1Dans cet ouvrage, Patrick Baudry, professeur de sociologie à l’Université Michel de Montaigne-Bordeaux III, étudie l’addiction à « l’image pornographique » dans une société où les images sont faciles d’accès : Internet, smart phone et autres. Comment se manifeste cette dépendance ? Quels sont les différents profils des personnes dépendantes ? Que provoque cette consommation d’images pornographiques dans cette société où l’accélération et le virtuel s’entremêlent (Rosa, 2013 et Baudrillard, 1999) ?
2L’auteur précise le choix d’une démarche qualitative pour mieux appréhender la complexité de son objet. En effet, l’addiction, le corps et la sexualité nécessitent une réflexion où la sensibilité, issue des frontières entre le visible et l’invisible, l’intime et la vie sociale, ne saurait être exclue. L’addiction à l’image pornographique ne peut être étudiée uniquement par des données chiffrées qui ne permettraient pas de révéler ses manifestations les plus profondes. Cette démarche socio-anthropologique utilisée fonde également les précédents ouvrages de l’auteur sur la sexualité, la mort, le corps (Baudry, 2015, 2013, 1999 et 1991). Dans cet ouvrage, des extraits de témoignages d’hommes et de femmes dépendants sont donnés par l’auteur : « J’ajoute, écrit l’auteur, que l’échantillon des personnes rencontrées n’a aucune valeur de type scientifique, si l’on voulait qu’un groupe de personnes puisse représenter toute une population. Cette étude a donc ses limites. Mais ces limites ont du sens. Notre projet est de fait précis. On poursuit une trajectoire particulière, sans souci d’exhaustivité ni de volonté de généralisme » (p. 15). Des apports théoriques sur l’œil, l’image, l’altérité, la vie et la mort sont également convoqués. En toile de fond, il est agréable de parcourir les pensées de Roger Caillois, Georges Bataille, Roland Barthes, Emmanuel Levinas, Maurice Merleau-Ponty, Jean Duvignaud et Louis-Vincent Thomas. Des pensées qui s’enchaînent, s’entremêlent, se confrontent.
3Que démontre cet ouvrage ? En fait, la dépendance au contenu des images pornographiques n’y est pas présentée ; c’est celle provoquée par la mise en scène de ces images qui est source d’intérêt. Patrick Baudry ne compare pas des images pornographiques afin de procurer des sensations, des émotions et produire un voyeurisme tant des lecteurs que du sociologue. Les lecteurs qui souhaitent se procurer cet ouvrage pour découvrir des images qu’ils n’osent pas voir ou pour ouvrir de nouveaux horizons de consommation virtuelle et sexuelle seront déçus. Dans ce livre sur l’image, il n’y en a aucune. Ce contournement de l’objet nous a, de prime abord, surpris. Pourtant, à partir de ce choix, cet ouvrage est pertinent. En effet, il ne s’agit pas de produire un travail sur l’économie du milieu pornographique, les pratiques sexuelles de la nouvelle pornographie ou les « pathologies » des personnes dépendantes de leur écran, mais de comprendre une consommation d’images.
4Dans cette perspective, l’auteur démontre que les représentations liées au pornographique ont évolué. Ainsi, des images pornographiques incrustées dans un film, puis, la production de films cinématographiques, le pornographique paraissait transgresser les normes sociales. Pour les individus, il était aussi plus rare, dans les années 1970, de visionner un film et d’échanger à ce sujet, comme l’explique l’auteur : « Du temps de ma jeunesse étudiante (j’ai vingt ans en 1976), il était improbable qu’un homme dise à ses amies qu’il avait vu la veille un film pornographique, et qu’elles l’en félicitent » (p. 16). Aujourd’hui, voir un film pornographique et des images pornographiques est bien plus courant pour des jeunes.
5En fait, au fil des nouvelles technologies et des supports (cassette vidéo, DVD, ordinateur, téléphone portable), le rapport à l’image s’est modifié et le visionnage d’images est devenu très accessible. En ce début de XXIe siècle, s’agit-il alors toujours d’une transgression des normes ? Il n’y a pas vraiment de franchissement des conventions dans le comportement adopté par les personnes dépendantes de ces images. L’ère d’internet, des blogs et de leur consultation facile a engendré une nouvelle forme de dépendance : « Le porno de l’internet, à la différence de celui du cinéma, permet de n’être jamais en manque : d’avoir devant soi une réserve infinie d’images » (p. 23). Tout individu peut d’ailleurs voir des images pornographiques sans être pour autant un pervers, un obsédé et une personne dépendante.
6Le rapport à l’image s’est modifié par la répétition des images qui dépasse le visionnage de cassettes vidéo ou DVD chez soi où les images sont enregistrées à l’avance et non évolutives. Internet, les sites, les blogs, la webcam permettent de consommer de manière récurrente en tout lieu sur la planète. Dans quel espace-temps se trouvent alors les personnes dépendantes ? C’est une « traversée des images » qui devient « infinie » (p. 45) et qui construit alors la dépendance : « L’addiction s’amorce quand, au-delà d’une interaction entre l’œil et l’image, c’est l’image qui pilote non pas le regard, mais la routine d’une situation entre l’œil et l’image, en construisant ainsi tout l’espace-temps visualisateur » (p. 61). De ce fait, l’individu s’engouffre dans une intensité du regard où les corps s’enchaînent, se « démontent » avec violence. L’auteur explique que la partenaire n’est pas vraiment associée de manière audacieuse mais que son corps est défait. Quel est ce corps vu au travers d’un écran, d’une webcam installée, de quelques mots inscrits sur un blog ? L’image pornographique n’est pas transgressive comme dans les années 1970 mais agressive, extrême, oppressante et dominante.
