Notes
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Docteur en géographie, Laboratoire Prodig, PRAG, Université Paris-Est Créteil, sofiblanchard@yahoo.fr
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[1]
Ces évolutions sont difficilement quantifiables : il n’existe pas de base de données sur les conditions du travail domestique et les résultats détaillés du recensement bolivien de 2012 ne sont pas encore disponibles.
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[2]
Selon Cottle et Ruiz, le travail domestique et le service militaire « ont pour trait fondamental le service que de jeunes membres des classes et des cultures subalternes effectuent au bénéfice des minorités dominantes. Tous deux sont vus, par les serviteurs et par les patrons, comme des mécanismes « civilisateurs » qui introduisent les premiers dans cette société dominante. Mais il s’agit, dans les deux cas, d’un dur apprentissage marqué par la violence et par des relations très fortement discriminatoires » (Cottle, Ruiz, 1993, p. 151). Le terme de « minorité » désigne ici les élites créoles et est utilisé au rebours de son sens habituel, les « minorités ethniques » étant numériquement majoritaires en Bolivie selon le recensement de 2001.
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[3]
Cet entretien, mené en 2004 dans le cadre d’une étude des comités de quartier de Santa Cruz, n’avait pas pour objet le travail domestique. Le récit de vie qui en a découlé a cependant fait apparaître la place importante du travail domestique dans les premières expériences de migration de mon interlocutrice.
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[4]
Le système du parrainage (compadrazgo) dans les sociétés andines institue des formes de parentés spirituelles qui lient les familles et créent des relations d’obligation. Les parrains, étant souvent d’un statut social supérieur à celui de la famille de leur filleul, ont alors une obligation d’assistance.
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[5]
Ces religieuses appartiennent à l’ordre des Missionnaires croisées de l’Église.
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[6]
L’objectif de la Casa Nazaria Ignacia est, d’après sa directrice, de donner à ses pensionnaires une « formation intégrale », à la fois pratique (le matin, les jeunes femmes apprennent à faire la cuisine et le ménage) et morale. Parmi les employés chargés de cette formation morale, on note la présence d’un médecin chargé de leur rappeler les « règles d’hygiène de base » et de faire de la prévention en matière de santé, mais aussi celle d’une anthropologue qui leur donne des éléments pour « entrer en relation avec le milieu de Santa Cruz » (entretien avec Lucia S., 07/07/2003).
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[7]
La totalité des femmes contactées au cours de l’enquête travaillaient au service de couples mariés ou de veuves.
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[8]
Hija désigne une fille au sens familial, filial (fille de), tandis que chica renvoie à une classe d’âge (les filles et les garçons).
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[9]
Ce n’est plus le cas en Argentine ni au Brésil par exemple, où la résidence séparée tend à devenir la règle (Vidal, 2007).
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[10]
Les Cambas sont les habitants créoles de Santa Cruz, qui revendiquent une spécificité culturelle et une autonomie régionale.
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[11]
On peut par exemple lire que « les métis du Paraguay tout comme ceux de la région orientale des Indes, à la différence de ceux du Haut-Pérou, ne demeurèrent pas métis, car avec le temps, tous les traits physiques de leur ascendance indigène disparurent, pour ne laisser que les traits européens qui caractérisent la population de l’Oriente bolivien aujourd’hui » (Gaya Abrego, 2000).
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[12]
Département du Sud du pays dont la capitale est Sucre.
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[13]
On peut parler à ce propos d’une résurgence de la condition domestique comme objet politique. Des mouvements de revendications des travailleuses domestiques avaient en effet vu le jour dans les années 1920 à 1940, dans le cadre du syndicalisme anarchiste porté par la Federación Obrera Feminina (Stephenson, 1999). Par la suite, après la Révolution de 1952, fut votée en 1954 une loi qui instaurait un salaire minimum et des primes annuelles pour les domestiques, et leur octroyait 10 jours de vacances par an, le paiement des frais médicaux, le droit d’aller à l’école (Gill, 1994). Cette loi ne fut guère suivie d’effet, les emplois domestiques n’étant que très rarement déclarés.
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[14]
Movimiento Indigena Pachakuti.
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[15]
Colla est un terme péjoratif utilisé à Santa Cruz pour désigner les migrants venant des Andes.
1À Santa Cruz de la Sierra, ville des basses terres boliviennes, la plupart des employées de maison sont des migrantes venant des campagnes andines de l’ouest du pays. Ce mouvement de mise au travail des femmes des campagnes des Andes au service des citadins des classes moyennes et supérieures de Santa Cruz participe d’une dynamique migratoire diversifiée. Les paysannes boliviennes des Andes partent travailler comme domestiques dans les grandes villes du pays – Santa Cruz, La Paz et Cochabamba – mais également, depuis quelques décennies, dans les pays voisins, au Brésil et surtout en Argentine, voire, plus récemment, en Espagne, où les travailleuses domestiques andines sont devenues un des nouveaux visages du travail du care. L’expérience du travail domestique constitue souvent une première étape des trajectoires migratoires des jeunes paysannes ; il s’agit là d’un schéma très fréquent en Amérique latine, que l’on retrouve tant au Pérou (Gutierrez, 1983), qu’au Mexique (Ludec, 2002), ou au Brésil (Vidal, 2007). Cette condition domestique est donc transitoire : on peut l’interpréter comme un apprentissage, auquel ont recours les jeunes femmes des classes populaires. Le statut de domestique ouvre cependant sur une série de bifurcations possibles : en mobilisant des stratégies migratoires, familiales et professionnelles diversifiées, les travailleuses domestiques construisent différents types de trajectoires.
