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Article de revue

Brûlé, le pouvoir de Blaise

Au Burkina Faso, c’est la rue qui a fait tomber le dictateur

Pages 194 à 201

Notes

  • [1]
    Leurs prénoms ont été changés.
  • [2]
    Les habitants du Burkina Faso sont appelés « Burkinabè », de manière invariable (quels que soient leur nombre et leur genre) en français du Burkina Faso, ainsi que par la plupart des militants francophones anticoloniaux.
  • [3]
    Le forum se présentait lui-même ainsi à sa création : « Une rencontre pas comme les autres, un forum social bizarre, autogéré, en Afrique, réunissant la jeunesse consciente des deux continents, et même au-delà… »
  • [4]
    Environ 30 euros. Le franc CFA, indexé sur le franc puis sur l’euro, s’échange à 655 FCFA pour un euro. Toujours en vigueur malgré les indépendances, les institutions qui gèrent cette monnaie coloniale sont encore partiellement contrôlées par la France.
  • [5]
    Les bourses s’élèvent à 37 500 CFA mensuels (58 €) pour une minorité de 1 500 « privilégiés », tandis que le reste des 65 000 étudiants ne dispose que d’une aide de 165 000 à 200 000 CFA (250 à 300€) à l’année. Par ailleurs, le salaire mensuel brut moyen au Burkina Faso était estimé par la Banque mondiale à 34 000 CFA (52€) en 2012.
  • [6]
    Réforme Licence-Master-Doctorat, qui a aligné l’architecture des diplômes sur les « standards européens ». Sa mise en place a donné lieu à des mouvements dans les universités en France, mais aussi ailleurs, notamment au Togo.
  • [7]
    À lire sur le sujet : Thomas Sankara et la condition féminine : un discours révolutionnaire ?, mémoire de maîtrise de Poussi Sawadogo à l’université de Ouagadougou.
  • [8]
    Sans lien de parenté avec le journaliste Norbert Zongo
  • [9]
    Comme en France, il y a au Burkina un chef d’état-major des armées qui commande l’armée, et un chef d’état-major particulier qui conseille le président et sert d’interface avec l’armée.
  • [10]
    Pour le récit complet de ces épisodes, voir le livre de Lila Chouli, Burkina Faso 2011. Chronique d’un mouvement social, paru aux éditions Tahin Party.
  • [11]
    Lila Chouli, « Les mouvements sociaux et la recherche d’alternatives au Burkina Faso »,dans Les Mouvements sociaux en Afrique de l’Ouest, sous la dir. de Ndongo Samba Sylla de L’Harmattan – Fondation Rosa Luxemburg, 2014.
  • [12]
    La mémoire de l’époque sankariste n’est transmise que par le bouche-à-oreille ou dans quelques cercles politisés. Le pouvoir n’a évidemment pas développé de connaissance de cette époque dans les programmes scolaires.
  • [13]
    Contraction de « citoyen balayeur ».
  • [14]
    Bruno Jaffré, « Silence sur les manifestations contre Blaise Compaoré au Burkina », Billets d’Afrique, août 2013.
  • [15]
    Congrès pour la démocratie et le progrès, qui se définit comme social-démocrate.
  • [16]
    Si le français est la langue officielle et administrative du pays depuis la colonisation, seuls 15 à 20 % des Burkinabè, essentiellement dans les grandes villes, le maîtriseraient. C’est d’ailleurs un obstacle important à l’alphabétisation, l’éducation se faisant en français, et donc un ingrédient fondamental de la reproduction des classes sociales. Il existe plusieurs « langues nationales », les principales étant le mooré et le dioula.

Depuis l’assassinat de Thomas Sankara vingt-sept ans plus tôt, Blaise Compaoré était installé dans le fauteuil de président du Burkina. Le 31 octobre 2014, il fut chassé par une mobilisation populaire sans précédent. Aujourd’hui, la lutte continue, entre nouveaux acquis sociaux, menaces venues des caciques de l’ancien régime et intimidations des puissances occidentales.

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1Le liquide brun passe pour la dixième fois d’un récipient à l’autre au-dessus des braises. Au Burkina Faso comme dans toute l’Afrique de l’Ouest, il faut compter près d’une heure et demie pour la préparation de quelques petites tasses d’un thé amer et très sucré. C’est justement dans le temps passé que réside l’intérêt du grin, comme on appelle ce moment où on se rassemble autour de la préparation de la boisson : le temps des discussions et de la rencontre.

