Couverture de SAS_008

Article de revue

Les travailleurs pauvres dans la crise de la société salariale

Pages 57 à 67

Notes

  • [1]
    Commissione di indagine sull’esclusione sociale, 2010, Rapporto sulle politiche contro la povertà e l’esclusione sociale 2009, Roma.
  • [2]
    L’Italie, la Grèce et la Hongrie sont les seuls pays européens à ne pas disposer de mesure de protection du « minimum vital ». Cf. Bronzini 2011, p. 83-88.
  • [3]
    D’après une étude menée par l’Observatoire sur la donation de médicaments de l’ONG Banco farmaceutico, il apparaît qu’en 2014 la demande de médicaments a augmenté de 3,86 %, ceci à cause de la demande du secteur de la population qui n’est plus en mesure d’acheter des médicaments pas même ceux prescrits par ordonnance et pour lesquels il faut payer le ticket modérateur.
  • [4]
    D’après une analyse de l’Istat sur la consommation au détail, il apparaît qu’en 2014, les courses effectuées dans les magasins discount ont augmenté de 3,4 % par rapport à l’année précédente. Une partie croissante de la population achète donc ses produits alimentaires à bas prix dans les magasins discount dont la qualité est parfois inférieure. Épargner sur l’alimentation au-delà d’une certaine limite peut signifier utiliser des produits pouvant être de qualité médiocre, avec des effets négatifs sur la santé et le bien-être des personnes.
  • [5]
    L’Union nationale des chambres de commerce estime qu’en 2012, en Italie, 17 millions de personnes ont vendu des bijoux en or aux magasins spécialisés « compro-oro », pour une quantité correspondant à 200 tonnes d’or, estimées à 8 milliards d’euros. En 2011, 300 tonnes d’or ont été revendues, équivalant à 14 milliards d’euros. Selon le rapport Eurispes, en 2011, 8,5 % des Italiens s’étaient adressé aux magasins spécialisés en rachat d’or « compro oro ». En 2013, ce pourcentage passe à 28,1 %. Ce phénomène est surtout répandu au sud du pays où le pourcentage est de 31,8 %, par rapport à 27,5 % dans les îles italiennes, à 27,4 % au nord-est, à 24,2 % au centre et à 23,6 % au nord-ouest.
  • [6]
    L’ISTAT signale que les ménages qui ne peuvent pas faire face à des dépenses imprévues d’un montant de 750€ sont passés de 32 % en 2008 à 42,9 % en 2012.
  • [7]
    De 2008 au 31 décembre 2012, l’endettement des familles italiennes a augmenté de 34 %. Cfr. Banca d’Italia, 2013.

1Dans cet article, nous examinerons la figure du travailleur pauvre, autrement dit le travailleur disposant d’un revenu qui toutefois ne lui assure pas une existence décente et le condamne à une situation de précarité : une pauvreté qui est en grande partie invisible encore du point de vue social et que l’on cache derrière une apparence de normalité, pour ne pas laisser voir son état et être considéré comme pauvre. Les changements de la structure productive, ainsi que des formes de régulation sociale, génèrent de nouveaux modes d’appauvrissement diffus qui concernent un très grand nombre de personnes dont le travail n’assure plus les moyens de mener une existence décente, ni leur subsistance. Une pauvreté qui ne naît pas du manque de travail, mais du travail qui n’est plus en mesure d’assurer un revenu suffisant pour mener une vie « normale ». Des conditions de travail qui ne permettent pas de faire de projets et qui écrasent l’individu sur le présent, bien qu’il ait acquis des compétences professionnelles et sociales significatives de par sa présence prolongée sur le marché du travail. Nous présenterons d’abord des données qui attestent la présence et la diffusion de cette figure en Italie et, plus généralement, en Europe. Puis, nous analyserons les entretiens en profondeur réalisés à Bologne pour une étude dont le but était d’examiner le vécu subjectif d’une catégorie de la population qui, à ce jour, est en grande partie encore invisible. Le vécu subjectif de la « pauvreté laborieuse » reste en effet l’un des aspects les moins connus du dénuement. Bien qu’elle ne soit pas exclue du marché du travail, cette figure de pauvreté se perçoit avec un profond sentiment de honte et en partie de culpabilité, pour sa propre condition. La tendance à s’isoler apparaît comme une stratégie pour se soustraire à un regard qui tend encore à associer au travail la pleine citoyenneté.

