Couverture de RZ_006

Article de revue

La course aux chimères

Étude sur les réacteurs de quatrième génération

Pages 64 à 66

Notes

  • [1]
    Selon le site internet du CEA consacré à la quatrième génération de réacteurs et au « nucléaire du futur ».
  • [2]
    Dossier de presse du CEA : « Quatrième génération : vers un nucléaire durable » (avril 2010).
  • [3]
    Ibid.

Pour éviter les problèmes liés au nucléaire, deux possibilités : arrêter ou… continuer. Industriels et chefs d’État ont choisi cette seconde option, prétendant inventer de nouvelles technologies, plus sûres, plus écologiques, plus plus plus… L’un des projets les plus financés du moment est le réacteur de quatrième génération ASTRID, un avatar de Superphénix, le fameux surgénérateur des années 1970 qui n’avait jamais fonctionné. Pour comprendre les enjeux de cette fuite en avant technologique, voici un petit précis élémentaire de physique nucléaire.

1Depuis 2001, treize pays se réunissent dans le cadre du Forum international Génération IV pour développer ensemble des systèmes nucléaires de quatrième génération à l’horizon 2030, « dans une démarche de développement durable et de prévention des risques de changement climatique » [1]. Pour l’instant, six designs de réacteurs ont été retenus ; le CEA et les industriels français ont opté pour les réacteurs à neutrons rapides refroidis au sodium (RNR-Na). Il y a deux ans, le projet de réacteur ASTRID (Advanced Sodium Technological Reactor for Industrial Demonstration) a été doté par le Grand Emprunt Sarkozy d’une coquette enveloppe de 650 millions d’euros afin de couvrir les recherches entre 2012 et 2017. Le réacteur est censé voir le jour en 2020 au plus tard, sur le site de Marcoule.

2Dans le dossier de presse du CEA, on insiste sur la nouveauté du concept ASTRID, qui s’annonce comme un « réacteur en rupture » par rapport aux anciennes filières. Pourtant, à bien y regarder, la technologie des réacteurs à neutrons rapides est loin d’être d’une nouveauté radicale. L’idée avait déjà été formulée par Enrico Fermi et ses collègues du projet Manhattan dès 1944 et un prototype américain de réacteur de ce type, Clementine, a été réalisé en 1946.

3Ce type de réacteurs diffère des réacteurs à eau pressurisée (REP), dont sont équipées les centrales nucléaires en France. L’un des avantages présentés par cette technologie est qu’elle peut fonctionner en mode « surgénérateur » : une configuration particulière qui permet de valoriser l’uranium-238 (qui représente 99,7% de l’uranium naturel et n’est pas utilisable dans la filière à eau pressurisée). Pour parvenir à la surgénération, on entoure le cœur du réacteur de couvertures d’uranium-238. Les neutrons rapides issus du cœur du réacteur sont capturés par les atomes d’uranium 238 qui se transforment en plutonium. On peut par la suite retraiter le combustible et les couvertures irradiées et récupérer les matériaux fissiles pour en faire du combustible neuf. La surgénération permet ainsi d’obtenir en fin de cycle plus de matière fissile que ce qui a été consommé. En théorie, cette technique pourrait mettre un terme à la menace de l’épuisement des ressources en uranium, en utilisant cette ressource 50 à 100 fois plus efficacement que dans le cas de la filière à eau pressurisée.

4Autre avantage avancé par les physiciens : la transmutation. Comme nous le rappelle le CEA, les neutrons rapides de ces réacteurs « pourraient en effet être en mesure de brûler une part déterminante des éléments radioactifs à vie longue qui composent les déchets, les actinides mineurs (américium, neptunium, curium…). Les déchets ultimes se limiteraient alors aux produits de fission (soit actuellement 4% du combustible usé). Ces produits de fission, débarrassés des actinides mineurs, seraient plus aisément stockables et retrouveraient le niveau de radioactivité de l’uranium naturel non plus au bout d’une dizaine de milliers d’années, mais au bout de 300 ans environ »[2]. Dans le meilleur des mondes, les réacteurs à neutrons rapides seraient donc en mesure de régler les deux problèmes les plus sérieux liés à la filière à eau pressurisée : la question de la durabilité des ressources en uranium et celle des déchets ultimes.

Désastre à tous les étages

5Sur le papier, les arguments de la surgénération et de la transmutation des déchets ont l’air incontestables. Comment, dans ce cas-là, expliquer l’échec mondial de tous les programmes nucléaires fondés sur la technologie des neutrons rapides ?

6Concernant la transmutation, l’idée d’utiliser les faisceaux de neutrons rapides pour transformer les déchets et en réduire la durée de vie est très séduisante. Toutefois, cette opération n’a été pratiquée qu’en laboratoire et, de l’aveu-même du CEA, « la viabilité du procédé à l’échelle industrielle n’est pas encore acquise »[3].