2Par une nuit d’août 2009, Ousmane, Adama [1] et une quinzaine d’autres jeunes Burkinabè [2] entament ainsi un grin pour passer le temps jusqu’à l’aube. Le lendemain, ils doivent prendre un bus pour Lomé, la capitale du Togo voisin. Plutôt que d’avoir à traverser la circulation dense de leur ville au petit matin, ils ont préféré dormir sur des nattes posées sur le sol poussiéreux d’une rue proche de la gare routière. Ils font le voyage pour participer à la troisième édition de l’Étrange Rencontre, un forum entre jeunes d’Europe et d’Afrique de l’Ouest ayant pour ambition de faire exister un espace d’échange entre les luttes dans la région [3].

3Il leur a fallu débourser 20 000 francs CFA [4]pour un aller-retour Ouagadougou-Lomé en bus de plus de vingt heures. Pour la plupart d’entre eux, qui n’ont pas de travail salarié, il était impensable de se payer eux-mêmes le voyage. Ils ont pu compter sur l’aide de quelques associations burkinabè pour financer leur déplacement et, surtout, ils ont organisé divers événements pour récolter des fonds. Certains, étudiants à l’université, auraient peut-être pu puiser dans la maigre bourse d’étude [5] à laquelle ils ont droit, mais encore aurait-il fallu que son versement ne soit pas bloqué depuis plus de six mois. Ce grin nocturne est d’ailleurs l’occasion de se raconter les manifestations et occupations d’ampleur sur le campus de Ouagadougou, pour le déblocage des bourses mais aussi contre l’augmentation du prix des repas ou la réforme du LMD [6], rigoureusement calquée sur la loi française de 2002. Ni Ousmane ni Adama ne bénéficient du soutien financier de leurs parents pour des études qui, bien souvent, s’étendent bien au-delà des années prévues par le cursus et qui, quand elles aboutissent, n’ouvrent pas tellement de portes pour un emploi. Au Burkina, c’est plutôt la proximité avec les cercles de pouvoir qui permet d’accéder à un boulot.

Le « pays des hommes intègres »

Le Burkina est un pays sahélien entouré par le Mali, le Niger, la Côte d’Ivoire, le Togo et le Bénin. Il compte 17,3 millions d’habitants sur une surface comparable à la moitié de la France. 28 % des gens vivent en zone urbaine, dont seulement 14 % dans les grandes agglomérations : 1,6 million à Ouagadougou, 550 000 à Bobo Dioulasso, 100 000 à Koudougou. Le pays est une ancienne colonie française et est devenu officiellement indépendant en 1960. L’appellation coloniale de Haute-Volta disparaît avec la prise de pouvoir de Thomas Sankara, au profit de Burkina Faso (« Pays des hommes intègres » en un mélange de deux langues nationales)

4Adama raconte comment il a tenté sa chance en Côte d’Ivoire, longtemps perçue par de nombreux Burkinabè comme un pays plus prospère, offrant de meilleures opportunités. Mais il a dû abandonner une université ivoirienne en proie aux tensions identitaires fortes autour de l’ivoirité, ce concept utilisé pour refuser la citoyenneté et les droits aux individus perçus comme étrangers (Burkinabè et Maliens notamment). Le Togo va être le deuxième voyage à l’étranger d’Adama.

5Le lendemain, au passage de la frontière, les jeunes Burkinabè refusent collectivement de céder au racket de quelques centaines de CFA que des militaires tentent de leur imposer. Ils finissent par passer les contrôles sans rien débourser, en entonnant, une fois éloignés : « Les hiboux au regard gluant, à bas ! Les douaniers corrompus, à bas ! » Ils reprennent alors une harangue célèbre du capitaine Thomas Sankara, dont beaucoup d’entre eux s’inspirent ou se revendiquent [voir encadré]. Cet héritage et la forte culture politique qui imprègne le Burkina Faso les distinguent des autres délégations présentes au forum. Ainsi, l’assemblée de bilan quotidienne est une habitude bien ancrée et chacune de leurs décisions est discutée collectivement, parfois (très) longuement. Les moyens sont mis en commun pour les repas ou les transports durant la dizaine de jours que dure l’Étrange Rencontre. Lorsque les organisateurs togolais du forum font appel « aux femmes » des différentes délégations pour servir les repas, l’ensemble des Burkinabè sont bien seuls à s’insurger d’une telle répartition sexiste des tâches. On trouve là aussi des traces de l’héritage de la période Sankara. Rares étaient ses discours qui n’incluaient pas une référence directe à l’oppression des femmes et à leur qualité d’actrices de leur émancipation [7]. C’est lors de sa présidence que des femmes ont accédé pour la première fois à des postes à responsabilités politiques ou administratifs.

