Notes
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[*]
Ethnologue, Laboratoire d’anthropologie urbaine/Institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain (CNRS/EHESS), marie.percot@gmail.com
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[1]
Il n’existe pas de statistiques précises, il s’agit donc ici d’une estimation (Zachariah, Rajan, 2007).
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[2]
93,91 % de taux d’alphabétisation contre 74,04 % pour l’Inde entière ; 1,7 enfants par femme contre 2,5 pour l’Inde ; 74 ans d’espérance de vie contre 67,14 pour l’Inde entière (Recensement, 2011). Le Kérala fut le premier État au monde à élire démocratiquement un gouvernement communiste en 1957. Celui-ci fut à l’origine d’investissements beaucoup plus important que dans le reste de l’Inde dans les secteurs de l’éducation et de la santé.
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[3]
La difficulté en tant qu’Indien d’obtenir un visa pour un pays étranger est ressentie comme une véritable humiliation et une grande injustice.
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[4]
Le métier ne pouvait théoriquement pas plus être effectué par des femmes intouchables, puisqu’il implique de toucher des gens de caste.
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[5]
Le portrait de Florence Nightingale trône dans l’entrée de toutes les écoles d’infirmières en Inde, ainsi, bien souvent, que celui de Mère Teresa.
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[6]
19 % de chrétiens contre 2,3 % pour l’ensemble de l’Inde (Recensement, 2011).
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[7]
Le salaire des infirmières en Inde varie de 3 000 à 12 000 roupies (soit 40 à 160 €) selon le poste et le type d’hôpital.
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[8]
Ces deux ans d’expérience exigés permettent aux hôpitaux indiens de limiter la pénurie d’infirmières, mais ils induisent aussi un redoutable turn-over dans le personnel infirmier.
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[9]
De fait retardé par la durée des études et les premières années de migration, les infirmières se marient aux alentours de 25 ans contre 22,6 ans pour l’ensemble des femmes chrétiennes au Kérala – communauté où l’âge au mariage des femmes est déjà le plus élevé – et 20,3 ans pour l’ensemble des femmes kéralaises (Recensement, 2011).
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[10]
Cf., par exemple, keralamatrimony.com ou shaadi.com
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[11]
IELTS (International English Language Testing System) et NCLEX-RN (National Council Licensure Examination - Registered Nurses), un examen obligatoire pour exercer comme infirmière aux États-Unis.
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[12]
À l’époque, les infirmières se devaient d’apprendre l’arabe, d’autant que nombre de médecins venaient du monde arabe. Aujourd’hui, l’anglais est de fait la langue de communication entre les différents acteurs de l’hôpital, de plus en plus d’origine asiatique. Avec les patients, ainsi que le disent les migrantes, on peut se débrouiller avec le « langage du corps » (body langage).
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[13]
Au Kérala, les femmes mariées sont encore largement tenues de porter le sari. Dans le Golfe, toutes les infirmières – et la plupart des femmes indiennes – portent le « salwar kameez » (longue tunique sur un pantalon ; un vêtement traditionnel du Nord de l’Inde, mais qui s’est généralisé comme tenue « moderne » dans tout le pays). Le maquillage est encore perçu au Kérala comme un signe de mauvaise moralité.
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[14]
C’était le cas de 60 % de mes interlocutrices mères de famille. Cet aspect est l’un des arguments en faveur d’une émigration dans les pays occidentaux où il est jugé plus facile (légalement et pratiquement) et plus intéressant (en raison de la qualité du système éducatif) de faire venir ses enfants.
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[15]
Les migrantes sont beaucoup plus critiques sur leurs conditions de vie dans ce pays parce qu’en tant que femmes, leur liberté de mouvement est réduite et parce que, en tant que chrétiennes, elles ne peuvent y exercer librement leur foi. Je n’ai pas réussi à enquêter dans ce pays. Ces dernières années, le nombre de Kéralais migrants en Arabie saoudite a beaucoup diminué en faveur des Émirats arabes unis.