7Quelles frontières existe-t-il alors entre l’intimité et la vie sociale ? Les images pornographiques demeurent-elles dans l’intimité ? De quelle intimité s’agit-il dans la mesure où ces images peuvent être consultées partout (domicile, travail, autres) ? L’intimité est-elle d’ailleurs visible ? N’est-elle pas confondue avec l’exhibition des choses intimes comme le démontre Henri-Pierre Jeudy (2007) ? Quel rapport à soi ? Quel rapport à l’autre ? Ainsi, Jeudy écrit que ces « blogs pornographiques » révèlent que les « pratiques de l’exposition de soi, finissant par se soumettre à des modèles culturels de l’exhibitionnisme de l’ego, deviennent de plus en plus similaires. Elles ne provoquent pas l’étrangeté de l’Autre, elles reposent sur le principe d’une familiarité telle que l’altérité est anéantie au profit de la mêmeté. Celui qui s’exhibe est a priori perçu comme étant le même que moi (ibid., p. 30).
8Malgré cette mêmeté qui évince l’altérité, Baudry démontre, pour sa part, que les raisons de cette dépendance sont hétérogènes. Des profils de consommateurs sont repérables sans prétendre à une exhaustivité des comportements. Au sujet de la consultation des images, d’aucuns évoquent une « étanchéité » entre la vie privée et la vie sociale. D’autres expérimentent un jeu fantasmatique dans le monde social du fait de leur réelle dépendance à ces images, par exemple à domicile et au travail. Mais quelle est alors la confrontation au corps charnel ? L’auteur évoque la situation d’un père de famille attiré par des hommes beaux mais qui explique qu’il ne passerait pas à l’acte. Il consulte sur internet comme une forme de vie par procuration. D’autres personnes évoquent cette consommation comme un complément à leur vie sexuelle, d’aucuns estiment que leur vie sexuelle est, pour autant, satisfaisante. Le lecteur comprendra que la personne dépendante de l’image pornographique peut être un homme, une femme, une personne lambda qui a la facilité, en ce début du XXIe siècle, de consommer ces images.
9Qu’en est-il du désir ? Existe-t-il aussi une satisfaction qui comble les affres du quotidien ? Comme le démontre Patrick Baudry, cette addiction ne provoque pas une satisfaction des individus. C’est plus l’expression d’une tension entre l’ennui et la routine. Ainsi, pour rompre avec cette routine du quotidien, pour créer du vertige, la consommation de ces images et la manière de les visionner provoquent une dépendance dans la mesure où les personnes ne sont pas réellement satisfaites. Elles n’affirment pas une liberté mais un enfermement. C’est une forme de souffrance des individus qui n’arrivent plus à vivre autrement dans une société de l’hyperconsommation où le corps devient objet de consommation (Rossé, 2013). Le constat effectué par Patrick Baudry nous semble d’ailleurs être proche de celui donné sur les consommateurs de jeux vidéo et d’argent en ligne (Valleur et Matysiak, 2004). En effet, l’image est un moyen de fuir le monde et de s’oublier (Sinbandhit, 2013).
10En conclusion, à partir de l’addiction à l’image pornographique, c’est une réflexion sur la temporalité, l’altérité et le désir qui est proposée dans cet ouvrage. Au fil des pages, l’articulation des témoignages de personnes dépendantes et des différents apports théoriques montre que la dépendance n’est pas nouvelle. En fait, tout en révélant des dépendances singulières à l’image pornographique, n’est-ce pas le désir d’une société qui est interrogé ?
Bibliographie
Bibliographie
- Baudrillard J., 1999, L’Échange impossible, Paris, Galilée.
- Baudry P., 1991, Le Corps extrême. Approche sociologique des conduites à risque, Paris, L’Harmattan.
- Baudry P., 1999, La Place des morts. Enjeux et rites, Paris, Armand Colin.
- Baudry P., 2013, Pourquoi des soins palliatifs ?, Cirey-sur-Blaise, Châtelet-Voltaire.
- Baudry P. et Jeudy H.-P., 2001, Le Deuil impossible, Paris, ESHEL.
- Baudry P. et Peylet G. (dir.), 2015, Troubles identitaires. Du corps au récit, Pessac, Maison des Sciences de l’homme Aquitaine.
- Jeudy H.-P., 2007, L’Absence d’intimité. Sociologie des choses intimes, Paris, Circé.
- Levinas E., 1985, Le Temps et l’autre, Paris, PUF.
- Rosa H., 2013, Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte.
- Rossé É., 2013, « Les souffrances d’un corps dépendant. Sexualité assistée par Internet », in Le Sociographe, n° 43, Nîmes, Champ social, p. 71-77.
- Sinbandhit D., 2013, « Addict aux jeux d’argent en ligne. De l’ordinaire à la barbarie », in Le Sociographe, n° 43, Nîmes, Champ social, p. 59-95.
- Valleur M. et Matysiak J.-C., 2004, Les Nouvelles formes d’addiction. L’amour, le sexe, les jeux-vidéos, Paris, Flammarion.
Pour citer cet article
Référence électronique
- Nadia Veyrié, "Patrick Baudry, L’Addiction à l’image pornographique", Sciences et actions sociales [en ligne], N°5 |2016, mis en ligne le date 28 octobre 2016, URL : http://www.sas-revue.org/index.php/16-comptes-rendus/76-patrick-baudry-l-addiction-a-l-image-pornographique