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« L’impérialisme : à bas ! »

« L’impérialisme : à bas ! Le néocolonialisme : à bas ! Les pintades orgueilleuses : à bas ! Les hiboux au regard gluant : à bas ! Les caméléons équilibristes : à bas ! Les renards terrorisés : à bas ! Les lépreux qui ne peuvent que renverser les calebasses : à bas ! La petite bourgeoisie affolée : à bas ! À bas ! À bas ! À bas ! » Ces invectives ponctuaient souvent les interventions publiques de Sankara.
Bénéficiant d’une grande popularité du fait de plusieurs mouvements de contestation au sein de l’armée, le militaire Thomas Sankara participe à deux gouvernements, mais se fait emprisonner par le régime en mai 1983 alors même qu’il est Premier ministre ! Il est libéré à la suite d’importantes manifestations et, en août 1983, participe à un coup d’État et prend la tête du pays. Il mène une politique anti-impérialiste originale, d’inspiration marxiste, rejetant les structures traditionnelles et religieuses. Il s’appuie sur une organisation décentralisée bénéficiant d’une relative autonomie – les comités de défense de la révolution –, dont certaines dérives autoritaires ou clientélistes cferont l’objet des principales critiques adressées au sankarisme.
Par ailleurs, bien avant le mouvement « altermondialiste » de la fin des années 1990, Sankara développe une critique frontale de la dette des pays du tiers-monde, dont il dénonce l’illégitimité. Notamment dans un discours au sommet de l’Organisation de l’union africaine en juillet 1987, où il appelle les chefs d’État africains à le rejoindre : « Je voudrais que notre conférence adopte la nécessité de dire clairement que nous ne pouvons pas payer la dette. Non pas dans un esprit belliqueux, belliciste. Ceci, pour éviter que nous allions individuellement nous faire assassiner. » Appel qu’il ponctue de cette terrible prémonition restée célèbre : « Si le Burkina Faso tout seul refuse de payer la dette, je ne serai pas là à la prochaine conférence ! »[*]
Trois mois plus tard, le 15 octobre, Sankara est assassiné par un commando, avec la complicité probable de différents pays (France, États-Unis, Libye) et la participation de Blaise Compaoré. Ce dernier, pourtant très proche ami de Sankara à toutes les étapes de son parcours, prend alors le pouvoir, qu’il ne quitte que le 31 octobre 2014, sous la pression de l’insurrection populaire.

6Le groupe des Burkinabè prenant part à l’Étrange Rencontre est hétéroclite dans ses affiliations : quelques-uns militent au sein du syndicat étudiant ANEB (Association nationale des étudiants burkinabè), d’autres à ATTAC Burkina ou au Mouvement des sans-voix, mais la plupart n’ont pas d’autre étiquette que leur participation aux nombreuses luttes qui agitent le pays depuis le milieu des années 2000. Ils ont ainsi pris part aux fortes mobilisations réclamant chaque année la justice pour l’assassinat en 1998 du journaliste Norbert Zongo, qui enquêtait de trop près sur les affaires du clan présidentiel. Ils ont organisé des événements de promotion des cultures de riz local pour contrer la dépendance alimentaire vis-à-vis des importations. L’altermondialisme dont ils se revendiquent est passé par une réappropriation sankariste, et ils rêvent ainsi d’une autonomie alimentaire nationale. Ils se retrouvent aux concerts de Sams’k le Jah, qui dénonce à mots couverts l’accaparement des richesses par le cercle de Compaoré lors de ses émissions sur Ouaga FM. Ils se mobilisent lorsqu’en 2007, après de nombreuses menaces de mort, la voiture de l’artiste est incendiée.