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[16]
Entretien réalisé en 2004. Le manque d’éducation et de culture est souvent souligné par les migrants indiens qui remarquent, par exemple, que des universités existaient en Inde avant même celles d’Oxford ou de Cambridge, alors « que personne ne connaît l’université de Mascate ou d’Abu Dhabi et que personne de sensé n’y enverrait ses enfants ».
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[17]
« [Salvadorian] women also felt that the sociocultural context of the United States was such that women were regarded as valuable and treated with respect » (Zetgraf, 2002, p. 639).
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[18]
Allant jusqu’à 100 % d’augmentation à la suite de la 6e Pay Commission (instance décidant de la révision du salaire des fonctionnaires et qui se réunit tous les 10 à 15 ans, la 1re Pay Commission date de 1957).
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[19]
Jusqu’à 5 ans de congé sans solde consécutif autorisé au Kérala pour les infirmières travaillant dans le secteur public, et renouvelable deux fois.
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[20]
Cf. par exemple, sur Facebook, le groupe « All Pravasi Nurses » ou « Indian Nurses Association INA ».
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[21]
Ainsi que me le disait encore un chauffeur de taxi au Kérala il y a moins de 10 ans : « On se demande ce qu’elles font quand elles ont fini le travail. [...] C’est facile pour elles de gagner plus en traînant dans les rues si vous voyez ce que je veux dire ! ».
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[22]
Les féministes indiennes leur reprochent en revanche de renoncer, par leur départ, à la lutte pour une remise en cause frontale des rapports sociaux de sexe.
1Depuis le milieu des années 1970, les pays du Golfe Persique recrutent des infirmières venant pour la plupart d’Asie. Plus de 70 000 d’entre elles sont des Indiennes [1] dont la très grande majorité vient du Kérala, un petit État du Sud. Le recrutement dans le Golfe fut une opportunité inattendue pour la première génération de migrantes dont la profession dans leur pays était à la fois dévalorisée et peu rémunératrice. Mais pour les générations suivantes, ce sont justement les possibilités migratoires qui ont décidé du choix du métier. On observe même, tout récemment, une masculinisation des candidats aux écoles d’infirmières qui, tous, ont été attirés par les larges opportunités migratoires qu’offre cette profession. Le phénomène est si important que, malgré le nombre croissant d’infirmières formées, l’Inde connaît un manque chronique de personnel infirmier et les politiques récentes visant à revaloriser la profession ne suffisent pas à retenir les candidates au départ. À partir des années 1990, le champ des migrations possibles s’est encore ouvert, de nombreux pays occidentaux commençant aussi à recruter des infirmières étrangères. Cependant, la grande majorité des infirmières indiennes travaillent toujours dans les pays du Golfe.
2 La plus grande partie des recherches sur les migrations féminines s’est jusqu’à présent plutôt intéressée aux femmes non qualifiées, en particulier dans le secteur du care (Parreñas, 2001 ; Ehrenreich, Hochschild, 2002 ; Falquet, 2006). Pourtant, ainsi que le remarquent par exemple Kofman et Raghuram (2006), il existe aussi un nombre de plus en plus important de migrantes qualifiées dont les stratégies et les enjeux ne correspondent pas forcément à ceux de leurs concitoyennes peu ou pas qualifiées. Les infirmières appartiennent à cette catégorie. Je chercherai à montrer ici comment – dans le cas des infirmières kéralaises – la migration est envisagée dès le départ non seulement comme un moyen d’ascension sociale, mais aussi comme un moyen d’accès à une vie à la fois plus libre et plus attrayante. Après avoir resitué cette niche migratoire dans le contexte plus général de la migration au Kérala, j’en expliciterai les stratégies sous-jacentes. Je m’attacherai ensuite à préciser les particularités, pour les infirmières, d’une migration dans les pays du Golfe. Enfin, je discuterai de l’évolution du statut de ces femmes.
