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Article de revue

T’are ta gueule à la récré !

Les cours d’école s’invitent chez les décideurs·ses

Pages 152 à 157

Notes

  • [1]
    Selon Libération, le projet « Libre Cour » aura coûté « 385 000 euros [avec le] soutien de l’agence de l’eau Rhône-Méditerranée-Corse » (« À Grenoble, fini le bleu et le rose, la récré passe au vert », François Carrel, 20 juillet 2020).
  • [2]
    La loi Guizot de 1833 oblige les communes de plus de 300 habitant·es à entretenir « un local convenablement disposé, tant pour […] servir d’habitation que pour recevoir les élèves ».
  • [3]
    « Âges et usages de la cour d’école », Antoine Prost, L’École des parents no 631, printemps 2019.
  • [4]
    Expression utilisée par le médecin hygiéniste Élie Pécaut dans le chapitre « Jeu » de la première édition du Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, dirigée par Ferdinand Buisson et parue en 1887 à la Librairie Hachette.
  • [5]
    Les Jeux de collège, C. Nadaillac et J.-A. Rousseau, éd. Delalain frères, 1855, cité dans « La cour de récréation : permanence et mutations », Julie Delalande, dans Éducation et longue durée, Henry Peyronie et Alain Vergnioux (dir.), Presses universitaires de Caen, 2007.
  • [6]
    En 1973, le collège Édouard-Pailleron, situé dans le 19e arrondissement de Paris, prend feu : 20 personnes meurent. Ce drame est décortiqué par Alexane Brochard dans « Quinze minutes chrono », Jef Klak no 7, 2021.
  • [7]
    « L’approche spatiale des jeux dangereux à l’école primaire », Mickaël Vigne et Thibaut Hébert, Éducation, Santé, Sociétés vol. 4, no 2, juin 2018.
  • [8]
    Ibid.
  • [9]
    Travaux d’école. Architecture et design : quand l’expérimentation et la participation transforment l’école (coordination Édith Hallauer, coéd. Ici !/Hyperville/Éd. de la Comtesse, 2020) est un recueil de témoignages et d’analyses sur la rénovation des bâtiments scolaires.
  • [10]
    « D’ici la fin du siècle, Météo-France projette une augmentation de la température moyenne annuelle de 1 °C à 4 °C pour une valeur de référence de 12,4 °C aujourd’hui, et dix à vingt-cinq jours de canicule », annonce le site de la mairie de Paris (« Les cours oasis », 19 novembre 2020, à lire sur paris.fr).
  • [11]
    Les dix premières « cours oasis » parisiennes sont le fruit d’une candidature à l’appel à projets européen « Actions innovatrices urbaines ».
  • [12]
    Cette expression, utilisée par Édith Hallauer dans « Habiter en construisant, construire en habitant : la “permanence architecturale”, outil de développement urbain? » (Métropoles no 17, décembre 2015), renvoie à la « permanence architecturale », une pratique visant à développer une expérience commune des lieux en projet entre les habitant·es du quartier et les intervenant·es de la maîtrise d’ouvrage.
  • [13]
    Voir « “La grille va casser quelque chose” : construit sans enceinte dans un esprit libertaire, le collège ouvert du Rheu doit se clôturer », Manon Boquen, Le Monde, 5 janvier 2021.

La récréation, qui se tenait autrefois dans les champs ou dans la rue, se déroule aujourd’hui sur un rectangle de bitume aussi accueillant qu’un parking de supermarché. À l’heure où les métropoles se lancent dans de vastes projets pour réenchanter les cours d’école, Z interroge les tensions auxquelles sont soumis ces espaces enfantins.

« La cour ? Elle est grande. Elle glisse un peu. C’est à peu près tout. »
Alaé, élève en CE1 à l’école La Fontaine de Grenoble
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1Grenoble, une école et sa cour rectangulaire. Des murs gris, des toilettes, un préau sombre comme un garage auto. Bref, une cour comme on en trouve tant d’autres et qui, à hauteur d’enfant, doit ressembler à un tarmac d’aéroport, avec quelques arbres en guise de tours de contrôle. À la vue de cet espace qui semble intemporel, difficile de ne pas replonger dans les souvenirs de la cour d’école où j’ai fait mes premiers pas. Raser les murs en quête de tranquillité. Se refaire un monde avec trois feuilles de platane, des craies, les gouttes d’eau sur le grillage. S’attendre à tout moment à recevoir un projectile caoutchouteux dans la tête. Et du bruit, en permanence.

