Couverture de RTM_219

Article de revue

La citoyenneté ordinaire dans les quartiers de Buenos Aires

Associations d'habitants et publicisation des problèmes de la vie quotidienne

Pages 179 à 196

Notes

  • [*]
    Membre de l’Idaes (Unsam) et du Cems (EHESS). leaslopez@gmail.com
  • [**]
    Membre du Lise (Cnam-CNRS). arnaudtrenta@hotmail.com
  • [1]
    L’analyse repose sur deux enquêtes menées entre 2007 et 2009 à Villa Devoto, et entre 2009 et 2010 à Loma Hermosa. Les sources proviennent d’entretiens semi-directifs, d’observations directes, d’archives administratives, de journaux locaux et d’ouvrages d’histoire locale.
  • [2]
    L’aire métropolitaine de Buenos Aires rassemble la ville de Buenos Aires et la périphérie urbaine qui l’entoure, dénomméeconurbano. Cette agglomération s’étale sur 4000 km2 et compte 13 millions d’habitants.
  • [3]
    D’après le recensement de 2001, Villa Devoto compte 67 712 habitants pour 22 581 foyers. Administrativement, le quartier fait partie d’un arrondissement qui compte 2,4 % de foyers ne répondant pas à une des « nécessités de base » (surpeuplement, insalubrité du logement, déscolarisation des enfants ou ressources insuffisantes des actifs), soit un des taux les plus faibles de Buenos Aires. Dans ce même arrondissement, pour l’année 2004 et parmi la population de plus de 25 ans, 23 % n’a pas accédé au niveau de l’école secondaire, 13 % n’a pas terminé l’école secondaire, 40 % a le niveau bac (bachillerato) et 24 % a obtenu un diplôme du supérieur.
  • [4]
    D’après le recensement de 2001, Loma Hermosa compte 18 283 habitants pour 5 107 foyers, dont 11,1 % ne répond pas à une des « nécessités de base » (surpeuplement, insalubrité du logement, déscolarisation des enfants ou ressources insuffisantes des actifs). Parmi la population de plus de 3 ans non scolarisée, 62 % n’a pas accédé au niveau de l’école secondaire, 18 % n’a pas terminé l’école secondaire, 16 % a le niveau bac (bachillerato) et 3 % a obtenu un diplôme du supérieur.
  • [5]
    La définition du public selon Dewey (2010) oscille entre un État doté d’un corps de fonctionnaires nommé « le public organisé » et une mobilisation d’acteurs affectés par un problème social qu’il nomme simplement « le public ».
  • [6]
    Littéralement : société de développement et union de voisinage. Dans la suite du texte, on conservera les termes dans leur langue originale.
  • [7]
    Les vecinos (voisins) sont les habitants légitimes du quartier (par exemple, pour adresser une réclamation à la municipalité). Ils sont généralement propriétaires de leur logement.
  • [8]
    Les historiens locaux et les responsables associatifs se retrouvent au sein de mêmes réseaux tel le Cercle des études historiques de Villa Devoto.
  • [9]
    Cette population s’installe dans une zone traversée par une rivière dont le cours sortait régulièrement de son lit.
  • [10]
    En fondant la sociedad de fomento Villa Devoto Norte, non seulement ces habitants se dotent d’un cadre formel (statuts, élections, personnalité juridique), mais ils s’insèrent également dans la tradition civique du fomentismo.
  • [11]
    Lettre de la commission de direction de la sociedad de fomento Villa Devoto Norte, adressée à l’ensemble des voisins du quartier le 26 mai 1923.
  • [12]
    Le découpage administratif de Buenos Aires divise la ville en 15 arrondissements, chacun regroupant plusieurs quartiers. Au sein de chaque arrondissement se trouve un bureau du gouvernement municipal, dénommé Centre de gestion et de participation communal, dont la fonction est de réceptionner les réclamations des habitants et de constituer des espaces de participation civique.
  • [13]
    Les entretiens de membres de la sociedad de fomento, d’habitants déposant des lettres de réclamation et de fonctionnaires du centre de gestion et participation ont mis en avant cette définition du quartier Villa Devoto comme un quartier de classe moyenne.
  • [14]
    Des revendications complémentaires sont portées auprès d’autres services municipaux, elles concernent entre autres l’élagage, l’éclairage et la demande d’infrastructure contre les inondations.
  • [15]
    Selon le « recensement industriel et commercial » réalisé en 2004 par la municipalité de Tres de Febrero.
  • [16]
    Ces fonds proviennent des cotisations et des diverses activités.
  • [17]
    La place publique revêt une importance particulière dans les représentations sur le quartier en Argentine. Elle participe de la reconnaissance d’un certain prestige, voire de l’acquisition d’un statut de quartier aboutit.
  • [18]
    En 1959, les quartiers qui forment la commune de Tres de Febrero étaient sous la juridiction de la municipalité General San Martin. Ce n’est qu’en 1960 que la municipalité de Tres de Febrero est créée, suite au développement urbain et démographique de ces quartiers.

1 L’article est construit sur la comparaison de deux formes de constitution de problèmes publics qui correspondent à des mobilisations d’habitants dans deux quartiers distincts [1] au sein de l’aire métropolitaine de Buenos Aires [2] en Argentine. L’un, Villa Devoto, est un « quartier de classe moyenne » de la villede Buenos Aires [3]. L’autre, Loma Hermosa, est un « quartier populaire » de la commune de Tres de Febrero située dans la première ceinture de la périphérie [4]. Chaque cas est traité de manière à rendre compte de la configuration du territoire et de l’émergence de problèmes publics locaux au travers d’un même type d’association d’habitants. La construction des problèmes publics locaux est appréhendée à partir de la perception des acteurs et de leur intervention dans des arènes publiques au sujet d’affaires touchant à la vie quotidienne et au quartier. L’approche comparative souligne l’importance de penser l’aire métropolitaine de Buenos Aires comme un seul et même espace résidentiel, au-delà des limites politico-administratives qui le divisent. Bien que l’aire métropolitaine regroupe une diversité de territoires selon l’appartenance de classe et les cultures politiques liées à la résolution de problèmes ordinaires, l’analyse des activités de revendication des associations de voisinage met en lumière la coexistence d’arènes publiques locales qui participent au fonctionnement d’arènes plus générales.