2 À partir d’une enquête menée au sein du syndicat des employées de maison de Santa Cruz de la Sierra, j’analyserai les transformations des schémas migratoires féminins et les liens que ces schémas entretiennent avec une « condition domestique » fondée sur des formes de domination à la fois sociales, sexuées et ethniques. Les données recueillies sont le résultat d’une observation participante au long cours, menée en 2003 (de mars à septembre) et 2004 (de juin à septembre) auprès du syndicat des employées de maison de Santa Cruz. J’ai assisté aux réunions hebdomadaires du syndicat, qui se tenaient le dimanche, seul jour de congé des travailleuses domestiques. Cela m’a permis d’effectuer des observations participantes lors des réunions et des activités de formation organisées par le syndicat (des cours de cuisine principalement). Cette situation d’enquête m’a aussi amenée à partager des moments de loisir, promenades et déjeuners au restaurant, avec une quinzaine de membres du syndicat, notamment avec un groupe de femmes originaires du département de La Paz, et de mener avec elles une dizaine d’entretiens de type récit de vie. La parole des travailleuses domestiques était beaucoup plus libre dans ce contexte associatif qu’elle n’aurait pu l’être sur leur lieu de travail, sous le regard de leurs employeurs. Le syndicat ne m’a cependant permis de toucher qu’une frange bien particulière du monde des travailleuses domestiques : ces femmes bénéficiaient de conditions de travail supérieures à la moyenne, car leurs patrons les laissaient libres de jouir à leur guise de leur journée de congé hebdomadaire, ce qui est loin d’être tout le temps le cas, et ne s’opposaient pas à ce qu’elles aient une activité syndicale, ce qui est encore plus rare. Plus âgées que la moyenne des domestiques, la plupart d’entre elles avaient déjà à leur actif plusieurs années de travail et des expériences variées ; elles étaient aussi plus conscientes des formes de domination qu’implique la condition domestique. Le syndicat, où la plupart sont arrivées grâce au bouche à oreilles pour rejoindre des amies ou pour chercher du soutien dans un moment difficile, fonctionnait en effet comme un espace de partage et d’échange d’expériences.
3 Les récits de vie de ces femmes mettent en évidence un apprentissage du métier de domestique marqué par l’expérience de l’altérité et de la domination. Le moment de leur arrivée en ville et l’entrée dans leur premier emploi constituent à cet égard des étapes-clés. Paysannes, elles ont dû s’adapter rapidement à une vie citadine dont elles ne maîtrisaient ni les codes ni les outils matériels. Indigènes, elles se sont mises au service de familles de Santa Cruz imprégnées de stéréotypes ethniques. Domestiques, elles sont dépendantes de leurs employeurs, qui les logent, et auxquels elles sont liées par des contrats de travail informels peu susceptibles de les protéger en cas d’abus.
4 Ces multiples formes de domination s’entrecroisent pour donner corps à une condition domestique où se mêlent les contraintes du travail servile, des formes de discrimination sociales, genrées et ethniques, et une restriction de la liberté de mouvement. Les jeunes femmes travailleuses domestiques font en effet l’objet de formes de contrôle et de surveillance.
5 Mais l’état de domestique permet aussi des aménagements, à travers le jeu entre les places qu’autorise la fluidité du marché du travail domestique. Certaines travailleuses domestiques entament une démarche de professionnalisation en devenant cuisinières ou nourrices. En accédant ainsi à un statut plus valorisé, ces femmes parviennent à élaborer progressivement des stratégies migratoires et professionnelles, et à mieux négocier leurs conditions de travail et leur salaire. Cela les amène aussi à tenter de nouvelles expériences migratoires, en partant en Argentine ou en Espagne, et à construire des trajectoires diversifiées.
APPRENTISSAGES
6 Venir travailler comme domestique en ville constitue, pour les jeunes paysannes andines, un mode d’entrée classique dans le monde urbain. Les migrantes rurales qui arrivent en ville s’inscrivent dans des filières professionnelles sexuées : tandis que les jeunes hommes trouvent facilement à s’employer comme maçons, les jeunes femmes satisfont une demande soutenue de main-d’œuvre domestique. Ce schéma très répandu en Amérique latine se répète à différentes échelles : on le retrouve à Santa Cruz de la Sierra, où les migrantes venant des Andes constituent la majeure partie de la main-d’œuvre domestique (DNNI Santa Cruz, 2004 ; Blanchard, 2007), en Argentine où les travailleuses domestiques boliviennes sont nombreuses (Bastia, 2007), et dans les grandes villes espagnoles où les migrantes venues d’Amérique latine contribuent à répondre à la demande d’emploi dans le secteur du care (Oso Casas, 2007). L’emploi domestique est très important en Bolivie : on comptait 137 000 travailleuses domestiques lors du recensement 2001. Il est réglementé depuis 2003 par une loi sur le travail domestique qui, au moment de l’enquête, était peu connue des employeurs et très rarement respectée. La situation des travailleuses domestiques a évolué ces dernières années : le paiement des primes et le respect du jour de congé hebdomadaire semblent s’imposer progressivement. Les conditions de travail évoluent aussi lentement : alors qu’en 2004, être logée chez l’employeur était la norme pour les travailleuses domestiques, des enquêtes ultérieures tendent à montrer que la résidence séparée s’impose progressivement [1].