2Mais l’école Clemenceau, en plein centre de Grenoble, n’est plus tout à fait fidèle à ce mauvais souvenir des années 1990. Sur les 5 000 m2 de cour de récréation, un tiers a été remplacé par des sols souples, des pelouses et des copeaux, des arbres ont été plantés et un coin potager attend timidement son heure. C’est l’un des chantiers vitrines du plan Écoles 2015-2024 du maire écologiste Éric Piolle, qui vise à transformer les cours des écoles métropolitaines en espaces publics d’un genre nouveau, à petit budget et dans un temps record [1]. Surmédiatisé dans le contexte électoral du printemps 2020, le projet « Libre Cour » fait grincer des dents tant du côté des enseignant·es, peu associé·es à la démarche, que du côté des parents, qui avaient déjà voulu interpeller les élu·es en déposant leur propre projet de rénovation de la cour au budget participatif de la ville, trois ans plus tôt. L’association Robins des Villes, qui mène des concertations autour de projets de rénovation de cours d’école depuis plus de dix ans, a été mandatée pour accompagner le projet et s’avoue un peu démunie face à la précipitation de la mairie. « L’idée de départ, c’était de faire une expérimentation, puis de transférer la méthode pour qu’ils puissent le faire sur d’autres écoles […]. Au final, on est intervenus sur cinq séances en huit mois, sur les temps périscolaires. D’habitude, nos interventions, c’est plutôt dix à quinze séances sur deux ans. Là, on s’est arrêtés au préprojet, puis plus de nouvelles. On a découvert que les travaux avaient commencé en lisant la presse ! »

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3Pourquoi cette hâte ? La ville de Grenoble n’est pas la seule à se lancer dans la course à la retape des cours d’école : Lyon, Paris, Rennes ou encore Dunkerque mettent en place des démarches similaires. « Sortir des déterminismes sociaux, permettre de s’exercer à être citoyen, acteur de sa propre vie et du monde qui l’entoure, et faire de l’école ce cœur battant de la ville de demain, une ville à taille humaine et à hauteur d’enfant » – les enjeux brandis par le maire de Grenoble dépassent la nécessité de redonner un coup de propre à l’école publique, dont une partie du parc foncier d’après-guerre commence à faire grise mine. Au sortir d’une année en partie confinée, alors que les classes supérieures se préparent à un nouvel exode urbain, soucieuses d’un meilleur cadre de vie pour elles et leurs enfants, transformer les cours d’école des grands centres urbains participe à l’attractivité territoriale.

Chronique du bitume scolaire

4Au début du xixe siècle, ce sont les jardins ou les champs attenants aux bâtiments qui font office de cours : l’école primaire ne s’est pas construite autour d’un lieu, mais plutôt d’un homme, le maître, et son lieu d’habitation, la maison d’école. Ce n’est qu’en 1833 que le ministère prend les choses en main et prescrit que chaque école primaire devra disposer d’un préau, d’une cour et de latrines [2]. À cette époque, la cour d’école est encore rarement clôturée, et jusqu’au début du xxe siècle, d’après l’historien Antoine Prost, « [c’est un lieu] de rencontre entre l’école et la société, un lieu public – les citoyens la traversent pour aller à la mairie, les parents y attendent leurs enfants –, et même politique, comme l’attestent les innombrables réunions électorales tenues sous leur préau ou, après 1918, les monuments aux morts qui y sont érigés[3] ».

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5La cour d’école enclose que nous avons pour la plupart connue prend forme à la fin du xixe siècle, en se conformant au modèle architectural du collège jésuite. Sous l’effet de l’urbanisation, les bâtiments scolaires s’agrandissent et leur conception se standardise, les façades s’alignent le long de la rue. Les cours sont donc reléguées à l’arrière du bâtiment et deviennent inaccessibles au public. La récréation quant à elle prend toute son importance dans la vie de l’école, notamment sous l’influence du courant hygiéniste qui défend l’exercice physique comme contrepoint nécessaire à l’effort mental. Cependant, les conceptions s’affrontent entre les tenants d’une récréation encadrée, occupée par des activités sportives et ludiques, et les défenseurs du jeu libre permettant « la spontanéité, l’enthousiasme, autant dire la vie[4]» – débat qui se conclut par l’invention de la gymnastique comme discipline autonome. À l’école communale, si le maître est roi dans sa salle de classe, la cour se conçoit à l’inverse comme un espace de défoulement et de relative autonomie pour les enfants, qui n’est que très ponctuellement investi par les adultes, puisque la récréation est également un moment de répit pour ces derniers·ères. La présence des adultes dans la cour est donc moins dominante que « surveillante », et les quelques aménagements de jeu qui s’y développent à partir du début du xxe siècle, parallèlement aux aires de jeu urbaines, ont pour vocation de « diriger [des jeunes gens] lorsqu’ils s’amusent », afin de ne pas laisser s’installer « les jeux de mains, les bandes, les coteries, l’inaction, en un mot, le désordre[5] ».

