Notes
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Chercheur indépendant, mitchvaillant@yahoo.fr.
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Professeur émérite, AgroParisTech, UFR 1102.
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[1]
Lors du Sommet mondial de l’alimentation qui se réunit en 1996 à l’invitation de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), les chefs d’État et de gouvernement adoptèrent la déclaration de Rome sur la sécurité alimentaire mondiale, déclaration par laquelle ils réaffirmaient « le droit de chaque être humain d’avoir accès à une nourriture saine et nutritive conformément au droit à une nourriture adéquate et au droit fondamental de chacun d’être à l’abri de la faim ». Au cours de ce même sommet, le mouvement Via Campesina porta au débat le concept de souveraineté alimentaire de façon à incorporer des thèmes (négligés par la Déclaration de Rome) ayant trait aux conditions dans lesquelles sont produits les aliments, à savoir les conditions d’accès aux ressources naturelles (qui incluent le régime de propriété et les modalités de distribution), les conditions techniques et financières, les conditions d’accès au marché, le développement des infrastructures productives (routes, lieux de stockage...), la défense du patrimoine biologique national et des systèmes alimentaires issus des différentes cultures, entre autres (Bustos et Bustos, 2010).
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[2]
Le non-respect du rythme des saisons peut parfois occasionner de lourdes pertes de production. Tel est le cas de la pomme de terre lorsqu’elle est cultivée en pleine saison des pluies, une période certes incitative en termes de prix mais également optimale pour le développement du mildiou (Phytophtora infestans). Des techniques issues de la génétique et de l’agrochimie (introduction de nouvelles variétés plus résistantes, recours à des traitements fongicides) sont bien souvent convoquées pour limiter les dégâts provoqués par cette maladie cryptogamique.
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[3]
« Discipline scientifique étudiant le fonctionnement des écosystèmes aménagés par les agriculteurs. L’agroécologie cherche à expliquer comment interagissent les cycles biochimiques de l’eau, du carbone, de l’azote et d’autres éléments minéraux dans les champs cultivés et les espaces pâturés. Elle s’intéresse aussi aux multiples interactions entre climat, sol, plantes, herbes adventices, insectes pollinisateurs, vers de terre et microbes du sol, faune domestique, animaux ravageurs, etc. » (Dufumier, 2012).
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[4]
Ces envois d’argent servent, pour l’essentiel, à la satisfaction des besoins fondamentaux des enfants laissés à la charge de leurs grands-parents (ces jardiniers-aviculteurs du bas-pays) depuis le départ de leurs parents à l’étranger.
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[5]
L’autosuffisance du pays en pommes de terre masque une baisse significative de la consommation annuelle par personne, l’évolution de la production n’ayant pas suivi celle de la population.
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[6]
Pour autant, il conviendrait que les droits de douane prélevés à l’importation des produits alimentaires servent à créer de nouveaux emplois productifs et à distribuer des revenus permettant aux populations pauvres, urbaines notamment, de faire face à l’augmentation des prix provoquée par les nouvelles mesures (Dufumier, 2004).
INTRODUCTION
1 Préparer à l’araire des terrasses chahutées par la tectonique (fig. 1, gauche) : archaïque ? Arracher à la main des tubercules cultivés sur les froides pelouses d’altitude (fig. 1, centre) : archaïque ? Transporter, dans la chalina (cette grande écharpe traditionnellement utilisée comme outil de portage), du fourrage frais destiné à l’alimentation de cobayes élevés en cuisine (fig. 1, droite) : archaïque ? Élever un cochon fermier et une maigre vache laitière au piquet : archaïque ?
Un archaïsme paysan en images : des pratiques agricoles d’un autre temps ?
De gauche à droite : guidage de l’araire attelé sur les terrasses du bas-pays (2 900 m d’altitude) ; récolte manuelle de tubercules cultivés sur les « plateaux » d’altitude (4 000 m) ; paysannes, de retour à la ferme, chargées de fourrages destinés aux cobayes.2 Posons la question sans détour : la petite exploitation familiale du Sud andin de l’Équateur, celle qui combine ces différents ateliers de production agricole, ne constituerait-elle pas un véritable archaïsme ? Assurément, répondra-t-on, du moins si, par opposition, la modernité renvoie à ce type d’agriculture qui, moto-mécanisée, spécialisée et chimisée, présente les performances les plus élevées en matière de productivité du travail, de valorisation du capital et de rendement brut maximal à l’unité de surface et/ou par animal. Cette conception de la modernité prend racine dans la recherche du rendement maximal et de l’efficacité matérielle (Tordjman, 2011) quand, au début du XXe siècle, et de concert avec l’essor du capitalisme industriel, la modernisation de l’agriculture allait devenir cette « suite de transformations graduelles qui se sont développées l’une après l’autre, l’une à partir de l’autre, au rythme des avancées successives de la grande industrie mécanique et chimique, au rythme de la sélection des plantes et des animaux domestiques, et au rythme de l’agrandissement et de la spécialisation des exploitations » (Mazoyer et Roudart, 1997). L’archétype en serait aujourd’hui l’exploitation agricole capitaliste symbolisée, en Équateur, par la vaste bananeraie du littoral pacifique ou par la plantation sous serre de fleurs coupées installée en périphérie de Quito. Ceci étant dit, la banane-fruit et la fleur coupée, productions certes très rentables pour l’investisseur, s’avèrent l’être beaucoup moins pour la collectivité nationale, lorsque sont intégrés au calcul les effets directs et indirects de l’investissement, la valeur des biens et des services consommés, et le coût d’opportunité de l’ensemble des ressources nationales consommées au cours du processus de production (Cochet et Gasselin, 2007). Les résultats peuvent même apparaître comme socialement et écologiquement inacceptables : concentration des ressources aux mains d’une minorité privilégiée, atteintes au milieu (déforestation, dégradation des écosystèmes par la contamination des sols et des eaux), précarité des conditions de travail comme forme de dumping social dans le jeu de la concurrence internationale (emplois de basse qualité, inconsistance des régimes de protection sociale et de droits des salariés, etc.), politiques publiques ciselées pour les intérêts des investisseurs (fiscalité accommodante, réglementations laxistes en matière de droits de l’environnement et du travail... ; Gasselin, 2006 ; Cepeda et Cochet, 2012).