2 Le cadre d’analyse fait référence à la notion de public proposée par Dewey (2010). Malgré le flou qui entoure cette notion [5], il est possible de la définir comme « l’ensemble des personnes, organisations et institutions, indirectement concernées par la perception partagée des conséquences indésirables d’une situation problématique et qui s’y impliquent pour tenter de l’élucider et de la résoudre » (Cefaï, Terzi, 2012, p. 10). Le public est souvent éphémère, il peut être multiple, voire traversé par des oppositions quant à la définition de la situation problématique (Thomas, Znaniecki ; 1998 ; Thomas, 1990). En effet, l’enjeu de la constitution d’un public se situe précisément dans la définition du problème et dans le choix de sa résolution. Ce travail de réflexion, d’enquête et de communication est le processus par lequel un problème commun devient un problème public, c’est-à-dire acquière une visibilité dans l’espace public et devient un objet d’interpellation des pouvoirs publics (Blumer, 2004 ; Gusfield, 2008). Ce processus de publicisation nécessite des lieux de luttes, d’échanges d’arguments et de mise en lumière de l’action que recouvre la notion d’arène publique (Cefaï, 1996, 2002).

3 Dans cette perspective, les mobilisations des habitants de quartier liées à des problèmes de la vie quotidienne sont considérées comme des modalités relevant du registre de la citoyenneté ordinaire (Joseph, 1984, 1998). La constitution de publics locaux et la publicisation de problèmes vécus dans l’espace du quartier sont alors appréhendées comme des formes d’action politique qui tendent vers un bien commun. Dans cet article, ces phénomènes sont étudiés à partir du fonctionnement d’associations de quartier qui constituent des arènes publiques, et de leurs interactions avec les institutions politiques.

4 Les différents territoires de l’aire métropolitaine de Buenos Aires laissent apparaître une grande hétérogénéité en termes de population et d’infrastructure, mais ils partagent en même temps une longue histoire sociale et politique. Ces territoires ont notamment en commun des formes d’organisation locale et de sociabilité de voisinage qui participent de la constitution de cultures politiques relativement proches (Cefaï, 2001). Ainsi, un des principaux modes d’intervention dans l’espace public correspond à un type d’association qui se concrétise dans la Sociedad de fomento et l’Union vecinal[6]. C’est au travers de ce type d’organisation territoriale jouant un rôle d’intermédiaire entre les habitants et les pouvoirs publics que sont explorés les différents usages sociaux permettant l’émergence de problèmes publics locaux.

5 L’interrogation porte alors sur les formes des revendications des habitants de ces quartiers, les types de relations qui se créent avec les institutions politiques et l’importance de l’identification à une classe sociale au cours du processus de publicisation des problèmes sociaux. Comment et pourquoi certaines situations vécues par des habitants de quartier deviennent-elles des situations problématiques générant une action collective ? Comment ces problèmes accèdent-ils à une dimension publique réclamant l’action du pouvoir institutionnel en vue de leur résolution ? Par quels cheminements les habitants parviennent-ils à porter leur revendication auprès des autorités compétentes, et sous quelle forme (collective/individuelle, formelle/informelle) ? Quelles sont les similitudes et les différences observables dans les pratiques et les représentations des acteurs agissant dans un quartier populaire et dans un quartier de classe moyenne ?

6 Pourrépondre à ces questions, l’article est divisé en deux parties. La première partie traite du quartier Villa Devoto, ce qui permet de revenir sur les origines des sociedades de fomento dans les nouveaux quartiers de Buenos Aires autour de 1900. La seconde partie est consacrée au quartier Loma Hermosa dont l’urbanisation au cours du XXe siècle est liée à l’industrialisation et à l’extension de l’aire métropolitaine de Buenos Aires. En conclusion, nous revenons sur lesprincipaux résultats concernant les processus de publicisation des problèmes liés au quartier et à la vie quotidienne, ainsi que sur la comparaison entre les quartiers de classe moyenne et de classe populaire.

Figure 1

Positionnement des quartiers enquêtés au sein de l’aire métropolitaine de Buenos Aires

figure im1

Positionnement des quartiers enquêtés au sein de l’aire métropolitaine de Buenos Aires

Indec, « ¿Que es el Gran Buenos Aires? », Buenos Aires, 2003, p. 10.

ASSOCIATION DE QUARTIER, ARÈNE PUBLIQUE ET CLASSE MOYENNE

Sociedades de fomento dans les faubourgs de Buenos Aires au début du XXe siècle

7 Entre la fin du XIXe siècle et le milieu du XXe siècle, la population de la ville de Buenos Aires augmente fortement suite à l’immigration européenne. Dès 1900, l’espace urbain situé entre le centre et le sud de la ville donne des signes de saturation. Les solutions précaires au logement des travailleurs sont alors complétées par des nouveaux lotissements dans les faubourgs, notamment dans l’ouest de la ville. Les sociedades de fomento – avec l’école, la bibliothèque, la paroisse, le club, l’épicerie et le café – constituent des espaces de sociabilité quotidienne dans ces nouveaux espaces urbains. Manifestation de l’organisation collective des habitants, ces associations permettent non seulement d’exprimer des demandes auprès de la puissance publique, mais aussi d’administrer directement des services collectifs lorsque la présence des institutions étatiques s’avère faible ou inexistante. Considérées comme étant à l’origine de certains quartiers, les sociedades de fomento s’intègrent également à la bureaucratie municipale en canalisant les demandes des vecinos[7] (De Privitellio, 2003).