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6Après la Seconde Guerre mondiale, la massification scolaire et la reconstruction provoquent une deuxième vague de standardisation, qui s’accompagne de nouvelles techniques de construction (béton armé, structures métalliques). Les programmes architecturaux sont cette fois normés au millimètre près, pour permettre une mise en œuvre industrielle et rapide, au prix de leur qualité et de leur solidité [6]. Les cours de récréation suivent le même traitement que la plupart des espaces publics de l’urbanisme moderne : espaces dégagés, faits pour être parcourus et nettoyés facilement, et très peu appropriables. Ce qui permet un maximum de contrôle visuel avec un minimum d’intervention nécessaire de l’adulte : on cherche à « fixer les élèves dans des espaces déterminés (classe, cantine, gymnase, etc.) permettant d’exercer un contrôle sur eux[7] ». Avec son terrain de foot central, ses quelques bancs et son bitume au kilomètre, la cour de récré des années 1980 devient un lieu paradoxal où les enfants peuvent faire ce qu’iels veulent tout en disposant d’un cadre matériel relativement prescriptif.

7Propre et asphaltée, la cour de récré des temps modernes ouvre la porte à d’autres problèmes. La géographe Édith Maruéjouls remarque que la faible diversité des espaces de la cour renforce la reproduction des rapports de domination, les individus les plus grands et les plus forts occupant la quasi-totalité de la place, reléguant le reste de la population enfantine aux bordures, à la recherche de coins calmes… qui n’existent pas toujours. Plus récemment, en 2018, deux chercheurs observent que les jeux dangereux [8] sont favorisés par le manque d’aménagements ludiques et que la majorité d’entre eux se déroulent non pas derrière les haies ou dans les zones non surveillées, mais bien au beau milieu de la cour.

Tout un monde avec trois brindilles

En 1992, Claire Simon pose sa caméra à hauteur d’enfant dans une cour d’école parisienne et réalise Récréations, une immersion saisissante dans les expériences relationnelles d’un petit peuple à la fois tendre et cruel, sur fond de cour de récré bitumée. Un tyran d’un mètre de haut envoie tous ses camarades en prison, des petites filles caressent les mains d’un camarade en pleurs, d’autres se livrent à un concours de crachats peu ragoûtant, pendant qu’un petit garçon fait le mort au sol. Lors d’une discussion avec la sociologue Julie Delalande, la réalisatrice soutient que ce « théâtre de la vraie vie » ne fonctionne que si les adultes n’y interviennent pas trop. « Tout ce qui est dessiné par les architectes est détourné, remarque-t-elle. Ce serait terrible si les lieux étaient adaptés aux jeux, car une grande partie du plaisir des enfants, de leur puissance de fabrication de lois et de récits vient du fait que l’espace n’est pas complètement adapté à eux. » Ainsi ces deux exploratrices des cours d’école nous ouvrent-elles les portes d’une « microsociété », habitée par des codes et des rituels qui échappent à la compréhension des adultes. Ce rapport singulier à la topographie fait encore partie des impensés de l’architecture scolaire, qui cherche encore souvent à « solutionner » les problématiques enfantines.
« Enfants scénaristes, enfants acteurs sociaux : rencontre de deux regards sur la cour de récréation », Julie Delalande et Claire Simon, Les Sciences de l’éducation, vol. 39, no 2, 2006.

Construire l’école, un jeu d’enfant ?

8De nos jours, la cour bitumée semble être le symptôme d’une école dont on ne veut plus. La logique visant à concevoir la cour comme un espace à « zéro risque » a prouvé ses limites, puisque sa sobriété formelle n’empêche en aucun cas la violence physique ou symbolique de prendre toute sa place dans le monde des enfants : harcèlement, discriminations sexistes ou racistes, bizutages et pressions diverses s’y répètent quotidiennement. Au cœur des préoccupations de l’école, la participation des enfants est de plus en plus souvent sollicitée dans les projets de rénovation. « On va vers une reconnaissance progressive de l’enfant comme acteur et pas uniquement comme consommateur de l’espace, remarque la chercheuse en urbanisme Fanny Delaunay, même s’il reste, sur le plan politique, fidèle à son étymologie, in-fans : celui qui n’a pas de parole. » Dès lors, sociologues, architectes, designers et paysagistes se succèdent dans les cours d’école et tentent d’imaginer avec les enfants de nouvelles formes d’espaces, à travers des interviews, des films, des ateliers, des maquettes… Un travail qui laisse parfois de côté les occupant·es adultes de la cour – enseignant·es, Atsem, profs de sport, intervenant·es du périscolaire – qui ont pourtant leur avis. À Grenoble, iels n’ont pas été impliqué·es dans le projet de rénovation.

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9L’association Robins des Villes pointe les attentes ambivalentes des commanditaires vis-à-vis des processus participatifs. À Grenoble, « on nous a demandé d’imaginer une cour avec une dimension écologique, mais aussi qui fasse évoluer les rapports entre les filles et les garçons… alors que notre savoir-faire, c’est surtout de faire participer les enfants ! » explique une animatrice de l’association. Pour ce faire, « on les incite à se lâcher, ils peuvent proposer des choses complètement délirantes, comme un toboggan géant pour descendre plus vite en récré, ou encore un distributeur à kebabs… Ça leur permet de nous parler de leurs envies avec des références culturelles à eux. » Qu’en est-il de la matérialisation de ces promesses ? « Dans le fond, les enfants savent qu’on ne va pas pouvoir faire tout ce qu’on veut, qu’il y a des contraintes » – c’est l’étape que l’équipe nomme sobrement « le briseur de rêves » : un aller-retour entre les propositions des enfants et le cahier des charges technique établi par les bureaux de contrôle de la mairie. « Nous, on voit ça comme un laboratoire pour que les enfants découvrent les rapports de force, les jeux d’acteurs, parce qu’au final c’est le politique qui va prendre la décision », ajoute l’animatrice, visiblement rompue aux usages de la participation citoyenne.

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10Pour Agathe Chiron, designer, « on en demande beaucoup trop à l’architecture – comme si on allait arriver à abolir les rapports de genre, la violence et les dominations simplement par le bâti. […] Surtout avec des adultes en sous-effectif et stressés, qui vont forcément rester dans une logique punitive. C’est en étant dans l’expérimentation sur toute une année au moins, avec toute la communauté pédagogique, qu’on arrive à faire bouger les choses. » Dans l’ouvrage collectif Travaux d’école[9], un collectif d’architectes, de designers et de constructeurs·rices interpelle les pouvoirs publics sur les risques d’un vernis participatif sans aucun impact sur l’institution scolaire, ses métiers et son organisation interne.

Oasis urbaines

11Si l’urgence de réenchanter les cours d’école semble résonner plus fort du côté des aménageurs·ses que de l’Éducation nationale, c’est aussi parce que les voyants climatiques sont au rouge : les prévisions les plus optimistes annoncent des pics caniculaires de dix à vingt-cinq jours par an dans toutes les grandes villes [10]. À Paris, Anne Hidalgo veut transformer 73 hectares de goudron scolaire en « îlots de fraîcheur », dotés de sols poreux qui récupèrent les eaux pluviales, de haies, de zones ombragées, de cabanes et de fontaines. Le concept de « cour oasis », développé par le conseil d’architecture, d’urbanisme et de l’environnement (CAUE) de Paris, vise autant à « apaiser le climat scolaire » pour les enfants qu’à doter les quartiers de nouveaux espaces verts polyvalents, explique Raphaëlle Thiollier, cheffe de projet au sein de la « mission résilience » de la ville de Paris. Pour tenir l’objectif de « 350 écoles rénovées d’ici la fin de la mandature », l’équipe municipale fait appel à du réemploi – copeaux issus des espaces verts, billes de bois issues de chantiers forestiers en région parisienne.

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12Mais greffer ces nouveaux espaces à une école au rythme très intense ne tombe pas sous le sens pour tout le monde. « La simple présence de terre dans l’école a des incidences énormes en termes de gestion de l’espace et de rôles des professionnels », reconnaissent la chercheuse Fanny Delaunay et le chercheur Aurélien Ramos, chargé·es de l’évaluation des premières « cours oasis » à Paris. Le manque de moyens et de formations allouées ainsi que les classes surchargées rendent difficile la réorganisation du quotidien autour d’une cour au paysage instable – sans savoir du tout « qui va l’entretenir, et comment tout ça va durer dans le temps », commente un professeur de sport d’une école du 10e arrondissement de Paris, qui a vu son TEP (terrain d’éducation physique) transformé en champ de copeaux parsemé d’obstacles en l’espace d’un été.

