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Voir pages précédentes, et l’article suivant : « Les écrans du social », p. 42.
1“Avant d’arriver à La Ronde, j’étais bénévole aux Restos du cœur à Lyon. J’ai aimé y participer pendant deux ans, puis j’en suis partie à cause du manque de marges de manœuvre dans ce type de grosses structures. Pour lancer un projet, il fallait l’aval de Paris, rarement obtenue et demandant beaucoup de démarches. Chaque section fonctionne efficacement, mais avec des objectifs bien précis dont ne peut pas vraiment s’éloigner. Quand on voulait aider certaines personnes à trouver un logement ou à faire des papiers, on nous disait que cela dépassait le cadre de notre mission, et donc que c’était impossible. À La Ronde, je peux proposer plus de choses et en discuter, émettre des avis différents.
2On est tellement d’associations à s’occuper des problèmes sociaux, que j’ai l’impression que ça permet à l’État et aux politiques de s’en désengager et de laisser la société civile s’en occuper. Du coup, je me demande si notre action permet de changer les choses ou au contraire fait en sorte que ça participe à entretenir la situation actuelle. De deux choses l’une : ou bien ça change en haut, au niveau politique, ou bien la société civile prend vraiment en charge ces questions sociales et prend la place des politiques, dans quelque chose de plus radical.
3Nous, sur le terrain, on tente de maintenir un lien social avec les SDF, mais quand on regarde ce qui se passe plus globalement, on voit que ce qui fait société éclate en morceaux, et qu’elle est loin la solidarité qui permettrait que ces situations de galère à la rue ne se répètent pas. Il n’y a pas que les SDF qui souffrent de l’individualisme : de plus en plus de gens ne veulent pas croire dans le faire ensemble ; ils sont dans le virtuel et n’arrivent plus à se parler ou à se confier à d’autres personnes.
4En maraude, je préfère voir moins de gens, et passer plus de temps avec chacun. Le fait que notre association ne sorte pas vraiment tout de suite les gens de la rue, ça ne me gêne pas du tout. Il y a aussi des gens qui se sentent mieux dans la rue. Ils ont leurs repères, ils ont l’impression d’être quelqu’un parce qu’ils voient des gens qui les reconnaissent. Les mettre dans une chambre entre quatre murs ou dans un dortoir avec des inconnus, c’est pas forcément mieux que la rue. Certains n’ont pas choisi le même style de vie que nous, et c’est pas forcément une bonne chose de vouloir absolument leur appliquer nos valeurs, avec les injonctions du type : il faut avoir un logement, un travail, etc. Ils ont leur forme de bonheur dans la rue, qui n’est pas parfait – mais le nôtre ne l’est pas non plus. Là-dessus, ma pensée a évolué depuis que je fais des maraudes. Leur vision de la liberté, la forme de vie qu’ils ont trouvée pour être en adéquation avec cette vision m’apparaîssent parfois plus clairement. Quand je vois ce qui se passe par ailleurs dans la société, avec notre agenda bien réglé, je les comprends – même si je ne pourrais pas vivre comme ça. On vit une époque très matérialiste et standardisée ; certaines personnes ne veulent pas rentrer dans les cases qu’on leur impose. Du coup, je n’ai plus automatiquement envie de sortir les gens de la rue.
5Ce qu’on fait, c’est un tissage sur le long terme, et ça, je ne vois pas comment on pourrait le quantifier. La volonté actuelle, dont l’exemple-type est le SIAO [*], c’est de concentrer, de regrouper les initiatives dans une seule structure gestionnaire, qui ne prendra plus en compte les petites associations. Comme ailleurs, par exemple dans l’Éducation, ce qui est visé, c’est de faire du chiffre. On ne s’adresse plus à des personnes, mais à des numéros. Faire face à une situation d’urgence devient alors une action mécanique. On va empêcher des gens de crever, certes, mais on ne sait même plus à qui on s’adresse.
6Il faudrait davantage se poser la question du monde dans lequel on veut vivre, et le comparer à celui qui nous est proposé. On maintient les gens en vie, non pas pour ce qu’ils sont, mais pour annoncer un résultat à la fin de l’année. Partout où la solidarité entre les gens peut s’exercer, la tendance est aujourd’hui à créer des institutions qui se contentent de gérer des individus abstraits. Rien ne pousse à ce que les gens s’entraident, mais à ce qu’ils soient comptés et que les résultats brillent sur le tableau de fin d’année.”
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