7 Le travail domestique n’est pas un emploi comme les autres. Il a été interprété comme un « service civilisateur » (Cottle, Ruiz, 1993), une façon de s’initier à la ville et au monde « moderne » dont le pendant masculin est le service militaire [2]. Ce « service civilisateur » participe d’un ensemble de rapports de pouvoir et de domination qui lient le monde « créole » et « moderne » de la ville à celui des communautés indiennes rurales (Rivera Cusicanqui, 1996 ; Stephenson, 1999). Pour les jeunes paysannes, cette migration de travail prend donc la forme d’une « domestication » (Stephenson, 1999), d’une inculcation des usages et des valeurs de la ville au travers de l’apprentissage du métier de travailleuse domestique. L’expérience du premier emploi est souvent pénible. Les récits de ce difficile apprentissage du métier sont nombreux (Gill, 1994 ; Gutierrez, 1983 ; Stephenson, 1999). Longtemps après la sortie de la condition domestique, la mémoire de ces premières expériences de service demeure, comme en témoigne l’extrait d’entretien suivant :
« Chez moi, dans les Yungas, on était paysans, on n’avait pas d’argent. Alors à 15 ans je suis partie travailler à La Paz, et là, j’ai souffert. Le froid, les patrons qui t’exploitent, qui ne veulent pas te payer, ou qui veulent te sauter dessus, c’était dur. Une fois j’ai quitté ma place et j’ai dû dormir dans la rue, sous un porche, c’était dur » (Simona) [3].
9 Il existe pour les migrantes différentes façons d’arriver en ville, et par conséquent différentes formes d’embauche. Les très jeunes femmes sont souvent placées, parfois encore enfant, chez un familier, à qui elles sont confiées pour l’aider et pour apprendre le métier. Lidia, par exemple, a été confiée à l’âge de 12 ans à son oncle et sa tante, qui étaient marchands à La Paz. Elle leur a servi de « bonne à tout faire », sans jamais être payée pour les « services » rendus, et elle relate ce séjour avec amertume. Les employeuses citadines ayant gardé des liens avec le monde rural utilisent parfois les liens familiaux et les relations de « marrainage » pour se fournir en main-d’œuvre dans leur communauté d’origine (Gill, 1994). Ce système de marrainage, courant dans les sociétés en cours de transition urbaine, n’est pas une spécificité andine, il se retrouve ailleurs, en Afrique notamment, sous d’autres formes (Jacquemin, 2009).
10 Passée l’adolescence, les formes d’embauche des travailleuses domestiques se normalisent et s’insèrent dans le cadre du salariat. Certaines femmes migrent en ayant déjà une place garantie, grâce un accord conclu à l’avance. Andrea, par exemple, est arrivée à Santa Cruz en 1997 ; elle avait alors 22 ans. Originaire d’une communauté aymara de l’Altiplano, près de La Paz, elle avait déjà travaillé plusieurs années comme domestique à La Paz. Elle est venue à Santa Cruz pour travailler chez un couple d’ingénieurs que connaissait l’un de ses parrains [4]. Très souvent cependant, la recherche d’emploi commence à l’arrivée en ville. C’est notamment le cas des jeunes filles qui fuient un foyer familial marqué par la violence ou l’extrême pauvreté. Tôt le matin, les bus venant des Andes déchargent leurs passagers à la gare routière de Santa Cruz. Des recruteuses, qui travaillent pour des agences d’emploi spécialisées dans le secteur du travail domestique, viennent guetter les jeunes paysannes, pour leur proposer de leur trouver une place de domestique. Situées dans le centre-ville, à proximité des marchés et de l’ancienne gare routière, les agences jouent le rôle d’intermédiaire entre employeurs et employées, moyennant une commission, payée par les employeurs, qui équivaut en général à 50 % du salaire de l’employée pendant les trois premiers mois. Au sein de ces agences, des liens se nouent entre les demandeuses d’emploi, qui échangent conseils et expériences. Ce système peut déboucher sur des embauches qui satisfont les deux parties, comme dans le cas de Roberta. La jeune femme, originaire des environs d’Oruro, a quitté la ville de Cochabamba, où elle travaillait déjà comme domestique, pour Santa Cruz, en 1996. Elle a trouvé très rapidement un emploi chez des ingénieurs italiens, dans le quartier aisé d’Equipetrol, par l’intermédiaire d’une des agences d’emploi du centre-ville. Elle est restée au service de cette famille pendant plusieurs années. Les agences d’emploi ont toutefois mauvaise presse et certaines travailleuses domestiques préfèrent ne pas y avoir recours. Elles cherchent parfois à extorquer de l’argent aux travailleuses domestiques qui ont recours à leurs services, en leur imposant des cours de formation payants. Ces agences ont aussi la réputation d’être très tolérantes envers les patrons abusifs (elles n’ont d’ailleurs aucun moyen de garantir le montant et le paiement des salaires), voire d’être des couvertures pour des trafiquants de drogue ou des proxénètes recherchant une main-d’œuvre docile.