3 Cet article se base sur une recherche commencée en 2001 avec près de deux ans de terrain ethnographique au Kérala, à Delhi et Mumbai, dans les Émirats arabes unis et à Oman, ainsi qu’en Irlande, dernier pays recruteur. Au fil du temps, j’ai pu m’entretenir avec plus de 300 femmes (étudiantes, migrantes ou ex-migrantes) et séjourner à plusieurs reprises chez une quinzaine de migrantes (au Kérala, à Mascate, Dubaï et Dublin) avec qui les liens sont maintenus via Facebook ou par téléphone. Des entretiens ont aussi été menés auprès de leur époux ou d’autres membres de la famille élargie, auprès de responsables de santé (surveillantes d’hôpitaux, directrices d’école) et de responsables communautaires (prêtres, responsables associatifs).
LE KÉRALA : UNE TERRE D’ÉMIGRATION
4 Avec 33,38 millions d’habitants au dernier recensement (2011), le Kérala représente 2,7 % de la population indienne. Pourtant, sur les 4 millions d’Indiens émigrés dans les pays du Golfe, la moitié environ sont des Kéralais (Zachariah, Rajan, 2008) qui y occupent des postes à tous les niveaux de la hiérarchie du travail, même si la main-d’œuvre peu ou pas qualifiée représente une large majorité de ces migrants. Le Kérala est considéré comme un modèle pour des facteurs de développement humain tels que le niveau d’éducation, la durée de vie, ou le taux de fécondité [2], mais le développement économique n’a pas suivi le même chemin et le chômage est un problème majeur, particulièrement pour les jeunes diplômés (Jeffrey, 1993 ; Prakash, 1994 ; Sekher, 1997). Lorsque, dans les années 1970, les pays du Golfe ont commencé à recruter massivement de la main-d’œuvre étrangère, les Kéralais ont largement profité de cette opportunité. L’argent envoyé au pays par les émigré (e) s à l’étranger – dont près de 90 % dans les pays du Golfe – est désormais la seconde ressource de cet État après l’exportation des épices et du caoutchouc (Zachariah, Kannan, Rajan, 2002, p. 21). « Gulf money » précise-t-on au Kérala lorsque l’on passe devant une belle maison, un magasin flambant neuf ou lorsque l’on croise une voiture de luxe.
5 Une véritable culture de la migration (Mines, 1981 ; Kandel, Massey, 2002) s’est ainsi développée qui valorise la figure de celui que, d’un point de vue émique, l’on décrit comme « cosmopolite » : à savoir celui qui peut aller et venir à l’étranger, voire possède une seconde nationalité [3], qui vit dans une métropole moderne comparée aux villes plutôt provinciales du Kérala – dont Dubaï est l’exemple paradigmatique – et peut avoir accès au dernier cri en termes de biens de consommation. Le passage des jeunes hommes par la migration s’apparente désormais quasiment à un rite initiatique (Monsutti, 2005 ; Osella, Osella, 2000). La figure du migrant est omniprésente dans la littérature, le cinéma ou les médias en général : figure métonymique de la modernité, enviée mais aussi très classiquement critiquée comme facteur de perturbation des valeurs traditionnelles.
LA MIGRATION DES INFIRMIÈRES : STRATÉGIE FAMILIALE, STRATÉGIE INDIVIDUELLE
6 Le métier d’infirmière a longtemps été particulièrement dévalorisé en Inde. Le fait qu’il implique que des femmes aient à toucher le corps d’hommes, mais aussi, dans un contexte hindou, d’avoir affaire à des corps impurs (celui de gens de basses castes ou d’intouchables) comme à des substances impures (sanies, fèces) a très longtemps éloigné de ce métier les femmes hindoues [4] (Naïr, Healey, 2006). La dévolution à des chrétiennes de cette tâche a permis de contourner le problème, d’autant que, pour ces dernières, il renvoyait à des modèles de piété et de dévouement [5]. Les opportunités migratoires tendent à changer la situation, mais près de 80 % des infirmières indiennes sont encore des chrétiennes. Et presque toutes viennent du Kérala, en raison de la forte minorité chrétienne [6] et du plus fort taux d’accès à l’éducation qui caractérisent cet État.