8 S’il existe deux grandes interprétations sur l’urbanisation de la ville, accordant plus ou moins d’importance à la planification urbaine étatique (Scobie, 1977 ; Gorelik, 2004), toutes deux signalent ce type d’organisation comme un des traits culturels propres à ces quartiers. Véritables arènes publiques, les sociedades de fomento jouent un rôle majeur dans ces « sociétés de quartier » où se forgent de fortes identités collectives malgré une hétérogénéité sociale indéniable et où se forme « la nouvelle culture populaire de quartier » (Gutiérrez, Romero, 1989, p. 40). Dans ces nouveaux quartiers, ce sont moins les partis politiques que les associations de voisinage qui deviennent les représentants, parfois légaux, des habitants (De Privitellio, 2003). Les sociedades de fomento se sont d’ailleurs institutionnalisées en adoptant une position de neutralité à l’égard de la politique partisane et en visant l’amélioration générale des affaires du quartier. Les activités de réclamation individuelle et collective que réalisent ces associations visent à réguler les effets de la croissance économique et le développement des conditions de l’habitat urbain, en s’occupant notamment de l’extension des services publics comme les égouts, l’éclairage et le transport collectif. Des activités culturelles, comme l’installation de bibliothèques, viennent également compléter le travail d’alphabétisation et d’éducation entrepris par l’État au travers de l’école.

Villa Devoto Norte : la sociedad de fomento et les origines populaires du quartier

9 Le quartier Villa Devoto est créé à la fin du XIXe siècle, suite à la mise en vente d’une série de terrains dans l’ouest de la capitale. Les récits actuels d’historiens amateurs et de membres des sociedades de fomento du territoire [8]décrivent un quartier originel verdoyant dénommé le « jardin de la ville » et façonné par de riches européens aux origines « nobles ». Mais en 1905, au nord de la partie originelle de Villa Devoto, de nouveaux lotissements voient l’installation d’habitants aux conditions socio-économiques modestes [9]. Cette nouvelle zone urbaine, nommée Villa Devoto Norte, est à la fois distincte et solidaire du quartier existant. Les historiens locaux notent ainsi que l’arrivée des habitants aux conditions modestes « donna au nouveau quartier (Villa Devoto) un caractère assez ouvrier, principalement artisanal, où prédominaient des métiers comme maçon, peintre, menuisier, forgeron, boulanger, réparateur de chariots auxquels s’agrégèrent des commerçants, des épiciers, des fourragers, des charbonniers, des cordonniers, des maraîchers, des bouchers, des couturiers et des raccommodeurs qui lui donnèrent les premières formes d’autonomie et d’unité économique » (Malaguti, 2001, p.10).

10 La zone de Villa Devoto Norte est cependant marginalisée au sein du « nouveau quartier » en raison de sa position géographique et des caractéristiques sociales de sa population. Selon les historiens locaux, malgré l’existence de lasociedad de fomento Villa Devoto fondée en 1896 dès la construction des premiers lotissements bourgeois, la zone Villa Devoto Norte reste isolée et ignorée des autorités municipales (Malaguti, 2007). À la fin de l’année 1912, une centaine de vecinos créent alors leur propre sociedad de fomento dans le but de canaliser les demandes à adresser aux pouvoirs publics. La constitution d’un nouveau public au sein de ce territoire, lié aux problèmes vécus dans l’espace urbain, génère « d’intenses débats sur les réclamations prioritaires, ou sur la forme organisationnelle et le fonctionnement » (Malaguti, 2001, p. 11). Ce public s’organise en association [10] et celle-ci devient une arène publique permettant aux habitants de débattre sur les problèmes du quartier et d’interpeller les pouvoirs publics en vue de leur résolution. Les récits mettent en avant la dimension contestataire de cette association, ainsi que sa composition « plébéienne et ouvrière » (Malaguti, 2007). Ils tendent également à héroïser les vecinos à l’origine du progrès de Villa Devoto Norte et à condamner l’inaction des pouvoirs publics.

11

« C’était des années très difficiles, l’indigence abondait, on se battait pour des chemins en pierre, l’ouverture de rues, la construction de ponts piétons sur la rivière, le nettoyage des tranchées et de la rivière, le ramassage des poubelles de façon régulière, la construction de trottoirs, l’installation de l’éclairage public, l’extension des lignes de transport jusqu’à notre zone, etc. Ce fut une époque de braves et de pionniers, de véritables dirigeants à la volonté inébranlable face à l’indifférence systématique des autorités municipales » (Malaguti, 2001, p. 11).

12 Si le récit historique des membres actuels des sociedades de fomento de Villa Devoto insiste sur l’opposition entre les associations d’habitants et les pouvoirs publics, on note que l’organisation du public vise en grande partie à adresser des demandes à la municipalité et à faire valoir leurs droits. Cette relation ambigüe avec la puissance publique faite à la fois de demande et de rejet se trouve également dans les archives de la sociedad de fomento de Villa Devoto Norte, telle cette lettre de 1923 où la commission de direction lance un appel au voisinage

13

« afin de réorganiser cette association aussi nécessaire que le pain quotidien, vu l’abandon dans lequel se trouve cette contrée du fait des autorités municipales qui ne semblent exister que pour prélever des impôts. (...) Voisins ! Ce serait une honte que, entre tous, nous ne soyons pas capables de réorganiser cette société, laissant de côté toutes les dissidences personnelles qu’il y avait antérieurement, pour nous unir et faire valoir nos droits, démontrant que nous sommes des gens civilisés dignes d’attention et non le rebut de la capitale » [11].

14 Au fur et à mesure des années, Villa Devoto Norte voit la fondation d’une école, d’un club, d’un hôpital et d’une église qui deviennent de véritables symboles du territoire. La place publique située dans le Villa Devoto « originel » est également considérée comme un bien collectif à conserver et à transmettre aux générations futures. Il se crée ainsi, chez ces habitants aux origines modestes, un sentiment d’appartenance au quartier Villa Devoto qui englobe la partie originelle comme la partie nord. Les progrès en termes d’infrastructures et de services collectifs au sein de Villa Devoto Norte, ainsi que l’ascension sociale réalisée par ses habitants grâce au développement économique de la société argentine, accompagnent l’unification du quartier dans une référence à la classe moyenne.