11 Ces abus et ces trafics, craints ou avérés, ont inspiré une action missionnaire destinée aux jeunes paysannes migrantes. Des religieuses [5] ont fondé une maison d’accueil, la Casa Nazaria Ignacia, dans le but de faciliter l’arrivée à Santa Cruz des jeunes migrantes et de « leur épargner les pièges de la grande ville ». On y passe d’ailleurs des vidéos éducatives sur le « changement culturel » et « les dangers de la ville ». Ces religieuses vont à la gare routière guetter les jeunes femmes seules qui descendent des bus, et cherchent à les entraîner à la maison d’accueil avant que les recruteuses des agences d’emploi ne leur aient fait miroiter une bonne place. La mission que ces religieuses se sont donnée repose sur un double stéréotype. D’une part, les jeunes femmes paysannes, et à plus forte raison les adolescentes, sont vues comme des « proies » potentielles, sans défense devant les pièges de la ville. D’autre part, leur altérité, résultat de leur origine paysanne, andine et indienne, est considérée comme si prégnante que ces jeunes femmes ont besoin d’être formées, préparées, à la vie à Santa Cruz qui leur serait radicalement étrangère [6]. Ces stéréotypes se nourrissent pour partie d’expériences vécues, conséquences du choc culturel que peut constituer l’arrivée en ville pour de très jeunes femmes n’ayant pour expérience que la vie dans une communauté rurale : ainsi, les travailleuses domestiques racontent-elles volontiers leurs premières expériences de certains objets domestiques jusqu’alors inconnus. Fours, jacuzzis ou machines à laver deviennent alors autant d’objets déconcertants dont le maniement est tout d’abord un défi. Gisela se remémore par exemple l’immense désarroi qu’elle avait éprouvé dans son premier emploi en découvrant le repassage. Le fer à repasser représentait pour elle une nouveauté étrange et menaçante, source potentielle de reproches, de cris, voire de retenues sur salaire. Un vêtement brûlé, maladresse de néophyte peu accoutumée au maniement du fer, lui avait valu des remontrances virulentes de la part de sa patronne, qui lui avait reproché d’être ignorante et bête. Le travail domestique apparaît alors comme un métier dont l’apprentissage s’apparente à une « civilisation » (Cottle, Ruiz, 1993 ; Peñaranda, Flores, Arandia, 2006), à une inculcation des normes et des outils de la vie en ville. Cette inculcation, qui incombe en général à la patronne (Destremeau, Lautier, 2002), est d’autant plus violente qu’aux yeux de certains employeurs, les tâches domestiques relèvent de compétences féminines perçues comme « naturelles ». Les formes de domination exercées par les patronnes sur leurs domestiques s’inscrivent plus largement dans une relation de domination, du monde créole de la ville sur le monde indien des campagnes, profondément ancrée dans la conception de la nation bolivienne.
FORMES DE DOMINATION
12 Les travailleuses domestiques andines font l’expérience d’un rapport de domination quotidien, incarné par la figure de la « patronne » [7]. Les relations entre patronnes et travailleuses domestiques sont empreintes d’une forme de maternalisme qui se manifeste en premier lieu par la façon de nommer les employées (Rollins, 1990 ; Stephenson, 1999). L’emploi fréquent, par les patronnes comme par les tenancières des agences d’emploi de service, des termes hija et chica, deux mots que l’on peut traduire par « fille » [8], pour désigner les travailleuses domestiques, place celles-ci dans une relation de dépendance symbolique vis-à-vis des employeurs alors assimilés à un substitut de couple parental. Utilisés pour désigner des femmes adultes, parfois mères de famille, ces mots sont la marque d’une forme d’infantilisation des travailleuses domestiques, dont le statut est alors contenu dans les bornes étroites d’une enfance artificielle. La condition domestique implique en effet de fortes contraintes : en Bolivie au début des années 2000, l’emploi de domestique à demeure reste la norme, la résidence séparée l’exception [9]. Les employeurs logent les domestiques dans leur maison, mais à la stricte condition qu’elles n’amènent ni enfant, ni conjoint ; il n’est pas rare de voir des domestiques enceintes renvoyées pour ce seul motif. Pour retrouver un emploi de domestique à temps plein, les jeunes mères doivent alors confier leur enfant à un membre de leur famille. Leny, qui a eu une fille alors qu’elle avait 18 ans et travaillait depuis deux ans à Santa Cruz, a ainsi demandé à sa mère de prendre soin de l’enfant, afin de pouvoir continuer à travailler. L’enfant a donc été élevée par sa grand-mère.
13 Les formes de domination que subissent les travailleuses domestiques s’exercent à différentes échelles. Dans la ville de Santa Cruz, leurs circulations sont fortement limitées. Les travailleuses domestiques n’ont qu’un seul jour de congé par semaine, le dimanche en général (quand leurs employeurs respectent la loi), et elles ont peu d’occasion de nouer des relations sociales dans le cadre de leur travail (Peñaranda, Flores, Arandia, 2006). Les familles des classes moyennes n’emploient en général qu’une seule domestique, qui est confinée dans l’espace contraint du domicile de ses employeurs, sauf si elle est chargée de faire le marché. Les femmes qui n’ont pas de famille ou de relations à Santa Cruz se retrouvent par conséquent dans une situation de grand isolement. Celles qui ont des familiers sur place peuvent se sentir contraintes par le poids de la surveillance exercée par leur famille. Considérées comme vulnérables, et dotées d’une valeur sur le marché matrimonial, les jeunes femmes célibataires sont souvent l’objet d’une forme de contrôle. Guadalupe raconte ainsi avoir choisi, à l’âge de 19 ans, de quitter Cochabamba, où elle travaillait déjà comme domestique, pour Santa Cruz, afin d’échapper à son frère et, surtout, à sa belle-sœur. Le cadre de travail des employées migrantes de maison s’avère donc contraignant, allant parfois jusqu’à produire des formes d’enfermement. Elles n’ont l’occasion de parcourir librement la ville que lors de leurs périodes de chômage, entre deux places. On peut rappeler ici les analyses de D. Vidal, pour qui « la condition de bonne à demeure est (...) généralement tenue comme synonyme d’isolement ou de dépendance » (Vidal, 2007, p. 128).
