Couverture de RTM_226

Article de revue

L’éducation aux Comores

Un modèle français en phase de lente hybridation

Pages 197 à 221

Notes

  • [1]
    En particulier les Objectifs du millénaire pour le développement (OMD) et ceux de l’Éducation pour tous (EPT).
  • [2]
    L’objectif est alors clairement l’éducation de base et l’apprentissage de la langue comorienne. Tout l’enseignement primaire se fait en langue nationale et le secondaire en français, avec un fort accent sur les formations techniques (Vérin & Vérin, 1999).
  • [3]
    CP, CE et CM : cours préparatoire, cours élémentaire et cours moyen.
  • [4]
    Licence, master, doctorat.
  • [5]
    Langue parlée dans l’archipel des Comores. Proche du swahili, elle fait partie de la famille des langues bantoues.
  • [6]
    Palachiyo : école coranique aux Comores. Selon le linguiste Mohamed Ahmed-Chamanga (1992), il s’agit d’une expression composée par les mots paya (« abri »), la (« de ») et chiyo (« livre », c’est-à-dire le Coran). Cf. notamment le site www.palashyo.org.
  • [7]
    La statistique prend en compte des enfants qui ont passé l’âge d’être en primaire.

Introduction

1 Cette contribution se propose de montrer comment s’élaborent des compromis provisoires en matière de politique éducative aux Comores. Si le système scolaire porte encore les caractéristiques du modèle français, qui en inspire l’organisation et les programmes, il se construit en propre et cherche sa voie. L’article analyse plus particulièrement les réformes à l’œuvre et les choix retenus par les décideurs politiques aux deux extrémités du système éducatif : les cycles préélémentaire et primaire, d’une part, et l’enseignement supérieur, d’autre part. Les premiers sont les sous-secteurs les plus directement concernés par l’influence des normes internationales [1] en tant qu’ils sont constitutifs de l’éducation de base. Pour le second, la référence au modèle français s’apparente en l’occurrence à un paradoxe puisque la création de l’Université des Comores est récente (2003). À chacun de ces deux niveaux d’enseignement, les questions sur la place et l’usage du français font l’objet d’une attention particulière dans la mesure où c’est la langue d’enseignement aux Comores du début du primaire jusqu’à l’enseignement supérieur. Un manque de cadrage politique fragilise les compromis sur ce point.

2 Les auteurs de cet article ont été récemment des acteurs de la coopération franco-comorienne : l’un a été ambassadeur de France en Union des Comores entre 2011 et 2014, l’autre conseiller du ministre de l’Éducation nationale de 2010 à 2015. Ils ont analysé des documents officiels récents, des textes de loi, divers projets en cours financés par les principaux bailleurs du secteur de l’éducation (Union européenne, Partenariat mondial pour l’éducation, Banque islamique de développement, Unicef, République française). Ils se réfèrent souvent aux nombreux échanges avec leurs interlocuteurs comoriens ou avec les partenaires techniques et financiers du pays dans le secteur de l’éducation, dans l’espoir de contribuer à l’éclairage des débats publics récurrents dans ce domaine.

1. Le système éducatif comorien depuis l’indépendance : références, forces et enjeux

3 Archipel de 800000 habitants au sud-ouest de l’océan Indien, les Comores furent, selon une expression souvent citée, « mal colonisées et mal décolonisées par la France ». Cela fait en particulier référence au faible niveau de développement humain au moment de l’indépendance en 1975 et au différend territorial qui porte aujourd’hui encore sur l’île de Mayotte. Jusqu’au début des années 1950, le premier degré durait quatre ans pour les indigènes. Les meilleurs élèves continuaient trois ans dans le second degré au sein d’écoles régionales situées à Madagascar, dont dépendait administrativement l’archipel. Les rares élèves qui achevaient le cycle secondaire pouvaient accéder à l’école Le Myre-de-Vilers de Tananarive, où des formations spécialisées de trois ans existaient : la section des instituteurs, la section agricole et technique, la section médicale. À partir de 1950, cette organisation du système éducatif fut remplacée par une « nouvelle école » (Junqua, 1975). Fondée sur le modèle français, elle devait en théorie être ouverte à tous les sujets de l’empire. Néanmoins, faute de moyens financiers et humains au moment de l’indépendance du pays en 1975, le niveau d’éducation aux Comores reste très faible : « Le taux de scolarisation n’est que de 30 % à 35 %. Après les études primaires, 5 % des élèves passent en sixième, puis 10 % de ce petit nombre passeront le baccalauréat. Une infime minorité effectue des études supérieures » (Bouvet, 1985). Le développement du système éducatif comorien a ensuite pâti de l’instabilité politique chronique du pays (nombreux coups d’État) et de la forte croissance démographique (Darkaoui, 2005). À l’exception de la période révolutionnaire d’Ali Soilih, de 1976 à 1978 [2] (Chicot, 1978), le modèle français hérité de la colonisation demeure la norme. L’organisation actuelle du système éducatif témoigne de cet héritage, avec son découpage en cycles ponctués, dès la fin de l’enseignement primaire, par des examens très sélectifs. Le cycle élémentaire (six ans), dans lequel les enseignants sont polyvalents, reprend les subdivisions de son équivalent français (CP/CE/CM [3]). Quant au certificat de fin d’études primaires, qui apparaît comme une « relique » de l’ère coloniale, il a été maintenu sans que sa fonction soit aujourd’hui très claire (même si une réforme du protocole d’examen permet depuis 2012 de prendre davantage la mesure des compétences acquises par les élèves à la fin de l’enseignement primaire). Le premier cycle du secondaire (quatre ans), toujours sanctionné par le brevet, peine à proposer aux élèves une offre de formation technique et professionnelle, si bien que tout l’effort de formation se résume à des enseignements disciplinaires généraux qui préparent au lycée (trois ans). Ce dernier niveau d’enseignement est organisé en séries semblables, à quelques exceptions près, à celles qui structuraient le second cycle du secondaire général en France au début des années 1980. Il débouche sur un baccalauréat auquel les Comoriens sont particulièrement attachés car il leur ouvre la possibilité d’accéder à des études supérieures à l’étranger.