7Blaise Compaoré a bâti son règne sur la déconstruction systématique des acquis de la révolution sankariste. Sa politique, appelée « La Rectification », s’est appuyée sur un régime de terreur dont le bras armé était le Régiment de sécurité présidentiel (RSP) : plus d’un millier de soldats choyés, capables si besoin de tenir tête au reste de l’armée burkinabè. Les nombreux assassinats politiques, la torture et la répression ont permis à Compaoré d’imposer au forceps une politique libérale classique, bradant aux intérêts privés étrangers les ressources du pays et appliquant docilement les politiques dictées par les institutions internationales.

8Il est l’allié indéfectible des intérêts français dans la région et participe à la déstabilisation de nombreux pays. Ainsi, le Burkina de Compaoré sert de base arrière à la rébellion qui a attaqué la Côte d’Ivoire depuis 2002, finissant en 2010 par porter Alassane Ouattara à la tête du pays avec le soutien militaire français. Le rôle de « pompier pyromane » du dirigeant burkinabè est aussi dénoncé en Sierra Leone, en Guinée, au Togo, en Angola ou plus récemment au Mali, où il a fini par être évincé de son rôle de médiateur.

9Depuis les années 2000, face aux mobilisations des Burkinabè, Compaoré se voit dans l’obligation d’adoucir un peu son régime et de laisser se développer une presse privée avec une certaine liberté de ton. De la presse d’opinion critique (Bendré) ou satirique (Journal du Jeudi) au journalisme d’investigation (l’Indépendant, créé par Norbert Zongo), en passant par plusieurs radio privées (Ouaga FM, Oméga FM), le centre indépendant Norbert Zongo recensait pas moins de 150 radios et 70 titres de presse écrite en 2013. Des pressions nombreuses, passant notamment par des dégradations matérielles, ont tout de même régulièrement touché les médias qui exprimaient de trop vives critiques. Jusqu’au bout, Compaoré a usé de l’arbitraire d’État pour tenter de se maintenir au pouvoir.

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Le début de la fin pour Compaoré

10C’est en 2011 que les mobilisations éparses des années précédentes se cristallisent véritablement. Joints par téléphone début 2015, Ousmane et Adama racontent comment ils ont pris part à cette période fondatrice du mouvement qui a mené au départ du despote. Le 20 février 2011, Justin Zongo [8], un collégien, est tué par la police à Koudougou, la troisième ville du pays. De nombreuses émeutes s’ensuivent un peu partout dans le pays pour réclamer la justice, alors que les autorités s’entêtent à faire croire que le jeune est mort d’une méningite. Dans le même temps éclatent une série de mutineries dans l’armée, qui touchent même la garde présidentielle. Les militaires pillent de nombreux magasins et saccagent le domicile de Gilbert Diendéré, chef d’état-major particulier [9] et bras droit de Compaoré. Le pays s’enflamme pendant plusieurs mois, la population proteste contre les pillages des militaires et dans de nombreux secteurs les salariés, avec ou sans syndicat, revendiquent l’amélioration de leurs conditions de travail [10]. Des commissariats et d’autres symboles du pouvoir sont incendiés lors de mouvements organisés de commerçants ou plus spontanés de « gens de la rue ». Des combats ont lieu entre différentes factions de l’armée au mois de juin.

11Compaoré sent la situation lui échapper et s’engage sur plusieurs revendications des mutins comme des civils : suppression de certaines taxes, baisse des prix de denrées alimentaires, retrait de la police des campus universitaires qu’elle occupait depuis 2004… Le procès des responsables de la mort de Justin Zongo est organisé avec une rare rapidité et mène à la condamnation de trois policiers à des peines allant de huit à dix ans de prison.

12Les années suivantes, le pouvoir présidentiel ne cède plus, mais les luttes continuent. Lila Chouli, spécialiste des mouvements sociaux au Burkina, décrit cette effervescence : « De nombreuses révoltes spontanées ont pour cause la hoggra (mépris) des autorités, qu’elles soient locales ou centrales. Ce qui caractérise le Burkina Faso [en 2014] est une succession de mobilisations prenant comme terrain la rue, dépassant largement les structures organisées et n’étant pas l’apanage des urbains et/ou des “intellectuels”. Des questions saillantes, telles que l’accès à la terre, les déguerpissements [NDA : les expulsions par l’État de terres cultivées ou construites], l’agro-business, les conflits fonciers, la corruption, sont l’objet de révoltes spontanées. »[11]

