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Article de revue

La nudité du pouvoir. Comprendre le moment Macron

Roland Gori, Paris, Les Liens qui libèrent, 2018, 205 p.

Pages 160 à 163

Notes

  • [1]
    Roland Gori évoque également l’ouvrage de Jean-Noël Jeanneney, Le Moment Macron. Un président et l’Histoire (2017) dans lequel ce dernier précise les autres moments de l’Histoire (le gouvernement du Premier Consul, le gouvernement Waldeck-Rousseau, la présidence du général de Gaulle au début de la Ve République) qui présentaient un désir de dépassement droite-gauche comme l’a évoqué Emmanuel Macron au moment des élections présidentielles.
  • [2]
    Cf. Alain Abelhauser, Roland Gori et Marie-Jean Sauret (2011).

1Dans La Nudité du pouvoir, Roland Gori prolonge sa réflexion sur la démocratie et le néo-libéralisme développée notamment dans L’Individu ingouvernable (2013) et La Fabrique des imposteurs (2015). À la lecture de ce nouveau titre, nous comprenons que les liens avec les écrits de Machiavel (1949) quant à l’accès, l’exercice et la conservation du pouvoir seront présents. Quant au sous-titre, l’intérêt plus direct de l’auteur pour le pouvoir exercé en France n’est pas une totale surprise. Mais « Comprendre le moment Macron » intrigue par cet emploi du terme « moment » et surtout son soulignement [1]. Le pouvoir d’Emmanuel Macron se révélerait-il de courte durée ? Le candidat élu s’est-il glissé à un moment propice dans les failles politiques d’une société française ? Si nous ne pouvons pas assurément encore répondre à la première interrogation, Roland Gori répond clairement à la deuxième.

2En premier lieu, il convoque Hannah Arendt, Simone Weil et Albert Camus (1972, 2015 et 1997) afin de démontrer les dangers du vide politique dans lequel se trouve la société française en crise politique. Si la crise dissout la tradition, elle doit ouvrir sur « l’exigence d’une transformation du monde et de soi-même » (p. 17). Cette transformation passe par le maintien et la manifestation d’une liberté qui permet l’action. Le vide ou le désert politique qui persiste forme alors l’émergence des totalitarismes. L’auteur conduit à réfléchir de fait sur les dangers de ces vides politiques. Ce ne sont pas des « accidents de parcours » – par exemple, le déclin du parti socialiste et du parti des républicains, la trahison de la gauche, les frondeurs, les exercices du pouvoir de Nicolas Sarkozy et de François Hollande, etc. Le vide habite profondément le pouvoir, et aujourd’hui à l’échelle de la France, mais aussi de l’Europe et des États-Unis. Roland Gori évoque la chute des deux grands partis politiques français de gauche et de droite en s’interrogeant sur l’intentionnalité politique d’Emmanuel Macron. Serait-il représentatif d’une jeune génération qui innove en abhorrant le vieux monde ? Ou porte-t-il un masque camouflant une intentionnalité des plus classiques du néo-libéralisme ?

3Les individus ont adhéré à cette figure charismatique. Et Gori évoque deux éléments qui nous semblent essentiels pour comprendre ce « mouvement en marche » au moment des élections : la place de l’illusion d’autant plus dans une démocratie censée être éclairée et notre facilité à aimer l’opportunisme. Emmanuel Macron est jeune et il ne semble pas avoir de dette envers ses ascendants politiques. Il ne se présente d’ailleurs pas vraiment comme un héritier mais il profite d’expériences et de groupes de réflexion issus des réseaux politiques et économiques. Il a donc effectivement compris que le moment était le sien, certes avec de la chance mais pas uniquement : « Un quasi-inconnu dont le talent fut, à chaque fois dans son parcours, de choisir son moment. Et ce moment, cette fois, a rencontré l’histoire, celle de notre époque dont Macron a su saisir le kairos, disaient les Grecs, petit dieu de l’opportunité, le moment favorable » (p. 52-53). Au moment des élections présidentielles de 2017, le glissement dans le vide politique illumine aussi un désir d’anticonformisme généré par une société française qui est politiquement, socialement et économiquement essoufflée.

4Roland Gori précise les rouages de cette illusion notamment en prenant appui sur des écrits tels que Les Deux corps du Roi de Ernst H. Kantorowicz et Les Rois thaumaturges de Marc Bloch. Kantorowicz, pour sa part, met en évidence le corps matériel-temporel et le corps symbolique-éternel du Roi. Dans cette perspective, Emmanuel Macron a parfaitement compris que la République et la démocratie peinaient à promouvoir « le corps mystique, éternel, symbolique, qui en assure la continuité et la légitimité » (p. 75). L’interrogation de Gori est alors d’en relever les risques dans l’exercice et la conservation du pouvoir. En effet, ce jeu n’est-il pas sans risquer des « dérives consulaires » qui masqueraient le vide politique ? Jusqu’où peut conduire l’illusion collective ? Pendant combien de temps les individus restent-ils sous sa gouverne ? L’actualité politique, depuis la sortie de l’ouvrage de Roland Gori en septembre 2018, donne quelques réponses. De plus, l’auteur alerte quant à ce pouvoir jouant sur le corps mystique mais qui ne devrait en rester uniquement le « locataire » et jamais le « propriétaire ».