Réclamations ordinaires en temps de crise et maintien de l’identité de classe moyenne

15 L’unité du quartier Villa Devoto et sa référence à la classe moyenne perdurent pendant plusieurs décennies. Si l’appauvrissement de la classe moyenne argentine (ainsi que la dégradation de leurs lieux d’habitation) est notable dès les années 1980, la crise aigüe vécue au début des années 2000 illustre la spécificité du rôle actuel des sociedades de fomento dans ce type de quartier. Leur rôle s’éclairenotamment en relation avec d’autres formes associatives qui surgissent à partir de décembre 2001.

16 Au plus fort de la crise économique, politique et institutionnelle, entre 2001 et 2004, différentes formes de protestation s’organisent dans la capitale et débordent les associations préexistantes. De nouveaux espaces de participation publique, telles les assemblées de quartier, se forment autour de revendications relevant principalement d’un ordre général. Les publics mobilisés et les arènes publiques dans les quartiers se modifient. À Villa Devoto comme dans d’autres quartiers de classe moyenne de la capitale, une sorte de concurrence s’exerce entre les sociedades de fomento institutionnalisées de longue date et les assemblées de quartier venant tout juste d’émerger et conservant une organisation informelle. Ces dernières se présentent alors comme des espaces ouverts, autogérés, avec des responsabilités tournantes. Elles tiennent généralement un discours politique critique sur le système des partis et sur les conditions économiques du pays. Concernant les problèmes ordinaires de la vie urbaine, ces assemblées de quartier portent certaines réclamations sur la place publique au travers d’un discours antibureaucratique faisant appel directement à la communauté.

17 Les sociedades de fomento de Villa Devoto ont, elles, conservé à la fois leur tradition représentative et leur discours institutionnalisé sur les modes de réclamation auprès des autorités municipales. Elles maintiennent ainsi une préoccupation centrale pour l’espace du quartier et canalisent les demandes des habitants adressées aux pouvoirs publics. Loin des formes de mobilisation spectaculaires qui marquent cette période, les sociedades de fomento maintiennent une relation quasi quotidienne avec les instances municipales décentralisées [12], au travers notamment de la transmission de lettres de réclamation.

18 À partir de 2004, la société argentine s’avance vers une période de plus grande stabilité économique, politique et institutionnelle. Alors que les assemblées de quartier tendent à disparaitre les unes après les autres, les sociedades de fomentocontinuent de publiciser des problèmes touchant à la vie du quartier. L’analyse des diverses lettres de réclamation transmises entre 2003 et 2006 par la sociedad de fomento de Villa Devoto Norte au Centre de gestion et de participation communal correspondant, fait apparaître un axe majeur dans les demandes des habitants : le maintien d’un quartier correspondant à l’identité de classe moyenne [13].

19 Au travers de ces lettres de réclamation, on remarque quatre thématiques principales relayées par l’association. D’une part, la préoccupation pour l’hygiène au sein de l’espace urbain se manifeste par les demandes d’enlèvement de voitures abandonnées, d’entretien des caniveaux et de dératisation des espaces publics et des lieux abandonnés. D’autre part, la tranquillité dans le quartier est revendiquée dans les plaintes pour nuisance sonore de certains lieux de danse. Ensuite, la qualité de la circulation dans le quartier suscite des demandes de réparation des routes et des trottoirs, ainsi qu’un renforcement de la signalisation et du contrôle du trafic et du stationnement des véhicules. Enfin, la détérioration des conditions de vie de certains habitants génèrent des demandes d’intervention des pouvoirs publics, notamment pour maintenir la qualité de l’habitat. Les lettres présentées par l’association au bureau décentralisé de la municipalité [14] mettent donc en lumière une forme de publicisation des problèmes liés à la quotidienneté et au quartier. Ces problèmes concernent le maintien d’un quartier propre, ordonné, tranquille, où l’on peut circuler sans problème, mais également un quartier « juste » et solidaire qui soutient les efforts des familles résidentes.

20 À l’époque de la fondation de Villa Devoto comme à l’époque actuelle, on remarque une mobilisation des associations locales pour donner au quartier une identité conforme aux représentations que les habitants se font d’eux-mêmes. Au début du siècle, ces derniers luttent pour que leur territoire accède à un niveau d’infrastructures et de services conforme à une identité de classe moyenne. À la fin du siècle, les résidents de Villa Devoto cherchent à maintenir cette identité en signalant et/ou résolvant les problèmes vécus dans la trame de la vie quotidienne et dans l’espace du quartier. Au travers des sociedades de fomento, cette mobilisation est menée avec des méthodes accordées à la « civilité », c’est-à-dire sans actes de protestation et par une forte institutionnalisation des relations avec la municipalité.

21 Si les sociedades de fomento constituent des arènes publiques permettant la publicisation des problèmes du quartier, elles permettent également la constitution de publics qui se mobilisent sur des problèmes similaires mais sans demandes adressées aux pouvoirs publics. Comme nous l’avons vu précédemment, le rapport aux institutions politiques est fait tout à la fois d’opposition et de collaboration. Pour les acteurs mobilisés dans les associations de quartier, la demande adressée à la municipalité n’est généralement pas la forme de résolution la plus légitime, elle n’intervient que si la voie directe de résolution individuelle ou collective ne peut aboutir. Autrement dit, ces types d’association et d’activité mettent en relation un ensemble de micro-sujets qui procèdent à la définitionde ce qu’est le quartier, de la population qu’il représente et des enjeux qui le concernent.

ASSOCIATION DE QUARTIER, ARÈNE PUBLIQUE ET CLASSES POPULAIRES

Loma Hermosa, un quartier populaire du conurbano

22 Cette seconde partie est consacrée à l’étude des formes et des processus d’émergence de problèmes publics dans un quartier populaire du conurbano. L’activité revendicative de l’association de voisinage analysée rappelle les premiers temps de l’organisation des vecinos de Villa Devoto Norte. En effet, au travers de la recherche d’une amélioration du quartier, on voit poindre l’aspiration à l’ascension sociale, à la fois individuelle et collective, d’une partie des secteurs populaires.

