1Cet entretien avec deux « jeunes des quartiers », voués aux petits boulots précaires du bâtiment, mais investis dans des entreprises associatives et/ou politiques (avec un statut plus ou moins défini de « grands frères »), permet de mettre en évidence, à travers le regard qu’ils portent, la complexité des rapports à la politique dans les « quartiers sensibles ».
2Si complexes soient-ils, ces rapports des classes populaires précarisées à la politique sont d’abord marqués par la distance creusée entre un univers de plus en plus ésotérique et ceux qui prennent le CAC 40 pour un groupe de rap (« la politique, c’est pas pour nous ») : distance d’autant plus grande que les militants (du moins ceux du parti communiste) ont depuis longtemps déserté « les quartiers » et que l’Union de la gauche de Mitterrand qui avait suscité l’espoir des parents n’a pas tenu ses promesses. En fait, l’intérêt politique des habitants des cités varie en raison inverse de la distance qui les sépare des « problèmes politiques ». Tous se sentent concernés par les « problèmes avec la police », les menaces d’« expulsions » ou encore les difficultés omniprésentes de la vie quotidienne : emploi, logement, pouvoir d’achat (« le SMIC à 1 500 euros »).
3Cette distance permet de comprendre les modalités des « choix politiques » dans « les quartiers ». Leurs habitants ne se déterminent pas sur la base d’un « programme », mais sur celle d’indicateurs symboliques de proximité, d’intérêt, de considération. « Donner des places à des gens de la diversité » (alors qu’« il n’y a pas un seul black au PS ») apparaît comme un gage de réhabilitation symbolique et entretient la croyance dans le bien-fondé des aspirations à la promotion sociale : « ce mec-là il peut nous sauver », pensent les supporters de Sarkozy qui n’échappent ni à la croyance au « self-made man » (dont témoignent les inscriptions en « BEP Vente » et les tentatives de « créer son entreprise »), ni à la confiance dans « les vertus de la discrimination positive », persuadés qu’ils sont qu’« on met les jeunes des quartiers en LEP pour les mettre à l’écart pour la suite ». De ce point de vue, la présence d’une Rachida Dati « coriace » dans le gouvernement est perçue comme un emblème au même titre que celle de Zinedine Zidane dans l’équipe de France de football. De même, mais en sens inverse, la mise en cause malencontreuse de la « racaille » par Nicolas Sarkozy a été reçue comme une insulte, transformant certains de ses supporters en adversaires. Dans « le match Sarko-Ségo » (les autres candidats faisant figure d’outsiders) où ils pensaient pouvoir faire figure d’arbitres, ils n’ont pas voté « pour Ségo » mais « contre Sarko ». Ces « choix politiques » qui dépendent, en définitive, d’une évaluation de la distance entre mandants et mandataires, se définissent aussi par rapport à la perception d’affinités d’ethos. Ainsi les habitants des cités se reconnaissent-ils dans « l’autorité » affichée par Nicolas Sarkozy face aux « jeunes qui foutent le bordel » et ne s’offusquent pas des marques ostentatoires d’une réussite financière (la soirée au Fouquet’s ou le yacht de Bolloré) à laquelle ils aspirent et s’identifient d’autant plus qu’ils sont plus démunis.
4À l’encontre de l’image banalisée du « ghetto », sorte de « no man’s land » politique, cet entretien rappelle enfin la présence inégale dans les « quartiers » des militants du PCF, mais aussi celle des militants de l’UMP, l’encadrement associatif des « petits frères » par les « grands », mais aussi par les imams et les rappeurs. Occupation physique du terrain redoublée par son occupation symbolique, à commencer par celle, médiatique, de Nicolas Sarkozy ou de Joey Starr, mais aussi celle de la doxa qui voudrait que « tout bouge, tout change » disqualifiant un passé nécessairement « arriéré, obsolète, déconnecté » …
5Vous voulez bien vous présenter ?
