Notes
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[*]
Ce travail a été mené dans le cadre du programmes ANR Critère (Suds II, ANR-10-Suds-010-01, 2011-2014).
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[**]
Économiste, directrice de recherche à l’IRD, UMR CESSMA, pascale.phelinas@ird.fr
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[1]
L’activité économique produit des biens et services qui pourraient être produits par une autre unité économique. Elle englobe toute la production de biens et services marchands et certains types de production non marchande, comme par exemple la transformation des produits primaires pour l’autoconsommation.
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[2]
Seuls 20 pays sur les 118 classés par la Banque mondiale comme des pays à revenu par tête faible et moyen produisent cette statistique (cf. base de données ILOSTAT de l’OIT).
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[3]
L’impuissance des chiffres du chômage à décrire correctement le fonctionnement du marché du travail est devenu indéniable dans de nombreux pays développés, mais pour des raisons relativement différentes de celles qui prévalent dans les pays en développement. Leur analyse dépasse largement le cadre de cet article.
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[4]
Dans ces deux graphiques, comme dans les suivants, l’échantillon de pays résulte de la disponibilité de l’information (ici sur le niveau de formation de la population active), très variable selon l’état de l’appareillage statistique national. Le PIB par habitant est exprimé en parité de pouvoir d’achat (PPP) et en dollars de 2005.
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[5]
La convention n°1 de l’OIT (1962) indique qu’une durée hebdomadaire normale de travail n’excède pas 48 heures par semaine. Au-delà de 48 heures, seuil qui est repris dans la définition du travail décent, la durée du travail est jugée excessive.
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[6]
Ce phénomène a pu être mis en lumière grâce à un important travail conceptuel de la part des statisticiens du travail qui distingue l’informalité des unités de production de l’informalité de l’emploi.
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[7]
L’auteur ne néglige pas la réflexion menée récemment en économie du travail sur les différentes dimensions de la qualité d’un emploi (conditions de travail difficiles, horaires atypiques, exposition aux risques accidentels et sanitaires, niveau de satisfaction, etc.). Mais débattre des multiples facettes d’un emploi dépasse le cadre de cet article centré sur la recherche d’indicateurs simples, synthétiques et qui fassent sens pour les économies en développement.
1 La statistique de l’emploi et du chômage fait partie des grandeurs macroéconomiques les plus citées et les plus commentées. L’abondance d’analyses, d’interprétations et de commentaires dont elle fait régulièrement l’objet pourrait faire craindre que le présent article ne suscite qu’un intérêt mitigé. Pourtant, l’emploi constitue une des catégories statistique les plus complexe et sa mesure continue de faire l’objet d’un débat permanent car elle pose de nombreux problèmes conceptuels et empiriques, qu’il s’agisse de fixer les frontières entre le chômage et l’inactivité, ou de déterminer qui est ou qui n’est pas employé de manière adéquate, comme en témoigne la littérature sur le sujet (Hussmans, Mehran, Verma, 1990 ; Bollé, 1999 ; Ghai, 2003). Le Bureau international du travail (BIT) n’a d’ailleurs cessé depuis sa création de renouveler ses recommandations de collecte des statistiques en fonction de l’apparition de phénomènes inédits (nouvelles formes d’emploi, pauvreté au travail) ou auparavant négligés (bénévolat, travail des enfants).
2 Les marchés du travail des pays en développement (PVD) sont marqués par une énorme hétérogénéité des situations qu’affronte la population en âge de travailler, relevée dans de nombreuses études (Fields, 2011 ; Frölich, Haile, 2011 ; De Vreyer, Roubaud, 2013 ; Falco et alii, 2011). Dans beaucoup de pays à faible revenu, l’emploi salarié stable est l’exception et la plus grande fraction de la population active travaille dans un large secteur informel, caractérisé par une myriade de très petites unités de production qui opèrent sans véritable cadre légal, dans lesquelles l’employeur est aussi l’unique employé, ou qui emploient une main-d’œuvre constituée d’aides familiaux non rémunérés. Dans bien des cas, la relation employeur/employé est gouvernée par des règles qui ne relèvent pas du rapport salarial habituel. Il s’ensuit que le cadre institutionnel des relations de travail est généralement peu élaboré : les négociations collectives sont inhabituelles du fait de l’absence de formation syndicale ou de leur faible pouvoir, le code du travail est peu protecteur, la législation sur le salaire minimum existe mais est peu ou pas du tout respectée. Enfin, la protection sociale est souvent limitée aux seuls travailleurs du secteur formel et les personnes sans emploi ne bénéficient presque jamais d’allocations chômage.
3 Dans de nombreux pays, la demande de travail, freinée par de faibles performances économiques, est loin de répondre au niveau élevé de l’offre qui reste soutenue par une forte croissance démographique. Pourtant, si l’on examine les tendances mondiales de l’emploi régulièrement publiées par le BIT, on constate que le nombre de chômeurs est habituellement bien plus faible dans les pays en développement que dans les économies avancées. Pour beaucoup d’analystes, cette faible proportion d’individus sans emploi signifie que le chiffre du chômage ne donne pas une indication juste de la tension du marché du travail, dont il reste toutefois un indicateur incontournable. La grande diversité des conditions d’emploi dans les pays en développement impose d’accompagner l’évaluation de l’état du marché du travail d’informations complémentaires sur la sous-utilisation de la main-d’œuvre, la stabilité de l’emploi et sa rétribution.
4 Cet article propose d’explorer les avancées récentes de la statistique de l’emploi et ses limites. Une première section récapitule les problèmes de la mesure de l’emploi et du chômage dans les pays à faible revenu. Une seconde section analyse la réflexion menée de front par les statisticiens du travail et le Bureau international du travail (BIT) afin d’améliorer l’appréhension du marché du travail des pays en développement. Une discussion des mesures du sous-emploi et de la pauvreté au travail est proposée. La dernière section présente quelques pistes de réflexion autour d’indicateurs additionnels qui permettraient, en complément de ceux déjà existants, de produire des mesures de la qualité de l’emploi qui recourent à l’utilisation de données simples, connues et porteuses de sens pour les économies en développement.
EMPLOI VERSUS NON-EMPLOI : UNE DICHOTOMIE PEU PERTINENTE POUR LES PAYS EN VOIE DE DÉVELOPPEMENT
Identifier les personnes dans l’emploi
5 Dans les pays en développement, identifier les personnes dans l’emploi est moins aisé que ne le suggère la définition normative de l’Organisation internationale du travail (OIT), qui indique que toute personne ayant travaillé ne serait-ce qu’une heure au cours d’une période de référence est un travailleur occupé. Ce critère d’une heure par semaine a été retenu car il permet un décompte précis du travail destiné à la production de biens et services (Hussmans et alii, 1990 ; OIT, 1982). L’inconvénient de cette manière de procéder est qu’elle autorise à classer dans l’emploi toute forme de travail occasionnel ou intermittent. Or, le marché du travail des pays en développement fournit de nombreuses opportunités d’occuper un emploi d’au moins une heure par semaine, mais qui n’est pas forcément considéré comme tel par la personne qui l’occupe, ni d’ailleurs par la société (vente ambulante, menus services de gardiennage, aides ménagères ponctuelles, confection artisanale, etc.).
6 Un autre reproche que l’on pourrait adresser à la définition de l’emploi est que, dans le contexte des pays en développement, elle est trop inclusive. En effet, distinguer l’emploi du non-emploi se fonde sur la définition de l’activité économique et reste pour l’essentiel une affaire de convention. La référence en la matière est le Système des comptes nationaux (SCN) établi par les Nations unies en 1968, légèrement révisé en 1990 (Hussmanns et alii, 1990). Or, le SCN définit l’activité économique [1] de manière si généreuse que seuls ceux qui sont totalement « désœuvrés » sont considérés comme économiquement inactifs. Comme la délimitation de la population en âge de travailler est particulièrement souple dans les PVD, où l’on observe fréquemment des enfants et des personnes âgées au travail, c’est en définitive la quasi-totalité de la population qui travaille au sens du Bureau international du travail.
7 Le décompte des personnes occupées sert généralement à évaluer le volume global de l’emploi et ses variations. Pour que cette mesure soit valide, il est impératif que les questions portent sur un laps de temps restreint et soient répétées fréquemment. Une période de référence courte (habituellement la semaine précédant l’enquête) évite les difficultés de classement liées aux changements d’occupation et/ou de statut. Mais, lorsque l’enquête emploi n’a lieu qu’une fois par an, ce qui est la fréquence habituelle dans la plupart des pays, la référence hebdomadaire est inadaptée à la saisie de la multiplicité des emplois et des statuts des individus dont l’occupation est soumise à de fortes variations saisonnières. En effet, dans ce cas, les résultats de l’enquête donnent une image de la population active à un moment donné qui n’est pas représentative des autres périodes de l’année. En outre, une brève période de référence rend mal compte de la volatilité de l’emploi. De ce fait, la capacité des travailleurs à occuper durablement un même emploi et à stabiliser leur revenu à court et moyen terme est peu connue, comme le souligne le rapport de l’OIT de 2004 sur la sécurité économique. C’est notamment le cas des travailleurs saisonniers ou de ceux qui sont sous contrat temporaire, et qui restent particulièrement mal captés par la statistique de l’emploi.
8 Ces problèmes se posent avec une acuité particulière dans les pays dominés par l’agriculture, où la saisonnalité de l’activité entraîne une grande variabilité de l’emploi au cours du cycle agricole. Le classement des travailleurs pendant la saison morte des travaux agricoles est une question toujours délicate à traiter. Le retrait de la population active est un comportement fréquent chez les personnes très jeunes ou très âgées, les personnes scolarisées et les femmes au foyer ne participant aux activités productives que dans des circonstances exceptionnelles comme la période des récoltes. Les autres travailleurs occupent divers emplois alternatifs, pour des durées variables mais souvent assez courtes. Ainsi, une même personne peut être dans l’emploi ou au chômage, active ou inactive, engagée dans l’agriculture, les services ou l’industrie à différents moments de l’année. Les travaux de Dixon (1982) sur l’Indonésie, de Sussangkarn (1987) sur la Thaïlande illustrent bien les mouvements saisonniers de la population active agricole et les difficultés de les capter.
La distinction entre chômeurs et inactifs
9 La distinction entre chômeur et inactif est sans doute la thématique qui a été la plus vivement discutée. L’essentiel du débat a porté sur la question du classement des individus qui n’ont pas d’emploi et n’en recherchent pas (OCDE, 1987, 1995). En effet, la définition mobilisée par la résolution de 1982 de l’OIT impose au chômeur d’être en quête d’un travail et exige un acte effectif de recherche au cours d’un laps de temps. Or, ce critère de recherche active et les comportements qui y sont rattachés perdent une grande partie de leur intérêt taxinomique dans le contexte des pays en développement marqués par des moyens conventionnels de recherche limités, voire inexistants, et des conjonctures économiques qui impliquent fréquemment de grandes difficultés à trouver ou retrouver un emploi. L’OIT admet d’ailleurs que, dans ces circonstances, les personnes qui ne recherchent pas un emploi soient rattachées à la population active (ILO, 1998).
10 Les enquêtes emploi se sont progressivement attachées à recenser les personnes qui déclarent vouloir travailler et être disponible pour le faire, mais ne recherchent néanmoins pas d’emploi au cours d’une période de référence, et que l’on a coutume de nommer chômeurs découragés. L’inclusion de ces personnes dans la statistique du chômage contribue à la détériorer de 1 à près de 10 points, selon les pays pour lesquels cette information est disponible [2]. Les exemples les plus frappants sont ceux de l’Afrique du Sud, où le taux de chômage standard s’établissait à 24,9 % en 2010 et le taux de chômage élargi aux travailleurs découragés à 36,4 %, et de la République dominicaine, où ces chiffres étaient la même année respectivement de 14,3 % et 24,1 %.
11 La pertinence du critère de recherche active d’emploi pour départager les chômeurs des inactifs a également été testée par quelques travaux économétriques. Les personnes sans emploi ont été scindées en deux groupes, celles qui déclarent vouloir travailler mais qui ne recherchent pas activement un emploi et celles qui en recherchent un. Leur probabilité de transition dans l’emploi a été comparée et aucune différence statistiquement significative n’a été révélée dans les études de Kingdon et Knight (2006) sur l’Afrique du Sud et de Byrne et Strobl (2004) sur Trinité-et-Tobago. Ces auteurs concluent que l’usage du critère de recherche d’emploi pour distinguer les chômeurs des inactifs est, dans la pratique, souvent arbitraire et ambigu car ce sont les faibles perspectives d’emploi et le coût élevé de la recherche qui découragent certaines personnes désirant travailler de rechercher activement un emploi, et non une quelconque « préférence » pour le loisir.
Le chômage comme mesure des problèmes d’emploi
12 La grande majorité des pays en développement supportent des taux de chômage comparables à ceux des pays de l’OCDE, voire parfois très inférieurs. Par exemple, en 2010, le taux de chômage s’établissait à 1 % en Thaïlande, 3,8 % au Cameroun, 3,9 % à Madagascar, 5 % en Équateur et au Mexique. Ces chiffres ne signifient hélas pas que les problèmes de l’emploi sont résolus dans ces pays [3], mais qu’en l’absence de toute forme de protection sociale garantie par l’État, être chômeur est un luxe que les pauvres ne peuvent bien souvent pas s’offrir, comme l’a souligné la recherche sur le sujet (Myrdal, 1968 ; Salomé, 1989 ; Ghose, 2004 ; Peek, 2006). En effet, l’acte de recherche d’emploi n’est pas sans coût et dépend de la capacité du prospecteur à financer une période de chômage, soit sur son épargne personnelle, soit grâce au soutien familial et/ou amical. Il s’ensuit que les prospecteurs d’emploi enregistrés dans la statistique ont une forte probabilité d’appartenir à la fraction relativement aisée de la population active. Les autres, c’est-à-dire l’immense majorité des personnes, sont obligés d’accepter n’importe quelle forme d’occupation, même insignifiante, mal payée et/ou caractérisée par des conditions de travail difficiles.
Taux de chômage selon le niveau d’éducation et le PIB par habitant
Taux de chômage selon le niveau d’éducation et le PIB par habitant
13 Pour appuyer cet argument, on a porté, sur la figure 1, les taux de chômage supportés par les individus selon leur niveau d’éducation (primaire ou supérieur), dans des pays dont le PIB par tête diffère [4]. Les droites de tendance indiquent clairement qu’une faible éducation est un obstacle à l’entrée sur le marché du travail dans les économies avancées mais que les travailleurs peu éduqués occupent presque tous un emploi dans les pays en développement. Inversement, les diplômés du supérieur souffrent bien moins fréquemment du chômage dans les pays à revenu élevé que dans les pays en développement. Ces résultats tendent à suggérer que, dans les pays à faible revenu, le chômage ouvert mesure le non-emploi des « riches ». En effet, les inégalités dans l’accès à l’éducation recoupent les inégalités de revenu (Hugon, 2005), les personnes venant de familles aisées recherchent davantage un emploi de qualité et peuvent se permettre de rester plus longtemps en prospection active d’emploi (Vernières, Fourcade, Paul, 1994 ; Kapsos, Bourmpoula, 2013).
14 Dans ces conditions, interpréter l’évolution du taux de chômage des pays en développement et juger si la croissance de ces pays a été favorable à l’emploi est un exercice particulièrement compliqué. L’affirmer au motif que le taux de chômage a baissé est une interprétation erronée des faits si cette baisse signifie que les prospecteurs d’emploi n’ont plus les moyens de financer leur recherche en raison de la dégradation de l’environnement économique suite à un choc exogène (conjoncture économique défavorable, accident climatique, etc.). Inversement, au cours du processus de développement et de la transformation structurelle de l’économie, les problèmes d’emploi se déplacent du sous-emploi au chômage ouvert, non seulement parce qu’avec l’élévation du niveau de vie les individus peuvent se permettre de rechercher un emploi, mais aussi parce que l’organisation même de la production ne se prête plus au partage du travail et à l’ajustement des horaires comme l’assure l’entreprise familiale. Dans ce cas, le taux de chômage redevient un indicateur incontournable de l’excès de l’offre de travail.
LES AMÉLIORATIONS DES INDICATEURS DE L’EMPLOI
15 Alors que, dans les économies avancées, le chômage reste la principale cause d’adversité économique, il n’en va pas de même dans les pays à faible revenu où des centaines de millions de personnes sont plongées dans l’extrême pauvreté en travaillant. Cette spécificité impose de tourner l’attention de la mesure de l’emploi vers la mesure de la sous-utilisation de la main-d’œuvre, de la productivité du travail et des revenus.
16 Les Conférences internationales des statisticiens du travail, organisées par le BIT depuis 1923, se sont attachées à construire la notion de sous-emploi (OIT, 1962, 1982, 1998). Deux formes principales de sous-emploi ont été identifiées : le sous-emploi lié au temps de travail qui traduit un volume insuffisant d’heures travaillées sur une période donnée ; le sous-emploi invisible qui se caractérise par une faible productivité au travail associée à une rétribution médiocre.
Le sous-emploi lié au temps de travail
17 Dans la pratique, la statistique de l’emploi ne mesure que le sous-emploi lié au temps de travail et compte comme sous-employées toutes les personnes qui travaillent involontairement moins que le nombre normal d’heures dans l’activité considérée, qui désirent travailler plus et sont disponibles pour le faire au cours d’une période donnée.
18 En dépit de la simplicité de cette définition, mesurer le sous-emploi lié au temps de travail est malaisé puisqu’il s’agit de confronter le temps de travail réel effectué par les individus au nombre « normal » d’heures de travail dans l’activité considérée. La grande difficulté empirique de cette méthode consiste à établir le seuil en dessous duquel le temps de travail est anormalement faible. La procédure est d’autant plus complexe qu’il est nécessaire de définir des seuils différents selon les pays, les régions, les branches d’activité, les unités économiques, etc. Établir un volume horaire normal en agriculture soulève des problèmes insolubles compte tenu de l’extrême diversité des besoins en main-d’œuvre selon les types d’exploitation et leur environnement agro-écologique.
19 En dépit de ces difficultés, un certain nombre de pays se sont engagés dans la mesure du sous-emploi. Même imparfaite, l’estimation des taux de sous-emplois, calculés comme le rapport entre le nombre de personnes sous-employées et la population active, apporte de précieux compléments d’information sur l’état du marché du travail. La figure 2 fait apparaître une corrélation négative entre le taux de sous-emploi et le revenu par tête. Cette relation suggère que le sous-emploi reste une question pressante dans les pays à faible revenu et que sa mesure devrait faire partie intégrante du cadre statistique destiné à déceler les insuffisances du marché du travail dans ces pays. En effet, les possibilités d’emploi y sont souvent limitées et de nombreux travailleurs qui se retrouvent sans emploi doivent se livrer à des activités quelconques, souvent marginales, que ce soit dans l’agriculture ou le secteur informel urbain, pour subvenir à leurs besoins.
Taux de sous-emploi selon le niveau de développement
Taux de sous-emploi selon le niveau de développement
20 Par ailleurs, si l’on confronte le taux de sous-emploi avec le taux de chômage dans les pays pour lesquels on dispose des deux chiffres, on note une liaison positive. Autrement dit, les maux de l’emploi ont tendance à se cumuler, ce qui n’est guère surprenant. En effet, si le chômage affecte plutôt les classes aisées, le sous-emploi touche généralement les personnes qui ne peuvent se permettre de rester longtemps sans travailler et sont contraintes d’accepter des occupations assorties d’horaires incertains, inférieurs à ceux qu’elles souhaiteraient ou pourraient obtenir.
Comment appréhender le sous-emploi invisible ?
21 La mesure du sous-emploi lié au temps de travail constitue un réel progrès dans l’appréhension de l’emploi dans les pays en développement. Toutefois, l’excès de main-d’œuvre se manifeste également par un déséquilibre structurel entre la quantité de travail disponible et les autres facteurs de production qu’il convient d’appréhender, car il est à l’origine de la faible productivité du travail qui explique le niveau préoccupant de la plupart des rémunérations des travailleurs des pays en développement. On parle alors de sous-emploi invisible.
22 Les données sur la pauvreté, appliquées à la population active, ont été utilisées comme indicateur de sous-emploi invisible (Majid, 2001). Cependant, l’utilisation de la notion de pauvreté pose problème car elle se situe sur un niveau d’analyse différent de celui de l’emploi. Un individu est considéré comme pauvre lorsqu’il vit dans un ménage dont le revenu disponible par tête est inférieur à un certain seuil. C’est la position du ménage dans lequel vit l’individu qui détermine le fait qu’il soit un travailleur pauvre et non sa position sur le marché du travail. Or, les sources de revenu autre que le travail, par exemple les transferts des migrants, peuvent modifier le niveau de vie des ménages de manière exogène, sans que les conditions d’emploi et de rémunération ne s’améliorent. Les seuils de pauvreté ne renseignent pas sur les dysfonctionnements du marché du travail et ne constituent donc pas des indicateurs pertinents de son état. De ce fait, il reste essentiel de maintenir la distinction analytique entre la pauvreté et l’emploi, même si les deux sont intimement liées.
23 Les économistes admettent toutefois que le niveau de vie d’un individu joue un rôle fondamental, souvent négligé, dans la forme de la courbe d’offre de travail et que les théoriciens du travail se sont peu penchés, à tort, sur le comportement des personnes qui vivent près ou en dessous du seuil de pauvreté. Aux très bas niveaux de rémunération, la survie n’est possible qu’à condition que le montant physique maximum de travail soit offert. Il s’ensuit que les individus sont dans l’obligation de travailler de très longues heures pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille. Ces longues journées de travail sont considérées comme un signe certain de sous-emploi invisible. En conséquence, une façon simple et théoriquement fondée d’aborder le sous-emploi invisible consiste à examiner la durée hebdomadaire de travail.
24 On a porté sur la figure 3 la proportion de personnes qui travaillent 49 heures et plus par semaine [5] en fonction du niveau de développement du pays dans lequel elles vivent. On constate sans peine que les très longues journées de travail sont associées aux pays dont le PIB par tête est le plus bas. On peut voir là une confirmation de l’idée selon laquelle, aux très bas taux de salaire, les besoins de subsistance déterminent le temps de travail. En effet, ces durées excessives de travail hebdomadaire correspondent à des ventes de travail de « détresse » de ceux qui n’ont pas d’autre choix que d’accepter n’importe quel travail disponible. La part des personnes qui travaillent « trop » longtemps rend ainsi compte de l’ampleur du sous-emploi invisible de celles et ceux qui ne sont pas en mesure d’obtenir une compensation suffisante à leur effort de travail, et dont les besoins fondamentaux restent, de ce fait, insatisfaits.
Relation entre le niveau de développement et le pourcentage de personnes travaillant 49 heures et plus par semaine
Relation entre le niveau de développement et le pourcentage de personnes travaillant 49 heures et plus par semaine
LA RECHERCHE D’INDICATEURS DE QUALITÉ DES EMPLOIS
25 Depuis la 87e Conférence internationale du travail tenue en 1999, le département de la statistique du Bureau international du travail a engagé une vaste réflexion sur la notion de travail décent et sur les indicateurs capables d’en rendre compte. La notion de travail décent contient l’idée que tous les emplois ne se valent pas et qu’il faut démarquer les bons emplois des emplois indésirables. Séduisante sur le plan conceptuel, cette notion peine à entrer dans la statistique et le débat reste vif sur les caractéristiques d’un emploi décent, la subjectivité des critères qui peuvent le définir, leur nombre et la hiérarchie qu’il conviendrait d’établir (Ghai, 2003). Enfin, décompter l’emploi décent pose un véritable défi à la statistique de l’emploi de la plupart des pays à faible revenu en raison du peu d’information disponible.
26 L’analyse de l’emploi dans les pays en développement nécessite pourtant l’utilisation de catégories plus fines que la simple dichotomie emploi/non-emploi. On expose ici en quoi les deux critères habituellement utilisés pour jauger la qualité des emplois que sont l’informalité et le statut au travail cernent mal les attributs d’un emploi. On porte ensuite l’attention sur une mesure synthétique de la qualité d’un emploi qu’est la rémunération horaire, dont le niveau apparaît intimement lié à la taille des établissements où sont employés les travailleurs.
Informalité et statut des travailleurs
27 Une première façon courante de classer l’emploi dans les pays en développement consiste à utiliser le clivage formel/informel. Cette classification se fonde sur l’hypothèse d’un marché du travail segmenté où le secteur organisé offrirait des emplois dont les caractéristiques seraient identiques à celles des emplois des économies avancées, à savoir des temps complets, une certaine stabilité, une rémunération convenable et l’accès à un large éventail de prestations sociales. À l’inverse, le secteur dit informel ne proposerait que des emplois occasionnels ou précaires, très mal rémunérés, jamais régis par un contrat de travail ni assortis d’une quelconque forme de protection sociale.
28 De très nombreux travaux se sont attachés à définir la distinction formel/informel. De fait, la littérature a regorgé de critères de classement (nombre d’employés, enregistrement de l’entreprise, acquittement de l’impôt et de cotisations sociales, embauches dans un cadre contractuel, etc.) et, par conséquent, de définitions, de telle manière qu’il a été impossible d’arriver à un consensus. Différentes études montrent que les contours du secteur informel varient en fonction des critères utilisés (Henley, Arabsheibani, Carneiro, 2009 ; Gong, Van Soest, 2002 ; Marcouiller, Ruiz de Casilla, Woodruff, 1997). En outre, l’emploi informel s’étend bien au-delà du secteur informel car les travailleurs du secteur formel occupent parfois un emploi de fait informel [6]. Dans son étude sur les tendances et les caractéristiques de l’économie informelle, Jacques Charmes (2012) montre que les emplois informels du secteur formel représentent de 20 à 40 % du total des emplois selon les continents. Une étude récente de l’OIT (ILO, 2012), menée sur 47 pays à bas et moyen niveau de revenu situés dans différentes régions du monde, souligne également que, dans plusieurs d’entre eux (Argentine, Brésil, Bolivie, Équateur, Lesotho, Madagascar, Mexique, Paraguay, Pérou, Tanzanie, Vietnam), plus de 20 % des personnes employées dans le secteur dit formel occupent en fait des emplois informels.
29 Les comparaisons internationales suggèrent que l’emploi informel est négativement corrélé aux niveaux de PIB par tête (ILO, 2012). En effet, la législation du travail, qui définit les obligations réciproques entre employeurs et employés, reste lacunaire et rarement respectée dans les pays en développement. Les embauches se font, la plupart du temps, hors de tout cadre contractuel et les cotisations sociales restent souvent impayées. La loi n’apporte donc aucune garantie aux travailleurs. En outre, le pouvoir de négociation des travailleurs est faible en l’absence de représentation syndicale. Les salaires et les conditions de travail sont généralement fixés au niveau de l’entreprise, par une décision unilatérale.
30 S’il est acquis que les emplois dans le secteur informel sont, en moyenne, moins bien payés que dans le secteur formel, on y observe néanmoins une plus grande dispersion des rémunérations imputable au caractère très composite de ce secteur et au large éventail de productivité qui le caractérise (Fields, 1990 ; Perry et alii, 2007 ; Maloney, 2004 ; Falco et alii, 2011). Comment, dès lors, comparer les travailleurs qui gagnent un salaire minime dans le secteur formel et ceux qui, bien que sans contrat de travail et/ou sans accès à un mécanisme de protection sociale, gagnent des revenus qui, d’une certaine manière, compensent cette absence de formalité ?
31 Une seconde façon souvent retenue d’évaluer la qualité d’un emploi consiste à examiner le statut du travailleur qui l’occupe. L’auto-emploi est un phénomène très répandu dans les pays en développement. Il regroupe les personnes qui travaillent seules ou dans des entreprises familiales en tant que chef d’entreprise. L’importance relative de l’emploi indépendant a souvent été interprétée comme un signe de mauvaise qualité des emplois car le non-salariat est fréquemment perçu comme un refuge pour les travailleurs qui ne disposent pas des qualifications requises par les segments les plus attrayants du marché du travail, ou pour ceux qui les possèdent mais qui attendent que des emplois salariés se créent ou se libèrent. Dans cette perspective, l’emploi indépendant ne serait pas tant la marque d’une prédisposition à la création d’entreprise que l’expression de l’inaccessibilité des emplois salariés. Or, l’auto-emploi n’est pas toujours le résultat d’une inhabilité à occuper un emploi salarié dans le secteur formel ou encore de barrières à l’accès à ces emplois (Fajnzylber, Maloney, Montes Rojas, 2006). Développer sa propre affaire peut être le choix de celles et ceux qui préfèrent être leur propre patron, et/ou ont besoin de combiner leurs activités professionnelles avec leurs activités domestiques. Les caractéristiques de l’auto-emploi, sa souplesse horaire notamment, sont recherchées par certains travailleurs.
32 Indubitablement, la part de l’auto-emploi dans l’emploi total diminue avec le PIB par tête. En effet, contrairement aux pays avancés, le tissu économique des pays à faible revenu est composé d’une myriade d’établissements de très petite taille, souvent isolés des marchés « porteurs » et dont la productivité est faible. Pourtant, les études empiriques reliant rémunération et statut dans l’emploi dans les pays en développement suggèrent clairement que l’auto-emploi est loin d’être une situation de second rang comparée à la plupart des conditions de rémunération des salariés. En réalité, on observe une grande hétérogénéité des rétributions parmi les personnes auto-employées (Cunningham, Maloney, 2001 ; Maloney, 2003 ; Günther, Launov, 2012 ; Gindling, Newhouse, 2014). Ces inégalités de revenus du travail sont imputables, d’une part, au large éventail des qualifications des travailleurs et, d’autre part, à l’immense gamme d’activités économiques que développent les personnes auto-employées.
33 Au total, les dichotomies habituelles de type formel/informel ou salariat/auto-emploi n’apparaissent pas les plus appropriées pour départager les « bons » emplois des emplois peu ou moins désirables. Les disparités internes des conditions de travail plaident pour un usage mesuré de l’informalité et de l’auto-emploi comme indicateur robuste de la qualité d’un emploi.
La rémunération : une mesure synthétique de la qualité des emplois
34 Pour l’immense majorité des travailleurs, et surtout pour les plus pauvres d’entre eux, la rémunération horaire est la caractéristique la plus importante d’un emploi (Ritter, Anker, 2003). La rétribution attachée à un emploi n’est certes pas le seul aspect déterminant sa qualité [7], mais c’est probablement un des indicateurs synthétique les plus simples dont on dispose. Les études qui ont porté sur le sens et l’intensité de la corrélation entre le taux de salaire et d’autres attributs de l’emploi tels que le nombre d’heures de travail, l’accès à la protection sociale, etc. (Clark, 2005 ; Davoine, Erhel, 2007 ; Green, 2006) révèlent que percevoir une rémunération suffisante, c’est-à-dire au-dessus d’un minimum socialement acceptable, ou, si l’on reprend les critères du travail décent, qui représente plus de la moitié de la rémunération médiane, capte une grande partie de la qualité de l’emploi.
35 Lorsque les travailleurs sont mal rémunérés et qu’ils tirent l’essentiel de leur revenu du fruit de leur travail, l’emploi ne protège pas contre la pauvreté. Dans les pays en développement, les « marchés » allouent le travail dans des situations où le revenu obtenu ne suffit parfois pas à assurer l’apport de calories jugé indispensable à l’effort physique requis par une journée de travail, car l’absorption de nourriture reste très en deçà des besoins. Cette situation entraîne inévitablement une détérioration du statut nutritionnel des travailleurs, ce qui porte atteinte à leur productivité et réduit leurs chances futures de trouver un meilleur emploi. Le cercle de la misère se referme et se renforce jusqu’à ce que ces personnes soient définitivement inaptes au travail et que leur capital humain et physique soit irrémédiablement altéré. Dans ces conditions, la rémunération attachée à un emploi prend une dimension essentielle.
Part des travailleurs qui gagnent moins de 1,5 dollar par jour selon le niveau de développement
36 On a porté, sur la figure 4, la part des travailleurs qui gagnent moins de 1 dollar et demi par jour dans un échantillon de 52 pays en développement. Sans surprise, la part des travailleurs très mal payés diminue avec le niveau de développement, mais de manière non linéaire. Dans les pays les plus pauvres (Burundi et Liberia dans l’échantillon), plus de 80 % des travailleurs gagnent moins de 1,5 dollar par jour. La moitié des travailleurs sont dans ce cas dans douze pays, parmi lesquels ont compte dix pays africains et deux pays asiatiques (Bangladesh et Népal). Dix-huit pays se retrouvent dans une zone médiane dans laquelle 20 à 50 % des travailleurs sont très mal rémunérés. Les pays de ce groupe sont plus dispersés géographiquement, en Afrique, en Amérique latine et en Asie. Enfin, vingt-deux pays comptent moins de 20 % de travailleurs qui occupent des emplois assortis de très faibles rémunérations. Ils se situent plus souvent en Amérique latine (Brésil, Mexique, Pérou, Colombie par exemple) et en Asie (Thaïlande, Sri Lanka, Vietnam, Pakistan par exemple).
37 Ces statistiques suggèrent que, dès lors que la croissance économique s’accélère et que s’amorce le processus de développement, la capacité des pays à créer des emplois productifs s’améliore. La transformation structurelle de l’économie se répercute sur les rémunérations, dont la contribution immédiate au bien-être des travailleurs explique souvent le recul de la pauvreté. De meilleures rétributions permettent également aux individus de consacrer plus de temps aux investissements éducatif et éventuellement à la recherche d’emploi, deux activités traditionnellement associées à de meilleurs taux d’emploi et de satisfaction au travail. Le gain associé au travail apparaît donc comme un indicateur approprié du bien-être de la population et de la capacité des travailleurs à mieux maîtriser leurs trajectoires professionnelles.
38 Comme le souligne Fields (2011), l’analyse des marchés du travail n’a pas été centrale dans la compréhension des sources de la pauvreté. Or, dans la mesure où le travail est souvent le seul actif possédé par les pauvres, comprendre ce qui détermine son prix est essentiel à l’analyse de la pauvreté.
39 Les recherches récentes en économie du travail montrent que le prix du travail dépend davantage du lieu où les personnes sont occupées que de ce qu’elles savent (Teal, 2011 ; Trostel, Walker, Woolley, 2002). On constate en effet que les employeurs, selon le secteur d’activité et/ou le type d’établissement, rémunèrent inégalement des travailleurs possédant les mêmes caractéristiques observables. De même, les auto-entrepreneurs tirent des revenus très contrastés de leur activité. Une des raisons de ces différences de rétributions provient de l’hétérogénéité de l’efficience des entreprises, elle-même très corrélée à leur taille (Burdett, Mortensen, 1998 ; Söderbom, Teal, 2004 ; Söderbom, Teal, Wambugu, 2005 ; Mortensen, 2005). Deux mécanismes essentiels expliquent ce lien : l’investissement en capital, pour être rentable, nécessite une échelle d’opération élevée, bien supérieure en réalité à celle de la plupart des établissements que l’on observe dans les PVD ; le capital humain est complémentaire du capital physique : au niveau microéconomique, les progrès de la productivité du travail, qui expliquent l’amélioration des rémunérations, dépendent de l’envergure des investissements en capital physique.
40 Malheureusement, il existe peu d’établissements profitables capables de proposer des emplois assortis de bonnes rémunérations dans les pays à faible revenu, où une grande fraction de la population active travaille dans de très petites entreprises peu dynamiques. Le rapport sur le développement dans le monde de 2013 (Banque mondiale, 2013) produit un classement de quelques PVD selon la part des micro-entreprises dans l’emploi. Cette part est très clairement reliée au niveau de revenu par tête. Les micro-entreprises représentent près de 97 % des emplois manufacturés en Éthiopie. Ce chiffre est respectivement de 78 % en Bolivie, 67 % en Inde, 55 % en Colombie et 39 % au Chili. Il s’établit à 18 % environ pour l’ensemble des pays industrialisés. Dans le secteur des services, la part des micro-entreprises dans l’emploi est encore plus élevée dans tous les pays, mais reste clairement une variable ordonnée selon le niveau de PIB par tête.
41 La prédominance de l’effet de la taille de l’établissement, où sont (auto) employés les travailleurs, sur les rémunérations explique pourquoi le marché du travail produit un continuum de rétributions avec des chevauchements fréquents entre toutes les formes d’emploi qu’il convient de reconnaître. Dans cette configuration, les dichotomies habituelles du type formel/informel ou encore auto-emploi/salariat perdent en partie leur intérêt taxinomique. Les conserver conduit à faire perdurer une conception inexacte du fonctionnement du marché du travail dans les PVD dont la clé de compréhension réside dans l’analyse du processus d’appariement entre des travailleurs et des entreprises hétérogènes.