13C’est dans l’ébullition de ces années qu’Adama, Ousmane et les autres Burkinabè de l’Étrange Rencontre s’engagent dans une série de rencontres dans les quartiers de Ouagadougou, Bobo Dioulasso ou Koudougou. Lors de concerts et de grins, ils dénoncent ouvertement l’enrichissement du clan présidentiel et expliquent les politiques mises en place par Sankara à des jeunes qui n’en connaissent bien souvent que la légende [12]. Ils décident de structurer cette dynamique en un mouvement qui prend le nom de Balai citoyen, officialisé lors d’une conférence de presse en août 2013. Les assemblées de quartier nées de ces rendez-vous réguliers prennent la forme de Clubs cibal [13]. La structure du Balai citoyen, jusqu’à aujourd’hui, oscille entre le réseau centralisé autour d’une coordination nationale et le label rassemblant beaucoup de monde de manière informelle.

L’article de la discorde

14Les assemblées des Clubs cibal sont aussi l’occasion de discuter de l’« article 37 » de la Constitution burkinabè qui limite le nombre de mandats présidentiels. Blaise Compaoré envisage en effet de le modifier pour se présenter une nouvelle fois à l’élection de 2015. Dans un pays où les votes s’achètent avec 2000 CFA ou des T-shirts et où les fraudes sont fréquentes, cela équivaut à un maintien presque assuré du dictateur. Depuis la mi-2013, l’opposition à cet article fait l’objet de marches de grande ampleur dans le pays, à l’initiative – chose rare – de l’ensemble des partis d’opposition, jusqu’alors divisés ou timorés envers le pouvoir. Les jeunes du Balai citoyen se joignent aux marches, qui regroupent « des foules jamais vues depuis celles qui avaient défilé après l’assassinat de Norbert Zongo en 1998 »[14]. En janvier 2014, des figures majeures du parti présidentiel, le CDP [15], démissionnent même pour se désolidariser de l’entêtement de Compaoré. Ces résistants de la dernière heure fondent un nouveau parti nommé Mouvement du peuple pour le progrès (MPP).

15En août, plus de cent mille personnes parcourent près de sept kilomètres dans Ouagadougou. Et si les partis se bornent à s’opposer à toute modification de la Constitution, les pancartes et les slogans vont plus loin : « Compaoré, quitte le pouvoir ! », « Assez de la dictature ! », « 27 ans, ça suffit »… La contestation monte au fil des mois et de plus en plus nombreux sont les proches de Blaise Compaoré à tenter de le dissuader de rempiler à la présidence. Le 21 octobre, il annonce qu’un vote aura lieu au Parlement le 30 pour entériner la modification de la Constitution. Immédiatement, des barrages sont érigés dans la capitale et le jour J se prépare de toutes parts.

16Les jeunes du Balai citoyen mobilisent dans les quartiers, les gares, les marchés, appelant les gens, en langues nationales [16], à venir s’opposer au vote. « Cette semaine-là, nous passions la journée dans la rue avec des mégaphones, et la nuit dans les “grins de thé”, avec les jeunes », raconte Ousmane au téléphone. En quelques mois, les cent mille manifestants deviennent près d’un million et sortent, le 28 octobre, dans Ouagadougou.

17Le soir du 29 octobre, les jeunes du Balai citoyen tentent d’installer un campement à proximité du Parlement transformé en bastion militarisé, mais s’en font chasser par les forces de sécurité. Ousmane raconte avec fierté : « Cette nuit-là nous n’avons pas dormi et le lendemain matin, dès 6 heures, nous étions devant l’Assemblée nationale. Venus de très loin, depuis tous les quartiers, les gens ont percé les rideaux de CRS. Au milieu des gaz, nous avons pris l’Assemblée nationale. » Sur une des nombreuses vidéos diffusées sur Internet pendant l’insurrection, un jeune ne représentant que lui-même déclare : « L’Assemblée nationale du Burkina Faso est dissoute » sous les hourras de ses camarades. Le bâtiment est livré aux flammes. Vers 11 heures, le gouvernement annonce le retrait du projet de loi.