6Skarj : Skarj (prononcez Skarji), c’est Giscard, à l’envers. Ma mère m’a appelé comme ça car je suis né à l’époque où Valéry Giscard d’Estaing est venu au pays, chez nous, en République démocratique du Congo. Ma mère est arrivée en France en 1982, j’avais 6 ans. J’ai fait ma scolarité, du primaire jusqu’en BEP Vente, en France. J’ai compris très tôt qu’on nous mettait en lycée professionnel, nous les jeunes des quartiers, pour nous mettre à l’écart pour la suite. J’ai appris ensuite le métier de maçon, j’ai même créé ma propre entreprise. Elle a fait faillite au bout de trois ans. Quand les émeutes ont commencé à Montfermeil en 2005, je travaillais sur un chantier à Cannes. Je suis revenu aussitôt, un peu pour calmer les jeunes. J’ai ressenti le besoin en moi de revenir pour jouer les médiateurs, pour faire comprendre aux jeunes que ce n’était pas la meilleure façon pour se faire entendre. Mais j’étais d’accord avec eux sur le fond. Ayant grandi ici, aux Bosquets, à Montfermeil et à Clichy, je fais partie des grands frères aujourd’hui. Nous sommes la première génération des Noirs ayant grandi en France. Nous avons été un peu « balayés », on ne nous a pas trop pris en considération, cela continue d’ailleurs. Cela commence un peu à changer grâce aux jeunes. Ils ont donc fait quelque chose de bien, alors que nous n’avons pas bougé. Ils ne veulent plus se voir rejetés, ils ne veulent plus que les problèmes avec la police continuent. Ils veulent être pris au sérieux, et pas que les patrons les jettent. Ils veulent changer leur destin.
7Silo-kani : Je suis réfugié politique, je suis arrivé en 1989 à Montfermeil. C’est là que je les ai connus, Skarj et ses copains, qui étaient encore des gamins. Maintenant, j’habite aux Tarterets à Corbeil mais ce qui se passe à Clichy ou à Montfermeil me concerne toujours, à cause de la famille et des amis. Nous avions des liens avec toutes les communautés, asiatiques, africaines, maghrébines, etc. C’est la raison pour laquelle les événements de 2005 nous ont interpellés, même si nous n’habitions plus sur place. Les liens continuent à exister, même si je suis maintenant à Corbeil, avec ma famille. J’y ai d’ailleurs créé une association. Nous voulons encadrer les jeunes en développant des activités socioculturelles. L’association est membre du Comité consultatif des habitants des Tarterets. La ville est dirigée par Serge Dassault, de l’UMP. Nous cherchons donc à développer l’engagement citoyen. Personnellement, je suis en situation précaire et je fais des petits boulots, du terrassement, du nettoyage. Ce qui s’est passé en 2005, c’est en réalité une révolte sociale.
8Est-ce que vous vous intéressiez déjà à la politique avant les émeutes, étiez-vous inscrits dans un parti ?
9Skarj : Non, la politique avait déjà pris un écart énorme avec nous. Dans la famille ou l’entourage, personne ne faisait de la politique. Si je suis là aujourd’hui, c’est peut-être que, quelque part dans mon cerveau, j’ai des goûts de politique. Mais sans pour autant y rentrer, sans essayer même de le faire. Avec les amis, on voyait ça de tellement loin qu’on se disait : « c’est pas pour nous ». Bien sûr, quand il y a un problème avec la police et que nous intervenons comme médiateurs, nous faisons en réalité de la politique, en restant dans le quartier. Quand une personne a un problème ou qu’elle va se faire expulser et que nous intervenons, nous faisons bien de la politique.
10Et vos parents, est-ce qu’ils votent ?
11Silo-kani : Oui, ils ont voté au moment de la grande vague de la gauche avec Mitterrand, mais ils ont vu que ça n’avait rien changé.
12Les émeutes ont-elles eu selon vous un effet sur la prise de conscience politique ? Avez-vous milité pour l’inscription sur les listes électorales ?