23 Le quartier étudié, Loma Hermosa, fait partie de la municipalité de Tres de Febrero qui est située dans la banlieue ouest de Buenos Aires ; elle jouxte notamment le quartier Villa Devoto. Cette municipalité est constituée de quinze quartiers où réside une population hétérogène sur le plan socio-économique. Les couches moyennes de la société vivent principalement à proximité de la capitale, tandis que les couches populaires se concentrent dans les quartiers les plus éloignés. Largement investie par les commerces, cette ville est également marquée par l’industrie, même si le nombre d’usines a chuté entre 1991 et 2004 en passant de 5 467 à 2 030 établissements [15] suite à la désindustrialisation accélérée par l’ouverture de l’Argentine au marché mondial. Au niveau politique, la commune est une place forte du péronisme qui y a remporté toutes les élections municipales depuis 1987. Le maire actuel, ancien responsable du puissant syndicat de la métallurgie, dirige d’une main de fer la municipalité depuis plus de vingt ans (Ollier, 2010).

24 Loma Hermosa est un des quartiers populaires éloignés de la capitale, dont l’urbanisation date du milieu du XXe siècle (Callegari, 1993). À partir de 1945, des maisons de campagne de la bourgeoisie portègne laissent place à l’établissement d’usines et de zones pavillonnaires où s’installent les travailleurs, notamment ceux en provenance du Nord de l’Argentine et des pays limitrophes (Bolivie, Paraguay). Ces aménagements résidentiels sont réalisés par des entreprises privées sans que suive un plan visant à doter cette nouvelle zone urbaine des services collectifs comme l’éclairage des rues ou l’accès à l’eau courante et au gaz. Ces services collectifs sont progressivement implantés dans le quartier, suite notamment à des mobilisations de vecinos et à leur organisation en association. Contrairement au quartier Villa Devoto, la fondation de l’association de voisinagede Loma Hermosa est relativement récente et date du milieu des années 1980. Les récits recueillis auprès des acteurs permettent de retracer les processus sociaux à l’origine de la constitution de cette arène publique.

Se mobiliser pour le gaz, l’eau et la lumière

25 En 1985, la municipalité de Tres de Febrero met en œuvre un plan d’acheminement du gaz dans l’ensemble de la commune, mais interrompt les travaux avant la réalisation de la totalité des ouvrages. Un des chantiers prend fin aux abords du quartier Loma Hermosa, ce qui provoque rapidement l’émoi de quelques habitants. Leur inquiétude provient du fait qu’ils ont face à eux des logements ayant bénéficié du programme municipal et des ouvriers abandonnant le chantier sans perspective précise de retour. La dimension concrète du phénomène engendre alors un fort sentiment d’injustice et la crainte d’être laissé pour compte. On touche ici aux expériences sensibles des acteurs, à l’inscription des problèmes dans les mondes vécus des personnes qui représente une impulsion fondamentale dans les mobilisations collectives (Cefaï, Lafaye, 2001).

26 Le passage du trouble ressenti à la définition argumentée de la situation problématique se réalise par l’enquête que mènent les premiers acteurs mobilisés. C’est ainsi qu’une dizaine de voisins se réunissent à trois reprises chez l’un d’entre eux pour échanger spécifiquement sur le problème. Ceux-ci s’enquièrent du fait que l’entreprise privée ayant réalisé les travaux dans le quartier voisin n’a pas été mandatée par la municipalité pour pousser plus loin le chantier, autrement dit l’interruption provisoire de l’acheminement du gaz était prévue en amont. Cette information provoque un sentiment de défiance à l’égard de la municipalité et génère une mobilisation collective. Les habitants mobilisés font alors le tour des pâtés de maison pour diffuser ces informations et élargir le nombre des habitants souhaitant bénéficier de l’acheminement du gaz. Malgré l’intervention d’un élu référent sur le secteur cherchant à neutraliser l’action collective naissante, une délégation de voisins se rend directement à la municipalité pourréclamer la mise en œuvre des travaux d’aménagement du gaz dans leur quartier. Le processus de publicisation initié par les échanges au sein du quartier accède ainsi à une nouvelle dimension par l’interpellation des pouvoirs publics pour la résolution de la situation problématique. Face à cette action collective et aux arguments avancés par les habitants, le maire accède à leur revendication et ouvre quelques semaines plus tard le chantier à Loma Hermosa.

27 À la suite de cette mobilisation vécue comme une victoire, plusieurs voisins se posent une même question : « Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? ». Les débats portent autant sur la forme à donner au groupement que sur les liens à entretenir avec les responsables politiques. Ces habitants décident de créer une association autonome visant la prise en charge des nécessités du quartier, qui prend la forme d’une union vecinal dénommée « Nouvel espoir ». Le choix dene pas s’engager dans la politique partisane est censé permettre à l’association de se concentrer sur les problèmes du quartier et de compter sur la solidarité mutuelle. Davantage qu’un projet politique, c’est l’idée de progrès qui guide ces individus aux conditions de vie modestes.

28

« Quand on a commencé, dès le début, la politique voulait s’y mettre... Eh bon, on les a mis dehors. Tout de suite ! Attention, hein tout de suite ! (...) Je me souviens que personne n’était riche... Tout le monde avait un travail, mais pas du genre à mettre 5 000 dollars ou 10 000 dollars pour faire quelque chose. Les 40 premières chaises qu’on a achetées, c’était 200 pesos l’un, 200 l’autre, 300 l’autre... Ensuite, le trésorier nous remboursait à mesure qu’on récoltait des fonds ».
Entretien avec Oscar Gomez, membre fondateur de l’union vecinal

29

« On a toujours fait en sorte que la politique n’intervienne pas. On essaie toujours de faire en sorte que la politique ne... parce que des fois il y en a qui se disputent... et toujours, l’idée c’est l’unité, payer la même chose et faire progresser le lieu. (...) Ici, tout le monde agit parce que ça lui plaît, sans toucher un centime, on donne notre temps, souvent on met de notre poche... le temps, la voiture, l’essence qu’on utilise... parce que ça nous plaît, ça nous plaît et on veut aider. Tous ceux qui font le travail, c’est parce que ça leur plaît d’aider, ça leur plaît d’être avec des personnes qui aident également. C’est une façon de progresser ».
Entretien avec Mirta Lauria, membre de la commission de direction de l’union vecinal

30 À la suite de la mobilisation pour l’accès au gaz, cette union vecinalest à l’origine de nouvelles réclamations auprès de la municipalité pour l’aménagement d’un réseau d’eau courante, l’installation de nouveaux luminaires sur la voie publique et la mise en place d’un système de tout-à-l’égout. Comme on l’a vu précédemment dans les origines populaires du quartier Villa Devoto, l’organisation associative et l’interpellation des pouvoirs publics permettent aux habitants mobilisés d’améliorer les infrastructures du quartier et de valoriser l’identité sociale de celui-ci. Toutefois, l’identité revendiquée par les acteurs n’est pas celle de classe moyenne, mais celle d’un « quartier de travailleurs » qu’ils opposent notamment aux « quartiers pauvres » régulièrement stigmatisés sur les thèmes du clientélisme politique, de l’assistance sociale et de la délinquance.

31 Outre les réclamations portées à la municipalité, cette association propose des activités culturelles et sportives, elle dispense également des cours pour adultes permettant de terminer les cycles de l’enseignement primaire et secondaire. Progressivement, grâce à ses fonds propres [16], l’union vecinal parvient à acheter un terrain et à bâtir son propre édifice. La possibilité de mettre à disposition la grande salle de leur local est notamment considérée par ces acteurs comme un progrès pour le quartier, celle-ci servant de salle des fêtes pour des anniversaires et des mariages. Depuis sa création en 1985, cette association a enregistré un total de 1 700 adhésions et comptait en 2010 près de 250 membres à jour de leur cotisation.

Après l’arène publique, la place publique

32 L’énumération des activités et des adhésions de cette union vecinal ne doit pas tromper sur la diversité des relations qu’elle entretient avec les habitants du quartier. Si certains adhèrent à l’association, ou soutiennent moralement son activité, d’autres manifestent de la suspicion à l’égard de l’engagement bénévole de ses membres, rejettent cette forme de représentation du quartier ou ignorent simplement son existence. En tant qu’arène publique, l’union vecinal est néanmoins un lieu de débats qui participe à la formation de collectifs d’habitants partageant le même horizon de progrès pour le quartier. Un conflit de voisinage au sujet de l’usage d’un espace vert est ainsi à l’origine de la constitution d’un nouveau public qui revendique l’aménagement d’une place publique [17].

33 L’existence de cet espace vert remonte à 1959, année de la construction du lotissement qui le jouxte. Inoccupé et peu entretenu pendant une vingtaine d’années, cet espace sert de terrain de jeu à quelques voisins qui y installent des éléments de fortune pour pratiquer le football. Au début des années 1980, un club sportif est fondé et l’espace vert se transforme véritablement en terrain de football. Or, pour d’autres habitants, cet usage est vécu comme une usurpation d’un espace collectif à des fins privées. Cette contestation, portée à l’origine par une poignée de femmes résidentes depuis 1959, repose sur la conviction que le plan du lotissement prévoyait la construction d’une place publique à l’endroit du terrain resté vierge.

34 La situation problématique est définie par le public en formation comme l’usage illégitime d’un espace collectif par quelques particuliers qui cherchent à en devenir les propriétaires. Leur revendication porte alors sur l’aménagement d’une place publique conformément au plan original. Cette définition du problème émerge lors des conversations quotidiennes entre habitantes et n’est d’abord partagée que par une dizaine de personnes. La première étape de la mobilisation consiste alors en un déplacement de quatre de ces femmes à la municipalité de Tres de Febrero pour porter leurréclamation directement auprès du maire, qui les renvoie vers le service en charge de l’habitat. Loin d’aboutir à la résolution du problème, cette démarche met en lumière un élément essentiel dans la constitution d’un public plus large : l’absence de document officiel concernant le lotissement de 1959. En d’autres termes, les habitations de deux pâtés de maison et l’espace vert n’ont aucune existence juridique, ce qui remet en question la propriété des maisons et altère l’argument central de la réclamation d’une place publique.

35 Cette information est diffusée dans le cours des interactions quotidiennes au sein du quartier, mais aussi lors de réunions organisées dans le local de l’union vecinal qui offre son soutien aux femmes mobilisées. Une délégation plus importante de voisins se rend alors auprès de la municipalité attenante de General San Martin où pourraient se trouver ces documents officiels [18]. Le constat d’échec est identique, il ressort de ces démarches que les plans et registres correspondant à cette zone d’habitation ont été perdus lors du transfert des archives d’une municipalité à l’autre. Cette nouvelle information ravive les craintes des habitants et renforce la mobilisation qui compte progressivement sur l’engagement d’une soixantaine de personnes.

36 Les femmes revendiquant la place publique restent cependant les plus actives, elles organisent régulièrement des réunions à leur domicile ou au local de l’union vecinal. Après plusieurs mois de discussion, la décision est prise de porter une réclamation auprès de la juridiction supérieure, la province de Buenos Aires. La demande porte sur la reconnaissance légale des propriétés immobilières, ainsi que sur celle de la place publique à l’endroit de l’espace vert. Pour appuyer leur demande, les soixante personnes se déplacent à plusieurs reprises au siège du gouvernement provincial pour rencontrer directement le gouverneur Antonio Cafiero et les directeurs de l’Institut provincial de l’habitat. Après plusieurs années de mobilisation, les institutions provinciales donnent gain de cause à cesvecinos et leur délivrent les documents officiels concernant la propriété de leurs habitations et l’existence d’un terrain destiné à une place publique. Le récit d’une habitante rend compte de la croissance de cette mobilisation et de l’interpellation directe des dirigeants politiques pour faire aboutir leur revendication.

37

« Avec le temps, moi, Isabelle et une autre femme, on a commencé à lutter pour les documents, à lutter et à lutter... Dix ans ça nous a coûté... Dix ans pour aller à La Plata, dire exactement ce qui s’était passé... Ils ont vu ce qu’il y avait, c’est pour ça que parfois on a besoin d’un homme politique, ils ne sont pas toujours mauvais. Nous, celui qui nous a beaucoup aidées c’est Cafiero, il était gouverneur à ce moment-là, il nous a beaucoup aidées pour avoir les documents et des bons documents, pas juste un bout de papier comme ça ! Avec la signature officielle du gouvernement ! (...) Nous, on allait à La Plata et on parlait avec tout le monde, avec le gouverneur, avec tout le monde. On disait : "S’il vous plaît, recevez-nous, parce qu’on veut payer des impôts, on veut vivre bien ! " (...) À la fin, on était 62 personnes et on y allait ! On faisait tout toutes seules, entre nous. On était des voisines, on menait la lutte toutes seules ».
Entretien avec Elena Cortaza, membre des « Amis de la place San Cayetano ».

38 L’obtention des titres de propriété s’accompagne d’une démobilisation de nombreux vecinos et seule une dizaine de femmes continuent à porter le projet d’établissement de la place publique, toujours avec le soutien de l’unionvecinal. Malgré la reconnaissance officielle de leur revendication par l’autorité provinciale, ces femmes se heurtent au refus du maire de Tres de Febrero d’intervenir dans le conflit de voisinage. À l’écoute des arguments de chaque camp, le maire considère que la situation de fait n’est pas préjudiciable pour le quartier et qu’un club de football est également un élément important pour la communauté. Ce statu quo dure huit années, au cours desquelles le club de football est progressivement abandonné et le terrain délabré. Au début des années 2000, en pleine crise politique, économique et sociale, l’espace vert devient un lieu de consommation de drogues et les actes de vandalisme augmentent significativement aux alentours.

39 Dans ce nouveau contexte, les femmes mobilisées redéfinissent la situation problématique en reliant les faits de délinquance à l’existence de cet espace vert abandonné, non éclairé, où se regroupent durant la nuit des individus en marge de la communauté. La montée de la délinquance leur permet également de construire une narration faisant clairement apparaître les « bons » et les « mauvais » voisins, et de proposer l’établissement d’une véritable place publique comme mode de résolution du problème. En 2005, le maire de Tres de Febrero acte la transformation de l’espace vert en place publique que les voisins baptisent du nom du Saint patron des travailleurs : San Cayetano. L’Association des amis de la place San Cayetano est alors créée pour gérer cet espace collectif, elle rassemble dans sa commission de direction des habitants, des commerçants, des membres de l’union vecinal et le curé de la paroisse.

CONCLUSION

40 L’exploration des cultures politiques et des processus de constitution de problèmes publics dans l’aire métropolitaine de Buenos Aires permet tout d’abord de prendre en compte l’existence d’une pluralité d’arènes publiques formées par les associations de voisinage et motivées par les problèmes de la vie quotidienne. Au sein de chacune des associations, les acteurs font usage de lettres de réclamation, de mobilisations collectives ou de relations directes avec les autorités politiques pour rendre public les problèmes qu’ils rencontrent. Toutefois, dans l’époque actuelle, la proportion de ces modalités dans l’action collective des habitants varie entre les deux quartiers. On observe une plus grande part de transmission des lettres de réclamation dans le quartier de classe moyenne et une part plus importante de mobilisations collectives dans le quartier de classe populaire. Ces différentes modalités d’action collective participent de la constitution d’une configuration de classe sociale de ces quartiers, elles peuvent être considérées comme des représentations de ces territoires et des signes de leur développement.

41 Néanmoins, l’histoire de ces associations indique une transformation progressive de leur rôle dans l’action revendicative auprès des pouvoirs publics. Dans les deux cas étudiés, la genèse des associations fait ressortir l’importance de la délibération, de la protestation et du rapport direct avec le personnel politico-administratif dans les premiers temps d’organisation des habitants. Par la suite, ces associations apparaissent dans un rôle représentatif davantage consolidé et inscrivent leur action au sein d’arènes locales plus larges qui incluent d’autres organisations sociales ainsi que des institutions publiques. Dans cette perspective, on peut distinguer deux logiques d’action au sein de ces associations de voisinage. La première consiste à faire progresser les conditions de vie dans le quartier et, partant, à réaliser collectivement une forme d’ascension sociale liée à la qualité de l’espace résidentiel. La seconde consiste à maintenir un statut social de la population et du quartier qui est fragilisé par des conditions économiques et institutionnelles difficiles. Par exemple, alors qu’une association travaille au maintien d’une place publique centrale dans le quartier, l’autre œuvre pour qu’un espace vert soit transformé en véritable place publique. Toutefois, ceci n’implique pas une vision évolutionniste de la fonction que ces associations sont amenées à remplir. Dans les deux cas, c’est la définition de la situation problématique et de son mode de résolution qui détermine l’objet de la demande et les ressources mobilisées pour la revendication, c’est-à-dire la réclamation adressée au travers de canaux administratifs formalisés ou la protestation publique et l’interpellation directe des responsables politiques.

42 L’activité des associations de voisinage dans des quartiers différenciés met également en lumière une caractéristique importante de l’aire métropolitaine de Buenos Aires. À Villa Devoto comme à Loma Hermosa, la constitution du quartier est liée à l’installation de familles de travailleurs dans la périphérie urbaine de Buenos Aires, à des époques distinctes du développement de l’Argentine. Dans les récits des membres des associations, l’identité de travailleur est mobilisée en tant que sujet légitime d’un progrès doté d’une portée universelle et d’une mobilité sociale ascendante vécue collectivement. La figure du travailleur, la foi en le progrès et l’espoir d’une ascension sociale forment les éléments centraux des récits des habitants. En ce sens, la mise en œuvre d’une logique de progrès et d’ascension sociale par des habitants de Loma Hermosa montre la variété des formes de mobilisation des classes populaires qui ne peuvent se réduire à la simple survivance en temps de crise ou à l’inscription dans les réseaux politiques clientélaires pour résoudre les problèmes du quotidien. À ce niveau, la manière dont les acteurs eux-mêmes se définissent socialement et dont ils tracent des frontières imaginaires entre les différents quartiers revêt une grande importance. En se revendiquant comme des gens « modestes » et comme des « travailleurs », les vecinos de Loma Hermosa se distinguent, à la fois, des populations « pauvres » vivant dans les confins du district et des populations habitant les quartiers proches de la capitale qu’ils qualifient de« classe moyenne ». Par leur lutte pour l’amélioration du territoire et de leurs conditions de vie, ils s’inscrivent dans la tradition dite « républicaine et civile » principalement revendiquée par la classe moyenne et dont les sociedades de fomento sont une concrétisation.