18Mais la foule immense qui s’est emparée de Ouagadougou et des autres villes du pays ne compte pas en rester là. Les portes-parole du Balai tentent de se rendre au siège de la RTB (Radio Télévision du Burkina, chaîne de télévision et radio de l’État) pour diffuser un message appelant à la démission de Compaoré, mais les premiers manifestants qui y parviennent saccagent le lieu et coupent les émissions. Un peu partout dans le pays, des mairies au commissariats, les symboles du pouvoir sont attaqués. Les domiciles de nombreux membres du parti ou du clan présidentiel sont incendiés et pillés.

19La situation dans les rues échappe au contrôle de toutes les organisations. Zéphirin Diabré, président de l’Union pour le progrès et le changement, tient un discours mou au milieu de la foule à midi, dans lequel il ne demande même pas la démission du président. Trop occupés à négocier la suite du pouvoir avec les chefs traditionnels du pays, mais aussi avec les diplomaties étrangères, les partis d’opposition sont à la traîne de la colère populaire.

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20Une partie des manifestants se dirige vers Kossyam, le palais présidentiel, gardé par les militaires du RSP. Ceux-ci ouvrent le feu. La foule scande : « Libérez Kossyam ! » ou : « La patrie ou la mort, nous vaincrons ! », slogan de Sankara, dont les portraits sont brandis un peu partout. Un attroupement se forme devant le siège de l’état-major des armées. D’après Ousmane, face à l’entêtement de Compaoré cramponné au fauteuil présidentiel, il est alors demandé à l’armée « de prendre ses responsabilités »,… donc le pouvoir. Dès le lendemain matin, Blaise Compaoré annonce officiellement son départ. Il est exfiltré du pays par le RSP et les forces spéciales françaises, qui l’emmènent en Côté d’Ivoire, comme on l’apprendra plus tard dans l’hebdomadaire Jeune Afrique. Cette main française soustrait de facto le dictateur à la justice de son pays.

21Après plusieurs annonces différentes, le pouvoir est confié à un jeune officier du RSP, le lieutenant-colonel Zida, avec l’assentiment de plusieurs représentants de la société civile, dont ceux du Balai citoyen, assis à une table de négociation dont ils ne maîtrisaient pas tous les enjeux. Jusqu’à ce jour, ils sont accusés par différentes organisations politiques burkinabè d’avoir cautionné un coup d’État militaire. Ousmane justifie cette position par le danger que le RSP aurait fait peser s’il avait été complètement évincé du jeu et par le « bain de sang » qui aurait pu alors se produire. Une trentaine de personnes ont été tuées lors de ces journées, essentiellement par les balles de la garde présidentielle. Ousmane confie qu’il ne fait pas davantage confiance aux différentes personnalités politiques qui auraient pu prendre la tête du pays qu’à Zida. Vraisemblablement aussi le souvenir si fort du capitaine Sankara rend l’idée de la prise du pouvoir par un militaire plus acceptable qu’ailleurs.

Zéphirin à l’horizon des urnes

Les élections prévues pour la fin de l’année 2015 vont principalement voir s’affronter Roch Marc Christian Kaboré et Zéphirin Diabré. Le premier, soutenu par l’Internationale socialiste, risque de payer sa défection trop tardive du régime de Compaoré. Le favori est donc le très libéral Zéphirin Diabré, qui aurait les faveurs des réseaux de la droite française.
Ce dernier a été ministre de différents gouvernements du Burkina de 1992 à 1996, postes d’où il a mené les grandes privatisations et l’application des plans d’ajustement structurel. Interrogé par la journaliste Anne Frintz en octobre 2014, il affirmait ouvertement : « [Mon parti] n’a pas de programme spécifique […] le projet, c’est celui des bailleurs de fonds. » L’année passée, lors d’une conférence de presse, il assumait : « Mesdames et Messieurs, aujourd’hui, le monde nous appartient, à nous les néo-libéraux ; nous l’avons vaincu et conquis. »
Son parcours professionnel l’a surtout mené dans les différentes institutions internationales et les grands groupes français [*], et notamment, chez le géant du nucléaire Areva de 2006 à 2011. Il a été missionné par Areva pour mettre en place une grande multinationale de l’extraction d’uranium sur le continent africain. Pour ce faire, des cadres africains lui fourniraient une vitrine « noire » contrôlée en sous-main par Areva via des paradis fiscaux : « L’idée, c’est d’avoir un instrument qui ne s’encombre pas trop du label Areva mais surfe plutôt sur un label africain », écrit-il à l’époque dans un mail interne d’Areva. Avec un tel pedigree et son invitation au congrès du Parti socialiste français de 2015, signe d’un rapprochement avec les réseaux de son adversaire, Zéphirin Diabré semble le meilleur candidat des intérêts français mais certainement pas des Burkinabè [**].

22Zida est devenu Premier ministre du gouvernement de transition. Adama, devenu membre de la coordination nationale du Balai citoyen, assure qu’ils sont prêts à organiser de nouvelles manifestations d’ampleur pour s’attaquer à toute dérive du pouvoir. De fait, dans les mois qui ont suivi l’insurrection, le gouvernement a souvent dû céder aux pressions populaires : sur l’avancée de dossiers judiciaires emblématiques (assassinats de Thomas Sankara et de Norbert Zongo) exigée par les mouvements sociaux, l’intégrité des membres de la transition (plusieurs membres proches de l’ancien régime ont dû démissionner, les salaires des députés du Conseil national de la transition ont été revus à la baisse). Mais les pressions sont aussi venues des militaires : Zida a dû faire face au corps d’élite dont il est issu. Après les mutations de plusieurs officiers et leur remplacement par des hommes de Zida, le RSP a réagi, interrompant physiquement deux réunions du gouvernement, allant jusqu’à exiger un moment la démission de Zida. La volonté d’obtenir justice sur la trentaine de « morts de la révolution » risque alors de se heurter à ces pressions, et nombreux sont ceux qui réclament le démantèlement pur et simple du RSP.

23Les syndicats du pays ont relancé des mobilisations sur les conditions de travail dans de nombreux secteurs. Adama rappelle en effet qu’« il n’y a pas que les questions de justice et de corruption, derrière, les enjeux les plus importants sont l’emploi, la vie chère… » et que « le gros du boulot reste à faire ». Zida et les autorités de transition ont promis la tenue d’élections fin 2015. Mais les différents partis susceptibles de prendre le pouvoir n’offrent pas d’espoir important en termes de changements sociaux : le MPP de Roch Kaboré, d’inspiration socialiste, est composé d’anciens cadres de Compaoré, l’UPC de Zéphirin Diabré est ouvertement néolibérale. Benéwendé Sankara, président du principal parti se revendiquant du sankarisme, est perçu par beaucoup de jeunes comme un grand bourgeois disposant de nombreuses propriétés, ce qui les amène à douter de sa capacité à porter les idées de leur idole dont la sobriété était légendaire. La mouvance communiste, très minoritaire, semble quant à elle toujours enfermée dans l’attente d’un autre grand soir, dont les conditions ne seraient pas réunies.

24Ousmane comme Adama, tout en ayant participé à la caravane du Balai prônant l’inscription des jeunes sur les listes électorales, disent n’attendre aucune transformation sociale de quelque gagnant du scrutin. Mais ils y voient un moyen d’en finir avec la dictature de Compaoré : le nouveau code électoral interdit tout bonnement aux membres de l’ancien parti présidentiel de concourir aux élections. Les chancelleries occidentales ont exprimé leur inquiétude face à ces dispositions, qu’elles considèrent comme une distorsion des règles démocratiques. Ainsi, Annick Girardin, secrétaire d’État au développement et à la francophonie, en visite au Burkina fin avril, a tenté de défendre l’idée d’élections « inclusives », tout en se défendant de toute ingérence. Ce soudain intérêt pour la démocratie de la part de pays qui se sont tant accommodés de 27 ans de dictature exaspère. Adama rappelle que « la France a toujours été du côté de Compaoré, même dans son silence, alors qu’elle avait des moyens de pression. » Certes, l’ancien colon ne s’est pas donné les moyens de maintenir le dictateur en place en intervenant militairement, comme au Tchad en 2008, mais la lettre envoyée par François Hollande pour lui proposer une porte de sortie honorable s’il acceptait de quitter le pouvoir ne témoigne pas d’un grand attachement à la démocratie. La France aujourd’hui « se permet de nous donner des leçons de démocratie » alors que « c’est l’armée française qui a permis à Blaise Compaoré d’échapper à la justice du pays » en l’exfiltrant. Adama prévient qu’ils seront mobilisés « pour s’opposer à tous ceux qui veulent nous dicter ce qu’on doit faire. […] Il va nous falloir nous occuper de cet impérialisme-là, et pour ça nous aurons besoin de toutes les solidarités au-delà de nos frontières. »