4 Cet enjeu est resté vital jusqu’à la création, en 2003, de l’Université des Comores (UDC). Celle-ci s’est construite en regroupant des instituts d’enseignement supérieur qui n’étaient pas en capacité de proposer plus de deux années de formation et de délivrer des diplômes d’État. Elle redonne également vie à des parcours de formation disparus, comme ceux de l’École nationale d’enseignement supérieur (Enes), créée en 1980 et qui avait cessé toute activité de formation des professeurs de collège en 1993 au moment de la création de l’Institut de formation des enseignants et de la recherche en éducation (Ifere) sur le modèle des instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM) français. Des facultés sont constituées, ainsi que de nouvelles entités qui proposent des formations supérieures professionnalisantes, comme l’Institut universitaire de technologie. La Libye soutient activement le jeune établissement en finançant notamment la construction de deux bâtiments, dont une bibliothèque avec un système de gestion informatique entièrement en langue arabe. L’adoption, par principe ou mimétisme, du dispositif LMD [4] et le développement de parcours de licence visent à favoriser la poursuite d’études à l’étranger aux niveaux master et doctorat, notamment en France. Là encore, les filières vers lesquelles s’inscrivent le plus souvent les étudiants comoriens sont celles qui étaient traditionnellement surreprésentées dans les années 1970 dans les universités françaises. Les effectifs les plus importants s’orientent vers les facultés de droit et de sciences économiques ou de lettres et de sciences humaines, dans des parcours généralistes pourtant peu prometteurs d’insertion professionnelle.

5 L’analyse des programmes scolaires comoriens révèle également de fortes similitudes avec les programmes français, en partie du fait de la période coloniale. Dans les années qui ont suivi l’indépendance, l’équivalence entre les deux baccalauréats a constitué une force d’attraction qui a freiné toute entreprise de réforme nationale des programmes, même si quelques spécificités sont apparues à la marge, comme l’enseignement de l’histoire des Comores et certaines notions spécifiques d’éducation civique et religieuse. Ce tropisme a, de fait, occulté pendant de nombreuses années toute véritable réflexion autour d’un autre héritage du modèle colonial : le statut du français comme langue véhiculaire d’enseignement et d’apprentissage, du début du primaire jusqu’au supérieur. Le français est largement considéré aujourd’hui dans les programmes et les manuels comoriens comme une langue maternelle. Pourtant, à la maison et dès la classe terminée, les échanges sociaux se font dans la langue nationale – le shikomori [5] – quand ce n’est pas pendant la classe, si l’enseignant se trouve désarmé. L’impossibilité d’envisager une réforme profonde des examens nationaux, et par conséquent des programmes scolaires en amont, a donc empêché les responsables de formation et les autorités éducatives du pays de s’interroger sérieusement sur le type de français qu’il serait utile d’enseigner pour favoriser d’abord la construction des acquisitions scolaires dans cette langue. Par conséquent, ces décideurs ne se sont pas alarmés du déclin de la maîtrise des compétences linguistiques chez les enseignants, alors que ce phénomène mine aujourd’hui gravement la qualité des enseignements et des apprentissages. En ce qui concerne les programmes scolaires, ils ont évolué durant les deux dernières décennies sous l’impulsion de la loi d’orientation de l’éducation de 1994. Ils ont notamment adopté l’approche par les compétences avec un outillage conceptuel qui a, sans doute, déstabilisé les enseignants déjà fragilisés. Ils ont également intégré, au coup par coup, des contenus d’enseignement liés à des normes ou des valeurs portées par le système des Nations unies comme l’éducation à la paix, l’éducation à la santé, les droits de l’enfant ou encore la prévention des catastrophes naturelles.

6 En effet, depuis le début des années 2000, l’Union des Comores participe aux travaux de la Conférence des ministres de l’Éducation des pays ayant le français en partage (Confemen) et elle a adopté les objectifs internationaux du programme Éducation pour tous (Lange, 2003). Elle peut ainsi compter sur l’appui de partenaires multilatéraux, notamment de la Banque mondiale, de l’Unicef et de l’Union européenne, mais également d’autres partenaires techniques et financiers, en particulier les États de la Ligue arabe dont les Comores sont membres. Elle bénéficie plus particulièrement de l’appui méthodologique du Bureau régional pour l’éducation en Afrique de l’Unesco installé à Dakar, ce qui lui permet, en 2009, de mettre en œuvre les procédures d’évaluation de la qualité de l’enseignement à travers le programme d’analyse des systèmes éducatifs de la Confemen (Pasec). Le rapport Pasec 2010 souligne les « fortes lacunes sur le plan qualitatif » de l’enseignement primaire aux Comores. Si les scores moyens des élèves en français et en mathématiques situent les Comores en position médiane par rapport aux autres pays pour la 2e année du cycle primaire, le système éducatif s’avère cependant peu efficace puisque le pays se situe parmi ceux dont les résultats sont les plus faibles en 5e année du même cycle. Ce rapport met également en évidence l’impact négatif des lacunes des élèves comoriens en français sur leurs acquisitions en mathématiques. Ses recommandations comportent par conséquent la formation de tous les enseignants au français, mais également « l’introduction et l’usage systématique du shikomori dans les établissements préélémentaires » pour un meilleur développement de l’enfant (Confemen, 2010). Dans ce même cadre de partenariat est réalisé, en 2012, un état des lieux normalisé du système éducatif initié par la Banque mondiale : le rapport d’état du système éducatif national (Résen) (Kouak et al., 2012). Cet exercice a confirmé que les principaux obstacles à l’atteinte de l’achèvement universel du primaire aux Comores se situaient dans le non-accès à l’école de plus de 15 % des enfants, « la fréquence très (trop) élevée des redoublements (28 %), antichambre de l’abandon des études », la dimension pédagogique – dans la mesure où les lacunes des enseignants ne favorisent pas le maintien dans le système scolaire – et la faiblesse du développement de l’enseignement préélémentaire qui devrait préparer les élèves à suivre leur scolarité dans le cycle primaire. Sur la base des conclusions du Résen est alors élaborée, en 2013, une stratégie nationale pour l’éducation, validée et confortée par la tenue d’assises nationales. Le pays se dote enfin d’une vision pour le développement de son système éducatif à l’horizon 2020 et d’un premier instrument d’opérationnalisation de cette stratégie : le Plan intérimaire pour l’éducation 2013-2015 (Ministère de l’Éducation, 2013).