3 Les externalités négatives produites par ce type d’agriculture, conjuguées aux dramatiques conséquences de la crise écologique, sociale et financière qui ébranla le pays à la fin du XXe siècle, ne seraient-elles pas à l’origine des nouvelles demandes adressées depuis par la société à son agriculture ? Ces demandes, fondues dans le principe de souveraineté alimentaire [1] édicté dans la constitution de la République d’Équateur de 2008, embrassent plus particulièrement les éléments suivants : nourrir correctement les villes, créer de l’emploi en milieu rural et augmenter le niveau de revenu de ses habitants, préserver l’environnement. Dans ce nouveau contrat entre la société et ses agriculteurs, l’exploitation agricole capitaliste est-elle la mieux placée pour répondre à ces enjeux ? Ou la petite exploitation familiale, si archaïque puisse-t-elle encore apparaître aux yeux de certains, disposerait-elle finalement de quelques atouts pour relever ces nouveaux défis ? Par ailleurs, interroger la dualité modernité-archaïsme n’implique-t-il pas de discuter du choix des indicateurs de performance des différentes formes d’agriculture et des interprétations qui résultent de leur mise en perspective ?
4 Telles sont les questions auxquelles nous nous attachons à répondre dans le présent article en partant du cas de la haute vallée andine du Cañar, en Équateur (fig. 2). Pour ce faire, sont comparés, en mobilisant divers indicateurs de performance, les résultats des types d’exploitations les plus illustratifs de l’évolution récente de l’agriculture du Haut-Cañar (partie 2). Au préalable, nous aurons pris soin de contextualiser l’étude et de décrire brièvement l’approche adoptée pour l’appréhender (partie 1). Quant à la troisième partie, elle discutera, à partir des résultats, la place de l’agriculture familiale andine dans l’Équateur d’aujourd’hui ainsi que le rôle de l’État dans la mise en œuvre de politiques publiques capables de répondre aux demandes que la société assigne à ses campagnes.
Carte de l’Équateur et localisation de la haute vallée du Cañar
Carte de l’Équateur et localisation de la haute vallée du Cañar
CONTEXTUALISATION DE L’ÉTUDE ET POINTS DE MÉTHODE
Histoire récente des transformations agraires du Haut-Cañar
5 La haute vallée du Cañar se compose de trois écosystèmes étagés (de 3 200 à 4 450 m d’altitude) aux aptitudes agricoles contrastées. Des « plateaux » d’altitude sculptés par les glaces, « humides » et recouverts d’une végétation à graminées, basse, dense et typique des Andes septentrionales (les páramos), dominent l’ensemble. Le bas-pays est formé de terrasses superposées alternant clos intensément cultivés (cultures assolées en rotation, jardins) et champs ouverts destinés à l’affouragement d’un cheptel bovin laitier. Entre les deux, s’intercalent une corniche organisée en mosaïques de prairies et de petits champs de tubercules, avec une lande par endroits. Ce paysage agraire constitue le fruit d’une longue histoire profondément marquée par la colonisation espagnole qui, en cantonnant sur un espace confiné une société précolombienne assujettie, jeta les bases d’une économie locale éminemment agricole fondée sur la grande propriété (hacienda) et l’exploitation de la force de travail indienne (reproduite dans le carcan du minifundium). Ce système, l’oligarchie foncière créole s’empressa de le reconduire une fois à la tête de l’État républicain, pour le maintenir, sans modification majeure, jusqu’au milieu du XXe siècle. Par la suite, ni les politiques d’industrialisation par substitution d’importations ni les politiques néolibérales ne parvinrent à établir les conditions favorables au développement de l’agriculture familiale. Les trois réformes agraires mises en œuvre pendant les années 1960-1970 eurent notamment une portée extrêmement modeste, comme en témoigne par exemple l’indice de Gini de répartition de la terre, qui a « baissé », à l’échelle nationale, de 0,86 en 1954 à 0,80 en 2000, indice restant l’un des plus élevés au monde (Larrea, 2008). Il n’est peut-être pas inutile de préciser que plus que la redistribution de la terre, ce fut la colonisation agricole de vastes régions forestières (versants extérieurs des cordillères, plaines amazonienne et côtière) qui fut privilégiée par les pouvoirs publics, ce qui permit à ces derniers de désamorcer bon nombre de conflits agraires au long de la sierra tout en préservant les intérêts des classes dirigeantes du pays. Par voie de conséquence, l’expansion de surfaces cultivées aux dépens d’écosystèmes fragiles (forêts humides, páramos) accrut globalement les risques d’érosion et de surexploitation des potentialités agricoles et écologiques de l’Équateur (Vos, 1988).
6 Quelques familles du Haut-Cañar, mieux dotées par l’histoire, parvinrent certes bien à tirer parti de ces politiques : elles accrurent la taille de leur exploitation, formant ensemble un front fourrager avançant sur la corniche – puis dans les páramos – dans le but de produire du lait de vache, une orientation agricole prise plus tôt par les descendants des derniers grands domaines fonciers. Mais, pour la plupart des familles, l’inégale répartition du foncier (indice de Gini 2000 ≥ 0,64) dans une région où les réformes agraires s’étaient pourtant révélées moins timides qu’ailleurs, ainsi que l’accroissement des écarts de productivité du travail entre l’agriculture minifundiaire de la haute vallée et les autres branches de l’économie équatorienne et internationale, les contraignirent à adapter leurs pratiques agricoles aux exigences du marché. Pour réduire le temps passé sur l’exploitation et l’affecter à des activités « extérieures » rémunérant davantage le travail, elles simplifièrent leur historique système de polyculture-élevage diversifié, notamment en réorganisant les successions culturales par un processus de sélection des espèces (abandon de celles trop exigeantes en travail, à croissance lente ou sans débouché commercial au profit d’espèces valorisant davantage les espaces libérés) et en adoptant, sur la corniche et les « plateaux » d’altitude, de nouvelles pratiques faisant moins de cas des processus biologiques (raccourcissement de la durée de la friche herbeuse, emploi d’intrants de synthèse pour la culture de tubercules, fin des transferts de fertilité entre écosystèmes). Nombre d’entre elles combinèrent la conduite de cette exploitation agricole, trop petite pour satisfaire leurs besoins essentiels, à la location de leur force de travail, toujours davantage et toujours plus loin : d’abord en ville et dans les vastes plantations agro-commerciales (banane, canne à sucre, cacao) du littoral pacifique équatorien, puis à l’étranger (États-Unis d’Amérique et Espagne, très majoritairement) lorsqu’advint ce moment de convergence de crises diverses et variées qui, en se nouant et en se renforçant mutuellement à la fin du siècle précédent, ouvrit la période économique la plus sombre de l’histoire républicaine de l’Équateur (Acosta, 2006).
7 Si le processus de différenciation sociale a produit d’évidentes inégalités dans la répartition des ressources et l’accumulation du capital, à l’origine d’une diversité d’exploitations agricoles, l’histoire (ici brièvement résumée) nous enseigne que deux formes principales d’agriculture ont grandement contribué à la transformation du paysage et à la recomposition de la société agraire de la haute vallée au cours du dernier demi-siècle. La première, fait de la frange la plus nombreuse et la plus défavorisée de cette société, consiste en une agriculture de polyculture-élevage diversifié combinée à la vente de force de travail. La seconde, pratiquée par les familles relativement plus aisées, combine spécialisation laitière (partielle) de l’unité de production agricole et activités de commerce et de services.
Mesurer et comparer les performances des exploitations agricoles : points de méthode
8 Illustratives des deux dynamiques mentionnées plus haut, deux catégories de familles – situées aux extrémités de l’arc social du Haut-Cañar – ont été étudiées, en 2008, avec observation des pratiques agricoles et analyse des résultats technico-économiques de leurs exploitations :
- Les jeunes ménages restés au pays – faute d’avoir pu réunir les conditions du départ ou d’avoir réussi dans leur tentative d’émigration – forment la catégorie la plus précaire de la société agraire du Haut-Cañar, combinant salariat à temps partiel et agriculture minifundiaire.
- Les hacendados, catégorie qui n’a de rapport avec la grande propriété d’avant les réformes agraires que parce qu’ils ont hérité des derniers terrains non cédés, du rang social et parfois des réseaux commerciaux et politiques qui y étaient rattachés. Cette catégorie regroupe des familles installées en ville, exerçant des métiers à haut niveau de rémunération (profession libérale, direction d’entreprise) et ayant fait de leur domaine foncier – souvent à haute valeur patrimoniale – une exploitation laitière à salariés hautement productive – à l’échelle de la haute vallée.
10 Une troisième catégorie a été retenue dans la mesure où ses spécificités peuvent se révéler riches d’enseignement au regard de l’objet de la présente étude :
- Les jardiniers-aviculteurs du bas-pays, catégorie rassemblant les familles qui, mieux dotées que les précédentes en moyens de production, sont à la tête d’exploitations marchandes de polyculture-élevage qu’ils combinent à des activités prolongeant l’acte de production initial ainsi que des activités de services et de commerce.
12 Précisons que ces trois catégories (réunissant quarante-sept familles à partir d’un échantillonnage raisonné) ne constituent qu’un fragment de la diversité des agricultures de cette région, fragment ici ciselé pour répondre aux questions énoncées en introduction. Pour chaque catégorie – prise en tant qu’ensemble de familles nucléaires disposant d’une même gamme de ressources et pratiquant une combinaison comparable d’activités tout en se situant dans des conditions socio-économiques analogues –, l’approche des réalités en termes de système est menée à trois niveaux emboîtés : la parcelle et le troupeau (niveau 1), l’exploitation agricole comme échelle privilégiée d’observation de ses composantes et des pratiques agricoles, analysée grâce au concept de système de production (niveau 2). Celle-ci correspond à son tour à un sous-ensemble de la combinaison d’activités (niveau 3), réalité abordée à l’aide du concept de systèmes d’activité (Gasselin et al., 2014). Cette réalité – à la fois construction historique et pratique courante de la société agraire cañari (toutes catégories confondues) – est appréhendée dans la mesure où elle constitue « le véritable domaine de cohérence des pratiques agricoles » (Paul et al., 1994). Le plus grand soin a par ailleurs été apporté à l’examen des interdépendances, interactions et interférences qui s’établissent entre les éléments constitutifs du système d’activité, notamment les relations de complémentarité dans l’utilisation des ressources naturelles et l’affectation de la main-d’œuvre familiale et des moyens de production entre ses différents sous-systèmes.
13 Directement reliées aux processus techniques, les performances économiques des systèmes de production agricole, d’une part, et des systèmes d’activité, d’autre part, ont été mesurées. La valeur ajoutée et le revenu sont les deux grandeurs calculées : alors que la première correspond à la création de richesse résultant du fonctionnement du système, la seconde rend compte de ce qui reste aux familles après la répartition de cette valeur ajoutée (Cochet, 2011 ; article de Hubert Cochet dans ce même numéro). Ces deux grandeurs sont à l’origine de deux indicateurs de performance en agriculture (dimension productive) : la productivité du travail agricole, qui correspond à la richesse créée (valeur ajoutée) rapportée à la durée effective de travail nécessaire à la mise en œuvre du système de production agricole (cet indicateur rend compte de l’efficacité du travail agricole incorporé dans le processus productif), et la richesse créée à l’unité de surface. Indicateurs de performance économique et critères d’autres natures – retenus pour appréhender les dimensions écologique et sociale de la performance, en partant de la fine analyse des pratiques (mode de renouvellement de la fertilité des sols, nombre de travailleurs engagés à l’unité de surface, place de l’agriculture dans la constitution du revenu annuel total) – ont été comparés, d’une catégorie à l’autre, en distinguant bien l’indicateur « productivité du travail agricole » de tous les autres, dans la mesure où celui-ci constitue bien souvent l’indicateur (unique) aujourd’hui mobilisé pour séparer les agriculteurs « modernes » des archaïques.
RÉSULTATS : ET SI LA MODERNITÉ N’ÉTAIT PAS FORCÉMENT LÀ OÙ ON L’ATTENDAIT ?
Spécialisation laitière : la voie de la modernité ?
14 Pointe avancée de l’agriculture industrielle locale, certaines haciendas ont aujourd’hui atteint un niveau élevé d’équipements (salle de traite, irrigation fixe, tracteur), tout en recourant à des techniques que d’aucuns qualifieraient de modernes (fécondation par insémination artificielle, irrigation par aspersion de prairies temporaires mises en défens, pâturage au fil avant, usage intensif d’intrants de synthèse). Ce n’est donc pas un hasard si elles constituent le modèle le plus performant de la haute vallée, du double point de vue de la production brute rapportée à l’hectare ou à la vache reproductrice, et de la richesse créée par actif et par jour (tabl. 1). Ces haciendas, nous l’avons dit, ont constitué le creuset de la « modernisation » de l’agriculture à partir des années 1960, processus qui tend depuis lors à s’étendre – à des degrés divers – à de nouvelles franges de la société agraire cañari. C’est que l’élevage bovin laitier exige deux fois moins de travail, à l’unité de surface, que la chacra andina, à savoir ce complexe système de culture à base de maïs hérité de l’époque précolombienne (base de l’alimentation familiale). À l’heure où une part croissante de leurs membres est affectée à des activités autres que l’agriculture plus rémunératrices et – au moins en partie – ailleurs qu’en Équateur, certaines familles ne sont plus en mesure de – ou n’ont plus intérêt à – produire du maïs et des tubercules. Relativement bien dotées en terre et en capital, elles se tournent alors vers la spécialisation agricole la plus pertinente au regard des conditions dans lesquelles elles opèrent : cours du lait relativement stable depuis plus d’une décennie, distribution plus régulière de revenus au long de l’année, risque agricole moindre, calendrier allégé et, surtout, lissé de ses pointes de travail agricole.
15 À y regarder de près, ce processus de spécialisation laitière tient en fait de la substitution progressive du capital au travail et de la simplification des agro-écosystèmes. Car le fonctionnement des unités de production laitière a cessé de reposer sur la mise en valeur complémentaire des différents paliers agroécologiques – via des transferts latéraux de fertilité moyennant le déplacement – très exigeant en travail – de ruminants depuis les aires pâturées d’altitude vers les soles cultivées du bas-pays – pour dépendre de l’usage intensif de produits issus de l’agrochimie. Cette technique, qui est allée de pair avec l’introduction de races bovines à haut potentiel génétique et d’associations de semences fourragères à haute densité énergétique, a incontestablement accru le rendement laitier annuel par reproductrice, tout en libérant l’éleveur du temps qu’il consacrait autrefois aux fastidieuses opérations liées au renouvellement de la fertilité des sols (opérations fastidieuses dont, nous le verrons plus loin, bon nombre sont encore pratiquées par les familles minifundistes de la haute vallée). Le revenu agricole par actif et par an atteste du reste des progrès accomplis par les exploitations laitières en matière de productivité du travail (tab. 1).
Résultats technico-économiques des exploitations agricoles, selon la catégorie sociale
Les jeunes ménages au pays | Lesjardiniers-aviculteurs du bas-pays | Les hacendados | |
Surface agricole utile (ha) | 2,0 | 5,5 | 28,0 |
Revenu annuel total (USD2007) | 3 268,5 | 10 572,3 | 32 224,6 |
Revenu journalier par équivalent-adulte familial (USD2007) | 2,4 | 5,7 | 17,1 |
Seuil de survie (USD2007/jour) | 2,6 | 2,6 | 2,6 |
Affectation de la main-d’œuvre | |||
Temps consacré à l'agriculture( %) | 34,7 | 59,0 | 65,9 |
Temps consacré aux autres activités( %) | 65,3 | 41,1 | 34,1 |
Revenu agricole annuel (USD2007) | 1 243,2 | 4 443,8 | 11 116,6 |
Part de l’agriculture dans le revenu annuel total( %) | 38,0 | 42,0 | 34,5 |
Richesse créée à l’unité de surface (USD2007/ha) | 785,9 | 856,5 | 620,7 |
Productivité du travail agricole (USD2007/jour) | 7,9 | 7,9 | 27,7 |
Revenu agricole rapporté à l’unité de surface (USD2007/ha) | 637,5 | 808,7 | 397,0 |
Revenu agricole rapporté à l’unité de travail (USD2007/jour) | 6,4 | 7,5 | 17,7 |
Quantité de travail à l’unité de surface (jour/ha) | 100,0 | 108,2 | 22,4 |
Performances zootechniques (atelier bovin laitier) | |||
Race bovine | rustique | croisée | Holstein |
Rendement (moyen) laitier annuel par vache laitière | 925,0 | 1 700,0 | 3 100,0 |
Pour l'atelier, richesse créée par actif et par jour (USD2007) | 5,0 | 9,1 | 21,7 |
Résultats technico-économiques des exploitations agricoles, selon la catégorie sociale
.16 Pour autant, force est de reconnaître qu’en « court-circuitant » les processus biologiques et en compartimentant la gestion des différents écosystèmes étagés, l’adoption de techniques basées sur l’usage intensif d’intrants de synthèse a pour corollaire de conditionner les performances technico-économiques des exploitations laitières aux fluctuations des cours mondiaux des énergies fossiles (à la base de la fabrication des engrais azotés commercialisés localement) et des produits phytosanitaires et vétérinaires. L’usage croissant de produits chimiques se conjugue à la simplification des écosystèmes, au risque d’altérer leurs potentialités écologiques et de compromettre la fertilité des sols à long terme et la qualité des eaux. Notons que cette forme d’agriculture s’avère également tributaire de la disponibilité en co-produits de l’agro-industrie nationale que les éleveurs du Haut-Cañar emploient pour la fertilisation organique de leurs prairies (fientes de volailles séchées provenant des grands élevages avicoles du littoral) et la fourniture, à leurs animaux, de rations complémentaires, accroissant de la sorte leur dépendance économique à l’égard de l’extérieur (du Haut-Cañar). Se pose ici la question de savoir si l’essor de cette forme d’agriculture est vraiment dans l’intérêt du plus grand nombre (tant localement qu’à l’échelle de la collectivité) et contribue effectivement au respect des équilibres écologiques.
Une agriculture familiale fondée sur les principes de l’agroécologie : archaïsme, ou modernité vue sous un autre angle (social et écologique) ?
17 Si la spécialisation laitière progresse au sein d’un très grand nombre d’exploitations agricoles de la haute vallée (le paysage s’homogénéisant en conséquence), il reste que certaines familles continuent de mettre en œuvre, au sein de leurs exploitations minifundiaires, des systèmes qui valorisent la diversité des conditions géomorphologiques (microclimats, relief, réseau hydrographique) et pédologiques de la haute vallée pour produire, sur divers paliers écologiques, une grande variété d’animaux et de végétaux. Certes, elles aussi mettent en valeur des aires pâturées (en rotation avec deux cycles de tubercules impliquant l’emploi de produits chimiques) sur lesquelles elles élèvent un petit troupeau laitier. Les performances zootechnique et économique de cet atelier sont toutefois très inférieures à celui conduit par les haciendas (tab. 1), en raison de conditions agroécologiques plus défavorables et d’un plus bas niveau d’intensification en capital (race rustique, pâtis). Mais ce qui frappe dans cette forme d’agriculture, c’est la mise en œuvre de complexes systèmes de polyculture-élevage diversifié au bas-pays. Quelques ruminants (bovins laitiers, ovins) et une basse-cour (cobayes, volailles et porcs) sont étroitement et intelligemment associés aux cultures par l’utilisation des déjections animales (contribution à la restauration de la fertilité par les transferts de matière organique) et la valorisation des co-produits de culture (affouragement des animaux). Loin de s’affranchir des processus biologiques (par le recours aux intrants de synthèse et le non-respect du rythme des saisons [2]), les familles minifundistes s’efforcent au contraire de maximiser la production de biomasse utile par un usage intensif des ressources naturelles renouvelables (soleil pour la photosynthèse, air, gaz carbonique, terre, eau). La consommation d’énergies non renouvelables (énergies fossiles en tête) y est ainsi réduite, abaissant ce faisant les coûts de production et limitant l’impact de l’agriculture sur l’environnement. Les associations de plantes et les successions culturales sur les mêmes parcelles constituent par ailleurs des pratiques aux effets agronomiques et écologiques bénéfiques, dans la mesure où elles participent du maintien de la biodiversité – par la diversification des productions – tout en contribuant à la lutte contre les bio-agresseurs – par la rupture de leur cycle de développement et/ou de reproduction. L’illustration la plus éloquente de ce type d’agriculture ne serait-elle pas la chacra andina ? Héritée de l’histoire, cette savante association d’espèces végétales aux comportements physiologiques complémentaires (maïs, légumineuses, cucurbitacées) vise en effet à diversifier les productions destinées à l’autoconsommation familiale, à la vente et à l’alimentation animale, tout en optimisant l’usage des ressources du milieu.
18 Cette forme d’agriculture – qui repose en fait très largement sur les principes de l’agroécologie [3] –, les jeunes ménages au pays la pratiquent au sein d’unités de production caractérisées par la précarité foncière (pas de terre en propre), la mobilisation de leur réseau familial, communautaire et affinitaire pour accéder aux moyens de production (métayage, usufruit d’un lopin individuel sur les communaux), le bas niveau d’équipement de l’exploitation et l’instabilité d’un calendrier agricole perturbé par les opportunités d’emploi extérieur (peu qualifié, irrégulier et chichement rémunéré) auxquelles il leur faut pourtant nécessairement recourir. Preuve en serait que ces familles dégagent un revenu total par actif et par jour qui, en plus de présenter un écart de 1 à 7 avec l’autre extrémité de l’arc social (à savoir les hacendados) est très proche du seuil de survie (tab. 1). Cela signifie qu’elles parviennent à peine à satisfaire leurs besoins fondamentaux et qu’elles consomment la totalité de leur revenu (pas d’épargne, ni d’accumulation). On peut dès lors aisément comprendre pourquoi l’émigration est considérée par bon nombre de jeunes comme une voie de sortie de la pauvreté, a fortiori lorsque la réussite économique est au rendez-vous (Vaillant, 2013).
19 Mais il est aussi des familles qui, parce qu’elles ont un accès sécurisé – en quantité et en qualité – aux ressources naturelles (eau, terre) et qu’elles peuvent compter sur un large collectif de travail (main-d’œuvre familiale, entraide), mettent en œuvre, au sein de leur exploitation d’un seul tenant au bas-pays, des systèmes de polyculture-élevage diversifié qui leur permettent à la fois de satisfaire leurs besoins essentiels, d’accumuler du capital et de s’équiper. Tel est le cas de ceux que l’on a appelé les jardiniers-aviculteurs du bas-pays qui, mobilisant un complexe système de rapports sociaux de production (marchands et non marchands), de taille variable selon les activités, les ressources mobilisées, les périodes de l’année, produisent des biens alimentaires et non alimentaires qu’ils auto-consomment, vendent directement à la ferme ou commercialisent sur les marchés des villes alentour. Si cette catégorie produit les aliments traditionnels de la haute vallée (maïs, orge, tubercules, cobayes, œufs, viande de porc et de volaille, lait de vache), sa singularité tient à la présence de petits élevages avicoles plus intensifs en capital et en travail (poulet de chair, caille), et d’un ou plusieurs jardins intensément cultivés (potager, « herbier médicinal » de plein champ, fraiseraie), irrigués et bénéficiant de diverses techniques pour assurer le maintien de leur fertilité (lombriculture, compostage des déchets de cuisine et des résidus de culture, épandage des déjections animales, rotations et associations culturales). Ces exploitations agricoles forment, dans la mosaïque des unités de production de la haute vallée, les nœuds passants de commercialisation directe, les centres réputés d’approvisionnement en semences – y compris de variétés traditionnelles en voie d’abandon qu’elles s’efforcent de sauvegarder – et en reproducteurs de petits animaux (cobaye, volaille), ainsi que des lieux privilégiés d’échanges paysans (informations, conseils). Elles constituent des foyers d’innovation que les familles entretiennent par l’observation et l’expérimentation, mais aussi par l’insertion dans des réseaux professionnels qui leur assurent un accès privilégié (et des prix stables et rémunérateurs) au marché labellisé « agroécologique » de la capitale régionale, qui leur proposent de nouvelles techniques, subventionnent, au moins en partie, certains investissements et promeuvent la qualité des produits. Les savoir-faire de ces familles ne se limitent du reste pas à la seule agriculture dans la mesure où celles-ci pratiquent également des activités de transformation et/ou de service agricole qui prolongent l’acte de production initial : artisanat textile (valorisation de la laine d’ovins transformée en étoffes), médecine traditionnelle (remèdes élaborés à base de plantes cultivées dans l’« herbier médicinal » ou collectées dans le milieu), arairage. Cette combinaison d’activités, fondée sur la valorisation des ressources naturelles et de savoir-faire ancestraux, permet aux familles qui la pratiquent de dégager un revenu par actif et par an deux fois supérieur à celui des jeunes ménages au pays. Mais là ne réside pas tant la surprise délivrée par la comparaison des résultats entre catégories sociales, notamment parce que les envois d’argent contribuent pour une part non négligeable à la formation du revenu annuel total des jardiniers-aviculteurs du bas-pays [4] (tab. 1). Surprise est plutôt de relever que ces derniers, à la tête d’exploitations familiales marchandes, « écologiquement intensives » et de taille moyenne (environ 5 ha), dégagent un revenu annuel par unité de surface deux fois supérieur à celui obtenu par les hacendados, tout en utilisant près de cinq fois plus de travailleurs (tabl. 1) ! Mieux : les jeunes ménages au pays, pourtant situés tout en bas de l’échelle sociale, avancent des performances relatives à peine moins élevées. En bref, si la petite agriculture familiale crée de toute évidence moins de richesse par actif et par an que les grandes exploitations laitières voisines à salariés (modèle de développement agricole pourtant promu par les gouvernements successifs), elle s’avère en revanche plus performante à l’unité de surface, tout en employant plus de travailleurs. Certes, l’agriculture contribue pour moins de la moitié à la formation du revenu total de ces catégories sociales, mais n’est-ce pas déjà une exigence des plus élémentaires – et une voie de développement à frayer – dans un pays qui, depuis des décennies, peine à juguler les mouvements migratoires vers les bidonvilles de ses métropoles comme vers l’étranger ? Par ailleurs, si l’outillage reste encore très largement manuel, ces systèmes de polyculture-élevage diversifiés font un usage intensif des ressources renouvelables, recyclent et assurent la restauration de la fertilité : de toute évidence une réelle modernité dans un pays où la dégradation des écosystèmes et la dépendance économique à l’égard de l’extérieur préoccupent.
ÉLÉMENTS DE DISCUSSION : TIRER PARTI DE LA MODERNITÉ DE L’AGRICULTURE FAMILIALE
Quelle place pour l’agriculture familiale andine dans l’Équateur d’aujourd’hui ?
20 Adoptée la même année que les émeutes de la faim qui éclatèrent dans plusieurs régions du monde, la constitution équatorienne de 2008 pose comme principe la souveraineté alimentaire du pays. Il est vrai que, si les rations alimentaires journalières distribuées sont suffisantes, le régime reste déséquilibré et déficitaire. Y font notamment gravement défaut les groupes d’aliments produits dans la sierra : céréales (blé, maïs), tubercules [5] et légumineuses (pois sec, lentille, lupin) (Peltre-Wurtz, 2004). Serait-ce donc absurde de penser que l’Équateur puisse enfin confier une part de sa souveraineté alimentaire à sa paysannerie andine ? Poser la question se justifie davantage encore quand on sait que les petits et moyens producteurs continuent d’approvisionner – certes dans de moindres proportions qu’avant (en quarante ans, de 65 à 40 % en volume) – le marché intérieur en biens alimentaires (Rosero, 2009). Bref, prendre à bras-le-corps la question de la souveraineté alimentaire en Équateur passe par la montagne et par ceux qui s’efforcent encore de la mettre en valeur en dépit d’une baisse des prix réels des produits vivriers depuis trente ans (García Pascual, 2006). Ceci étant, intéresser des catégories de la société agraire de la haute vallée telles que les jeunes ménages n’est pas chose aisée, pour des raisons maintes fois évoquées (accès aux ressources, coût d’opportunité de la main-d’œuvre familiale, etc.). Et même s’il n’est pas interdit de penser que la conjoncture (temps de crise mondiale) inverse la perspective et redonne aux yeux de certains candidats au départ ou d’émigrés de l’intérêt pour l’agriculture, il faudra d’abord une rémunération décente et relativement stable pour que des familles soient effectivement en mesure de rester et vivre dignement au pays. Il faudra donc des politiques publiques favorables à cette petite agriculture familiale andine.
Pour des politiques publiques favorables à l’agriculture familiale andine
21 De l’enjeu de politiques publiques favorables à ce type d’agriculture, on n’en donnerait probablement pas de raccourci plus saisissant que l’histoire du blé en Équateur, et plus précisément dans la haute vallée du Cañar, grenier de la province du même nom jusque dans les années 1970. C’est qu’au moment des réformes agraires des années 1960-1970, l’État, en maintenant délibérément les prix de la céréale au plus bas dans le but de nourrir, à moindre coût, les villes en plein essor, découragea les paysans andins d’investir dans cette culture. Il en résulta une chute de la production nationale que l’État fut contraint de compenser en recourant massivement aux importations à bas coût en provenance des États-Unis d’Amérique principalement. En quinze ans (1970-1985), celles-ci furent ainsi multipliées par quatre (au point de constituer 95 % de la consommation nationale de blé) alors qu’au cours de la même période, la production nationale s’effondra dans un rapport presque équivalent. Précisons qu’en sus d’être produit dans des conditions de productivité bien supérieures à celles dans lesquelles opéraient les céréaliculteurs équatoriens, le blé nord-américain bénéficiait de subventions à l’exportation, mais aussi d’un contexte favorable à l’importation en raison de la surévaluation de la monnaie nationale.
22 À l’inverse, la mise en œuvre (à la même époque) de nombreux dispositifs publics d’aide à la filière laitière conjugués aux lourds investissements dans les infrastructures de communication et d’irrigation, le maintien d’un haut niveau de protection douanière (sous la pression des grands propriétaires fonciers), puis l’administration récente des prix du lait à un niveau stable et rémunérateur, favorisèrent – et favorisent encore aujourd’hui – l’essor de l’élevage bovin laitier. Morale de l’histoire, que l’on pourrait résumer en un (gros) mot : protectionnisme. Car l’instauration de droits de douane conséquents établirait les conditions d’une hausse des prix au producteur [6] et, partant, d’une élévation de la rémunération du travail agricole. Cette mesure pourrait aussi inciter certains agriculteurs à accroître leur surface emblavée (blé et maïs cultivés en pluvial) aux dépens d’une partie des prairies temporaires irriguées du bas-pays, ce qui aurait pour effets (bénéfiques) de contribuer à apaiser les tensions sur une ressource hydrique si convoitée et de consacrer les terrains potentiellement les plus productifs à la production de céréales aujourd’hui déficitaire à l’échelle nationale (souveraineté alimentaire à établir). Ceci étant, la promotion d’une agriculture familiale (vivrière et marchande) à l’abri de la concurrence internationale par l’adoption de mesures protectionnistes n’a de chance de produire des résultats que si elle est menée de front avec la question de la redistribution de la terre et, plus largement, de l’accès et du partage des ressources naturelles. Car on aura beau retourner la question dans tous les sens, le minifundisme, construction sociale léguée par l’histoire, reste (jusqu’à ce jour irrésolu) le problème nodal de l’agriculture familiale. On a vu comment, à la tête d’exploitations de taille moyenne (environ 5 ha) dotées d’un accès sécurisé à l’eau agricole et à un marché rémunérateur, les jardiniers-aviculteurs du bas-pays étaient en mesure de contribuer à la souveraineté alimentaire du pays. Aussi l’État équatorien serait-il bien inspiré de procéder à une authentique réforme agraire en agissant à une toute autre échelle que la haute vallée, où le démantèlement des dernières haciendas ne résoudrait qu’à la marge – et à court terme – la question du minifundisme.
23 Si des mesures politiques sont souhaitables pour protéger les denrées agricoles de base (blé, lait) de la concurrence étrangère et relever conjointement les revenus des céréaliculteurs et des éleveurs de la haute vallée – et de leurs secteurs, amont et aval, respectifs –, il peut être également pertinent de promouvoir, dans une région où le minifundisme prédomine largement, des productions agricoles qui créent davantage de richesse à l’unité de surface. Car les faibles performances (rendement brut à l’hectare ou par animal, richesse créée par actif) obtenues avec certaines espèces végétales et animales locales peuvent être compensées par l’organisation de filières à haute valeur ajoutée (maraîchage, transformation de petits fruits et de tubercules secondaires d’origine andine, infusions de plantes locales, remèdes à base de plantes médicinales...) qui associeraient entretien de la biodiversité domestique – avec, en implicite, la sauvegarde du milieu – et recherche de débouchés. L’agriculture biologique, cette agriculture savante fondée sur les principes de l’agroécologie que pratique toujours la très grande majorité des familles paysannes du Haut-Cañar, représente l’une des voies les plus prometteuses à explorer (Altieri, 1999 ; Schutter (de), 2010 ; Dufumier, 2012). De quelque chose malheur est bon, se risquerait-on d’ailleurs à avancer sur le sujet, quand on sait que ces familles pratiquent encore l’agriculture biologique (exception faite des tubercules cultivés en altitude) probablement et en partie faute d’avoir disposé, par le passé, des moyens d’intensifier en capital leurs systèmes de production agricole et d’être en capacité aujourd’hui d’émigrer et de spécialiser conjointement leurs exploitations vers l’élevage bovin laitier.
24 L’agroécologie, rappelons-le, a pour principe premier la gestion en circuit court des cycles de l’eau, du carbone, de l’azote et des éléments minéraux. Ceci étant, précisons que la notion de circuit court ne se limite pas à la sphère de production, mais qu’elle fait aussi sens dans celle de la commercialisation, l’adjectif « court » ne renvoyant pas à la seule notion de distance géographique mais également à celle de distance commerciale entre producteurs et consommateurs. Comme le montre le cas des jardiniers-aviculteurs du bas-pays, les agriculteurs ont en effet tout intérêt à raccourcir les circuits de façon à garder pour eux une plus grande part de la richesse créée. Les marchés agroécologiques (clairement de niche) des capitales régionales constitueraient de précieux débouchés s’ils étaient fréquentés par des consommateurs (à fidéliser) soucieux de leur santé et/ou motivés pour « défendre un modèle alternatif de production (agroécologique), de consommation (locale) et d’échange (solidaire) » (Heinisch et al., 2014) et prêts, à ces fins, à payer – à des prix justes et stables – pour une alimentation saine, diversifiée et de qualité. Ces marchés constitueraient également de précieux débouchés s’ils étaient organisés par des collectifs aux intérêts partagés (collectivités locales, producteurs et leurs organisations, consommateurs, etc.). L’intérêt de la diaspora cañari pour les produits de terroir – qui renvoient à des valeurs culturelles – pourrait aussi laisser entrevoir des débouchés prometteurs, à la condition de s’interroger au préalable sur les mesures à prendre pour que l’approvisionnement de ce marché captif ne tombe pas aux mains d’une poignée de grands producteurs et d’exportateurs, mais garantisse une part conséquente de la valeur ajoutée aux paysans de la haute vallée.
25 L’agriculture familiale du Haut-Cañar n’est pas circonscrite à la production de biens alimentaires sains et de qualité, destinés pour partie à l’autoconsommation, pour partie à nourrir les villes. Elle participe, nous l’avons vu, de la création d’emplois en milieu rural, ce qui n’est pas sans représenter un intérêt certain dans un pays miné par le sous-emploi chronique et dans un monde où les pays les plus riches ne semblent pas décidés (doux euphémisme) à ouvrir leurs frontières pour accueillir les milliers de paysans qui, pour s’adapter à la mondialisation, n’ont pourtant pas d’autre alternative que de vendre leur force de travail, de plus en plus longtemps et de plus en plus loin de leur région d’origine. Cette agriculture familiale produit également des aménités (entretien de paysages comptant avec des vestiges archéologiques de premier plan) utiles dès aujourd’hui à d’autres secteurs d’activités, le tourisme en tête. Préservatrice d’espèces animales et végétales, elle est aussi porteuse de savoir-faire, d’une manière de voir le monde (cosmovision andine, langue kichwa), « objets » d’une valeur incommensurable potentiellement très utiles à l’avenir tant il est vrai que tout objet qui disparaît aurait pu être à la base d’une réponse aux besoins des générations futures (aliment, médicament, activité, mode d’organisation sociale, etc.).