Évolution du nombre de travailleurs pauvres

2Depuis 2003, Eurostat analyse les taux de pauvreté au sein des ménages de travailleurs et constate une croissance lente, mais constante de ces taux. Lors du passage dans le nouveau siècle, Eurostat a créé la catégorie de travailleur pauvre comme catégorie d’étude sur laquelle collecter des données à traiter, ce qui atteste d’une réalité jusque-là statistiquement peu connue. En Italie, l’ISTAT (Institut national de les statistique) (ISTAT, 2014) dénonce depuis longtemps, dans le cadre de la crise internationale qui a aggravé la tendance à l’appauvrissement et l’a rendue chronique, l’augmentation du nombre de ménages pauvres dont un, ou plusieurs membres, a un emploi salarié. En 2013, l’ISTAT a calculé que l’incidence de la pauvreté relative sur les ménages dont « la personne de référence » est un « salarié » était de 11 % (voir tableau n°1). Cette valeur est très proche de la valeur relative de la population pauvre globale qui, au cours de la même année, était de 12,6 %. Ceci nous indique qu’un emploi n’est plus une garantie contre le risque d’appauvrissement.

Tableau n°1

Incidence de la pauvreté relative en fonction de la condition et de la position professionnelle de la personne de référence de la famille (pourcentages)

Condition et position professionnelle20092010201120122013
Actif8,99,39,110,811,0
Travailleur salarié9,89,79,411,311,1
Ouvrier14,915,115,416,917,9
Travailleur indépendant6,27,87,99,010,5

Incidence de la pauvreté relative en fonction de la condition et de la position professionnelle de la personne de référence de la famille (pourcentages)

3Le pourcentage de ménages pauvres en 2013 a augmenté et il est passé à 18 % (plus 1 % par rapport à 2012) si l’on isole les ouvriers dans l’univers de la pauvreté. Au niveau national, par conséquent, presque une famille ouvrière sur cinq vit dans la pauvreté. Dans le sud de l’Italie, ce rapport passe à un ménage sur trois, avec un taux de pauvreté qui atteint 33 % dans les ménages ouvriers. Le groupe des travailleurs pauvres augmente évidemment en présence de ménages avec deux enfants ou plus. Toujours d’après les données de l’ISTAT sur la pauvreté, les ouvriers ont subi l’impact de la crise économique internationale de manière plus immédiate et l’on enregistre une croissance plus significative de la pauvreté dans les différentes catégories d’emploi.

4Si nous analysons maintenant les données relatives à l’incidence de la « pauvreté absolue » (voir tableau n° 2), dont le seuil est la dépense minimale nécessaire pour acquérir les biens et les services faisant partie du panier considéré comme essentiel pour assurer un niveau de vie acceptable, le pourcentage de familles dont la personne de référence travaille comme ouvrier ou similaire atteignait presque 7 % en 2009, en 2013 il passe à 11,8 %.

Tableau n°2

Incidence de la pauvreté absolue en fonction de la condition et de la position professionnelle de la personne de référence de la famille (pourcentages)

Condition et position professionnelle20092010201120122013
Actif3,63,53,95,56,6
Travailleur salarié4,13,64,15,86,9
Ouvrier6,96,47,59,411,8
Travailleur indépendant2,02,82,94,65,3

Incidence de la pauvreté absolue en fonction de la condition et de la position professionnelle de la personne de référence de la famille (pourcentages)

5Le manque d’emploi et le faible taux d’activité au sein d’un ménage constituent encore le facteur de pauvreté principal, mais il est frappant de constater que même des ménages où sont présents un ou deux actifs font partie de cette catégorie [1]. Cela signifie qu’un emploi, notamment s’il est caractérisé par un profil professionnel faible et un taux de précarité et d’instabilité élevé, ne garantit pas une situation stable, même lorsque plus d’un membre du ménage travaille. La pauvreté n’est plus un phénomène lié à des situations de marginalité sociale, qui touche les exclus du monde du travail ou des groupes marginaux, elle est plutôt liée aux bas salaires : les dynamiques salariales créent ainsi en Italie, davantage que dans la plupart des autres nations européennes, une vaste zone de travailleurs pauvres.