7 Ce Plan est pris en considération, en février 2013, par la France, la Banque mondiale, l’Unicef, l’Unesco, l’Union européenne, le Comité arabe pour le développement des Comores, présidé par le Qatar, et deux ONG actives dans le secteur de l’éducation en Union des Comores. Les lettres d’endossement de ces partenaires constituent à la fois un soutien à la stratégie qui le sous-tend et un engagement à contribuer significativement à son financement pour permettre sa réussite. Mais elles ouvrent également la voie d’un dialogue itératif sur les objectifs retenus, qui doivent démontrer leur conformité avec ceux du Partenariat mondial pour l’éducation, auquel le pays a adhéré en 2005. Ces courriers comportent des points de vigilance et des recommandations. Dans le même temps, conserver la maîtrise des choix retenus pour le développement du système éducatif du pays constitue un fort enjeu pour les autorités éducatives nationales. C’est sans doute ce qui motive la mise en place, en 2012 et 2013, de commissions paritaires visant à renforcer les capacités de pilotage des institutions nationales par la structuration du dialogue avec les partenaires de l’aide au développement et leurs experts internationaux. En effet, l’appropriation de l’approche sectorielle et de ses outils demande du temps. Si le modèle fondamental du système éducatif comorien demeure le modèle français, des adaptations apparaissent, notamment en ligne avec les contraintes imposées par les Objectifs du millénaire pour le développement (OMD) et celles induites par le dialogue avec les partenaires multilatéraux. Désormais, d’autres partenaires techniques et financiers que la France offrent leur soutien. Le défi, pour les Comores, est à la fois de se fixer un cap et de piloter une politique éducative cohérente au regard de celui-ci, en acceptant les contraintes et les compromis induits par le respect des OMD, tout en essayant de conserver un pouvoir de décision susceptible de préserver une place consolidant des choix de société. Dans un cadre partenarial complexe, le défi est aussi de savoir gérer les diverses options soutenues par les bailleurs, car il s’agit d’éviter l’écueil d’accepter certains projets sans négociation ou d’entériner des décisions politiques sans discernement, simplement parce qu’ils sont accompagnés de dons qu’il est difficile de refuser.

2. L’enseignement préélémentaire : un autre modèle en héritage

8 Le préscolaire constitue un domaine d’observation intéressant car il est historiquement celui qui a le moins subi l’influence du modèle éducatif français. L’enseignement préscolaire ne présentait jusqu’à une période récente aucun caractère obligatoire et il était très peu développé dans le secteur public. Il résulte pour l’essentiel d’un autre héritage puisqu’il demeure encore aujourd’hui largement assuré par les écoles coraniques (Penrad, 2003). Celles-ci ont constitué – et constituent peut-être encore – un pôle de résistance à l’école publique laïque, celle de l’ancienne puissance coloniale. Elles entretiennent peu de liens avec le système éducatif formel, du moins en apparence, puisque leur objectif premier n’est pas de préparer l’enfant à l’entrée dans la scolarité élémentaire mais plutôt de le socialiser (Chouzour, 1994). Le palachiyo [6] est en effet défini par la loi du 21 novembre 2013 comme une « institution religieuse, communément appelée école coranique, destinée à dispenser, principalement, l’enseignement coranique et à répondre aux besoins fondamentaux de l’éducation musulmane et traditionnelle ». Toujours selon cette loi, dans ce type d’établissement « créé par la commune, la communauté villageoise ou par des associations de parents d’élèves », un enseignement « obligatoire de trois à six ans au moins » porte donc explicitement sur « les valeurs morales, culturelles et musulmanes ». Il se fait « essentiellement en langue comorienne », mais la loi précise qu’il cible « la familiarisation de l’enfant avec la langue arabe », puisque son objectif principal est « l’acquisition des premiers éléments de la religion musulmane, sunnite shaféite », accompagnée de « l’initiation à la lecture du Coran ». Lorsque l’enfant accède à l’enseignement primaire, il n’est encore capable que de réciter quelques sourates courtes, et poursuit naturellement sa fréquentation du palachiyo pour développer sa connaissance du Coran et ses pratiques religieuses : il suit donc au primaire un double cursus (Ahmed, 1999). À moins qu’il ne suive sa scolarité élémentaire dans l’une des écoles où l’arabe est enseigné comme langue étrangère, il faut attendre le secondaire pour avoir la possibilité de développer des compétences de compréhension, d’expression et de communication en arabe, si tant est que l’enseignant en charge a reçu une formation pédagogique pour permettre de tels progrès.