13Les « cours oasis » sont donc issues d’une vision de l’école comme équipement urbain profitable, plutôt que comme espace d’expérimentation pédagogique. Car si ces écoles sont destinées à de nouveaux usages le soir et le week-end et à réaliser l’idéal métropolitain d’un espace public à la fois polyvalent et sécurisé, la classe en elle-même reste fermée au monde extérieur et peu intégrée à son quartier – bien que quelques instituteurs·rices militant·es parviennent à mettre en place, parfois de façon pirate, des pratiques d’école du dehors (voir p. 168). Les vertus d’un environnement végétal pour le bien-être des enfants ne sont plus à prouver, mais le projet politique des « cours oasis » semble plutôt de nous rendre plus tolérable la vie urbaine dense et polluée.

14La mairie de Paris ne s’en réjouit pas moins d’être ainsi « un modèle pour plus de 80 collectivités, majoritairement des villes », selon Raphaëlle Thiollier, inscrivant les cours d’école dans une compétition territoriale au nom de l’écologie urbaine, puisque ces projets dépendent souvent d’appels à projets européens [11]. Les petites écoles de campagne – vouées à fermer ou à être rassemblées en RPI (regroupement pédagogique intercommunal) – gardent quant à elles leurs cours bitumées.

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L’école, un lieu créatif, transformable ?

15Au lieu d’un concept « prêt à l’emploi » à déployer à grande échelle, peut-on rêver d’une école que l’on pourrait « habiter en [la] construisant, [et] construire en [l’]habitant[12] » ? Ou encore d’une école ouverte, comme à Grenoble, dans le quartier de la Villeneuve, où une expérimentation sociale et pédagogique grandeur nature a vu la construction, dans les années 1970, d’écoles au cœur de la cité, aux cours sans clôtures et dont le périmètre était codécidé par les enfants et les instituteurs·rices (voir p. 140) ? L’idée d’espaces scolaires ouverts, au nom de l’autonomie des enfants, de l’abolition de la domination adulte et d’une continuité politique entre l’école et la vie, se retrouve dans quelques expériences d’établissements alternatifs, comme le collège Georges-Brassens du Rheu, près de Rennes (ouvert à la même époque et récemment recloisonné [13]), mais semble aujourd’hui surtout accessible à des écoles privées rurales, qui n’ont pas de contraintes réglementaires.

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16« Ici, on pourrait mettre un bardage bois, ça sera côté rue et ça fera le lien avec les quelques arbres qui restent. De ce côté-là, ça donne sur la cour, on ouvrirait plein sud, ça chauffe les classes. Et dehors, on construirait des petites huttes en ossature bois, traversantes, pouvant accueillir une classe max et donnant direct sur la bergerie. » G., architecte, crayonne furieusement sur un coin de table humide et fait naître sous mes yeux des pièces en trois dimensions, des escaliers, une école charmante aux allures de corps de ferme. Je ne suis pas dans le val de Drôme, que j’ai quitté quelques jours plus tôt après une tournée des écoles alternatives du pays des colibris, mais en plein cœur de la cité des Malassis, à Bagnolet, aux portes de Paris. Au pied des tours, une bergerie associative a été construite dans l’enceinte de l’école primaire du quartier, il y a plus de dix ans. Réalisée avec les habitant·es, on y trouve un espace de jeu, un jardin cultivé où l’on vient chercher des boutures ou jeter ses épluchures, une zone conviviale où tous les soirs des conversations s’animent autour des feux, une cabane de bricolage. Et on peut y suivre des ateliers avec les animaux animés par Gilles, berger-jardinier et initiateur du projet.