5En fait, dans cet ouvrage, le lecteur est conduit à réinterroger les valeurs et le « désir de démocratie ». L’anticonformisme et le positionnement (politique) ni vraiment de gauche, ni vraiment de droite qui ont séduit les électeurs se trouvent aussi accompagnés d’une « contradiction structurale ». Par exemple, « comment concilier, en même temps, une théologie entrepreunariale de l’humain et des services publics et vanter le sacre de la Nation par l’État ? Comment affirmer que la fonction présidentielle est hantée par le fantôme du Roi et la transformer en dirigeant de start-up ? » (p. 95-96) [2]. L’État et la Nation deviendraient-ils une start-up en hybridant notamment le service public avec une culture du privé ? Et de fait, jusqu’à quand les habits de lumière du « monarque républicain » peuvent-ils nous leurrer ?

6Dans ce culte du paradoxe, Roland Gori interroge le sens d’une « démocratie numérique » qui préfigurerait l’avènement d’une « post-démocratie » : « Face à la crise de confiance des peuples dans les gouvernements démocratiques, les États se réfugient dans une gestion technocratique, une administration quasi algorithmique des populations » (p. 123). La question de l’auteur est pertinente : « la démocratie est-elle soluble dans le numérique ? » (p. 134). Un besoin d’informer en temps réel se greffe à cette logique du numérique comme si les hommes manifestaient une angoisse dans la perte de soi et des autres : « La solution technique à nos problèmes d’isolement est de même nature que ce qui les engendre : la mutilation de l’humain au profit des marchandises et des artefacts fabriqués est compensée… par les mêmes produits […]. Et ce, jusqu’à l’addiction » (p. 142)…

7En fait, hormis cet engouement pour un monde abandonné à une vie algorithmique et à une intelligence artificielle, si on prend ici appui sur les travaux d’Éric Sadin (2015 et 2018), Roland Gori interroge le devenir démocratique : qu’est-ce qui unit encore les individus ? Comment pouvons-nous agir afin que le politique existe ? Nous laisserons le soin aux lecteurs de découvrir l’analyse de l’auteur à ce sujet.

8Pour conclure, nous avons donc apprécié, comme dans ses précédents ouvrages, l’analyse de fond effectuée par Roland Gori, mettant en lien habilement différentes théories relevant de la philosophie, de la psychanalyse et d’une histoire politique. Si l’auteur semble quelquefois un observateur admiratif de l’assurance et de l’aplomb d’un jeune président de la République, il prend toujours soin avec élégance de décortiquer ses discours, ses actions, son parcours non pour cibler la personne en soi mais bien pour alerter sur la mise à mal de la démocratie au profit du néo-libéralisme.

  • Bibliographie

    • Abelhauser A., Gori R. et Sauret M.-J., 2011, La Folie évaluation. Les nouvelles fabriques de l’évaluation, Paris, éd. Mille et une nuits.
    • Arendt H., 1972, Le Système totalitaire, Paris, éd. du Seuil.
    • Bloch M., 1961, Les Rois Thaumaturges. Étude sur le caractère surnaturel attribué à la puissance royale particulièrement en France et en Angleterre, Paris, éd. Armand Colin.
    • Camus A., 1997, Discours de Suède, Paris, éd. Gallimard.
    • Gori R., 2013, La Fabrique des imposteurs, Paris, éd. Les liens qui libèrent.
    • Gori R., 2015, L’Individu ingouvernable, Paris, Librairie Eyrolles.
    • Jeanneney J.-N., 2017, Le Moment Macron. Un président et l’Histoire, Paris, éd. du Seuil.
    • Kantorowicz E. H., 2000, Les Deux corps du roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Âge, in Œuvres, Paris, éd. Gallimard.
    • Machiavel N., 1949, Le Prince, Paris, éd. Garnier.
    • Sadin É., 2015, La Vie algorithmique. Critique de la raison numérique, Paris, éd. L’Échappée.
    • Sadin É., 2018, L’Intelligence artificielle ou l’enjeu du siècle. Anatomie d’un antihumanisme radical, Paris, éd. L’Échappée.
    • Weil S., 2015, Écrits sur l’Allemagne 1932-1933, Paris, éd. Payot & Rivages
  • Pour citer cet article


Date de mise en ligne : 03/11/2020

https://doi.org/10.3917/sas.010.0160

Notes

  • [1]
    Roland Gori évoque également l’ouvrage de Jean-Noël Jeanneney, Le Moment Macron. Un président et l’Histoire (2017) dans lequel ce dernier précise les autres moments de l’Histoire (le gouvernement du Premier Consul, le gouvernement Waldeck-Rousseau, la présidence du général de Gaulle au début de la Ve République) qui présentaient un désir de dépassement droite-gauche comme l’a évoqué Emmanuel Macron au moment des élections présidentielles.
  • [2]
    Cf. Alain Abelhauser, Roland Gori et Marie-Jean Sauret (2011).

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