9 Le palachiyo n’intègre donc pas dans son curriculum les apprentissages cognitifs et psychomoteurs de l’enfant, si bien qu’il ne le prépare pas à la scolarité primaire (Gandolfi, 2003). Il accueille un grand nombre d’enfants : près de 100000 aux Comores au début des années 2000, soit des taux bruts de scolarisation proches de 200 % dus au fait que l’âge légal de fréquentation de l’école coranique n’était pas pris en compte [7] (Ministère de l’Éducation nationale, 2000). Pourtant, le palachiyo est incapable de tirer parti de son attractivité pour améliorer les chances de poursuite des études jusqu’au terme de la scolarité primaire. Les risques de décrochage des élèves durant le cycle primaire sont en effet importants : le Résen montre en 2012 qu’un quart des élèves qui entrent dans ce cycle ne l’achèvent pas. C’est pour cette raison que l’Unicef appuie au début des années 1980 l’idée d’institutionnaliser les écoles coraniques et d’y introduire des programmes élaborés en langue maternelle, le shikomori, en pariant sur l’impact positif d’une scolarité préélémentaire sur l’achèvement du cycle suivant (Ministère de l’Éducation nationale, 2000). Cette politique s’incarne dans le dispositif des écoles coraniques rénovées (ECR) qui sont des écoles communautaires organisées sur trois niveaux d’enseignement. Elles présentent la particularité de proposer à l’enfant un programme « qui vise l’éveil et la stimulation » (Ministère de l’Éducation, 2013) afin de le préparer aux apprentissages du primaire, tout en transmettant l’apprentissage du Coran et les valeurs de l’islam. Elles misent sur la formation des maîtres et sur la structuration d’un enseignement en langue nationale. Cependant, les ECR ne rencontreront pas le succès espéré par leurs promoteurs, les écoles coraniques n’étant pas promptes à se moderniser. De plus, elles ne se développent que dans les zones urbaines, dans le seul secteur privé. Après plus de dix ans de sensibilisation sur l’importance d’une scolarité préélémentaire et de soutien aux ECR, l’Unicef a convenu de l’échec relatif de ce dispositif qui n’a pas permis de scolariser plus de 8 % des enfants de 3 à 5 ans et dont l’impact sur la qualité des apprentissages dans le primaire est de fait resté très limité (Ministère de l’Éducation, 2013).

10 Pour favoriser la continuité entre les deux cycles d’enseignement, le ministère de l’Éducation nationale prend dès 2011 la décision de faire entrer l’enseignement coranique rénové dans l’école primaire publique en mobilisant les moyens de l’État. Des classes préélémentaires d’enseignement coranique sont intégrées dans des écoles primaires publiques – où des salles de classe sont donc réservées à cet effet – et il est convenu en 2013 d’affecter des enseignants du primaire au cycle préélémentaire, qui est par ailleurs ramené à deux ans au lieu de trois. À la rentrée 2014, sont ainsi créées 198 classes d’enseignement coranique rénové dans environ 130 écoles primaires publiques et elles accueillent déjà environ 25 % des enfants de 4 et 5 ans (d’après des données internes fournies par le ministère de l’Éducation nationale en février 2015). De nombreuses difficultés posent question et demandent des initiatives. Les témoignages recueillis auprès de l’Inspection générale de l’éducation nationale (IGEN) et de l’Unicef indiquent que les salles de classe du primaire se révèlent souvent inadaptées aux besoins de développement des enfants et que les enseignants sont insuffisamment formés pour la prise en charge de la petite enfance (ils ont tendance à se comporter comme des enseignants du primaire, éprouvent des difficultés à proposer des stratégies ludiques aux enfants et s’inscrivent souvent dans une approche trop scolaire). Par ailleurs, les programmes qui avaient été conçus pour trois ans lors de la mise en place des ECR n’ont pas encore tenu compte de l’année en moins. Enfin, la transition entre les cycles préélémentaire et primaire n’a pas été pensée sur le plan linguistique, l’élève n’étant pas préparé de manière assez structurée à recevoir un enseignement en français à son entrée au CP.

11 Les critiques demeurent vives. Ainsi s’exprime par exemple Damir Ben Ali, premier président de l’Université des Comores :

12

Les causes de la dégradation continue de nos systèmes éducatifs, laïque et islamique, ne sont ni financières ni pédagogiques. Elles sont sociologiques. Imitant l’école publique, le palachiyo a abandonné ses fonctions sociales. Il ne transmet plus les techniques, les modèles, les valeurs et les symboles légués par l’histoire. Il se consacre exclusivement à l’enseignement du dogme de l’islam. Elles sont aussi idéologiques. Nos décideurs francophones et arabophones ont une grande propension pour des solutions d’imitations. Fascinés par les modèles sociaux étrangers, ils situent toujours leurs références et leurs espérances hors de notre substrat culturel et de nos réalités (Ben Ali, 2013).

13 Force est de constater que plusieurs dispositifs d’enseignement cohabitent dans le cycle préélémentaire comorien : des écoles coraniques sans conditions d’accès qui mettent l’accent sur le Coran et les devoirs religieux de la vie musulmane jusqu’à la récente mise en place dans les écoles primaires publiques de classes préélémentaires à enseignement coranique rénové, le panel est large. Les premières relèvent de la sphère communautaire, civile et privée, l’enseignement des différentes écoles coraniques n’étant pas coordonné par une structure centralisée. Les dernières prennent en charge un enseignement coranique qui s’inscrit dans un continuum curriculaire où les savoirs et les compétences s’acquièrent de manière structurée. Il n’est d’ailleurs pas rare qu’un élève fréquente une classe à enseignement coranique rénové en même temps que le palachiyo. Dans ce contexte de concurrence entre plusieurs dispositifs, la loi du 21 novembre 2013 apparaît comme une volonté d’encadrer les enseignements dispensés dans les écoles coraniques. Toutefois, le caractère obligatoire de l’enseignement qu’elles dispensent pourrait porter un coup au développement des classes à enseignement coranique rénové dans l’enseignement public, car cela pourrait amener le palachiyo à se substituer à ce dernier. Quel besoin y avait-il en effet d’institutionnaliser les écoles coraniques et de leur apporter les moyens de l’État et des gouvernorats (article 11), au moment précis où le ministère de l’Éducation nationale, d’ailleurs étrangement absent de cette loi, essayait de faire une place aux enseignements coraniques dans l’école publique ? D’une certaine manière, cette loi sur le palachiyo pourrait être vue comme l’expression d’une volonté des oulémas d’empêcher la mainmise du préélémentaire public sur l’enseignement de l’islam, notamment en structurant les écoles coraniques et en normalisant la qualité de leurs enseignements. C’est en ce sens qu’on peut comprendre la création par cette même loi d’un Comité national de l’éducation de base, dont les premières missions sont de « chercher les voies et les moyens pour assurer la formation des enseignants » et « assurer le contrôle de conformité du palachiyo et l’inspection des enseignants ». Cependant, ces dispositions de la loi risquent d’entraîner de graves confusions, car l’inspection des enseignants relève des prérogatives exclusives de l’IGEN, de sorte que l’inspection des enseignants de l’école coranique risque de ne pas être effective, sauf à créer un nouveau corps d’inspection concurrent de l’IGEN. En voulant prendre pied dans le système éducatif, cette loi sur le palachiyo risque finalement de faire de l’école coranique le modèle du préscolaire au détriment du dispositif public imaginé depuis 2011 pour améliorer la continuité des parcours scolaires jusqu’à la fin du cycle primaire. Ce dispositif fait face à des oppositions à la fois des puristes de l’école coranique qui pensent qu’il s’agit d’une stratégie pour supprimer l’enseignement de l’islam et des laïcs qui se méfient de la place du religieux à l’école. Pour ceux qui craignent des dérives fondamentalistes, le pays a pourtant intérêt à introduire un enseignement religieux dans son système éducatif et à l’encadrer afin qu’il ne subisse pas des influences incontrôlables.

14 Les Comores disposent d’atouts réels pour construire une transition bien vécue par l’enfant entre les cycles préélémentaire et primaire. Atouts qu’il s’agirait de transcrire en actes susceptibles de l’aider à former son identité sociolinguistique de manière harmonieuse au cours de ses apprentissages. Le pays dispose d’une langue nationale dans laquelle il est convenu d’organiser les enseignements du cycle préélémentaire et qui présente l’avantage de n’être pas très différente d’une île à l’autre. Mais les particularismes insulaires tenaces freinent l’adoption d’un consensus national sur les règles à adopter à l’écrit et elles empêchent la tradition orale de s’incarner dans des manuels scolaires en langue nationale, alors que l’écrit constitue une étape importante pour les apprentissages en tant qu’il permet de mettre la langue à distance pour en construire des représentations objectives. Il y a là pour les linguistes de l’Université des Comores un domaine d’études prometteur qui reste peu exploré à ce jour. Par ailleurs, enseigner le shikomori ou en shikomori ne s’improvise pas plus que dans n’importe quelle autre langue ; pour servir les apprentissages des jeunes enfants, il est crucial de former leurs enseignants, ce qui constitue une raison supplémentaire pour rechercher un consensus autour des normes de la langue à enseigner ou dans laquelle enseigner. Enfin, si la structuration des apprentissages en langue maternelle peut favoriser le développement de l’identité sociolinguistique de l’enfant tout en ayant un impact positif sur ses futures acquisitions de/en langues étrangères, alors il pourrait être utile de poursuivre quelques enseignements en shikomori au primaire, d’autant que les élèves ne sont pas préparés à recevoir dès leur entrée au CP tous les enseignements en français (Tirvassen, 2010). Il est d’ailleurs de fait recommandé d’enseigner les disciplines d’éveil en shikomori, car les récents manuels d’éveil – conçus en français – n’ont pas pris en compte la situation psycho et sociolinguistique du jeune enfant qui entre au CP. Il aurait été, peut-être, plus structurant pour l’élève qu’on lui propose directement des manuels dans sa langue maternelle.

15 En effet, lorsque l’enfant accède au primaire, la transition linguistique entre le préélémentaire et le primaire a été peu préparée : près des trois quarts des enfants qui accèdent au primaire n’ont pas fréquenté l’école ou n’ont fréquenté que l’école coranique traditionnelle. Même si l’enfant a fréquenté une classe à enseignement coranique rénové, non seulement il ne bénéficie plus d’enseignements en shikomori (les programmes ne les prévoient pas en tout cas), mais il est tout à coup confronté à un ensemble de supports en français qui ne sont pas toujours conçus pour l’aider à construire son apprentissage de la lecture et de l’écriture. Alors que le maître est réputé animer la classe en français, de fait, il recourt fréquemment au shikomori parce qu’il n’est pas outillé pour organiser les échanges en français entre ses élèves, ou parce que ses compétences linguistiques sont très faibles : 55 % des 3 050 enseignants testés en mars et mai 2013 n’avaient pas atteint le niveau A2 du cadre européen commun de référence pour les langues – d’après les données du projet Appui au français aux Comores (MAEDI français & MEN comorien, s.d.). Or, ce recours à la langue maternelle, plutôt que d’apparaître comme une solution temporaire et concertée, est mal vécu parce qu’il transgresse la règle et qu’il n’est pas encadré. Dès lors s’installe en classe un rapport conflictuel avec les langues, le recours à la langue maternelle étant synonyme d’échec et celui au français de frustrations. Les enfants ne vivent pas leur rapport aux langues de manière apaisée.

3. Quelle université pour impulser le développement ?

16 Des solutions intéressantes pourraient être apportées par les enseignants-chercheurs de l’Université des Comores qui souhaiteraient s’investir pour qu’elle contribue davantage au développement du pays. Le sous-secteur de l’enseignement supérieur comorien est encadré par deux textes récents, la loi du 14 juin 2014 sur l’orientation et l’organisation de l’enseignement supérieur et de la recherche, et le décret du 11 janvier 2015 sur les statuts de l’Université des Comores (UDC), dont certains regrettent qu’ils ne soient pas allés assez loin dans le mimétisme vis-à-vis du dispositif LMD – pour autant que l’adoption d’un modèle puisse à elle seule garantir un regain de dynamisme dans l’évolution de l’offre de formation. L’UDC ayant été créée en 2003, près de trois décennies après l’indépendance, elle aurait pu s’émanciper du modèle français dont les caractéristiques l’inspirent. Mais la force d’attraction de celui-ci s’explique d’abord par la résilience de filières d’enseignement général en langue française débouchant sur l’examen du baccalauréat. Le fait que la majorité des enseignants-chercheurs de l’UDC aient été formés dans des universités françaises semble favoriser encore cette tendance. Enfin, elle s’explique également par l’intérêt des jeunes Comoriens pour les formations supérieures en France, qui reste la première destination pour les études supérieures même si des contingents importants partent à Madagascar ou dans des pays musulmans comme le Maroc, le Soudan, l’Arabie saoudite ou l’Égypte, et pas seulement pour y faire des études religieuses. De nombreuses relations ont d’ailleurs été facilitées avec les universités françaises pendant les années de mise en place de l’UDC, notamment avec des actions de renforcement des capacités réalisées par l’université de Perpignan. Ces divers rapprochements ont facilité l’adoption de maquettes et programmes universitaires parfois repris à l’identique (au point que les tenants de la création d’un modèle sui generis comme Damir Ben Ali, ont pu dire qu’ils étaient « importés »), et dont l’adaptation aux besoins nationaux a sans doute été trop faible. Seule grande entorse au modèle français : une faculté des lettres arabes et des sciences islamiques, développée avec le soutien d’une fondation qatarie en 2002 puis intégrée dans l’UDC au moment de sa création. Accessible aux élèves de la série dérogatoire A2 du baccalauréat en langue arabe, tous les cours y sont dispensés dans cette langue (Ali Mohammed, 2009).

17 Quoi qu’il en soit, l’UDC adopte en 2005 les principes du dispositif LMD sur lequel elle mise pour son développement, parce que tous les acteurs de l’enseignement supérieur sont attachés aux équivalences dont il est porteur. Le choix en faveur du LMD correspond à la volonté de favoriser la mobilité et la poursuite d’études des jeunes diplômés comoriens, notamment en France. En comparaison avec les Comores, ce dispositif européen a réussi en une quinzaine d’années à renforcer l’attractivité de l’enseignement supérieur français pour les étudiants étrangers. La mise en œuvre de ce dispositif vise également une meilleure information des étudiants sur l’offre de formation qui leur est proposée et sur les métiers auxquels ils sont préparés. Il tend également à la délivrance d’un diplôme qui décrit en détail les compétences acquises par le diplômé, afin de favoriser son employabilité. Pour toute structure d’enseignement supérieur qui s’en réclame, cela signifie la recherche de standards d’excellence qui doivent se traduire par la construction de logiques d’enseignement et d’équipes pluridisciplinaires, le développement des technologies de l’information et de la communication, mais également d’une offre de formation à distance, d’une réelle fluidité entre les filières d’enseignement supérieur et d’une mutualisation de moyens qui caractérise un décloisonnement entre les parcours de formation. Or, ce que l’on enseigne aujourd’hui à l’UDC, c’est surtout ce que l’on a appris, souvent en France, sans se préoccuper des métiers auxquels cela prépare ni du contexte culturel, et sans faire véritablement évoluer les contenus enseignés qui ont très peu changé en dix ans. Le constat fait en interne par les enseignants et l’équipe de direction en 2010 lors de l’élaboration du projet Horizon 2015 de l’université est sans appel :

18

Le choix d’implémenter le système LMD fut pour ainsi dire erratique et n’a pas donné lieu à une réflexion sur les filières professionnelles. C’était là une opportunité unique de réviser les filières et les cursus et de rendre l’université plus agile et conforme aux ambitions des universités modernes. La réflexion a été, hélas, menée du mauvais bout. Elle s’avère aujourd’hui incomplète, non outillée, sans outils logiciels ni infrastructure informatique, avec une gouvernance inadaptée bien loin du modèle de Bologne (Université des Comores, 2010).

19 Deux opérations récentes, impulsées dans le cadre du projet Appui au français aux Comores (MAEDI français & MEN comorien, s.d.) financé par la France, ont mis en évidence que les principes de mutualisation des ressources, de décloisonnement des parcours et d’exigence de professionnalisation sur lesquels repose le système LMD sont encore peu mis en œuvre. Ainsi la mise en place d’un parcours de licence professionnelle pour la formation aux métiers du journalisme, de la communication et de l’audiovisuel rencontre des difficultés liées aux habitudes des universitaires. Alors que la demande d’emploi est avérée et que les milieux professionnels ont saisi la direction de l’UDC sur la nécessité de construire ce parcours diplômant, elle a tardé à mobiliser un enseignant-chercheur pour encadrer l’élaboration de la maquette en concertation avec les médias et les entreprises qui pourraient employer les étudiants formés. Ensuite, il s’est avéré délicat de constituer une équipe pluridisciplinaire d’enseignants, quand les professionnels de la télévision, de la radio, de la presse écrite ou de maisons de production privées travaillent plus volontiers en équipe. L’autre expérience concerne la mise en place, dans l’esprit du LMD, de plusieurs parcours articulés de formation aux métiers de l’éducation, et c’est la première fois que sont identifiés des cours communs à plusieurs filières ou qu’une proportion significative des cours est confiée à des professionnels (du domaine de l’éducation). Cependant, la mise en place de la licence professionnelle « Professeurs des écoles » révèle aussi les résistances à la prise en compte du nouveau paradigme de la professionnalisation : l’organisation des enseignements requiert un travail de fonds pour proposer aux étudiants des mises en situation qui leur permettent de construire leur réflexivité sur leur pratique et des apports théoriques utiles pour éclairer ces travaux pratiques. Toutefois, selon les rapports d’évaluation internes des experts extérieurs mobilisés sur ce projet, les enseignants ont du mal à travailler en équipe pour organiser les interventions et ils ont tendance à reproduire ce qu’ils savent faire : renforcer chez leurs étudiants la maîtrise des savoirs à enseigner plutôt que leur proposer une stratégie qui leur permette de bâtir leur professionnalité en leur apprenant à s’interroger, avec méthode, sur leurs pratiques de classe. Toujours selon ces experts, le champ des « possibles » est pourtant grand dans cette université où les équipes peuvent se permettre des choix audacieux, car elles ne subissent pas le poids des habitudes liées aux logiques statutaires : ainsi, dans le domaine des métiers de l’éducation, donner la même formation initiale aux inspecteurs et aux conseillers pédagogiques, ou faire travailler ensemble ces personnels d’encadrement du primaire et du secondaire ferait rêver bien des décideurs politiques français. Les Comores l’ont fait, mais sans tirer parti de cette plus-value du fait d’une gestion trop administrative de leurs institutions. Après l’enthousiasme des premières années, l’UDC semble être entrée dans une phase où le contrôle du pouvoir tend à l’emporter sur les dynamiques de réforme de l’offre de formation pour améliorer l’insertion des jeunes diplômés dans la vie active et d’orientation de la recherche pour servir les besoins en développement du pays, au point que ses instances de gouvernance paraissent parfois les freiner plus qu’elles ne les encouragent.

20 La loi sur l’enseignement supérieur et le décret sur les statuts de l’UDC constituaient une opportunité pour redonner une impulsion à l’évolution continue de l’offre de formation supérieure, afin qu’elle s’aligne sur les trois priorités fixées : respect des standards internationaux, amélioration de l’insertion professionnelle des diplômés et contribution au développement économique du pays. Ces principes sont d’ailleurs affirmés dans les deux textes, mais les dispositions qui doivent leur donner corps sont limitées. Les deux textes précisent que toute université est administrée par un président, un conseil d’administration (CA), un conseil scientifique (CS) et un conseil des études et de la vie universitaire (Cévu) dont la création est implicitement proposée. Ils s’accordent sur le fait que « la fonction de président de l’université est incompatible avec celle de président du CA, de président du CS et de président du Cévu ». Il est vrai que, jusqu’à présent, le président de l’UDC cumulait toutes ces fonctions, à l’exception de celle de président du Cévu puisque cette instance n’existait pas. C’est donc lui qui convoquait les réunions du CS et du CA en préparant leur ordre du jour et tout était en place pour que les intérêts du président constituent le moteur de ces réunions, plutôt que l’évolution de l’offre de formation. Le poumon d’une université vivante, qui s’adapte aux perpétuels changements du marché de l’emploi et dont la recherche anticipe les enjeux de demain, se trouve pourtant dans le dynamisme de son Cévu, qui doit constituer une force de propositions pour exercer une pression perpétuelle sur le CS et le CA. Ce n’est donc pas en réunissant ces instances deux fois par an, selon un ordre du jour sur lequel le président a toujours largement la main puisqu’il le propose, que le décret peut nourrir l’espoir que le Cévu et le CS insuffleront un vent d’innovation. Il en faut davantage pour que ces instances donnent une véritable impulsion à la création de projets de nouvelles filières ou à l’adaptation pertinente de filières existantes. D’ailleurs, les instances de gouvernance formalisées par ce décret pour l’UDC ménagent bien peu de place aux entreprises, dans un établissement qui prétend pourtant attirer leurs financements.

21 Un document de cadrage stratégique s’avère en l’occurrence révélateur de la difficulté de sortir de cette vision administrative de l’UDC pour traduire dans un plan d’action cohérent la vision du rôle qu’elle devrait jouer pour promouvoir le développement du pays. Alors que le Plan intérimaire de l’éducation 2013-2015 (Ministère de l’Éducation, 2013) avait bien vu que la professionnalisation des formations pouvait faire de l’UDC un véritable outil de développement, le pays élabore en 2014 sa Stratégie de croissance accélérée et de développement durable (SCA2D), mais sans prévoir pour l’enseignement supérieur les moyens de cette ambition, qui doit permettre avant tout de lutter contre le chômage des diplômés. Non seulement la place de l’enseignement supérieur dans cette stratégie nationale n’est pas celle qui lui permettrait de répondre aux besoins en développement du pays, mais les priorités de développement ne sont pas elles-mêmes suffisamment définies. Par conséquent, le gouvernement ne concrétise pas dans sa stratégie nationale le contrat d’objectifs par lequel il devrait inciter l’UDC à s’organiser pour être en capacité de développer, avec les moyens dégagés, les parcours de formation professionnelle qui permettraient de faire émerger à moyen terme les compétences dont le pays a besoin pour être compétitif et crédible dans les secteurs définis comme prioritaires. C’est donc tout le processus d’élaboration des synergies intersectorielles qui s’en trouve affaibli. Et il impactera négativement l’objectif d’employabilité des diplômés qui devrait constituer la priorité de cette université pour les prochaines années, ce qui devrait l’amener à faire des choix en faveur du développement de filières professionnelles.