13Skarj : Il faut voir d’abord l’effet qu’a produit la venue de Joey Starr à Clichy. Pour nous, c’est quelqu’un avec un très grand pouvoir. Quand j’étais jeune, nous étions bercés par le rap. C’est une révolution, comme le blues. Le rap était l’antidote au mal-être. Le message du rap, c’est pour nous un fil conducteur. Je me suis dit : « Si Joey Starr prend les choses en main, les jeunes vont suivre. » Les rappeurs ont en effet des mots forts, ce sont des emblèmes. En fait, j’ai eu l’impression qu’il est venu pour vendre un CD et que son action s’est arrêtée là, ça m’a révolté et je me suis dit : « Ça ne peut pas se passer comme ça. » Habitant Clichy-sous-Bois, j’y avais fait du travail pour aider les jeunes à s’en sortir. Nous avons donc fait un CD pour inciter les jeunes à aller voter. La diffusion a été nationale. L’information pour le diffuser a commencé au mois de septembre, avec des passages télé, des articles dans les journaux. Cela a duré jusqu’en décembre 2006. Les rappeurs qui présentaient le CD portaient des T-shirts militants. Cela a suscité beaucoup d’engouement.
14Comment les jeunes réagissaient-ils quand vous les incitiez à s’inscrire ? Ils étaient facilement convaincus ? Comment était reçu ce que vous disiez ?
15Skarj : Il y a eu des formes de démagogie dans les médias. Après la sortie de Sarkozy sur les « racailles » à Argenteuil, les jeunes se sont fortement intéressés à la politique, dans un mouvement dirigé contre lui. D’autres l’ont en revanche fait pour lui parce que selon eux, il disait des mots justes.
16Comment est-ce possible, alors que les agressions de Sarkozy n’étaient pas pour rien dans le déclenchement des émeutes ?
17Silo-kani : Sarkozy est perçu comme pragmatique, proche du réel. S’il n’y avait pas eu les agressions et les événements qui ont été à l’origine des émeutes, certains pensent que 90 % des jeunes auraient voté pour Sarkozy. Ensuite, ça s’est complètement retourné : les jeunes se sont intéressés à la politique et se sont engagés à partir du moment où leur but était devenu de « détruire Sarkozy ».
18Comment Ségolène Royal est-elle perçue dans votre univers, notamment le fait qu’elle soit une femme ?
19Skarj : Beaucoup de ceux qui ont voté pour elle, c’était pour se « sauver » de Sarkozy. Et cela indépendamment de leur communauté d’origine. Ils cherchaient un « sauveur ». Lorsque Bayrou est venu pour jouer ce rôle, beaucoup l’ont suivi, au moins pendant un temps. Les jeunes ne croient plus aux socialistes. Pendant 30 ans, les quartiers ont été bernés avec les socialistes.
20Silo-kani : Les jeunes disent : « Ils se servent de nos misères. » Dans la vie, on nous considère comme des « cas sociaux ». Si les socialistes avaient fait ce qu’ils ont promis, il n’y aurait pas de problème avec les jeunes issus de l’immigration. Aujourd’hui, c’est le contraire qui se passe et les choses tournent. Ce que la gauche n’a pas fait, on commence à le faire de l’autre côté. Les jeunes commencent donc à dire : « Ce mec-là, il peut nous sauver. »
21Skarj : Avec ce qu’il a fait, il a touché juste. Je sortais hier d’une réunion à la cité et j’entendais dire : « Sarkozy, il est là pour 15 ans. » Je ne parle pas de la jeunesse mais des gens qui ont participé à la médiation. Il a fait ce que l’on attendait. Il n’est pas certain, aux yeux des gens, que Ségolène Royal et la gauche pourront rattraper l’avance qu’il a prise. En fait, ils ne se déterminent pas tellement sur un programme mais sur des actes, qui peuvent être symboliques.
22Silo-kani : Qu’il reste au pouvoir deux ans ou cinq ans, ce qu’il a déjà fait va politiquement marquer l’histoire de la France. Il a fait un bon diagnostic et il a donné des places à des gens de la diversité. Bien sûr, ce qui va compter maintenant, c’est la mise en œuvre.
23Il n’y a pas eu de réaction du type : « Rachida Dati nous a trahis », par exemple ?
24Skarj : Comment voulez-vous que les gens réagissent comme s’il y avait eu une trahison alors que, pour eux, le problème vient d’une gauche qui n’a rien fait ?
25Silo-kani : Comment voulez-vous qu’on parle de trahison à ce propos alors que Ségolène Royal vient de dire qu’elle ne croyait pas à sa propre promesse électorale pour les 1 500 euros du SMIC ? Dans les quartiers, ce genre de chose, ça tue !
