail dans Denis Durand, Un autre crédit est possible !, Le Temps des Cerises, 2005.
  • [5]
    Cette conclusion est bien mise en lumière dans Luci Blis et Kathryn Smith, « The global upward trend in the profit share », Working Papers de la Banque des Règlements internationaux n° 231, juillet 2007.
  • [6]
    L’opération de LBO (Leverage Buy Out) consiste, pour l’investisseur qui souhaite racheter une entreprise, à n’apporter qu’une partie des fonds nécessaires (généralement un tiers) et de se procurer le solde à l’aide d’un emprunt. Les dividendes versés par l’entreprise servent à rembourser l’emprunt. Ce montage présente l’avantage de dégager une plus grande rentabilité que s’il n’y avait pas eu recours à la dette. C’est l’effet dit de « levier financier » (leverage en anglais).
  • [7]
    Outre la très abondante littérature consacrée à ce sujet par la presse financière depuis l’été 2007, on pourra se reporter à Claudio Borio, « The financial turmoil of 2007 ? : a preliminary assessment and some policy considerations », Working Paper n°251 de la Banque des Règlements internationaux, mars 2008.
  • [8]
    Voir dans Économie et politique n° 642-643, janvier-février 2008, sous le titre : « Crise financière, quelle issue ? » un débat sur ce sujet entre Frédéric Lordon – qui propose, dans une optique voisine, une politique monétaire « dédoublée » – et l’auteur du présent article.
  • [9]
    Voir, dans ce sens, Michel Castel et Dominique Plihon, « Rudes leçons de la crise financière », Le Monde, 1er février 2008.
  • [10]
    Voir Yves Dimicoli, « Crise du dollar et besoin de révolution monétaire », Économie et Politique, n° 640-641, novembre-décembre 2007.
  • [11]
    Cf. Paul Boccara, « Vers un replâtrage ou vers une refondation du FMI ? », Économie et politique, n° 638-639, septembre-octobre 2007.
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