6Dans un cadre comparatif (Eurostat, 2010 ; Fraser et al., 2010), en référence à 2009, le pourcentage de travailleurs pauvres (working poors) en Italie est encore l’un des plus élevés d’Europe, avec 10 % des travailleurs actifs qui sont en dessous du seuil de pauvreté relative, deux points au-dessus de la moyenne UE-25, le même taux qu’en Lettonie et au Portugal, inférieur à l’Espagne (11 %), la Pologne (12 %) et la Grèce (14 %). La situation est particulièrement grave pour les jeunes travailleurs (entre 18 et 24 ans), pour lesquels l’incidence de la « pauvreté relative » atteint 14 % (alors que pour le groupe de travailleurs de 55-64 ans ce taux descend à 8 %), pour les travailleurs avec famille nombreuse (deux enfants ou plus) dont l’indice est de 13 %, pour les titulaires de contrats de travail « temporaires » dont l’indice est de 19 %. Le pourcentage de travailleurs pauvres diminue lorsque l’âge augmente et que le travailleur a de diplômes. Un niveau d’instruction faible, notamment, détermine un risque presque quintuplé de faire partie des travailleurs pauvres par rapport au risque des travailleurs qui ont un niveau d’instruction élevé (Revelli, 2010).

7Ces données, bien que sommaires, indiquent que la disponibilité d’un emploi comme garantie contre la pauvreté n’est plus systématique, ce qui était encore le cas il y a quelques années. Ce lien semble aujourd’hui ne plus refléter la réalité, du moins en ce qui concerne une partie de la population italienne et, en général, des pays d’Europe occidentale. Nous pouvons affirmer qu’une partie des salaires actuels ne représentent plus une protection contre les processus d’appauvrissement. Nous assistons au renforcement d’une frange de salariés, autrement dit d’individus qui ne sont ni chômeurs, ni exclus, ni assistés, qui travaillent sans parvenir à vivre convenablement.

Le vécu de la pauvreté

8Derrière ces chiffres, très significatifs, il y a les visages, les histoires, les rêves, les craintes de millions de personnes, non pas « pauvres », mais plutôt « appauvries ». Les entretiens détaillés réalisés à Bologne, une ville riche du nord de l’Italie qui se trouve dans une zone socio-économique des plus dynamiques du pays, au cours de l’étude à laquelle nous nous reportons, ont touché des personnes qui découvrent soudain, non sans honte, qu’elles sont exposées au risque d’appauvrissement alors qu’elles conduisaient une vie « normale » jusqu’alors. Des existences blessées qui vivent comme un cauchemar la condition de pauvreté, un risque auquel elles sont continuellement exposées. L’érosion des certitudes, des sécurités et des projets, qui semblaient définitivement acquis depuis la génération précédente, est le fait « imprévu » auquel ces personnes se confrontent tous les jours. Un imprévu qui est vécu comme une blessure portée à la dignité personnelle.

9Des entretiens émerge un sentiment de culpabilité qui naît du vécu et de la condition de travailleurs pauvres des interviewés. Ils se sentent responsables de la souffrance qui caractérise leur vie et celle de leur famille. Ils sont obsédés par leur situation et y réfléchissent continuellement, mais il s’agit d’une réflexion en implosion : la question « pourquoi moi » devient une obsession, mais elle reste sans réponse. Si le destin n’est pas explicitement évoqué, une sorte de fatalité inéluctable est avancée. Nos interlocuteurs condamnent aussi l’injustice du marché et de la société qui ne reconnaît pas le travail à sa juste valeur, mais ce qui domine en eux est un sentiment de découragement et de résignation.

10L’action collective ne fait pas partie de leur horizon, car la tendance qui prédomine est la dévalorisation de leur personne et de leur histoire. L’appartenance à un syndicat est rare parmi les travailleurs pauvres de même que le fait de reconnaître que leur parcours personnel appartient à une histoire commune. Dans cette nouvelle conjoncture, nous observons une logique de décollectivisation qui éloigne les individus de leurs supports protecteurs.