26Il n’y a donc pas que l’inscription sur les listes électorales. Il y a aussi ce que proposent les candidats …
27Skarj : Nos parents, qui ont été au Zaïre, ont un peu participé à la vie politique en France, pour soutenir Mitterrand. Mais ils ne se sentaient pas une force. Les jeunes des banlieues se sentent un peu arbitres dans un pays qu’ils commencent seulement maintenant à découvrir, même s’ils y sont nés. Ils peuvent influencer le cours des choses en donnant leur voix à Nicolas Sarkozy ou à Ségolène Royal. Ils ont l’impression d’être au cœur de la démocratie. Certes, certains l’ont fait pour « contrer ». Mais ils commencent à comprendre qu’il y a quelque chose à faire en France, qu’ils peuvent avoir du poids, qu’ils peuvent aujourd’hui « exister ».
28Ont-ils voté seulement pour la présidentielle ou sont-ils revenus aussi pour les législatives ?
29Silo-kani : Non, les jeux étaient faits, pour eux. Sarko était président. C’est quelqu’un qui sait super bien jouer aux échecs. Il n’y avait plus d’intérêt à aller voter car Sarko était là.
30Oui mais l’abstention dans les cités est un phénomène plus ancien. Y a-t-il encore une « présence politique » dans les cités ?
31Skarj : Non, elle a disparu. C’est partout pareil et même pire à Montfermeil. J’ai eu la chance de pouvoir un peu participer à la campagne de Mme Buffet. Je suis entré dedans. J’ai regardé un peu comment fonctionnait cette machine politique. Je me suis dit : « Mais ils sont perdus, ils n’ont rien compris. Ils sont tellement arriérés, tellement obsolètes. Ils sont déconnectés de la réalité de la vie. » Quand je regarde … Ils parlent de communisme, mais elles sont où les révoltes communistes, ça n’existe plus ? Mais les jeunes savent qu’ils ont une carte à jouer. Alors les partis de gauche devraient leur donner la possibilité d’agir. Un jeune qui habite dans une cité veut être reconnu, par exemple, les jeunes du 93 devraient pouvoir avoir des échanges avec les jeunes du 91 : les partis devraient organiser ça …
32Silo-kani : Nous avons été à Marseille, dans le cadre de la campagne du parti communiste pour l’élection présidentielle. Il faut voir la coupure ! Nous avons fait de notre mieux, mais on s’est rendu compte que les communistes n’allaient même plus dans les cités à Marseille, ils n’y entrent même plus, tellement la coupure est forte.
33Comment les jeunes ont-ils perçu le voyage de Sarkozy sur son yacht ? Ils trouvent ça normal ?
34Silo-kani : On revient toujours au même point : les jeunes ne voulaient pas qu’il soit président. Une fois qu’il l’est devenu, ce qu’il fait ne les intéresse plus.
35La richesse ne les choque donc pas ?
36Silo-kani : Ils savent que la richesse fait partie de la vie. Ils voudraient tous être riches, d’ailleurs. Personne ne veut rester là où il en est. Le jeune, il veut des Nike. Le problème, c’est que ses parents ne peuvent pas les lui payer. Donc ce que fait Sarko ne les choque pas, ne choque aucun jeune. Nous avons fait beaucoup de rencontres avec les jeunes, à Montfermeil, à Vitry, aux Tarterets, à Grigny, aux Pyramides à Evry chez Valls, à Stains, Sarcelles, etc. Il n’y avait que trois phrases : l’emploi, le logement, le pouvoir d’achat. Les jeunes n’ont pas de sous, ils n’ont rien. Les parents non plus d’ailleurs. Ce qui change, c’est que les parents ne parlent même plus. Ce sont les enfants qui sont devenus les porte-parole. Comment ça va ? Tu as du boulot ? Les parents sont comme asphyxiés. Voilà pourquoi il n’y a plus que ces trois mots-clés. C’est cela qui crée l’économie parallèle, il n’y a pas d’argent, ce qui fait que les parents ferment les yeux.
37Si on a fait appel à vous pour ces réunions, c’est parce que le parti communiste s’était rendu compte qu’il avait perdu le contact ?
38Skarj : Je ne sais pas s’ils se sont rendu compte qu’ils n’avaient plus le contact, qu’ils allaient se perdre s’ils ne changeaient pas. J’ai fait beaucoup de province, cela m’a permis de me rendre compte.
39Silo-kani : Par exemple, lorsque nous sommes allés parfois au Conseil de campagne de Marie-George Buffet, il y avait une quarantaine de personnes et nous étions deux blacks. Je leur ai dit, je dis aux élus : les gens dans les quartiers sont esseulés, ils ont des choses à vous dire. Même le parti communiste est hors du coup, il faut refonder, ne pas en rester aux paroles. Il y a une grande coupure, il faut se poser des questions même au sein du parti. C’est trop monolithique. Les informations ne remontent plus, cela fait longtemps qu’elles ne remontent plus au sommet, au siège dans le dix-neuvième arrondissement.
40Pensez-vous que c’est comme ça dans tous les partis ?
41Silo-kani : Là, je peux intervenir, puisque nous parlons d’idées. On parle aujourd’hui de diversité, que ce soit au parti communiste ou ailleurs. À l’UMP, tous les jeudis, il y a des ateliers pour la diversité. Ils ont commencé à préparer ces élections bien avant. Dans ces ateliers, il y a des gens issus de l’immigration.
42Comment choisissent-ils les participants ?
43Silo-kani : Ils font du porte-à-porte, ce que le parti communiste ne fait plus alors que c’était une de ses forces. L’UMP le fait, elle utilise tous les moyens. Ils vont dans les écoles pour faire des débats, etc.
44Mais le discours de Nicolas Sarkozy sur l’immigration n’a pas d’effet de repoussoir ?
45Skarj : Il y en a qui étaient prêts à voter Le Pen, il ne faut pas l’oublier ! Il faut revenir au réel, à la réalité de la vie … Nicolas Sarkozy a dit tout haut ce que beaucoup pensent tout bas, même dans les quartiers. Les jeunes qui foutent le bordel dans les cités : personne ne faisait plus rien … Et Nicolas Sarkozy a dit : « Je vais les combattre. » Quand il est devenu ministre de l’Intérieur et qu’il a dit : « Je vais partir en guerre contre les délinquants », du petit dealer au grand dealer, il a fait ce que personne n’avait osé faire. C’est après ça que son « erreur », quand il a insulté les jeunes, a retourné les choses, ça a tourné quand les deux jeunes de Clichy-sous-Bois sont morts, qu’il a dit que c’était de leur faute et qu’il a parlé de racaille, c’est ça son erreur.
46Silo-kani : il faut bien voir aussi qu’il y a des gens du parti communiste ou d’autres qui font bien leur boulot sur place dans les quartiers sensibles. Ils disent souvent la même chose que Nicolas Sarkozy mais sans les injures. Et ils sont respectés ! La BAC à Saint-Denis ou ailleurs peut même être respectée car tout le monde respecte spontanément l’autorité. Et il faut de l’autorité. Il ne faut pas dire le contraire dans les quartiers.
47Quand vous parlez des « grands frères », vous ne faites pas de différence entre les communautés ?
48Silo-kani : Non, pour nous par exemple, on nous appelle des « moutas » dans la langue du pays, ça veut dire grand frère. C’est vrai que les musulmans arrivent à occuper le terrain, mais ce n’est pas parce que les jeunes sont d’accord avec eux au départ, c’est parce qu’ils sont perdus. Si les jeunes n’étaient pas perdus, s’ils avaient des emplois, ça serait différent. Sarkozy, aujourd’hui, risque d’entraîner beaucoup de jeunes avec lui.
49Pourquoi avez-vous fait campagne contre Nicolas Sarkozy alors ?