7La surgénération, quant à elle, peut être pratiquée dans les réacteurs à neutrons rapides, mais elle est minée par des incidents et accidents récurrents qui se produisent au sein de ces réacteurs, à cause de leur talon d’Achille : leur système de refroidissement. À la différence des REP qui sont refroidis à l’eau, les RNR utilisent du sodium liquide. Ce métal a été choisi car il extrait très bien la chaleur et parce que les atomes de sodium ne ralentissent pas les neutrons, contrairement aux molécules d’eau. Le hic, c’est que le sodium est un élément très réactif. Au contact de l’air, il prend feu spontanément et, au contact de l’eau, il explose carrément ! L’extrême réactivité du sodium liquide fait de lui une substance qu’on voudrait voir le plus loin possible d’un réacteur chargé en plutonium, car même la fuite la plus insignifiante du circuit de refroidissement peut déclencher un incendie. Par ailleurs, le sodium, contrairement à l’eau, est opaque, ce qui vient compliquer toutes les possibilités d’inspection du réacteur et les interventions après les incidents. La combinaison de ces deux difficultés techniques a été particulièrement difficile à gérer pour les ingénieurs et le bilan global de la filière RNR-Na a été désastreux.

Une fuite en avant

8En France, le prototype Phénix implanté à Marcoule, dans la vallée du Rhône, a fonctionné de 1973 à 2009, malgré des feux de sodium récurrents et des variations inquiétantes de réactivité toujours inexpliqués aujourd’hui. Son successeur, le tristement célèbre réacteur Superphenix de la centrale de Creys-Malleville s’est révélé être un désastre tant sur le plan technique que financier : feux de sodium, toiture s’écroulant sous le poids de la neige, fermetures administratives. Face à l’échec patent du réacteur, les autorités nucléaires l’ont déclassé progressivement, le faisant passer de tête de série industrielle à laboratoire de recherche sur la transmutation des déchets, une mesure qui était censée justifier son existence avant qu’il ne soit fermé pour de bon. Aujourd’hui, reste l’épineux problème du démantèlement de la centrale : que faire du plutonium de Superphénix et comment vidanger les 5000 tonnes de sodium de refroidissement sans qu’il ne prenne feu ou qu’il n’explose joyeusement ?

9La situation de la filière RNR à l’étranger n’est guère plus reluisante, avec les feux de sodium à répétition dans les RNR-Na datant de l’époque soviétique ou encore avec la situation catastrophique du réacteur japonais de Monju. Ce dernier, sorte d’équivalent nippon de Superphénix, cumule les accidents : feu de sodium majeur en 1995 et chute d’une grue de levage du combustible dans la cuve du réacteur en 2010. Depuis sa mise en marche en 1994, le réacteur n’a été en mesure de fournir de l’électricité que pendant une heure. Par ailleurs, une enquête postérieure à la catastrophe de Fukushima sur l’état des centrales nucléaires japonaises a révélé que la centrale de Monju était située sur une faille et que le risque sismique avait été gravement sous-estimé pendant la construction.

10Le RNR que prépare le CEA est quant à lui soumis à un cahier des charges très serré puisqu’il devra être aussi sûr qu’un EPR, être disponible à 80%, permettre la surgénération et la transmutation des actinides mineurs. Mais, malgré les dizaines de milliards de dollars investis en R&D dans les réacteurs à neutrons rapides depuis soixante ans, on ne peut que constater l’état désastreux de cette filière et le danger qu’elle représente. Déjà, en 1956, l’Amiral Rickover, le « père » des sous-marins nucléaires américains disait qu’il fallait abandonner les RNR-Na, les jugeant trop chers, trop complexe à faire fonctionner et trop dangereux. On aurait pu croire que le bon sens l’emporterait et que les ingénieurs abandonneraient leur lubie. Hélas, les projets de réacteurs à neutrons rapides fleurissent à nouveau en Chine, en Russie, en Inde, mais aussi en France avec ASTRID.

11Les réacteurs à neutrons rapides et la surgénération sont un des plus vieux mythes de l’industrie nucléaire. Malgré les accidents à répétition, les coûts exorbitants de construction, de maintenance et de démantèlement de ces chaudrons au sodium, les scientifiques s’accrochent à leur rêve de fournaise auto-entretenue. La culture technique des ingénieurs est ainsi faite qu’elle ne souffre pas l’échec. Plutôt que d’admettre le fiasco de Superphénix, ces derniers ont hurlé au coup de poignard dans le dos : le lobby des écologistes serait entièrement responsable, selon eux, de la fermeture du réacteur qui commençait tout juste à fonctionner à plein régime… À côté de la construction en elle-même d’un nouveau réacteur à neutrons rapides, le projet ASTRID est surtout l’occasion pour les autorités nucléaire de nous resservir à l’identique le vieux discours sur la surgénération, la fin des déchets et l’avenir radieux de la France… en attendant la prochaine étape de cette fuite en avant technologique : ITER et la fusion nucléaire contrôlée.


Date de mise en ligne : 03/03/2021

https://doi.org/10.3917/rz.006.0064

Notes

  • [1]
    Selon le site internet du CEA consacré à la quatrième génération de réacteurs et au « nucléaire du futur ».
  • [2]
    Dossier de presse du CEA : « Quatrième génération : vers un nucléaire durable » (avril 2010).
  • [3]
    Ibid.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.168

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions