Notes
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[1]
Cette recherche a bénéficié du soutien financier du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada et du Fonds de recherche du Québec – Société et culture. Je remercie Jacqueline Best et Jane Jenson pour leurs réflexions sur les versions préliminaires de l’article, de même que les examinateurs et la rédaction de la revue pour leurs réflexions constructives.
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[2]
L’enquête de terrain compile des entretiens semi-directifs auprès d’officiels et d’experts engagés dans la genèse de la politique publique en inclusion financière et une collecte de matériaux documentaires. Des entrevues avec cinquante et un intervenants de différents domaines liés à l’évolution de la (micro) finance péruvienne ont été réalisées lors de deux séjours de recherche à Lima en 2012 et six entrevues de suivi en 2013-2014.
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[3]
Le Pérou est classé au premier rang des climats d’investissement en microfinance pour la septième année consécutive (Economist Intelligence Unit, 2014).
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[4]
Le rôle que le régulateur du marché financier péruvien (SBS) joue au sein de l’AFI est à cet égard patent. La SBS a reçu le prix du Leadership en reconnaissance de sa participation active en 2014. Elle a contribué à développer les indicateurs d’inclusion financière de l’Alliance, et son superintendante assure la présidence de son comité directeur. Sur l’appréciation des pratiques péruviennes par la Banque mondiale, voir Xavier Gine (cité dans Andina, 2014).
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[5]
Pour un historique de la microfinance péruvienne, voir Lucy Conger et al. (2009).
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[6]
Estrategía Nacional de Inclusión Financiera (Enif).
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[7]
La notion de « capacitation » est entendue dans cet article au sens de pratiques visant à rendre les personnes « capables » ou « aptes ».
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[8]
La difficulté de desservir ces clientèles est attribuable à une série de facteurs, dont l’isolement géographique, les lacunes d’infrastructures routières et bancaires, le coût prohibitif du transport de la monnaie, le manque de collatéral, d’historique bancaire et de littératie financière des populations visées, etc.
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[9]
Pour une discussion des notions d’agencements et de champs, voir Marie Langevin (2015).
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[10]
Les PTMC sont des programmes qui distribuent des allocations monétaires aux citoyens vivant dans des conditions de pauvreté, selon certaines modalités. Pour un exposé sur leur application en Amérique latine, voir Marco Ceballos et Bruno Lautier (2013). Le programme péruvien Juntos distribue des allocations monétaires à des populations ciblées pour leurs conditions de pauvreté et de vulnérabilité. Les bénéficiaires sont les mères d’enfants de 14 ans et moins vivant dans les ménages considérés comme admissibles et acceptant de se conformer à une série de conditions (scolarisation des enfants, formalisation du statut civil des membres du ménage, suivi en matière de nutrition et de santé). L’État verse à ces clientèles cibles des allocations de 250 soles (70 euros) tous les deux mois.
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[11]
Dans le modèle de développement néolibéral contemporain, la croissance des opportunités économiques pour les personnes marginalisées passe par le déploiement de pratiques économiques individualistes afin de donner aux personnes pauvres les moyens de modifier leur situation dans le cadre du marché.
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[12]
Sur le continent latino-américain, pas moins de dix-sept pays ont adopté des PTMC, venant en soutien à plus de 20 % de la population. Onze de ces pays développent un arrimage avec des initiatives en inclusion financière (Proyecto Capital, s. d.). Le modèle des PTMC n’est cependant pas unique puisqu’il y a d’importantes particularités locales au plan des trajectoires de mise en œuvre et des pratiques (Ceballos et Lautier, 2013).
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[13]
Proyecto Capital reprend les idées avancées par Michael Sherraden (1991) dans Assets and the Poor, sur la génération d’actifs par les comptes d’épargne personnels (Individual Development Accounts). L’organisation rejoint aussi la Banque mondiale dans sa problématisation de la pauvreté comme une question d’opportunités devant être élargies en stimulant la croissance et en construisant les actifs des pauvres, entre autres au moyen des marchés financiers (World Bank, 2001). Pour une analyse détaillée du travail de Proyecto Capital au Pérou, voir Judy Meltzer (2013).
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[14]
Carolina Trivelli a quitté son poste ministériel en 2013. Elle coordonne maintenant le projet de monnaie électronique pour l’Association bancaire péruvienne (Asbanc) et agit comme porte-parole du Colectivo Acceso, un regroupement d’acteurs privés impliqués dans le domaine de l’inclusion financière.
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[15]
Le Pérou a rejoint la BCA en 2013.
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[16]
Le Fonds international de développement agricole est une institution spécialisée du système des Nations unies.
Introduction
1 L’inclusion financière est entrée dans l’agenda du développement comme instrument privilégié pour soutenir, notamment, une croissance plus inclusive. L’objectif poursuivi est d’insérer massivement de nouveaux consommateurs dans le giron de la finance formelle. Conscient de l’importance de cet objectif, comme des défis devant être surmontés pour l’atteindre, le Pérou a développé une politique publique : la stratégie nationale d’inclusion financière. Cette stratégie se veut un cadre pour coordonner et stimuler les actions afin de faciliter l’élimination des barrières à l’inclusion financière. Elle est chapeautée par l’État, tout en englobant une série de pratiques hybrides publiques et privées « axées sur la matérialisation de l’accès et de l’utilisation des services et produits financiers offerts par le marché et mettant l’accent sur la population qui en est exclue » (Ministerio de Economía y Finanzas, 2014).
2 Parmi les pratiques englobées au sein de la stratégie péruvienne, on retrouve un groupe d’initiatives qui ciblent les zones d’exclusion bancaire les plus difficiles et complexes à atteindre, celles qui sont composées des clientèles dites vulnérables, soit les pauvres habitant dans les régions rurales. Cet article s’intéresse à cette portion névralgique de la stratégie nationale d’inclusion financière. Il s’agira d’exposer, sur la base d’une enquête de terrain [2], l’enchevêtrement d’acteurs, de logiques et d’outils d’intervention qui prend forme au Pérou pour matérialiser la bancarisation, c’est-à-dire pour accroître l’accès et l’utilisation effective des services financiers formels pour les populations vivant dans ces zones d’exclusion.
3 Nous verrons comment cet enchevêtrement se stabilise pour former des agencements spécifiques qui priorisent certains outils d’intervention et qui ouvrent des opportunités pour certains types d’institutions et de pratiques en microfinance. Il sera exposé que les agencements qui émergent sont organisés de sorte à promouvoir une microfinance commerciale et minimaliste pour produire avant tout des consommateurs financiers. L’article démontre que ces agencements se stabilisent en excluant les approches plus holistes qui se soucient de générer des capacités productives chez les clientèles vulnérables.
4 À cet égard, le cas péruvien, en tant que contexte phare du secteur microfinancier à l’échelle globale, mérite que l’on s’y attarde [3]. Par-delà son appartenance à la région latino-américaine, « zone de premier plan pour comprendre certaines des tendances “structurantes” du secteur » (Labie et Vanroose, 2013), le Pérou est un lieu de formulation des bonnes pratiques en inclusion financière, comme l’indique le rôle que joue ce pays au sein de l’Alliance pour l’inclusion financière (AFI) ou encore la réputation dont il jouit auprès des institutions financières internationales, comme la Banque mondiale [4].
5 La suite de l’article procède comme suit : après avoir présenté la politique publique péruvienne en inclusion financière et les conditions de son émergence, la deuxième section expose l’approche théorique qui sous-tend l’analyse de la stratégie. Il s’agit d’un cadre d’analyse inspiré par la théorie des champs bourdieusiens, postulant l’existence de tensions entre les composantes qui s’articulent autour de la politique publique et qui sont portées par différents intérêts stratégiques. Ce cadre implique de surcroît le besoin de stabiliser ces tensions dans un sens qui tendrait logiquement vers les intérêts dominants. L’article s’inspire également de l’approche par agencements, en accordant une attention particulière aux technologies et outils utilisés pour bancariser les clientèles vulnérables, aux idées et logiques qui sont mises en œuvre, aux acteurs qui les relaient et à la manière dont le tout s’assemble et se stabilise en favorisant ou en excluant certaines pratiques.
6 La troisième section est consacrée aux grandes logiques, aux idées phares et aux manières de faire qui sont privilégiées dans le champ du développement pour faire progresser l’inclusion financière des clientèles vulnérables. Nous verrons une logique d’intervention dominante, promue par deux acteurs globaux, Proyecto Capital et la Better than Cash Alliance (BCA), qui est traduite en pratique dans le cadre de la stratégie péruvienne. Cette logique conduit l’État à combiner des interventions en inclusion financière avec le programme « Juntos », un programme social de transfert monétaire destiné aux populations les plus pauvres du pays. La quatrième section s’intéresse de plus près à deux initiatives qui font partie de cette stratégie et qui ciblent les bénéficiaires du programme « Juntos » : l’initiative en inclusion financière du ministère du Développement et de l’Inclusion sociale (Midis) et celle d’une institution bancaire publique : la Banco de la Nación (BN). L’analyse révèle comment les jeux d’acteurs qui participent à ces initiatives alignent les pratiques autour de la microfinance commerciale minimaliste, au détriment des approches plus holistes.
1. La stratégie péruvienne
7 Forte d’un triptyque de bénéfices qui lui sont associés – en matière de lutte contre la pauvreté et la vulnérabilité économique, de soutien à une croissance inclusive et de renforcement de la stabilité des marchés financiers –, l’inclusion financière est entrée dans l’agenda global du développement. Cependant, l’adhésion aux bénéfices attendus et à la nécessité du projet n’est pas suffisante pour atteindre l’objectif d’accroître massivement l’accès à la finance formelle. Il y a des barrières à l’inclusion qui doivent être surmontées et les marchés financiers ne sont pas à même de les éliminer naturellement. La feuille de route pour mettre en pratique ce programme en appelle donc à une action publique facilitatrice pour surmonter ces barrières. L’État péruvien répond à cet appel en consacrant des efforts considérables pour que son système financier soit plus inclusif et vienne en soutien aux objectifs de développement.
8 À cet égard, il est d’intérêt de souligner que la trajectoire historique d’émergence et d’expansion de la microfinance péruvienne est marquée par un activisme d’État circonscrit par un cadre constitutionnel néolibéral [5]. S’il limite le rôle de l’État dans le champ économique, ce cadre l’enjoint néanmoins à « favoriser les secteurs souffrant de possibilités inégales d’avancement » ainsi qu’à faire la promotion des micro- et petites entreprises (Congreso de la Republica del Perú, 1993). En conséquence, les pouvoirs publics ont conçu une régulation qui favorise l’entrée de la microfinance dans le système financier formel, mettant en place les règles du jeu pour l’expansion et la commercialisation du secteur. L’État a également joué un rôle clé dans la création de Mibanco, la première et unique banque spécialisée en microfinance du pays, qui a tenu un rôle de premier plan dans le secteur microfinancier pendant des décennies. Au Pérou, on repère ainsi, dès les années 1990, un engagement de l’État à soutenir les secteurs économiques plus marginaux, en facilitant entre autres leur accès à la finance formelle.
9 Malgré la croissance soutenue du secteur microfinancier et bien que des progrès importants aient été réalisés, la tâche à accomplir en inclusion financière demeure colossale dans ce pays. Les taux de pénétration bancaire indiquent en effet qu’une large part de la population (80 %) est toujours exclue de l’accès aux services financiers (Demirgüç-Kunt et Klapper, 2012) et que d’importantes disparités dans la couverture persistent entre les zones rurales et urbaines (Superintendencia de Banca, 2014). Globalement, le Pérou est à la traîne par rapport à ses groupes repères, c’est-à-dire la région latino-américaine et les pays moyennement développés : par exemple, son ratio de prêts du secteur financier formel par rapport au PIB est de 26 %, comparativement à 74 % pour le Chili et 49 % pour le Brésil. C’est pour combler les lacunes encore importantes, afin de parvenir à une pleine inclusion financière, que l’État a développé une politique publique : la stratégie d’inclusion financière nationale [6]. Cette politique est consacrée à la coordination et à l’intensification des efforts des secteurs publics et privés impliqués en inclusion financière.
10 Au sein de la stratégie, un rôle de coordination centrale est confié à l’État. Les organes publics ne fournissent pas de services financiers directement, mais ils facilitent, favorisent et encouragent la bancarisation en soutenant l’action privée et en « capacitant [7] » les consommateurs (Entrevues Midis, MEF, BN, SBS, 2012). Concrètement, cette stratégie est encadrée par le ministère de l’Économie et des Finances (MEF). Elle s’appuie sur le rôle actif de l’organe de régulation du système financier (SBS) et fédère les différentes initiatives en inclusion financière qui sont en marche au pays. Une part importante de ces initiatives sont consacrées aux zones d’exclusion bancaire les plus complexes à combler, c’est-à-dire les populations pauvres en milieux ruraux, celles et ceux que l’État qualifie de clientèles vulnérables et qui sont bénéficiaires du programme de transfert monétaire Juntos [8]. Avant de s’intéresser plus en détail à ces initiatives, la prochaine section expose le cadre qui va supporter leur analyse.
2. Le cadre d’analyse
11 Certains travaux, notamment ceux de Marc Labie et Annabel Vanroose (2013), analysent la microfinance comme un champ. Suivant l’invitation formulée par Dominique Gentil et Philippe Hugon (1996), les auteurs analysent les formes de capitaux qui sont valorisés dans le champ de la microfinance « pour comprendre les tendances dominantes et la manière dont les acteurs luttent entre eux pour obtenir la légitimité et la reconnaissance du secteur » (Labie et Vanroose, 2013). En continuité avec ces travaux, le cadre d’analyse utilisé dans la présente recherche retient certains aspects de l’analyse de champs. La conception est cependant modulée, puisque l’inclusion financière est ici entendue comme émergeant à la rencontre de deux espaces sociaux – les champs du développement et de la finance – qui ne sont pas de facto cohérents. Il s’ensuit que, de matérialiser l’inclusion financière, comme l’ambitionne la stratégie péruvienne, demande d’aligner des logiques, des pratiques et des présupposés pour tendre vers une cohésion minimale. Cette prise en acte de la rencontre de champs partiellement incohérents rend l’analyse particulièrement sensible aux tensions qui émergent, surtout lorsque l’on prend acte des enjeux autour de la délimitation des frontières du champ financier. Comme l’ont expliqué Dominique Gentil, Yves Fournier et François Doligez, « la définition de règles spécifiques assurant la légitimité et le droit d’entrée [dans le champ financier] constituent toujours des enjeux entre des acteurs qui veulent soit conserver leur position dominante, soit l’acquérir, soit simplement devenir des partenaires à part entière » (1993, cités dans Gentil et Hugon, 1996). Cette approche va donner matière à la section de l’article traitant des mécanismes d’exclusion du développement productif.
12 En outre, le cadre d’analyse ici retenu conçoit que l’espace social de la politique publique en inclusion financière, s’il émerge à la rencontre des champs, ne constitue pas un champ propre. Précisément parce que cet espace est en émergence, il apparaît encore trop instable et fluide pour constituer un champ au sens où l’entendait Pierre Bourdieu ; cela amène à le concevoir plutôt comme un agencement [9]. Inspiré par Gilles Deleuze et Félix Guattari (1980) et par les théoriciens de l’acteur-réseau (Callon, 1998a ; Latour, 2005), ce cadre invite à observer certaines catégories d’analyse afin de décortiquer les technologies d’inclusion financière qui sont mobilisées, en particulier les outils qui, concrètement, configurent et cadrent (Callon, 1998b) les clientèles vulnérables afin qu’elles fonctionnent dans les marchés financiers formels. Cette approche nourrit la section de l’article sur les outils d’éducation et de capacitation des clientèles vulnérables. L’approche par agencement vient également renforcer la conceptualisation des tensions entre les différentes visions de l’inclusion financière, en s’intéressant aux processus qui permettent de créer des espaces sociaux relativement homogènes. Pour que l’agencement de l’inclusion financière fonctionne au Pérou, il est nécessaire de le stabiliser, ce qui requiert un seuil minimal de cohérence. Cette notion de stabilisation supporte ainsi l’analyse des procédés d’exclusion, qui augmentent le niveau de cohérence de la stratégie péruvienne.
3. La bancarisation des clientèles vulnérables
13 Afin de faire progresser la bancarisation des populations les plus marginalisées, la stratégie péruvienne insère des composantes d’inclusion financière à son programme de transferts monétaires conditionnés (PTMC), le programme Juntos [10], pour préparer et stimuler la demande de services financiers chez ces populations. La prochaine sous-section porte sur le mariage des PTMC avec l’inclusion financière et présente les logiques d’intervention qui sont promues dans le champ du développement néolibéral [11]. Nous verrons comment ces idées sont reprises au Pérou, avec l’application d’outils de capacitation mis en place pour que les clientèles vulnérables épargnent davantage et qu’elles utilisent les systèmes de paiements électroniques à leur plein potentiel.
3.1. Le mariage des PTMC avec l’inclusion financière
14 L’arrimage entre les PTMC et l’inclusion financière est une recette ayant acquis le statut de meilleure pratique innovante dans le champ du développement [12]. Nous retrouvons deux outils d’intervention clés dans ce mariage : la promotion de l’épargne formelle auprès des bénéficiaires et l’utilisation des paiements électroniques pour distribuer les allocations.
15 Notons que le Pérou est le premier pays à avoir éprouvé cette recette et qu’il peut être considéré comme un laboratoire d’expérimentation et comme un lieu de formulation (Proyecto Capital, s. d.). Le cas permet en outre de saisir les relations avec des acteurs clés des champs du développement et de la finance au niveau global, et ainsi d’identifier un mécanisme d’activation et de structuration des politiques publiques en inclusion financière, à savoir l’influence exercée par certains acteurs globaux.
3.2. La logique de Proyecto Capital
16 La recette associant l’épargne formelle avec les PTMC est promue à l’échelle globale, en particulier en Amérique latine et dans les Caraïbes, par Proyecto Capital. Il s’agit d’une organisation à but non lucratif, à la fois think tank et firme de consultation spécialisée, qui est soutenue par les fondations Ford et Citi. Concrètement, Proyecto Capital appuie les États afin qu’ils mettent en œuvre des politiques publiques qui allient les PTMC avec la promotion de l’épargne volontaire formelle auprès des bénéficiaires. Le Pérou est étroitement associé à la genèse de cette approche. En 2008, l’IEP (Instituto de Estudios Peruanos), un centre de recherche privé péruvien, a rejoint l’initiative de Proyecto Capital, en participant à la conception de différents projets pilotes dirigés par une chercheure de renom, Carolina Trivelli. Depuis, Proyecto Capital fonctionne sur un mode collaboratif à l’échelle latino-américaine avec la Fundación Capital – qui s’occupe de la conception, de l’implémentation et de l’expansion des projets pilotes – et l’IEP – qui est responsable du volet recherche et évaluation des résultats et des impacts, avec le soutien du Centre de recherches pour le développement international du Canada (Proyecto Capital, s. d.).
17 L’approche est fondée sur la logique suivante : la pauvreté est un problème d’accumulation d’actifs personnels, les capacités financières sont fondamentales pour construire les actifs des pauvres et ainsi les outiller pour gérer les risques économiques et les aléas auxquels ils font face [13]. L’épargne formelle est conçue dans ce modèle comme un mécanisme d’insertion initiale et non pas comme une finalité. Ce que l’on cherche à produire, ce sont des consommateurs de produits financiers à part entière.
18 Dans l’agencement péruvien, l’adhésion au modèle de Proyecto Capital signifie qu’il y a des efforts publics importants qui sont consacrés pour préparer la demande de services financiers chez les populations les plus vulnérables du pays. L’approche s’est profondément enracinée dans le paysage du développement social péruvien alors que Carolina Trivelli a été placée à la tête du Midis, lors de sa création en 2011 [14]. Notons que c’est à ce ministère qu’incombent la gestion du PTMC Juntos et, par extension, les initiatives de bancarisation de ses populations cibles.
3.3. La logique de la BCA
19 La technologie des paiements électroniques, en lieu et place des paiements en espèces pour distribuer les allocations des PTMC, est promue par la Better than Cash Alliance (BCA). La BCA est une initiative publique-privée dont le secrétariat est assuré par le United Nations Capital Development Fund (UNCDF). Elle a été fondée en 2012, en partenariat avec la Fondation Billet-Melinda Gates, Citi, la Fondation Ford, Omidyar Network, Usaid et Visa. Concrètement, l’organisation se consacre à promouvoir cette technologie auprès des gouvernements, à coordonner les acteurs et à rendre disponibles les expertises nécessaires à son implémentation (UNCDF, 2012).
20 La logique promue présente les paiements électroniques comme une solution pour dépasser les barrières à l’inclusion financière sur la base de deux motifs. Premièrement, selon la BCA, l’exploitation des services de téléphonie mobile par l’industrie financière peut surmonter l’obstacle à la rentabilité des services financiers dans les zones peu densément peuplées. Dans les pays les plus touchés par l’exclusion bancaire, la pénétration des services de téléphonie mobile est plus forte et en meilleure croissance que la pénétration des services financiers formels. Utiliser ces infrastructures de téléphonie afin de développer la monnaie électronique permettrait donc de réduire les frais d’exploitation dans l’offre de services financiers. Deuxièmement, le versement des allocations des PTMC sous la forme de paiements électroniques remplit une fonction éducative qui sert la croissance de l’inclusion financière. L’outil est présenté comme une opportunité précieuse pour créer un premier contact avec le système financier formel et amorcer un processus d’apprentissage par fréquentation technologique chez les bénéficiaires (Gutiérrez et Del Pilar Guerrero, 2013).
21 Dans l’agencement péruvien, l’adhésion au modèle de la BCA [15] implique pour l’action publique des investissements majeurs en infrastructures réglementaires et en expertises technologiques pour développer ces « solutions innovantes ». En outre, les filiations entre la BCA et l’entreprise détentrice des technologies de paiements électroniques Visa est nettement perceptible dans les arrangements péruviens orchestrés au sein de la stratégie péruvienne, en particulier en ce qui concerne la Banco de la Nación, comme nous le verrons plus loin.
3.4. Traduction des logiques dans la stratégie péruvienne
22 En synergie avec les logiques d’intervention promues par Proyecto Capital et la BCA, la politique publique péruvienne encourage une séquence d’inclusion des consommateurs qui s’enclenche par le paiement et l’épargne, comme l’illustre la figure 1.
Séquence d’inclusion des consommateurs dans le système financier formel
Séquence d’inclusion des consommateurs dans le système financier formel
23 Cependant, afin de matérialiser cette séquence d’inclusion privilégiée chez les populations vulnérables, il faut relever certains défis. Cela demande d’abord de développer des infrastructures et des technologies afin que les allocations de Juntos transitent par des comptes bancaires et que l’épargne formelle soit techniquement possible. À cet égard, le problème de l’accessibilité géographique est sérieux puisque les clientèles vulnérables vivent dans des zones où l’accès aux points de services financiers traditionnels (les succursales des institutions réglementées et les guichets ATM) est extrêmement réduit, voire nul par endroits. La Banco de la Nación a donc mis sur pied un nouveau type de point de services, les agences Multired, afin d’étendre l’accès à son réseau bancaire. Avec cet outil, la Banco de la Nación utilise une tierce partie commerciale (comme un petit commerce d’alimentation ou une pharmacie), pour donner accès à son système bancaire via des terminaux bancaires (ou des dispositifs électroniques de transaction financière). D’autre part, cela demande d’éduquer et de capaciter les bénéficiaires pour qu’elles utilisent ces services financiers.
3.5. Les outils d’éducation et de capacitation des clientèles vulnérables
24 Une des solutions utilisées au Pérou pour encourager l’inclusion financière des clientèles vulnérables est de mettre un compte d’épargne à la disposition de toutes les bénéficiaires de Juntos. Cependant, donner accès aux services financiers ne se traduit pas naturellement par leur utilisation accrue. L’État péruvien l’a constaté en évaluant les résultats de ses premières expérimentations dans le domaine. Les projets pilotes d’inclusion financière pour les clientèles de Juntos (démarrés avec Proyecto Capital) ont démontré que les femmes pauvres vivant dans les zones rurales, lorsqu’elles suivent un programme de capacitation financière, sont capables d’épargner, qu’elles souhaitent et peuvent utiliser les comptes d’épargne et qu’elles ont la capacité d’utiliser d’autres services financiers. Ces expériences ont toutefois établi que, sans capacitation, moins de 1 % des bénéficiaires de Juntos comprenaient ce que signifie un relevé de compte ou un taux d’intérêt, et que plus de la moitié d’entre elles ne savaient tout simplement pas qu’elles détenaient un compte d’épargne à la Banco de la Nación (Trivelli et al., 2011 ; Entrevue Midis, 2012). À partir de ce constat, le ministère du Développement et la Banco de la Nación ont mis l’accent sur l’éducation financière et sur l’acclimatation aux technologies du système financier.
25 Le modèle d’éducation financière pour les clientèles vulnérables mis en place par le Midis est centré sur la promotion de la culture de l’épargne formelle. Il est conçu pour faire réaliser les risques inhérents à l’épargne informelle, donner confiance dans le système financier et enseigner son fonctionnement (Entrevue Midis, 2012). À mesure que le modèle d’éducation financière a été testé, puis affiné, des instruments se sont ajoutés. Par exemple, le Midis s’est associé à la Banco de la Nación et à Visa pour octroyer une carte de débit aux bénéficiaires afin de « rendre tangible » leur compte d’épargne (Entrevues BN, 2012). Des outils d’éducation, par le biais du « divertissement », ont été créés, dont le projet « Innovations for Scaling Up Financial Education » de Proyecto Capital, qui utilise des fiches éducatives et des radio dramas. Ce type d’outils vise à « fournir aux bénéficiaires une stimulation parallèle et continue » pour les aider à « développer une culture de l’épargne et de la planification des dépenses » (Proyecto Capital, 2014a).
26 Les bénéficiaires de Juntos sont en partie récalcitrantes à l’utilisation de la monnaie électronique et de l’épargne formelle en raison de leur manque de familiarité avec la technologie bancaire (Gutiérrez et Del Pilar Guerrero, 2013). Proyecto Capital a donc créé des outils afin de familiariser les femmes à cette technologie. Par exemple, un pilote en cours dans le département de Junin entraîne les bénéficiaires à faire leurs achats de biens de consommation de base dans les commerces de leur communauté avec leurs cartes de débit, plutôt qu’en monnaie liquide. L’accès aux terminaux bancaires et le matériel pédagogique sont associés à des « mesures incitatives concrètes pour les titulaires des cartes et les commerçants » dans le but de susciter la motivation et le désir conduisant à modifier les attitudes et les comportements (Proyecto Capital, 2014b). En sous texte apparaît ici l’enrôlement des employés de ces petits commerces de proximité, qui sont amenés, moyennant des récompenses, à « encourager » les femmes rurales à consommer en monnaie électronique. À force de fréquenter la technologie bancaire via les terminaux, on figure que ces femmes seront à l’aise et accoutumées à leur fonctionnement et qu’elles développeront des dispositions cohérentes avec le projet d’inclusion financière. La figure 2, représentant des bénéficiaires de Juntos tenant fièrement leur carte de débit à l’entrée d’un point de service Multired, illustre bien ces intentions d’acclimatation des clientèles vulnérables au système financier formel.
4. Les mécanismes d’exclusion du développement productif
27 Capaciter et éduquer les clientèles vulnérables afin qu’elles intensifient leur consommation de services financiers formels est une composante importante des initiatives assemblées au sein de la stratégie d’inclusion financière péruvienne. Au fur et à mesure que l’agencement d’acteurs, d’idées et de technologies évolue et se stabilise autour de cette stratégie, l’objectif de produire des consommateurs de produits financiers commerciaux s’inscrit au cœur des actions. On voit ainsi émerger un modèle privilégié pour l’inclusion financière qui est clairement minimaliste. Toutefois, pour en arriver à dégager une forme de pratique dominante dans cet enchevêtrement, il est nécessaire d’exclure certaines manières de faire qui sont divergentes. L’ancrage historique développementaliste de la microfinance est encore perceptible dans l’agencement de la stratégie d’inclusion financière et cela produit des tensions et des incompatibilités avec les points de vue dominants. Un type de pratiques en particulier détonne : celui lié au développement productif.
28 Le développement productif constitue l’une des dimensions de l’éventail de pratiques associées à l’approche holiste en microfinance. Les institutions qui adoptent un modèle de développement productif allient les services financiers à des services complémentaires pour outiller les personnes et les communautés dans leurs petites activités de production afin d’améliorer leurs conditions de vie. Dans le champ du développement néolibéral, les institutions de microfinance qui adoptent une approche holiste font face à de fortes pressions pour délaisser ces services complémentaires non financiers, qui sont perçus négativement puisqu’ils contreviennent à la norme de l’autosuffisance pécuniaire des institutions de microfinance. Le modèle promu dans le champ est plutôt celui de la microfinance minimaliste limitée aux services financiers. Alors que le programme d’inclusion financière prend forme dans ce champ, les impératifs de rentabilité y sont toujours aussi forts et, par conséquent, les services complémentaires continuent d’être réfrénés. Ces impératifs se transposent maintenant aux pratiques plus larges en inclusion financière pour bloquer, à l’intérieur de l’agencement de la stratégie nationale, le potentiel d’articulation entre le développement productif et les programmes publics d’inclusion financière.
29 Les sous-sections suivantes analysent le processus de genèse de deux initiatives publiques en inclusion financière qui ont démarré en amont de la stratégie et qui se développent maintenant à l’intérieur de son cadre fédérateur. Il sera mis en lumière qu’en mobilisant des expertises cohérentes avec les points de vue dominants, au prix de l’exclusion des dissonances, on parvient à rendre l’agencement de la stratégie plus homogène autour d’un modèle d’inclusion financière minimaliste.
4.1. L’initiative de la Banco de la Nación
30 Pour la Banco de la Nación, ce procédé d’exclusion est opéré par les firmes de consultants qui l’ont aidé à développer son propre Programme d’inclusion financière, et par la direction de la Banque, qui poursuit la mise en œuvre de ce programme. Les firmes Inde et Alide ont préparé un module traitant des apprentissages et des expériences locales en inclusion financière, afin d’en extraire les meilleures pratiques à suivre pour le Programme (Banco de la Nacion et al., 2012). La première exclusion consiste en un filtrage des programmes analysés, alors que certains « modèles proposant une synergie entre la prestation des services financiers et non financiers » ne sont pas inventoriés (International Labour Office, 2013). Une seconde exclusion se produit pour les composantes des programmes recensés, alors que le module retient uniquement les aspects liés à l’alphabétisation financière et à l’épargne volontaire. Les aspects liés aux services connexes de développement des capacités entrepreneuriales, d’accès aux marchés et aux infrastructures sont passés sous silence. Une troisième exclusion concerne les formes de services financiers fonctionnant sous le modèle d’autogestion rurale (comme les coopératives d’épargne-crédit et de services, les associations de producteurs et les Bancos communales) qui ne sont pas considérées dans le module sur les apprentissages et les expériences locales (International Labour Office, 2013). Le fait de marginaliser ces pratiques évacue tout un pan des apprentissages locaux ; cela démontre que ce sont seulement certaines expertises qui arrivent à se tailler une place dans l’agencement de la stratégie péruvienne.
31 Les procédés d’alignement institutionnel autour du Programme ont aussi donné lieu à des exclusions significatives. Pour la Banco de la Nación, l’inclusion financière est un nouveau domaine de pratiques pour lequel celle-ci ne dispose pas de toute l’expertise nécessaire en interne, ce qui l’a amenée à mettre en place des accords de collaboration. En 2013, la banque a ainsi fait appel à l’Organisation internationale du travail (OIT) afin d’obtenir un soutien dans l’implémentation de son Programme (Entrevue BN, 2013). Au départ, la direction de la Banque aurait été séduite par l’approche de l’OIT, qui considère que l’action publique en inclusion financière peut s’articuler avec des programmes d’inclusion sociale, mais qu’elle doit, pour ce faire, s’insérer dans des initiatives favorisant le développement productif (Entrevue OIT, 2014). Dans le projet d’accord de collaboration, l’OIT s’engageait en conséquence à suivre la mise en œuvre du Programme de la Banque afin d’évaluer « comment l’initiative permettait aux bénéficiaires d’effectuer une transition vers le développement productif » (Entrevue OIT, 2014).
32 Toutefois, le projet d’accord n’a jamais été signé et la Banco de la Nación s’est finalement distanciée de l’OIT. Les explications fournies par la direction de la Banque en entrevue ne donnent pas d’indications convaincantes sur les motifs du « divorce » et, du côté du chef de programme pour l’OIT au Pérou, on « s’explique très mal » la fin de la collaboration. Il faut se tourner vers les informations apportées par des officiels proches de la stratégie pour saisir que, à l’époque de la signature prévue de l’entente avec l’OIT, des désaccords importants ont été soulevés de la part du ministère de l’Économie et des Finances (MEF) à propos des intentions de la Banco de la Nación. Un fonctionnaire a ainsi expliqué ces lignes de fractures :
Quand le MEF a discuté avec la Banco de la Nación sur les objectifs principaux de la stratégie, la Banque a tenu à souligner que l’objectif principal de la stratégie doit être d’inclure les personnes dans le marché économique. Au MEF, il y a eu un désaccord, car même si le ministère reconnaît que l’inclusion économique doit être le point ultime à atteindre, il estime qu’actuellement, au niveau de la stratégie, on se situe au début du processus d’inclusion. Du point de vue du ministère, il s’agit d’abord d’inclure les personnes financièrement et, ensuite, une fois qu’elles auront un meilleur accès au marché financier, il sera possible d’œuvrer pour les inclure dans le marché économique (Entrevue confidentielle, 2014).
34 Cette explication met en lumière les divergences de visions entre le ministère de l’Économie – ancré dans la finance et l’économie néolibérale, pour qui l’inclusion financière est un nouveau domaine d’action – et l’OIT – une composante progressiste et développementaliste de l’ONU, qui a une idée très claire de ce à quoi doit servir l’inclusion financière. Pour l’OIT, l’intérêt du Programme de la Banco de la Nación n’est pas de pousser plus loin l’inclusion des bénéficiaires dans des facilités financières, « ce qui les mettrait simplement dans une forme de dépendance », mais bien de les « accompagner dans une transition vers le développement productif » (Entrevue OIT, 2014). Du point de vue de l’OIT, le microcrédit est un instrument parmi d’autres permettant que « des gens en situation de vulnérabilité aient la capacité d’accéder à des moyens financiers pour réduire leur vulnérabilité productive et puissent ainsi accéder à un travail décent ». Précisément, l’organisation réfléchit à l’inverse du ministère de l’Économie : la microfinance est un instrument qui vient après que soient garanties la compréhension de la finance et l’articulation avec un emploi productif.
4.2. L’initiative du Midis
35 L’exclusion du développement productif se produit aussi dans le cadre de l’initiative en inclusion financière du ministère du Développement, avec la fuite d’une institution publique, Agrorural. On observe donc que les procédés d’exclusion des pratiques holistes sont multiples, ce qui tend à éliminer cette vision de l’agencement de la stratégie.
36 Agrorural est une entité du ministère de l’Agriculture créée en 2008 pour rapatrier les expériences précédentes en développement productif rural, dont deux programmes de la Fida [16] (Corredor Cusco-Puno et Sierra-Sur). Cette expertise a valu à Agrorural d’être reconnue pour sa spécialisation en capacitation et en sensibilisation financières auprès des populations rurales (Agrorural, 2011). D’ailleurs, c’est en raison de cette expertise que les gestionnaires de Juntos ont initialement fait appel à Agrorural afin d’améliorer le programme, en y adjoignant des modèles de sortie de la pauvreté pour les bénéficiaires (Zárate et al., 2012).
37 Au départ, deux modèles de sortie de la pauvreté ont été testés : un modèle de développement productif holiste, Mi Chacra Productiva (« Ma ferme productive », inspiré par les projets de la Fida), et un modèle d’éducation financière, Promoción del Ahorro (« Promotion de l’épargne », géré par Proyecto Capital et l’IEP) (Ministerio de Desarrollo, 2011). Aujourd’hui, ces projets pilotes ont pris fin et l’initiative en inclusion financière appliquée par le Midis ne reprend pas le modèle de développement productif. Seul le modèle d’éducation financière a été retenu et uniquement en ce qui a trait à la portion de l’apprentissage du fonctionnement du système financier et de la promotion de l’épargne formelle, ce qui exclut les portions plus développementalistes initialement testées.
38 D’autres changements récents à l’initiative du Midis confirment cette tendance. Alors qu’Agrorural était présente dès 2009 pour faire l’éducation et l’accompagnement financier, l'institution a été supplantée en 2014 par une composante ancrée dans le champ de la finance, le Centre d’études financières (Cefi) de l’Association des banques péruviennes (Asbanc) (Ministerio de Desarrollo, 2014). Avec ce changement, l’éducation financière adopte une forme minimaliste, au détriment de la forme holiste intéressée par le développement des capacités économiques et sociales complémentaires. Cette exclusion contribue à l’homogénéisation et à la stabilisation de l’agencement de la stratégie, puisque les pratiques en éducation financière adoptent le même modèle minimaliste que les pratiques de microfinance, en cohérence avec les lignes de conduite du champ du développement néolibéral.