50Skarj : Il y a l’erreur et les insultes, comme je l’ai dit. Par ailleurs, je me considère comme communiste. C’est la situation de ma mère qui m’a rendu communiste. Cela ne m’empêche pas de regarder la réalité, la vie réelle. Aujourd’hui, au PS, ça ne me ressemble pas : il n’y a pas un seul black. Et quand il y en a un, ou un Arabe, il est utilisé, je ne comprends pas à quoi il sert. Je suis entré au parti communiste parce que je voulais y entrer. Mais au bout d’un moment, je me suis posé la question : « Est-ce qu’ils ont compris quelque chose ? » Pourtant ils sont communistes. Les jeunes rappeurs qui se sont engagés dans la campagne, ils sont en réalité communistes et pourtant ils vont au PS parce que le parti communiste n’existe pas, il les a délaissés. Ils disent : « Le parti communiste ne nous intéresse pas, ce n’est pas pour nous. » Il faut qu’il se réactualise, il y a des brassages à faire, il fait écouter les générations qui viennent après. S’il n’y a pas ça, ça ne marche pas …
51Comment a été reçue Marie-George Buffet dans la campagne. Dans son style, sa façon d’être, de parler, ce n’est pas Ségolène Royal pourtant …
52Skarj : Il faut être franc : Marie-George Buffet, on ne l’a pas écoutée, elle n’existait pas pour les gens. Les législatives qui ont suivi, c’est autre chose et il y a eu des députés communistes. Il faut comprendre ça : Bobigny, c’est communiste depuis combien de temps ? et Saint-Denis ? Les gens se disent que ça ne changera jamais. Pour la présidentielle, c’est le vote Ségolène Royal, sous sa forme anti-Sarkozy qui a incarné la tradition communiste, alors que c’est Marie-George Buffet qui aurait dû incarner ça …
53Est-ce par réalisme ?
54Silo-kani : Le problème est dans le parti communiste. Il faudrait un leadership pour porter le drapeau. À vrai dire, Georges Marchais n’a pas été remplacé de ce point de vue …
55N’est-ce pas normal, quand on songe à sa façon d’être, de parler ? Est-ce qu’on rencontre encore le parti communiste dans les quartiers ?
56Skarj : On rencontre des militants communistes. Mais c’est quand je suis entré au parti que je les ai surtout rencontrés, dans les congrès. C’est vrai que dans les cités, il n’y a plus rien, les communistes ont déserté.
57Silo-kani : Aux Tarterets, c’est un peu différent. Le conseiller général communiste est très présent, dans les débats, dans les fêtes de quartier. C’est lui qui tient tête à Dassault, le maire de Corbeil, y compris pour les municipales de 2008. Mais il n’y a plus la motivation qu’il y avait avant. On cherche à sauver les noyaux qui restent. On cherche en quelque sorte à sauver l’honneur.
58Vous attendiez-vous au faible score de Marie-George Buffet ?
59Silo-kani : À Marseille, j’ai rencontré un jeune qui est maintenant directeur de la MJC, il m’a dit : « J’ai été communiste comme vous. » Puis je me suis dit : « Comment se fait-il que sur la liste présentée aux élections, il n’y a pas un seul mec qu’on connaît ? Comment se fait-il que sur la liste il n’y a pas un seul jeune du quartier ? Comment se fait-il que sur la cité on ne vous voit plus ? Et que vous venez juste deux heures avant l’élection pour vous présenter ? » Il a ajouté : « Pourquoi ils font appel à toi, qui vient de l’autre côté du pays et pas aux jeunes du quartier ? »
60En même temps, ça doit être difficile quand les jeunes s’en moquent un peu, se disent que cela ne va rien changer ?
61Skarj : Un jour, je distribuais des tracts à Marseille pour Marie-George Buffet et j’ai commencé à dire : « Votez pour moi ! » Je vous assure que les gens s’arrêtaient. Quand je lui donnais la feuille, la personne disait : « Ah bon, je croyais que c’était pour toi ! » C’est simple au fond : si les élus ne vont pas sur le terrain, qui peut y aller à leur place ?
62Il suffirait de peu de choses pour que les gens « marchent » à nouveau ?
63Skarj : Je crois qu’il suffirait de peu de choses. Pour tout le monde dans les cités, la politique est revenue avec Nicolas Sarkozy. Que ce soit pour l’approuver ou pour le rejeter, la communication passe. On parle Sarkozy tous les jours : « T’as vu ce que Sarkozy a fait ? T’as vu qu’il a mis une Arabe ? T’as vu qu’il a mis un Noir ? Qu’est-ce que tu penses ? Ah oui, j’aime bien ce qu’il a dit à la télé ». Ils sont obligés d’écouter car ils savent qu’ils ont un lion en face d’eux. Et donc obligés de savoir ce qu’il va faire.