14 À l’échelle privée du domicile, qui est aussi leur lieu de travail, les travailleuses domestiques ne sont libres ni de leur temps – les horaires de travail sont souvent élastiques – ni de leur utilisation de l’espace domestique – elles mangent dans la cuisine et se lavent dans la salle de bain sommaire attenante à la « chambre de bonne », même en l’absence de leurs employeurs (Stephenson, 1999). La chambre de bonne constitue rarement un espace véritablement privé : cette chambre, incluse dans la maison des employeurs, place l’employée de maison à leur disposition tout en leur permettant d’exercer un contrôle sur sa vie privée. Lidia, qui partage sa chambre avec une autre travailleuse domestique, la cuisinière, raconte ainsi qu’elles ont fini par se rebeller contre leur patronne, qui n’hésitait pas à les réveiller en pleine nuit parce qu’elle trouvait la maison mal rangée ou qu’elle avait une fringale nocturne. En dépit de cette grande proximité, la différence entre employeurs et travailleuses domestiques est marquée de multiples façons dans l’espace privé du domicile : souvent, les domestiques ne mangent pas la même nourriture que leurs patrons, elles sont cantonnées aux espaces de la domesticité (cuisine, buanderie) et n’entrent dans les autres pièces que pour faire le ménage ou servir à table, ce qui participe d’« un type de violence fondé sur le racisme développé dans le cadre privé du domicile » (Cottle, Ruiz, 1993, p. 169). La mise à distance physique des domestiques, en dépit de leur proximité spatiale, participe d’une volonté de distanciation entre employées et patronnes et de matérialisation de l’altérité des domestiques (Destremeau, Lautier, 2002). Les contraintes du statut de domestique à demeure se combinent en effet à d’autres formes de domination ethniques et de genre.
15 Au-delà du caractère subalterne, voire servile, de la condition domestique, la position dominée des travailleuses domestiques est le résultat de la combinaison de rapports sociaux de classe, de sexe et de « race ». Leur origine indienne et andine, visible et audible, va les placer au plus bas d’une hiérarchie sociale et ethnique héritée de l’époque coloniale. Visible éventuellement par le phénotype et le style vestimentaire, l’altérité des jeunes femmes indiennes est aussi, très souvent, audible : sur la quinzaine de femmes du syndicat avec lesquelles j’ai travaillé, toutes sauf une avaient pour langue maternelle l’aymara ou le quechua. La plupart de ces femmes, bien que bilingues, ont gardé un accent perceptible et des expressions idiomatiques qui les identifient comme quechuaphones ou aymarophones ; elles ont dû, si ce n’est apprendre l’espagnol, dont toutes avaient des rudiments dès l’enfance, s’habituer à l’accent camba [10] de Santa Cruz et aux expressions locales. Nombre d’entre elles ont fait l’objet de formes de mépris et de discriminations raciales du fait de leur origine ethnique. Lidia, par exemple, raconte avoir été profondément blessée lorsqu’au cours d’un entretien de recrutement, des employeurs potentiels lui ont expliqué qu’ils n’allaient pas l’embaucher parce qu’ils cherchaient une employée « plus jolie, plus blanche ». Cette discrimination quotidienne, souvent larvée, apparaît donc parfois au grand jour.
16 En dépit de la proximité physique et spatiale entre employeurs et employées, les travailleuses domestiques sont fréquemment confrontées à leur altérité « raciale ». Ville créole des plaines orientales de la Bolivie, Santa Cruz a été fondée et peuplée par des Européens, Espagnols de l’époque coloniale, Allemands, Italiens, Croates ou Libanais arrivés au XIXe et au XXe siècle. Cette migration européenne a été essentiellement masculine, et pour s’affranchir du soupçon de métissage qui pesait sur la population, les idéologues régionalistes cambas ont formulé la théorie du « métissage blanchissant » [11] : les hommes européens auraient pris l’ascendant sur les femmes indiennes qui portaient leurs enfants, et les enfants nés de ces unions n’auraient hérité que des traits européens (Gaya Abrego, 2000), restaurant alors la pureté d’une ascendance européenne mythifiée. La discrimination à l’égard des peuples indigènes n’est cependant pas l’apanage des Cambas. La société bolivienne du début des années 2000, de même que l’ensemble des sociétés de l’Amérique hispanophone, est façonnée par les héritages des logiques coloniales de domination. Le poids des « identifications sexuelles et raciales élaborées pendant la période coloniale » sur les sociétés contemporaines n’est au demeurant pas spécifique à l’Amérique hispanique (Dorlin, 2006, p. 12), il se retrouve tant en Europe qu’en Amérique du Nord. Au sein d’une hiérarchie « pigmentocratique » (Demelas, 1980), les employées de maison issues des peuples indigènes des Andes se voient assigner une position de subordination, en vertu d’une forme de « colonialisme interne » (Rivera Cusicanqui, 2012). Prises dans le jeu de la domination des villes sur les campagnes, des Créoles sur les Indiens, des classes moyennes et des élites sur les classes populaires, des hommes sur les femmes, les travailleuses domestiques andines de Santa Cruz se retrouvent dans une position à la fois servile et subalterne.
17 Le service domestique a été analysé comme une forme de « prolétariat colonial », soumis à une double discrimination, culturelle et de genre, et exercé en majorité par des migrantes indigènes (Rivera Cusicanqui, 1996). Cette naturalisation de l’association entre origine indigène et condition domestique repose sur une idéologie croisant domination de genre et racisme (Dorlin, 2005). Elle alimente une typologie raciste des qualités domestiques, qui associe à l’origine des employées des caractéristiques positives ou négatives. On peut retrouver ce genre d’idées reçues dans l’extrait qui suit, tiré d’un rapport produit par une ONG consacrée à la défense des enfants : « les familles crucéniennes qui engagent des personnes pour se charger des travaux domestiques préfèrent les adolescentes de Chuquisaca [12] parce qu’elles sont « silencieuses », « soumises », et qu’elles « travaillent mieux » ; au contraire, ils se méfient un peu de celles qui viennent des départements de Cochabamba et de La Paz parce qu’ils les considèrent comme plus enclines au vol ou au rapt d’enfants » (DNNI Santa Cruz, 2004, pp. 25-26). On retrouve ce genre de hiérarchisation des qualités domestiques fondée sur des stéréotypes raciaux sous bien d’autres formes en fonctions des contextes nationaux : des entretiens menés en France ont par exemple pu faire émerger une image, partagée par des employeuses et des travailleurs sociaux, des travailleuses domestiques noires, qui seraient « paresseuses » mais « maternelles » et « très bonnes avec les enfants » (Erhenreich, Hochschild, 2003, pp. 108-109 ; Ibos, 2012, p. 42).