42 Il s’ensuit que connaître la distribution des tailles des entreprises dans lesquelles travaille la population active et évaluer le nombre de (très) petites unités économiques, répertoriées ou non, apparaît indispensable à l’analyse des divers aspects de l’emploi dans les PVD. Cette information, qui se prête facilement à la mesure, est disponible dans certaines enquêtes emploi et dans de très rares enquêtes auprès des entreprises mais sa compilation systématique n’existe pas. De ce fait, les comparaisons internationales sont limitées. Pourtant, les quelques statistiques disponibles montrent qu’il s’agit d’une information précieuse qui permet d’illustrer certains aspects essentiels du marché du travail dans les pays en développement où de nombreuses personnes connaissent des situations d’emploi inadéquates, non décrites par les estimations traditionnelles de l’emploi et du chômage.
CONCLUSION
43 La définition de l’emploi admise au niveau international déconnecte très largement l’emploi des moyens d’existence, puisqu’il suffit d’avoir travaillé (contre rémunération) au moins une heure par semaine pour être considéré comme pourvu d’un emploi. Or, le marché du travail dans les économies à faible revenu est caractérisé par une énorme hétérogénéité des emplois occupés selon le volume horaire accompli, les rémunérations obtenues et les conditions de travail. Regrouper dans une même classe des occupations marginales, d’une ou deux heures par semaine, très mal payées et des occupations à plein-temps, bien – voire très bien – rémunérées, éventuellement assorties de prestations sociales généreuses, expose à déguiser le sous-emploi dans l’emploi et par conséquent à gonfler arbitrairement les estimations de l’emploi. Pour que la statistique de l’emploi soit porteuse de sens, elle doit tenir compte du bien-être des personnes qui participent à la production de biens ou services, même de manière marginale.
44 La mesure du chômage, même élargie, reste utile mais insuffisante, voire trompeuse, pour identifier les dysfonctionnements du marché du travail dans les pays en développement. Elle ne rend pas compte des grandes disparités entre les emplois ni de l’évolution de leur composition, qui, à taux de chômage inchangé voire décroissant, peut se détériorer. Si l’on s’en tient aux règles définies par l’OIT, le chômage mesuré est habituellement faible dans les économies en développement car, en l’absence de mécanismes d’assurance chômage, les individus ne peuvent se permettre de rester sans emploi. La statistique du chômage ne décompte que les personnes qui ont les moyens financiers d’entreprendre une prospection d’emploi. Elle ne saisit donc pas l’étendue de la sous-utilisation de la force de travail, et supposer que les chômeurs occupent le même espace social et économique dans les pays à faible revenu et dans les économies avancées est une erreur.
45 Nous avons essayé, au cours de cet article, de montrer que la compréhension de la position des individus vis-à-vis du marché du travail gagnerait à rompre avec les conceptions bipolaires de l’emploi telles que travail/hors travail, formel/informel ou auto-emploi/salariat, mais à s’appuyer sur le principe d’un continuum englobant la multiplicité des formes d’emploi. Il existe au moins trois indicateurs relativement simples qui compléteraient utilement ceux qui existent déjà et dont l’utilisation systématique permettrait de décrire et d’analyser plus précisément le comportement du marché du travail dans les pays à faible revenu : la proportion des individus qui travaillent en dessous d’un certain niveau de rémunération, le nombre d’heures hebdomadaires et la taille de l’entreprise dans laquelle les individus sont employés.
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Mots-clés éditeurs : Emploi, indicateurs, sous-emploi, chômage, pays en développement
Date de mise en ligne : 21/07/2014
https://doi.org/10.3917/rtm.218.0015Notes
-
[*]
Ce travail a été mené dans le cadre du programmes ANR Critère (Suds II, ANR-10-Suds-010-01, 2011-2014).
-
[**]
Économiste, directrice de recherche à l’IRD, UMR CESSMA, pascale.phelinas@ird.fr
-
[1]
L’activité économique produit des biens et services qui pourraient être produits par une autre unité économique. Elle englobe toute la production de biens et services marchands et certains types de production non marchande, comme par exemple la transformation des produits primaires pour l’autoconsommation.
-
[2]
Seuls 20 pays sur les 118 classés par la Banque mondiale comme des pays à revenu par tête faible et moyen produisent cette statistique (cf. base de données ILOSTAT de l’OIT).
-
[3]
L’impuissance des chiffres du chômage à décrire correctement le fonctionnement du marché du travail est devenu indéniable dans de nombreux pays développés, mais pour des raisons relativement différentes de celles qui prévalent dans les pays en développement. Leur analyse dépasse largement le cadre de cet article.
-
[4]
Dans ces deux graphiques, comme dans les suivants, l’échantillon de pays résulte de la disponibilité de l’information (ici sur le niveau de formation de la population active), très variable selon l’état de l’appareillage statistique national. Le PIB par habitant est exprimé en parité de pouvoir d’achat (PPP) et en dollars de 2005.
-
[5]
La convention n°1 de l’OIT (1962) indique qu’une durée hebdomadaire normale de travail n’excède pas 48 heures par semaine. Au-delà de 48 heures, seuil qui est repris dans la définition du travail décent, la durée du travail est jugée excessive.
-
[6]
Ce phénomène a pu être mis en lumière grâce à un important travail conceptuel de la part des statisticiens du travail qui distingue l’informalité des unités de production de l’informalité de l’emploi.
-
[7]
L’auteur ne néglige pas la réflexion menée récemment en économie du travail sur les différentes dimensions de la qualité d’un emploi (conditions de travail difficiles, horaires atypiques, exposition aux risques accidentels et sanitaires, niveau de satisfaction, etc.). Mais débattre des multiples facettes d’un emploi dépasse le cadre de cet article centré sur la recherche d’indicateurs simples, synthétiques et qui fassent sens pour les économies en développement.