11Ils préfèrent ne pas s’exposer publiquement et rester invisibles par la honte qu’ils éprouvent quant à leur situation, situation dont ils se sentent partiellement responsables, voire coupables. Le sentiment de honte isole car la personne n’entrevoit aucune place adéquate pour soi, ni positionnement social. Le travailleur pauvre n’a pas encore obtenu une reconnaissance publique. Il se trouve constamment entre le statut de travailleur, qui lui assure une citoyenneté complète, et une disponibilité limitée de ressources économiques qui le situe dans la zone de non citoyenneté.

12Cet ensemble de sentiments conduit l’individu à se replier sur lui-même : il ne souhaite pas faire état de son expérience et vit cette nouvelle situation comme une fatalité à laquelle se résigner, vis-à-vis de laquelle il est presque impossible de réagir. La honte est un sentiment dont on ne parle pas volontiers. L’individu est partagé entre le besoin de communiquer son expérience de privation et sa peur d’être jugé, il tend ainsi à intérioriser ce qu’il considère comme un échec personnel. Antonella Meo et Marco Romito, dans une étude sur le vécu des travailleurs en chômage partiel de Turin, ont remarqué un embarras analogue à parler de soi : « Les ouvriers éprouvent de l’embarras, ils sont renfermés sur eux-mêmes, ils perçoivent le chômage partiel comme un événement stigmatisant, non pas tant (…) à cause du fait d’être perçu socialement comme des « parasites », mais plutôt à cause de la honte qu’ils éprouvent à se considérer et à devoir reconnaître qu’ils sont en état grave de besoin. Ils étaient « normaux » jusqu’à hier, avec quelques difficultés pour lesquelles ils recourraient aux heures supplémentaires, aujourd’hui ils sont « déstabilisés par la crise » (Meo et Romito, 2010, p. 54).

13Dans ces récits de vie, certains passages liés à l’insuffisance du revenu familial sont récurrents : la difficulté de joindre les deux bouts, les mensualités hypothécaires ou le loyer à payer, les factures d’électricité ou de gaz, les renoncements continus, l’endettement, les projets individuels et familiaux à reformuler, la peur d’un déclassement ultérieur, l’incertitude face à l’avenir. En un mot, des vies vécues au jour le jour.

14

Je n’ai pas de grandes ambitions dans ma vie. Le travail me plaît, si je pouvais en vivre, je le ferais toute la vie. Il est difficile pour moi d’avoir une petite amie, elles veulent s’amuser, sortir, que tu dépenses pour elles. Mais où je trouve de l’argent ? À la fin, c’est mieux comme ça, je n’ai de responsabilités envers personne. Je ne pense pas à l’avenir, je vis au jour le jour.
(homme de 32 ans vivant chez sa mère retraitée)

15

En fait je n’ai pas de projets : je suis bien toute seule, je ne veux ni mari, ni compagnon. La seule chose que je veux c’est que ma fille obtienne un diplôme et qu’elle aille travailler à l’étranger, parce que si l’Italie est en crise aujourd’hui ça sera encore pire dans dix ans. Nous finirons comme en Argentine.
(femme de 48 ans, vit avec sa fille)

16Dans la plupart des cas, ces situations de pauvreté sont vécues en silence, dans la sphère privée. Les personnes ne s’adressent pas aux services sociaux communaux et/ou du secteur social privé et vivent leur situation d’appauvrissement, parfois graves, sans faire aucune démarche pour obtenir de l’aide. Nous sommes face à des familles qui ne se sont jamais adressées à l’assistance publique ou privée. L’assistance est souvent perçue comme humiliante, car elle est liée à une série de conditions et de vérifications des moyens (means test) qui attestent du peu de considération sociale dont l’assisté est l’objet. Pour accéder à l’assistance, il faut nécessairement se soumettre à des procédures que les personnes en difficulté retiennent humiliantes, mais aussi inutiles car elles doivent afficher publiquement leur pauvreté et leur vulnérabilité, se mettre à nu, mettre de côté la réserve et la retenue qui leur permettent de défendre leur vie privée.

17L’entrée dans le circuit de l’assistance (Bergamaschi, 1999) prévoit l’acceptation du propre déclassement et comporte l’entrée dans un « monde à une part » entièrement méconnu. Ces personnes, qui n’ont jamais eu recours au système des aides publiques et/ou privées, perçoivent cette situation avec un fort sentiment d’humiliation. Il n’existe pas encore de services spécifiques pour leurs conditions de vulnérabilité, ils devraient par conséquent s’adresser aux bureaux réservés aux « formes classiques » d’exclusion (SDF, toxicomanes, malades mentaux, etc.). Dans ce contexte, le contact avec des situations de besoin souvent marquées par des formes graves de marginalisation, induit beaucoup de personnes à prendre leurs distances de ceux qui attendent leur tour pour avoir un entretien avec un opérateur. Ceci, d’une part, pour exorciser la peur de se retrouver dans les mêmes conditions, d’autre part, pour obtenir une sorte d’indemnisation symbolique de sa propre déchéance sociale.

18Pour ces personnes non habituées à demander, la décision de solliciter de l’aide est la dernière phase d’un long parcours « intérieur » qui comporte non seulement une certaine désorientation, mais aussi une réflexion sur son passé. En accédant aux services, la personne perd sa dignité puisqu’elle doit forcément reconnaître, en premier lieu, son incapacité de s’en sortir toute seule et sa dépendance vis-à-vis d’interventions perçues comme de l’ordre de la charité, vu qu’elles ne sont pas encore reconnues socialement comme des droits [2].

19Rappelons qu’en Italie, l’assistance est encore catégorielle. Une figure spécifique de l’intervention sociale, telle que celle du travailleur pauvre, n’est pas prise en compte, c’est pourquoi celui-ci ne peut accéder qu’aux avantages prévus pour les soi-disant « adultes en difficulté », autrement dit une catégorie qui assure des interventions sociales aux SDF, aux ex-détenus, aux chômeurs de longue durée, etc., ou bien aux figures d’« extrême pauvreté ». En outre, l’Italie est le seul État (avec la Grèce et la Hongrie) à ne s’être jamais doté d’un revenu minimum de type universel pour sa population.

20Cette pauvreté ne se perçoit ni dans l’apparence vestimentaire, ni dans les prolongements de la vie quotidienne. Malgré la réduction du revenu disponible au sein du ménage, une redéfinition de la consommation permet parfois de faire face aux dépenses les plus pressantes, bien que cette « stratégie de survie » ait des retombées évidentes sur le quotidien des membres de la famille. Certaines familles renoncent aux visites médicales spécialisées ou à l’achat de médicaments [3], d’autres aux vacances d’été et au restaurant avec les amis et les collègues, nombreux sont ceux qui se tournent vers les magasins discount[4] pour les achats de produits alimentaires, d’autres vendent leurs bijoux pour survivre à la crise [5], etc. Une dépense imprévue (par exemple, le remplacement d’un électroménager ou d’une voiture) rompt l’équilibre précaire du ménage [6] de ce segment de population. Chaque individu cherche à masquer sa situation de privation, vécue comme un stigmate, en s’isolant et en se détachant progressivement de sa vie sociale ou, au contraire, en essayant de paraître comme tout le monde. L’individu cherche, par différents moyens, une sorte d’anonymat qui lui sert de « pellicule protectrice » (Petonnet, 1987), mais cela ne fonctionne pas toujours.

21

Mon fils fréquente une école privée et je suis souvent en contact avec les parents de ses camarades de classe. Il s’agit de personnes aisées. L’an dernier, nous devions acheter un cadeau pour l’anniversaire d’un camarade de classe qui avait invité notre fils. Comme je n’avais pas d’argent, j’ai décidé de lui acheter un portefeuille. Lorsqu’il a ouvert le cadeau, l’enfant s’est exclamé « C’est moche ! », sa mère a hoché la tête en faisant une grimace. Une fois dehors, j’ai pleuré.
(femme de 31 ans, vivant seule avec un fils de 8 ans)

22Certains ménages, surtout lorsqu’ils ont des enfants, s’efforcent de leur acheter uniquement des vêtements de marque pour qu’ils ne se sentent pas différents de leurs camarades. Au nom du droit à la dignité de la personne, de l’enfant notamment, les parents dépensent en biens de consommation des sommes excessives par rapport à leur budget. D’ailleurs, au XVIIIe siècle déjà, Adam Smith rappelait le besoin des personnes de se présenter dignement en public dans son livre La Richesse des Nations. Nous pouvons dire que la dignité, surtout lorsqu’on est pauvre, coûte extrêmement cher.