18 La condition domestique est ainsi le résultat de formes de domination enchevêtrées. Cette condition domestique a depuis peu été érigée en objet politique [13]. Le début des années 2000 a fait naître l’espoir d’une reconnaissance des droits des employées de maison et de leur place dans la société bolivienne. Une loi réglementant le travail domestique a été adoptée en 2003, au terme d’années de lutte et de revendications. Cette lutte pour les droits des travailleuses domestiques entretenait un lien étroit avec la montée des revendications indigénistes en Bolivie, la discrimination perçue et dénoncée par les travailleuses domestiques tenant à la fois à leur condition professionnelle et à leur origine ethnique. Felipe Quispe, leader du MIP [14], mouvement indigéniste aymara, avait ainsi déclaré dans un entretien paru dans El Deber, quotidien de Santa Cruz : « Je mène la lutte pour que mes filles ne deviennent jamais les servantes des Blancs » (El Deber, octobre 2003). L’arrivée au pouvoir d’Evo Morales, fer de lance de la lutte indigéniste, en 2006, a donné lieu à une reconnaissance forte des travailleuses domestiques : l’une des actrices du combat pour la loi sur le travail domestique, la dirigeante syndicale Casimira Rodriguez Romero, est devenue la première ministre de la Justice d’Evo Morales. Cette nomination symbolique, bien qu’éphémère – son ministère n’a duré qu’un an – a laissé entrevoir une possibilité, peut-être illusoire, de renégociation de la place des femmes des classes populaires dans le nouvel État plurinational de Bolivie. Cela n’augure sans doute pas d’un véritable renversement des hiérarchies de pouvoir, mais participe à la fois d’une visibilisation accrue du travail des femmes et de l’affirmation de leur rôle croissant dans les migrations de travail. Le rôle du travail des femmes des classes populaires, et notamment du service domestique, dans le maintien des économies familiales n’est cependant pas nouveau en Bolivie, où il a été observé dès le début du XXe siècle (Stephenson, 1999). L’amplification et la diversification des migrations liées au service domestique, qui amènent aujourd’hui de nombreuses Boliviennes à travailler dans le secteur du care en Europe et aux États-Unis, tendent à renforcer le poids économique de ce travail féminin. Des stratégies familiales complexes, permettant de favoriser le travail domestique féminin au prix parfois de longues périodes de séparation (Yépez, Ledo, Marzadro, 2011), émergent alors.
STRATÉGIES ET TRAJECTOIRES
19 En dépit des fortes contraintes associées à la condition domestique et des formes de domination sur lesquelles elle se fonde, les trajectoires des travailleuses domestiques révèlent leur capacité à construire des parcours professionnels au sein du secteur domestique. La condition domestique peut ainsi se muer en outil au service de projets divers. Les discours des travailleuses domestiques font apparaître une double aspiration : à court terme, il s’agit de trouver une meilleure « place », de minimiser les contraintes et les souffrances, et d’accéder à un salaire permettant d’épargner. À long terme, toutes les femmes interrogées évoquent leur projet de sortir de cette condition domestique : pour cela, elles déploient des stratégies familiales, matrimoniales et professionnelles.
20 Les parcours professionnels des travailleuses domestiques comportent une série d’étapes successives. L’apprentissage du métier et les premières places sont pour ces travailleuses des moments de grande vulnérabilité, marqués par l’isolement et par la perte des repères sociaux et spatiaux. Certaines de ces femmes accèdent à un emploi de domestique après avoir fui le foyer familial (Gutierrez, 1983) : cette fuite en avant les emmène souvent dans une ville qui leur est inconnue et dans laquelle elles n’ont aucun repère. Lidia, qui habitait un village de l’Altiplano proche du lac Titicaca, a ainsi pris la fuite pour échapper à un père violent qui lui reprochait de continuer les études au lieu de travailler. Elle est partie pour La Paz, la grande ville la plus proche, mais ce n’était pas encore assez loin : certains membres de sa famille vivaient dans cette ville où elle-même avait déjà travaillé. De crainte d’être rattrapée, elle est montée dans un bus qui l’a emmenée le plus loin possible et s’est retrouvée à Guayaramerin, en pleine Amazonie, à la frontière brésilienne. Les migrations successives des travailleuses domestiques peuvent alors se lire comme le signe d’une volonté de s’affranchir des contraintes familiales et du travail de la terre (Georges, 2008). L’acquisition de repères spatiaux et professionnels est donc un lent processus, qui permet aux travailleuses domestiques d’apprendre les marges de négociations de leur salaire et de leurs conditions de travail. Le passage par le syndicat a représenté, pour mes interlocutrices, un moment décisif dans cet apprentissage. Grâce au partage d’expériences, à la comparaison des salaires et des conditions de travail que rend possible le cadre protégé du syndicat, elles ont pris conscience de l’existence de normes salariales et professionnelles, et ont pu revendiquer le respect de leurs droits. Les travailleuses domestiques peuvent aussi acquérir des compétences spécifiques : celles qui parviennent à se spécialiser, en devenant cuisinières ou gardes d’enfants, ont une plus grande marge de manœuvre et des salaires plus élevés. Les cours de formation proposés par le syndicat participent de cette volonté de spécialisation et de qualification : en organisant des sessions de cours de cuisine, de pâtisserie ou de puériculture, finalisées par l’obtention d’un certificat, le syndicat cherche à offrir à ses membres les moyens d’une mobilité sociale au sein de l’état domestique.