43 Enfin, penser les associations en tant qu’arènes publiques formant partie d’arènes plus générales souligne l’intérêt d’identifier les continuités et les intersections qui existent entre les organisations de voisinage et la puissance publique. Alors que les discours des membres des associations mettent en avant la séparation entre les sphères civile et politique, l’analyse des formes de publicisation des problèmes de la vie quotidienne met en lumière les ponts qui permettent l’intermédiation entre les habitants de quartier et les pouvoirs publics. Une prochaine piste de recherche serait alors d’étudier les relations existantes entre les arènes de classe moyenne et celles de classe populaire au sein de l’aire métropolitaine de Buenos Aires afin de voir si la coexistence d’arènes publiques locales donnent lieu à des formes de coopération sur une échelle plus large que celle du quartier.

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Mots-clés éditeurs : Buenos Aires, Association, arènes publiques, classes sociales, quartier

Date de mise en ligne : 07/10/2014.

https://doi.org/10.3917/rtm.219.0179

Notes

  • [*]
    Membre de l’Idaes (Unsam) et du Cems (EHESS). leaslopez@gmail.com
  • [**]
    Membre du Lise (Cnam-CNRS). arnaudtrenta@hotmail.com
  • [1]
    L’analyse repose sur deux enquêtes menées entre 2007 et 2009 à Villa Devoto, et entre 2009 et 2010 à Loma Hermosa. Les sources proviennent d’entretiens semi-directifs, d’observations directes, d’archives administratives, de journaux locaux et d’ouvrages d’histoire locale.
  • [2]
    L’aire métropolitaine de Buenos Aires rassemble la ville de Buenos Aires et la périphérie urbaine qui l’entoure, dénomméeconurbano. Cette agglomération s’étale sur 4000 km2 et compte 13 millions d’habitants.
  • [3]
    D’après le recensement de 2001, Villa Devoto compte 67 712 habitants pour 22 581 foyers. Administrativement, le quartier fait partie d’un arrondissement qui compte 2,4 % de foyers ne répondant pas à une des « nécessités de base » (surpeuplement, insalubrité du logement, déscolarisation des enfants ou ressources insuffisantes des actifs), soit un des taux les plus faibles de Buenos Aires. Dans ce même arrondissement, pour l’année 2004 et parmi la population de plus de 25 ans, 23 % n’a pas accédé au niveau de l’école secondaire, 13 % n’a pas terminé l’école secondaire, 40 % a le niveau bac (bachillerato) et 24 % a obtenu un diplôme du supérieur.
  • [4]
    D’après le recensement de 2001, Loma Hermosa compte 18 283 habitants pour 5 107 foyers, dont 11,1 % ne répond pas à une des « nécessités de base » (surpeuplement, insalubrité du logement, déscolarisation des enfants ou ressources insuffisantes des actifs). Parmi la population de plus de 3 ans non scolarisée, 62 % n’a pas accédé au niveau de l’école secondaire, 18 % n’a pas terminé l’école secondaire, 16 % a le niveau bac (bachillerato) et 3 % a obtenu un diplôme du supérieur.
  • [5]
    La définition du public selon Dewey (2010) oscille entre un État doté d’un corps de fonctionnaires nommé « le public organisé » et une mobilisation d’acteurs affectés par un problème social qu’il nomme simplement « le public ».
  • [6]
    Littéralement : société de développement et union de voisinage. Dans la suite du texte, on conservera les termes dans leur langue originale.
  • [7]
    Les vecinos (voisins) sont les habitants légitimes du quartier (par exemple, pour adresser une réclamation à la municipalité). Ils sont généralement propriétaires de leur logement.
  • [8]
    Les historiens locaux et les responsables associatifs se retrouvent au sein de mêmes réseaux tel le Cercle des études historiques de Villa Devoto.
  • [9]
    Cette population s’installe dans une zone traversée par une rivière dont le cours sortait régulièrement de son lit.
  • [10]
    En fondant la sociedad de fomento Villa Devoto Norte, non seulement ces habitants se dotent d’un cadre formel (statuts, élections, personnalité juridique), mais ils s’insèrent également dans la tradition civique du fomentismo.
  • [11]
    Lettre de la commission de direction de la sociedad de fomento Villa Devoto Norte, adressée à l’ensemble des voisins du quartier le 26 mai 1923.
  • [12]
    Le découpage administratif de Buenos Aires divise la ville en 15 arrondissements, chacun regroupant plusieurs quartiers. Au sein de chaque arrondissement se trouve un bureau du gouvernement municipal, dénommé Centre de gestion et de participation communal, dont la fonction est de réceptionner les réclamations des habitants et de constituer des espaces de participation civique.
  • [13]
    Les entretiens de membres de la sociedad de fomento, d’habitants déposant des lettres de réclamation et de fonctionnaires du centre de gestion et participation ont mis en avant cette définition du quartier Villa Devoto comme un quartier de classe moyenne.
  • [14]
    Des revendications complémentaires sont portées auprès d’autres services municipaux, elles concernent entre autres l’élagage, l’éclairage et la demande d’infrastructure contre les inondations.
  • [15]
    Selon le « recensement industriel et commercial » réalisé en 2004 par la municipalité de Tres de Febrero.
  • [16]
    Ces fonds proviennent des cotisations et des diverses activités.
  • [17]
    La place publique revêt une importance particulière dans les représentations sur le quartier en Argentine. Elle participe de la reconnaissance d’un certain prestige, voire de l’acquisition d’un statut de quartier aboutit.
  • [18]
    En 1959, les quartiers qui forment la commune de Tres de Febrero étaient sous la juridiction de la municipalité General San Martin. Ce n’est qu’en 1960 que la municipalité de Tres de Febrero est créée, suite au développement urbain et démographique de ces quartiers.
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