23Pour conclure, il est important de souligner, comme nous l’a rappelé à maintes reprises Robert Castel (Castel, 2009), que les remous décrits ne sont pas uniquement le signe d’une dilatation de la zone de marginalité et de privation économique, mais qu’ils signalent des changements plus profonds qui touchent le centre de la structure sociale. La figure du travailleur pauvre atteste notamment la déstabilisation du travail salarié qui était devenu le « grand intégrateur » de nos sociétés à travers un rapport stable avec l’entreprise, des identités collectives représentées par le mouvement syndical et l’action politique, sans oublier la reconnaissance de la valeur du travail, indépendamment de la qualification et de la rétribution, qui se concrétisait dans l’affirmation de l’État-providence. Après une période pendant laquelle plusieurs générations ont considéré la mobilité sociale ascendante comme pratiquement irréversible, l’ascenseur social s’est aujourd’hui arrêté, il pourrait même commencer à inverser son sens de marche. Les symptômes les plus évidents sont, d’un côté, le recours croissant à l’endettement [7] et, de l’autre, un sens de frustration constant qui explose parfois sous des formes extrêmes au niveau individuel (suicides) ou collectifs (en se manifestant, par exemple, sous forme d’intolérance envers toute forme de solidarité sociale, de ressentiment, d’explosion furieuse et rancunière, de racisme et d’intolérance entre travailleurs).

24La fonction du travail comme support privilégié de positionnement dans la structure sociale semble se briser en rendant les positions acquises de plus en plus fragiles. Comme nous l’avons illustré, le travail, même à durée indéterminée, ne représente plus aujourd’hui une garantie contre les processus d’appauvrissement et de fragilisation du lien social. L’association travail et pauvreté, impensable dans la société salariale, pose aujourd’hui la question sociale du XXIe siècle où le travail n’assure pas systématiquement et nécessairement une reconnaissance publique et une visibilité sociale complètes.

25La pauvreté se présente donc aujourd’hui comme un horizon de risque auquel une partie toujours plus consistante du monde du travail est exposée. Elle ne touche plus uniquement les situations extrêmes ou marginales (populations « déviantes », « inadaptées », personnes sans domicile fixe, familles pauvres, personnes frappées par des événements déstabilisants, telles qu’une maladie, un chômage prolongé), elle n’est pas forcément liée aux formes d’exclusion sociale, mais elle concerne aussi ceux qui ont une place dans la société et elle est plutôt liée à la fragilisation de la citoyenneté sociale.

26La situation de l’individu produit un repli sur soi qui semble être l’aspect prépondérant de la vulnérabilité, comme il ressort de nos entretiens. Cette situation dans une province riche est vécue comme un problème individuel qui appartient à la sphère privée et c’est dans la sphère privée que peut/doit être trouvée la solution. La gestion des risques, à laquelle on se réfère toujours moins collectivement, est confiée à l’individu et aux ressources personnelles et/ou familiales qu’il parvient à mobiliser. Cette privatisation de la vulnérabilité, où l’individu se retrouve seul avec son problème, rend la personne socialement invisible et incapable d’intervenir sur l’agenda public. Le bien-être de la province bolognaise, qui n’est pas complètement absent dans d’autres réalités territoriales, semble gêner la participation active du sujet à la définition publique de la question de la vulnérabilité. Réduire la vulnérabilité à une question privée ou à un fait social conjoncturel, en l’éliminant de la sphère publique, empêche de reconfigurer les protections sociales et d’organiser un système solide de garantie face aux nouvelles formes de la question sociale au XXIe siècle, en livrant à l’isolement et à la solitude les « victimes » de la société du risque. Le travailleur pauvre occupe une position marginale uniquement parce qu’il occupe une position limite entre le dedans et le dehors, entre ce qui est considéré intérieur et ce qui est considéré extérieur au processus de reproduction sociale.