21 D’autres travailleuses domestiques développent des stratégies fondées sur la mobilité spatiale : certaines femmes décident de migrer à l’étranger, à la fois pour bénéficier de salaires plus élevés, et dans l’espoir d’accéder plus facilement à une résidence séparée. Les travailleuses domestiques auprès desquelles j’ai enquêté avaient, pour certaines, déjà travaillé au Brésil ou en Argentine, et plusieurs envisageaient de partir en Europe via l’Espagne, qui commençait à cette date à attirer un flux croissant de migrants boliviens. Plusieurs types de projets peuvent motiver ces stratégies migratoires. Certaines migrantes sont poussées par la nécessité de financer leur famille en Bolivie, grâce au différentiel de salaire entre la Bolivie et l’Argentine ou l’Espagne. D’autres cherchent à sortir de la condition domestique, en jouant sur la diversité des secteurs d’emploi ouverts aux migrantes boliviennes : en Argentine par exemple, de nombreuses Boliviennes trouvent à s’embaucher dans la vente sur les marchés et l’industrie de la confection (Bastia, 2007). Ces projets ne sont pas tous couronnés de succès. Lidia par exemple, partie à Buenos Aires rejoindre son frère, a tenté de travailler dans un atelier de confection : au bout d’un mois, découragée par les cadences de travail infernales et le salaire décevant, elle a préféré chercher une place de domestique. Adela par contre, qui était partie au Brésil pour suivre ses employeurs, a travaillé quelques mois, après la fin de son contrat, dans une usine textile de São Paulo : elle garde un bon souvenir de cette expérience, marquée par une certaine liberté et par la camaraderie entre travailleurs migrants, même si, à son retour en Bolivie, elle a cherché une place de domestique.
22 Cesser de servir les autres et sortir de l’état domestique : c’est une aspiration qui revient de façon récurrente dans les discours des travailleuses domestiques. L’affranchissement de la condition domestique est notamment recherché au travers de stratégies scolaires. Ces projets, qui constituent un horizon indispensable pour supporter la condition domestique, échouent souvent. Les travailleuses domestiques venant du monde rural, dont les parcours scolaires sont souvent incomplets et heurtés, voient parfois dans l’école un espoir de promotion sociale, le moyen d’avoir « un vrai métier » (Gutierrez, 1983), le travail domestique étant alors perçu comme un métier « par défaut ». Ce désir de poursuite d’études est rarement bien accueilli par les employeurs, comme en atteste le témoignage suivant :
« La patronne ne travaille pas, elle est très nerveuse, très inactive. [Lidia parle de sa patronne comme d’un enfant capricieux]. Elle se retrouve avec ses amies, elles jouent aux cartes en prenant leur thé ou leur café, et elles parlent de leurs employées, et je leur ai entendu dire de ces choses, devant moi, elles disaient, « toutes ces Collas [15] qui veulent faire des études, il ne faut pas les laisser faire, sinon elles vont se mettre à réclamer » (Lidia).
24 Malgré la loi sur le travail domestique qui réaffirme le droit des travailleuses domestiques à suivre des études, ces projets scolaires sont souvent déçus, soit à cause du refus des employeurs, soit du fait de leur coût et de leur durée. L’horizon professionnel des domestiques se révèle alors bouché, du fait même des contraintes de la condition domestique. C’est ce que laisse entendre Lidia dans un bilan chargé d’amertume : « plus tard, j’ai essayé de reprendre des études, de suivre des cours du soir, mais mes patrons n’ont jamais voulu : logée, pas d’enfants et pas d’études, ça a toujours été comme ça. » La mobilité professionnelle des femmes que j’ai rencontrées au cours de l’enquête apparaît, au vu des quelques exemples précédents, très limitée. Le cadre du syndicat, dont les travailleuses domestiques les plus âgées et les plus expérimentées constituent le noyau dur, favorise une surreprésentation de ces trajectoires « bloquées » de domestiques professionnelles.
25 Dans les faits, il semble cependant que nombre de travailleuses domestiques connaissent une réorientation professionnelle, mais celle-ci ne passe par l’école. La voie de « promotion » la plus couramment empruntée est celle du travail sur les marchés et/ou de la vente informelle de nourriture dans la rue. « Vendeuses et servantes » (Bunster, Chaney, 1985) sont les deux facettes du travail des femmes des classes populaires andines. On peut distinguer une trajectoire classique : les travailleuses domestiques, qui souhaitent vivre en couple et/ou peinent à retrouver un emploi de domestique parce qu’elles ont des enfants à charge, peuvent tirer parti de leur connaissance des marchés, où elles vont faire les courses de leurs employeurs plusieurs fois par semaine, ou encore de leurs relations familiales, pour se lancer dans la vente. La montée en âge et la maternité sont alors les déclencheurs d’une reconversion professionnelle ou d’un changement de statut : la mise en couple peut permettre aux travailleuses domestiques de devenir femmes au foyer, lorsque leur compagnon dispose d’un salaire suffisant. Cette trajectoire générationnelle n’est toutefois pas linéaire et les retournements de trajectoire sont fréquents : si le conjoint se retrouve au chômage ou abandonne sa famille, et cesse donc d’assurer la survie économique du ménage, la meilleure stratégie pour ces femmes sera alors de chercher à nouveau un emploi de domestique (Georges, 2008), de préférence à l’étranger, au prix d’un sacrifice de leur vie familiale (Oso Casas, 2007).
CONCLUSION
26 La condition domestique semble donc être intimement liée à la condition migrante. Forme de domination et outil économique, le travail domestique suppose la recherche d’un équilibre perpétuellement instable entre ce qui est rentable et ce qui est supportable. Il est impératif de prendre en compte sa dimension ethnique, car les conditions du travail domestique, qui découlent de rapports de domination sociaux, genrés et ethniques, sont le résultat d’une construction de la place des femmes indigènes dans la société héritée de l’époque coloniale. Mais la condition domestique évolue lentement, au gré de l’urbanisation de la société bolivienne, de l’accroissement de la scolarisation féminine et de la progressive reconnaissance de la loi sur le travail domestique.