CONCLUSION
26 Alors, entre archaïsme et modernité, de quoi la petite exploitation familiale de la haute vallée andine du Cañar est-elle le reflet ? Si l’on entend par modernité une forme d’agriculture intensive en capital, importante (comparativement) émettrice de carbone tout en créant peu d’emplois à l’unité de surface, alors il ne fait aucun doute que cette petite exploitation familiale constitue la caricature d’un archaïsme patent. Incapable de se reconvertir pour être « compétitive » sur le marché mondial, la voilà d’ailleurs contrainte d’envisager l’émigration comme principale alternative à la dégradation des conditions de vie de ceux qui la mettent en œuvre... Inversement, si la modernité devait porter en elle les principes de respect des équilibres écologiques, de souveraineté alimentaire et de maintien (mieux : de création) de l’emploi en milieu rural et de vie digne au pays, bref, une modernité synonyme de progrès pour le plus grand nombre, alors elle ne serait peut-être pas là où l’on aurait pensé la trouver. Elle serait davantage dans un type d’agriculture – pourtant depuis si longtemps déprécié et décrié – adapté aux spécificités de la montagne équatoriale et de la paysannerie andine.
27 Mobiliser des indicateurs tenant justement compte de dimensions autres que celles strictement économiques – et même seulement productives – de la performance, contribue à porter un autre regard sur l’exploitation familiale andine et les atouts dont elle dispose pour répondre aux attentes de la société équatorienne. Ceci étant, encore faudrait-il que le caractère résolument moderne de ce type d’agriculture soit reconnu pour susciter des politiques publiques en sa faveur : un propos à rapprocher de celui tenu voici presque quarante ans déjà par René Dumont (1978) quand il écrivait qu’en Équateur, « le problème agricole [était] d’abord politique ». Ne serait-ce en effet pas du rôle de l’État que de réunir les conditions du développement de ce type d’agriculture : garantir l’accès des familles aux différents moyens de production, protéger leur agriculture de la concurrence étrangère, rapprocher le producteur du consommateur par le développement des circuits alimentaires de proximité, soutenir l’agroécologie pour ses nombreux « avantages comparatifs » (création d’emplois en milieu rural, souveraineté alimentaire, maintien de la biodiversité et de la fertilité des sols...) ? Gigantesque tâche, on en conviendra sans mal, que d’entreprendre un tel projet (ou utopie ?). Car la mondialisation (ou mise en concurrence – sociale, fiscale et écologique – croissante des producteurs du monde entre eux, en faisant fi des différentiels de leurs niveaux de productivité) s’organise selon des rapports de force pour l’instant extrêmement défavorables à une telle entreprise. Et qu’une contrainte analogue résonne tout autant à l’échelle nationale, tant l’Équateur reste à la fois miné par les inégalités sociales héritées de son histoire, abritant une population majoritairement urbaine, engoncé dans le carcan de la dépendance économique à l’égard de l’étranger et confronté à la dégradation de son si riche patrimoine écologique. Réside probablement ici, pour le pays, l’un de ses plus grands défis (politique, scientifique) au regard des enjeux écologique (préservation), économique (efficacité) et social (justice) qui sont les siens aujourd’hui.
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
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Mots-clés éditeurs : Agroécologie, exploitation familiale, Équateur, Andes
Mise en ligne 10/04/2015
https://doi.org/10.3917/rtm.221.0027Notes
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[*]
Chercheur indépendant, mitchvaillant@yahoo.fr.
-
[**]
Professeur émérite, AgroParisTech, UFR 1102.
-
[1]
Lors du Sommet mondial de l’alimentation qui se réunit en 1996 à l’invitation de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), les chefs d’État et de gouvernement adoptèrent la déclaration de Rome sur la sécurité alimentaire mondiale, déclaration par laquelle ils réaffirmaient « le droit de chaque être humain d’avoir accès à une nourriture saine et nutritive conformément au droit à une nourriture adéquate et au droit fondamental de chacun d’être à l’abri de la faim ». Au cours de ce même sommet, le mouvement Via Campesina porta au débat le concept de souveraineté alimentaire de façon à incorporer des thèmes (négligés par la Déclaration de Rome) ayant trait aux conditions dans lesquelles sont produits les aliments, à savoir les conditions d’accès aux ressources naturelles (qui incluent le régime de propriété et les modalités de distribution), les conditions techniques et financières, les conditions d’accès au marché, le développement des infrastructures productives (routes, lieux de stockage...), la défense du patrimoine biologique national et des systèmes alimentaires issus des différentes cultures, entre autres (Bustos et Bustos, 2010).
-
[2]
Le non-respect du rythme des saisons peut parfois occasionner de lourdes pertes de production. Tel est le cas de la pomme de terre lorsqu’elle est cultivée en pleine saison des pluies, une période certes incitative en termes de prix mais également optimale pour le développement du mildiou (Phytophtora infestans). Des techniques issues de la génétique et de l’agrochimie (introduction de nouvelles variétés plus résistantes, recours à des traitements fongicides) sont bien souvent convoquées pour limiter les dégâts provoqués par cette maladie cryptogamique.
-
[3]
« Discipline scientifique étudiant le fonctionnement des écosystèmes aménagés par les agriculteurs. L’agroécologie cherche à expliquer comment interagissent les cycles biochimiques de l’eau, du carbone, de l’azote et d’autres éléments minéraux dans les champs cultivés et les espaces pâturés. Elle s’intéresse aussi aux multiples interactions entre climat, sol, plantes, herbes adventices, insectes pollinisateurs, vers de terre et microbes du sol, faune domestique, animaux ravageurs, etc. » (Dufumier, 2012).
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[4]
Ces envois d’argent servent, pour l’essentiel, à la satisfaction des besoins fondamentaux des enfants laissés à la charge de leurs grands-parents (ces jardiniers-aviculteurs du bas-pays) depuis le départ de leurs parents à l’étranger.
-
[5]
L’autosuffisance du pays en pommes de terre masque une baisse significative de la consommation annuelle par personne, l’évolution de la production n’ayant pas suivi celle de la population.
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[6]
Pour autant, il conviendrait que les droits de douane prélevés à l’importation des produits alimentaires servent à créer de nouveaux emplois productifs et à distribuer des revenus permettant aux populations pauvres, urbaines notamment, de faire face à l’augmentation des prix provoquée par les nouvelles mesures (Dufumier, 2004).