17Mais depuis plusieurs années, la bergerie est menacée par le plan de rénovation du quartier, qui vise à densifier la zone, qui se gentrifie lentement mais sûrement. En 2018, la mairie annonce un projet qui comporte deux immeubles financés par Eiffage et une nouvelle école, pour doubler les effectifs scolaires. La bergerie, elle, est censée déménager vers un parking à quelques centaines de mètres de là… et passer de 6 000 m2 à 800 m2. C’est tout un monde construit planche par planche et patiemment décoré par les petit·es et les grand·es qui se retrouvera démembré. « Ils sont en train de péter la cité, s’exaspère Gilles. La bergerie n’a pas de sens si elle n’est pas dans la cité, au milieu des immeubles où tout le monde se connaît. Leurs trames vertes, leurs circulations douces, elles existent déjà. S’ils arrivaient à les voir… » Pétitions locales et manifestations ont réussi à mettre le holà aux immeubles d’Eiffage, mais à l’hiver 2021, l’avenir de la bergerie des Malassis reste incertain. Sur les documents promotionnels de la mairie, le plan de rénovation présente une école clinquante, aux vastes baies vitrées et dotée d’un toit végétalisé, coquetterie aussi coûteuse qu’antiécologique, puisqu’il s’agit d’irriguer et de faire vivre un jardin sur une surface totalement artificielle. Pour G., il est tout à fait possible d’imaginer un projet qui « respecte le volume d’accueil souhaité par la mairie mais propose une école en retrait de la rue, préservée par les arbres existants et intégrée à la bergerie ».

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18Au pied des tours, des oasis existent bel et bien, comme en témoigne également à d’autres endroits en France le renouveau des terrains d’aventures, ces espaces autogérés par les enfants, les habitant·es et les animateurs·rices des quartiers, permettant d’inventer et de construire des structures de jeu grandeur nature, des lieux de rencontre et d’apprentissage.


Date de mise en ligne : 17/05/2021

https://doi.org/10.3917/rz.014.0152

Notes

  • [1]
    Selon Libération, le projet « Libre Cour » aura coûté « 385 000 euros [avec le] soutien de l’agence de l’eau Rhône-Méditerranée-Corse » (« À Grenoble, fini le bleu et le rose, la récré passe au vert », François Carrel, 20 juillet 2020).
  • [2]
    La loi Guizot de 1833 oblige les communes de plus de 300 habitant·es à entretenir « un local convenablement disposé, tant pour […] servir d’habitation que pour recevoir les élèves ».
  • [3]
    « Âges et usages de la cour d’école », Antoine Prost, L’École des parents no 631, printemps 2019.
  • [4]
    Expression utilisée par le médecin hygiéniste Élie Pécaut dans le chapitre « Jeu » de la première édition du Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, dirigée par Ferdinand Buisson et parue en 1887 à la Librairie Hachette.
  • [5]
    Les Jeux de collège, C. Nadaillac et J.-A. Rousseau, éd. Delalain frères, 1855, cité dans « La cour de récréation : permanence et mutations », Julie Delalande, dans Éducation et longue durée, Henry Peyronie et Alain Vergnioux (dir.), Presses universitaires de Caen, 2007.
  • [6]
    En 1973, le collège Édouard-Pailleron, situé dans le 19e arrondissement de Paris, prend feu : 20 personnes meurent. Ce drame est décortiqué par Alexane Brochard dans « Quinze minutes chrono », Jef Klak no 7, 2021.
  • [7]
    « L’approche spatiale des jeux dangereux à l’école primaire », Mickaël Vigne et Thibaut Hébert, Éducation, Santé, Sociétés vol. 4, no 2, juin 2018.
  • [8]
    Ibid.
  • [9]
    Travaux d’école. Architecture et design : quand l’expérimentation et la participation transforment l’école (coordination Édith Hallauer, coéd. Ici !/Hyperville/Éd. de la Comtesse, 2020) est un recueil de témoignages et d’analyses sur la rénovation des bâtiments scolaires.
  • [10]
    « D’ici la fin du siècle, Météo-France projette une augmentation de la température moyenne annuelle de 1 °C à 4 °C pour une valeur de référence de 12,4 °C aujourd’hui, et dix à vingt-cinq jours de canicule », annonce le site de la mairie de Paris (« Les cours oasis », 19 novembre 2020, à lire sur paris.fr).
  • [11]
    Les dix premières « cours oasis » parisiennes sont le fruit d’une candidature à l’appel à projets européen « Actions innovatrices urbaines ».
  • [12]
    Cette expression, utilisée par Édith Hallauer dans « Habiter en construisant, construire en habitant : la “permanence architecturale”, outil de développement urbain? » (Métropoles no 17, décembre 2015), renvoie à la « permanence architecturale », une pratique visant à développer une expérience commune des lieux en projet entre les habitant·es du quartier et les intervenant·es de la maîtrise d’ouvrage.
  • [13]
    Voir « “La grille va casser quelque chose” : construit sans enceinte dans un esprit libertaire, le collège ouvert du Rheu doit se clôturer », Manon Boquen, Le Monde, 5 janvier 2021.

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