25Les jeunes Burkinabè se sont ouvertement inspirés du souffle de leurs camarades tunisiens ou égyptiens. Mais ces exemples leur rappellent justement que la chute d’un dictateur n’amène pas toujours des lendemains chantants et que le renversement d’un despote, si difficile soit-il, n’est pas suffisant. De la remise temporaire du pouvoir à un militaire à une perspective électorale bien peu porteuse d’espoir de changements, l’insurrection burkinabè n’est pas exempte de contradictions. Nombreux sont ceux qui en sont conscients, mais l’enthousiasme n’a pas pour autant quitté les rues, là où tout est né.

26Cet article a été rédigé en juin 2015


Mise en ligne 03/03/2021

https://doi.org/10.3917/rz.009.0194

Notes

  • [1]
    Leurs prénoms ont été changés.
  • [2]
    Les habitants du Burkina Faso sont appelés « Burkinabè », de manière invariable (quels que soient leur nombre et leur genre) en français du Burkina Faso, ainsi que par la plupart des militants francophones anticoloniaux.
  • [3]
    Le forum se présentait lui-même ainsi à sa création : « Une rencontre pas comme les autres, un forum social bizarre, autogéré, en Afrique, réunissant la jeunesse consciente des deux continents, et même au-delà… »
  • [4]
    Environ 30 euros. Le franc CFA, indexé sur le franc puis sur l’euro, s’échange à 655 FCFA pour un euro. Toujours en vigueur malgré les indépendances, les institutions qui gèrent cette monnaie coloniale sont encore partiellement contrôlées par la France.
  • [5]
    Les bourses s’élèvent à 37 500 CFA mensuels (58 €) pour une minorité de 1 500 « privilégiés », tandis que le reste des 65 000 étudiants ne dispose que d’une aide de 165 000 à 200 000 CFA (250 à 300€) à l’année. Par ailleurs, le salaire mensuel brut moyen au Burkina Faso était estimé par la Banque mondiale à 34 000 CFA (52€) en 2012.
  • [6]
    Réforme Licence-Master-Doctorat, qui a aligné l’architecture des diplômes sur les « standards européens ». Sa mise en place a donné lieu à des mouvements dans les universités en France, mais aussi ailleurs, notamment au Togo.
  • [7]
    À lire sur le sujet : Thomas Sankara et la condition féminine : un discours révolutionnaire ?, mémoire de maîtrise de Poussi Sawadogo à l’université de Ouagadougou.
  • [8]
    Sans lien de parenté avec le journaliste Norbert Zongo
  • [9]
    Comme en France, il y a au Burkina un chef d’état-major des armées qui commande l’armée, et un chef d’état-major particulier qui conseille le président et sert d’interface avec l’armée.
  • [10]
    Pour le récit complet de ces épisodes, voir le livre de Lila Chouli, Burkina Faso 2011. Chronique d’un mouvement social, paru aux éditions Tahin Party.
  • [11]
    Lila Chouli, « Les mouvements sociaux et la recherche d’alternatives au Burkina Faso »,dans Les Mouvements sociaux en Afrique de l’Ouest, sous la dir. de Ndongo Samba Sylla de L’Harmattan – Fondation Rosa Luxemburg, 2014.
  • [12]
    La mémoire de l’époque sankariste n’est transmise que par le bouche-à-oreille ou dans quelques cercles politisés. Le pouvoir n’a évidemment pas développé de connaissance de cette époque dans les programmes scolaires.
  • [13]
    Contraction de « citoyen balayeur ».
  • [14]
    Bruno Jaffré, « Silence sur les manifestations contre Blaise Compaoré au Burkina », Billets d’Afrique, août 2013.
  • [15]
    Congrès pour la démocratie et le progrès, qui se définit comme social-démocrate.
  • [16]
    Si le français est la langue officielle et administrative du pays depuis la colonisation, seuls 15 à 20 % des Burkinabè, essentiellement dans les grandes villes, le maîtriseraient. C’est d’ailleurs un obstacle important à l’alphabétisation, l’éducation se faisant en français, et donc un ingrédient fondamental de la reproduction des classes sociales. Il existe plusieurs « langues nationales », les principales étant le mooré et le dioula.
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