22 Cependant, une université se doit également de définir des objectifs de recherche susceptibles de renforcer son impact sur le développement du pays. Dans le champ des langues et de l’enseignement, plusieurs travaux pourraient utilement contribuer à cet objectif. Pour le développement de l’UDC elle-même, d’abord : ainsi la réforme de la formation initiale des enseignants a donné lieu à l’élaboration d’une unité d’enseignement Langues et techniques d’expression (UE LTE), constitutive du socle commun de compétences, et qui vise donc à renforcer les compétences en français de tous les étudiants en première année de licence (L. 1), quel que soit leur domaine d’études, afin qu’ils puissent tirer le meilleur parti de leurs apprentissages. Pourtant, le département de français de l’UDC ne coordonne pas encore cette UE LTE qui ne sera animée que par une petite équipe d’enseignants de l’Institut de formation des enseignants et de recherche en éducation (Ifere), au seul bénéfice de ses propres étudiants, et non pas de tous ceux de L. 1. C’est la qualité de tous les apprentissages universitaires qui se trouverait améliorée si l’équipe du département de français se repositionnait au sein de l’université pour servir les intérêts de tous les étudiants qui suivent un parcours en français et pas seulement ceux des étudiants de lettres. Pour le développement de tout le système éducatif, ensuite : s’agissant des enseignements du/en français, il est symptomatique que le projet Appui au français aux Comores rencontre des difficultés à mobiliser une équipe nationale pour élaborer un référentiel d’apprentissage du/en français. Cette résistance traduit la difficulté que rencontrent les spécialistes comoriens de l’enseignement du français à mettre leur vécu linguistique à distance pour poser avec lucidité les questions suivantes : quel français un élève comorien a-t-il besoin d’apprendre, dans le contexte scolaire et social qui est le sien ? De quel français a-t-il besoin, en particulier, pour apprendre les mathématiques, puis d’autres disciplines dans cette langue ? Quels actes de langage devra-t-il être capable de mobiliser, en particulier, pour apprendre ces disciplines selon qu’il est élève au CP/CE/CM, au collège ou au lycée ? Les manuels scolaires qui lui sont proposés dans ces disciplines tiennent-ils compte de la progression de ces actes de langage d’un cycle à l’autre ? Les compétences linguistiques de ses maîtres leur permettent-elles de le guider pour construire progressivement les siennes ? Les décideurs et les spécialistes ne peuvent pas faire l’économie de ces questions s’ils veulent que la scolarité du jeune Comorien lui permette d’accéder au savoir afin qu’il puisse contribuer au développement du pays. L’UDC jouera pleinement son rôle lorsqu’elle sera capable, elle aussi, par ses travaux de recherche appliquée, d’outiller les enseignants qu’elle forme pour aider l’enfant à construire son identité sociolinguistique.

Conclusion

23 Cet article a mis en évidence quelques mécanismes qui concourent à la lente hybridation du système éducatif aux Comores. Entre les héritages du modèle scolaire français et de l’école coranique traditionnelle, la soumission aux standards internationaux portés par le système des Nations unies et les offres croissantes de soutien de certains États du golfe persique, il existe, dans le préélémentaire et le primaire, un espace pour la création d’un modèle de rupture, incarné par les classes à enseignement coranique rénové mises en place dans les écoles publiques. Dans l’enseignement supérieur, les enjeux propres à la mise en œuvre du dispositif LMD ont offert une voie alternative à l’attrait paradoxal exercé par le modèle universitaire français lors de la création récente de l’Université des Comores. Cependant, dans les deux cas, l’encadrement législatif a tendance à limiter la dynamique des initiatives envisagées, ce qui fragilise les compromis. Les lois récentes en matière d’éducation ont en effet donné lieu à de vifs échanges au Parlement entre francophones et arabophones, entre les partisans d’une ouverture internationale et ceux qui prônent la mise en œuvre d’un modèle original. Les mêmes enjeux se retrouvent au ministère de l’Éducation ou dans les établissements, souvent selon la langue dans laquelle les personnels ont été formés. Face à ces enjeux de pouvoir, la position des autorités nationales sera déterminante pour laisser ou non davantage de marge de liberté aux innovations porteuses de sens et de valeur qui apparaissent.

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Notes

  • [1]
    En particulier les Objectifs du millénaire pour le développement (OMD) et ceux de l’Éducation pour tous (EPT).
  • [2]
    L’objectif est alors clairement l’éducation de base et l’apprentissage de la langue comorienne. Tout l’enseignement primaire se fait en langue nationale et le secondaire en français, avec un fort accent sur les formations techniques (Vérin & Vérin, 1999).
  • [3]
    CP, CE et CM : cours préparatoire, cours élémentaire et cours moyen.
  • [4]
    Licence, master, doctorat.
  • [5]
    Langue parlée dans l’archipel des Comores. Proche du swahili, elle fait partie de la famille des langues bantoues.
  • [6]
    Palachiyo : école coranique aux Comores. Selon le linguiste Mohamed Ahmed-Chamanga (1992), il s’agit d’une expression composée par les mots paya (« abri »), la (« de ») et chiyo (« livre », c’est-à-dire le Coran). Cf. notamment le site www.palashyo.org.
  • [7]
    La statistique prend en compte des enfants qui ont passé l’âge d’être en primaire.
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