27 L’archétype de la travailleuse domestique, jeune femme paysanne andine, peu instruite, récemment arrivée en ville et logée chez ses employeurs, se transforme donc à mesure que l’arrivée sur le marché du travail se fait plus tardive et que la part des domestiques nées en ville s’accroît. Les stratégies de sortie de l’état domestique peuvent alors se multiplier : les travailleuses domestiques mettent en œuvre des stratégies de mobilité spatiales et professionnelles pour avoir accès à de meilleurs salaires, à de meilleures conditions de travail, ou pour sortir de l’état domestique. L’accès plus facile à la résidence séparée, qui permet de combiner travail domestique et vie de famille, favorise le développement de stratégies de spécialisation des domestiques, qui vont alors pouvoir s’efforcer de construire des carrières professionnelles de nourrices ou de cuisinières par exemple. Les évolutions du travail domestique en Bolivie sont significatives à la fois de l’évolution de la place des femmes indigènes dans les sociétés andines et d’une évolution du statut des domestiques, qui s’éloigne du modèle du travail servile et se rapproche progressivement d’une relation de travail plus formelle.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : domination, Travailleuses domestiques, ethnicité, migration, genre
Date de mise en ligne : 28/04/2014.
https://doi.org/10.3917/rtm.217.0147Notes
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[*]
Docteur en géographie, Laboratoire Prodig, PRAG, Université Paris-Est Créteil, sofiblanchard@yahoo.fr
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[1]
Ces évolutions sont difficilement quantifiables : il n’existe pas de base de données sur les conditions du travail domestique et les résultats détaillés du recensement bolivien de 2012 ne sont pas encore disponibles.
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[2]
Selon Cottle et Ruiz, le travail domestique et le service militaire « ont pour trait fondamental le service que de jeunes membres des classes et des cultures subalternes effectuent au bénéfice des minorités dominantes. Tous deux sont vus, par les serviteurs et par les patrons, comme des mécanismes « civilisateurs » qui introduisent les premiers dans cette société dominante. Mais il s’agit, dans les deux cas, d’un dur apprentissage marqué par la violence et par des relations très fortement discriminatoires » (Cottle, Ruiz, 1993, p. 151). Le terme de « minorité » désigne ici les élites créoles et est utilisé au rebours de son sens habituel, les « minorités ethniques » étant numériquement majoritaires en Bolivie selon le recensement de 2001.
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[3]
Cet entretien, mené en 2004 dans le cadre d’une étude des comités de quartier de Santa Cruz, n’avait pas pour objet le travail domestique. Le récit de vie qui en a découlé a cependant fait apparaître la place importante du travail domestique dans les premières expériences de migration de mon interlocutrice.
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[4]
Le système du parrainage (compadrazgo) dans les sociétés andines institue des formes de parentés spirituelles qui lient les familles et créent des relations d’obligation. Les parrains, étant souvent d’un statut social supérieur à celui de la famille de leur filleul, ont alors une obligation d’assistance.
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[5]
Ces religieuses appartiennent à l’ordre des Missionnaires croisées de l’Église.
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[6]
L’objectif de la Casa Nazaria Ignacia est, d’après sa directrice, de donner à ses pensionnaires une « formation intégrale », à la fois pratique (le matin, les jeunes femmes apprennent à faire la cuisine et le ménage) et morale. Parmi les employés chargés de cette formation morale, on note la présence d’un médecin chargé de leur rappeler les « règles d’hygiène de base » et de faire de la prévention en matière de santé, mais aussi celle d’une anthropologue qui leur donne des éléments pour « entrer en relation avec le milieu de Santa Cruz » (entretien avec Lucia S., 07/07/2003).
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[7]
La totalité des femmes contactées au cours de l’enquête travaillaient au service de couples mariés ou de veuves.
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[8]
Hija désigne une fille au sens familial, filial (fille de), tandis que chica renvoie à une classe d’âge (les filles et les garçons).
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[9]
Ce n’est plus le cas en Argentine ni au Brésil par exemple, où la résidence séparée tend à devenir la règle (Vidal, 2007).
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[10]
Les Cambas sont les habitants créoles de Santa Cruz, qui revendiquent une spécificité culturelle et une autonomie régionale.
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[11]
On peut par exemple lire que « les métis du Paraguay tout comme ceux de la région orientale des Indes, à la différence de ceux du Haut-Pérou, ne demeurèrent pas métis, car avec le temps, tous les traits physiques de leur ascendance indigène disparurent, pour ne laisser que les traits européens qui caractérisent la population de l’Oriente bolivien aujourd’hui » (Gaya Abrego, 2000).
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[12]
Département du Sud du pays dont la capitale est Sucre.
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[13]
On peut parler à ce propos d’une résurgence de la condition domestique comme objet politique. Des mouvements de revendications des travailleuses domestiques avaient en effet vu le jour dans les années 1920 à 1940, dans le cadre du syndicalisme anarchiste porté par la Federación Obrera Feminina (Stephenson, 1999). Par la suite, après la Révolution de 1952, fut votée en 1954 une loi qui instaurait un salaire minimum et des primes annuelles pour les domestiques, et leur octroyait 10 jours de vacances par an, le paiement des frais médicaux, le droit d’aller à l’école (Gill, 1994). Cette loi ne fut guère suivie d’effet, les emplois domestiques n’étant que très rarement déclarés.
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[14]
Movimiento Indigena Pachakuti.
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[15]
Colla est un terme péjoratif utilisé à Santa Cruz pour désigner les migrants venant des Andes.