Conclusion
39 Cet article proposait d’analyser les pratiques mises en œuvre au Pérou pour matérialiser l’inclusion financière des clientèles les plus marginalisées. En observant les enchevêtrements d’acteurs, d’idées et de techniques qui s’activent au sein de la stratégie d’inclusion financière, il est apparu que les acteurs publics et privés s’engagent afin d’éduquer et de capaciter les clientèles vulnérables qui n’ont jamais été en contact avec le système financier formel. Par l’éducation financière et l’acclimatation technologique, on cherche à créer chez ces populations le désir et la compétence pour utiliser les services financiers formels. L’analyse a également cerné la nécessité d’exclure certaines pratiques pour stabiliser les agencements et construire un espace social autour de la politique publique en inclusion financière qui soit cohérente avec les présupposés et les visions dominantes dans le champ du développement néolibéral, où il est admis que seul un modèle d’inclusion financière commercial et rentable est susceptible de répondre à la demande colossale des 2,5 milliards de personnes toujours exclues. Il s’ensuit que les modèles alternatifs ou complémentaires liés au développement productif ne cadrent pas dans cette logique de rentabilité. Dans le cas du Pérou, le rôle du public se cantonne alors à accoutumer ou familiariser les clientèles vulnérables et à développer les infrastructures et les cadres réglementaires facilitants pour les institutions financières. Une fois le terrain ainsi défriché, il devient plus aisé pour les institutions financières de prospecter parmi ces poches d’exclusion afin d’en extraire les emprunteurs et les épargnants les plus rentables.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : politiques publiques, microfinance, Pérou, Inclusion financière
Mise en ligne 18/04/2016
https://doi.org/10.3917/rtm.225.0101Notes
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[1]
Cette recherche a bénéficié du soutien financier du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada et du Fonds de recherche du Québec – Société et culture. Je remercie Jacqueline Best et Jane Jenson pour leurs réflexions sur les versions préliminaires de l’article, de même que les examinateurs et la rédaction de la revue pour leurs réflexions constructives.
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[2]
L’enquête de terrain compile des entretiens semi-directifs auprès d’officiels et d’experts engagés dans la genèse de la politique publique en inclusion financière et une collecte de matériaux documentaires. Des entrevues avec cinquante et un intervenants de différents domaines liés à l’évolution de la (micro) finance péruvienne ont été réalisées lors de deux séjours de recherche à Lima en 2012 et six entrevues de suivi en 2013-2014.
-
[3]
Le Pérou est classé au premier rang des climats d’investissement en microfinance pour la septième année consécutive (Economist Intelligence Unit, 2014).
-
[4]
Le rôle que le régulateur du marché financier péruvien (SBS) joue au sein de l’AFI est à cet égard patent. La SBS a reçu le prix du Leadership en reconnaissance de sa participation active en 2014. Elle a contribué à développer les indicateurs d’inclusion financière de l’Alliance, et son superintendante assure la présidence de son comité directeur. Sur l’appréciation des pratiques péruviennes par la Banque mondiale, voir Xavier Gine (cité dans Andina, 2014).
-
[5]
Pour un historique de la microfinance péruvienne, voir Lucy Conger et al. (2009).
-
[6]
Estrategía Nacional de Inclusión Financiera (Enif).
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[7]
La notion de « capacitation » est entendue dans cet article au sens de pratiques visant à rendre les personnes « capables » ou « aptes ».
-
[8]
La difficulté de desservir ces clientèles est attribuable à une série de facteurs, dont l’isolement géographique, les lacunes d’infrastructures routières et bancaires, le coût prohibitif du transport de la monnaie, le manque de collatéral, d’historique bancaire et de littératie financière des populations visées, etc.
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[9]
Pour une discussion des notions d’agencements et de champs, voir Marie Langevin (2015).
-
[10]
Les PTMC sont des programmes qui distribuent des allocations monétaires aux citoyens vivant dans des conditions de pauvreté, selon certaines modalités. Pour un exposé sur leur application en Amérique latine, voir Marco Ceballos et Bruno Lautier (2013). Le programme péruvien Juntos distribue des allocations monétaires à des populations ciblées pour leurs conditions de pauvreté et de vulnérabilité. Les bénéficiaires sont les mères d’enfants de 14 ans et moins vivant dans les ménages considérés comme admissibles et acceptant de se conformer à une série de conditions (scolarisation des enfants, formalisation du statut civil des membres du ménage, suivi en matière de nutrition et de santé). L’État verse à ces clientèles cibles des allocations de 250 soles (70 euros) tous les deux mois.
-
[11]
Dans le modèle de développement néolibéral contemporain, la croissance des opportunités économiques pour les personnes marginalisées passe par le déploiement de pratiques économiques individualistes afin de donner aux personnes pauvres les moyens de modifier leur situation dans le cadre du marché.
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[12]
Sur le continent latino-américain, pas moins de dix-sept pays ont adopté des PTMC, venant en soutien à plus de 20 % de la population. Onze de ces pays développent un arrimage avec des initiatives en inclusion financière (Proyecto Capital, s. d.). Le modèle des PTMC n’est cependant pas unique puisqu’il y a d’importantes particularités locales au plan des trajectoires de mise en œuvre et des pratiques (Ceballos et Lautier, 2013).
-
[13]
Proyecto Capital reprend les idées avancées par Michael Sherraden (1991) dans Assets and the Poor, sur la génération d’actifs par les comptes d’épargne personnels (Individual Development Accounts). L’organisation rejoint aussi la Banque mondiale dans sa problématisation de la pauvreté comme une question d’opportunités devant être élargies en stimulant la croissance et en construisant les actifs des pauvres, entre autres au moyen des marchés financiers (World Bank, 2001). Pour une analyse détaillée du travail de Proyecto Capital au Pérou, voir Judy Meltzer (2013).
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[14]
Carolina Trivelli a quitté son poste ministériel en 2013. Elle coordonne maintenant le projet de monnaie électronique pour l’Association bancaire péruvienne (Asbanc) et agit comme porte-parole du Colectivo Acceso, un regroupement d’acteurs privés impliqués dans le domaine de l’inclusion financière.
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[15]
Le Pérou a rejoint la BCA en 2013.
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[16]
Le Fonds international de développement agricole est une institution spécialisée du système des Nations unies.