  • Bibliographie

    • Banca d’Italia, 2013, « L’indebitamento e la vulnerabilità finanziaria delle famiglie nelle regioni italiane », Questioni di economia e finanzia, n° 163, p. 5-60.
    • Bergamaschi M., 1999, Ambiente urbano e circuito dell’assistenza, Milano, éd. FrancoAngeli.
    • Bronzini G., 2011, Il reddito di cittadinanza, Torino, éd. Gruppo Abele.
    • Castel R., 2009, La montée des incertitudes. Travail, protections, statut de l’individu, Paris, éd. du Seuil.
    • Commissione di indagine sull’esclusione sociale, 2010, Rapporto sulle politiche contro la povertà e l’esclusione sociale 2009, Roma.
    • Eurostat, 2010, In -Work Poverty in EU, Publications Office of the European Union, Luxembourg.
    • Fraser N., Gutiérrez R., Peña-Casas R., (eds.), 2010, Working Poverty in Europe. A Comparative Approach, UK, Palgrave Macmillan.
    • ISTAT, 2014, La povertà in Italia, Roma.
    • Meo A., Romito M., 2010, « Torino. Cassa integrazione e processi di impoverimento », in Sgritta G.B. (a cura di), Dentro la crisi. Povertà e processi di impoverimento in tre aree metropolitane, Milano, éd. FrancoAngeli, p. 35-55.
    • Petonnet C., 1987, « L’anonymat ou la pellicule protectrice », Le temps de la réflexion, n. VIII, p. 247-261.
    • Revelli M., 2010, Poveri, noi, Torino, éd. Einaudi.
  • Pour citer cet article


Mots-clés éditeurs : travailleur pauvre, citoyenneté, sentiment de culpabilité, honte

Date de mise en ligne : 03/11/2020

https://doi.org/10.3917/sas.008.0057

Notes

  • [1]
    Commissione di indagine sull’esclusione sociale, 2010, Rapporto sulle politiche contro la povertà e l’esclusione sociale 2009, Roma.
  • [2]
    L’Italie, la Grèce et la Hongrie sont les seuls pays européens à ne pas disposer de mesure de protection du « minimum vital ». Cf. Bronzini 2011, p. 83-88.
  • [3]
    D’après une étude menée par l’Observatoire sur la donation de médicaments de l’ONG Banco farmaceutico, il apparaît qu’en 2014 la demande de médicaments a augmenté de 3,86 %, ceci à cause de la demande du secteur de la population qui n’est plus en mesure d’acheter des médicaments pas même ceux prescrits par ordonnance et pour lesquels il faut payer le ticket modérateur.
  • [4]
    D’après une analyse de l’Istat sur la consommation au détail, il apparaît qu’en 2014, les courses effectuées dans les magasins discount ont augmenté de 3,4 % par rapport à l’année précédente. Une partie croissante de la population achète donc ses produits alimentaires à bas prix dans les magasins discount dont la qualité est parfois inférieure. Épargner sur l’alimentation au-delà d’une certaine limite peut signifier utiliser des produits pouvant être de qualité médiocre, avec des effets négatifs sur la santé et le bien-être des personnes.
  • [5]
    L’Union nationale des chambres de commerce estime qu’en 2012, en Italie, 17 millions de personnes ont vendu des bijoux en or aux magasins spécialisés « compro-oro », pour une quantité correspondant à 200 tonnes d’or, estimées à 8 milliards d’euros. En 2011, 300 tonnes d’or ont été revendues, équivalant à 14 milliards d’euros. Selon le rapport Eurispes, en 2011, 8,5 % des Italiens s’étaient adressé aux magasins spécialisés en rachat d’or « compro oro ». En 2013, ce pourcentage passe à 28,1 %. Ce phénomène est surtout répandu au sud du pays où le pourcentage est de 31,8 %, par rapport à 27,5 % dans les îles italiennes, à 27,4 % au nord-est, à 24,2 % au centre et à 23,6 % au nord-ouest.
  • [6]
    L’ISTAT signale que les ménages qui ne peuvent pas faire face à des dépenses imprévues d’un montant de 750€ sont passés de 32 % en 2008 à 42,9 % en 2012.
  • [7]
    De 2008 au 31 décembre 2012, l’endettement des familles italiennes a augmenté de 34 %. Cfr. Banca d’Italia, 2013.

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