64Ils ne lui font pas confiance tout de même, au fond ?
65Skarj : Bien sûr que non ! Et d’abord parce qu’il les a insultés. Ils le soutiennent quand il fait une place à la diversité mais ils s’en méfient en même temps. C’est fragile. Mettre la diversité, cela a été très important.
66Silo-kani : Les parents sont fiers, ils se disent : « Demain, dans une grande société, il peut y avoir un black ou un Arabe. » C’est un symbole qui parle très fort …
67Même si, pour dix élus, il en reste des milliers dans la misère ? N’est-on pas passé d’un discours de classe à un discours ethnique ?
68Skarj : Dans l’équipe de France de football, il y avait peut-être deux noirs, il y a 20 ans. On pensait même qu’ils n’étaient pas vraiment aptes à briller dans un sport où les exigences sont complexes et puis ça s’est libéré. Je crois que, pour un pays comme la France, pour aller plus loin, on a besoin de coloris, on a besoin de cette force. Certes, il y a eu quelques précédents, notamment avec Azouz Begag, mais ce n’est pas la même chose qu’avec Rachida, une fille sortie des cités où elle a été élevée par ses parents, eux-mêmes immigrés d’Afrique du Nord. J’ai eu moi-même affaire aux juges, j’ai même été condamné. Il arrive que vous soyez condamné parce que vous avez commis un délit il y a 10 ans, mais depuis 10 ans, vous avez changé … Le programme de Nicolas Sarkozy inquiète donc, même si on est d’accord pour dire qu’il faut de la fermeté. Mais, là encore, les communistes et la gauche ont raté le coche et c’est Sarkozy qui occupe le créneau. Il faut que les communistes se réveillent, il faut qu’ils soient dans l’action aussi. Si personne ne cherche à affronter Sarkozy, il fera ce qu’il voudra …
69Est-ce qu’on peut dire qu’un gouvernement où il y a de véritables représentants de la diversité dans des postes non subalternes va changer son mode de fonctionnement ?
70Skarj : C’est en tout cas ce que les gens qui se réjouissent de cette mesure ressentent, peut-être confusément. À travers elle, ils existent, ils sont reconnus. Azouz Begag n’est d’ailleurs pas un bon exemple. J’ai rencontré Rachida, on peut dire tout ce que l’on veut, c’est une coriace. Même si elle ne fait que 10 % de ce qu’elle promet de faire, elle fera plus qu’Azouz Begag.
71Silo-kani : Il n’intervenait pas au sein du gouvernement parce qu’il n’avait pas de projet. C’est un ministre qui n’a jamais amené aucun projet au gouvernement.
72N’y a-t-il pas le risque qu’ils soient, comme on disait avant, de vrais traîtres à leur classe ?
73Silo-kani : Oui, mais je remarque qu’on ne dit pas la même chose de Kouchner. Il faut tenir compte du fait que tout bouge, que tout change. Comprendre cela devient un vrai défi interne pour les partis de gauche. Si on passe à côté, Sarko sera là pour deux mandats et peut-être même plus !
74Ce n’est pas encourageant …
75Silo-kani : Ça l’est d’autant moins que la gauche n’est pas présente dans les quartiers pour expliquer les choses. Un jeune des cités croit souvent que le CAC 40 est un groupe de rap. Il y a donc beaucoup de combats à mener. En Seine-Saint-Denis, Gilles Garnier, un candidat communiste, a fait 11 % dans sa commune, pourtant dirigée par la droite, alors que d’autres communistes n’ont eu que 3 %, avec un environnement semblable. Pourquoi cette différence ? Gilles Garnier va dans les quartiers, éventuellement en culotte pour taper dans le ballon avec les jeunes. Il est là, qu’il y ait un événement ou pas. Les gens ne savent sans doute pas qu’il est communiste mais ils le connaissent parce qu’ils le voient. Tout cela joue aussi.