7 Les femmes qui s’engagent dans ce métier proviennent de la toute petite classe moyenne : le père est le plus souvent petit exploitant agricole employant quelques ouvriers ou exerce un petit métier de bureaucrate. Elles appartiennent généralement à la première génération de femmes de leur famille à avoir poursuivi des études supérieures et à exercer un emploi salarié (Percot, 2005). Jusque dans les années 1980, les études d’infirmières étaient rémunérées dès la seconde année dans les écoles publiques ; dans un contexte où le travail salarié des femmes se développait rapidement et était socialement de mieux en mieux admis, cela permettait donc à des familles peu argentées d’assurer à leurs filles un emploi sûr quand bien même il était peu prestigieux et mal rétribué. Puis, dès la fin des années 1980, la possibilité d’émigrer a entraîné un afflux de postulantes au métier. Les écoles privées se sont alors multipliées et les familles ont choisi de payer – quitte à prendre un emprunt –, considérant que le retour sur investissement était assuré par les possibilités migratoires. Plus récemment, on voit même des jeunes femmes de famille plus aisée s’engager dans la profession, elles aussi animées par le désir de partir. Dans les pays du Golfe, les infirmières peuvent gagner de 10 à 15 fois plus qu’en Inde ; leur salaire atteint ainsi des sommes conséquentes dans le contexte indien [7].
8 Les premières migrantes étaient des femmes mariées, souvent d’âge mûr. Puis les migrantes sont devenues de plus en plus jeunes, au point qu’aujourd’hui les infirmières partent dès qu’elles ont acquis les deux ans d’expérience professionnelle requis par les pays recruteurs [8]. Car, pour les parents, la migration de leur fille encore célibataire présente de nombreux avantages. Tout d’abord, jusqu’à son mariage [9], ils pourront profiter en partie de ses revenus, mais de plus celle-ci pourra elle-même contribuer à sa dot. La pratique de la dot, versée par la famille d’une femme à la famille de son futur époux, est interdite en Inde depuis 1961. Elle reste toutefois la norme et les sommes versées ont même augmenté ces dernières décennies suivant le développement du consumérisme (Beneï, 1996 ; Menski, 1998). Par ailleurs, une infirmière donne à son futur époux le moyen d’émigrer lui aussi, que ce soit par regroupement familial dans les pays occidentaux ou, dans les pays du Golfe, grâce à un « visiting visa » qui sera ensuite transformé en « working visa » puisque seuls les hommes peuvent prétendre au regroupement familial dans ces pays. Cette opportunité joue un rôle important lors des négociations autour de la dot et en réduit le coût financier. Alors qu’il y a 20 ans encore, une infirmière était considérée comme un piètre parti en raison des stigmas attachés à sa profession, elle est aujourd’hui au contraire très recherchée sur le marché matrimonial comme en font foi, par exemple, les nombreux sites matrimoniaux, dans ce pays où la règle est toujours le mariage arrangé [10]. En conséquence, les familles des infirmières peuvent aussi prétendre à des gendres plus prestigieux : il y a quelques décennies ces derniers étaient des cols bleus (mécaniciens, électriciens...) ; les familles veulent aujourd’hui pour leurs filles des hommes ayant une éducation supérieure.
9 Quand bien même le choix du métier ne relève pas de leur seule décision, les jeunes femmes y trouvent aussi leur intérêt et bien souvent poussent leur famille à les laisser s’y engager. Tout d’abord, elles veulent avoir une carrière professionnelle, refusant d’être juste « femme au foyer » comme leurs mères. Ensuite, leurs années d’étude, le plus souvent dans une école loin de leur lieu d’origine, leurs premières années de travail dans une métropole indienne, puis leur vie à l’étranger, sont unanimement vues et vécues comme une libération d’un contrôle social qu’elles jugent par trop pesant. Ainsi que l’explique l’une d’elles : « Au Kérala, sans quelqu’un comme mon frère, mon père ou au moins ma mère, je ne pourrais aller nulle part. Mais ici, je vais toute seule au marché. Je vais aussi rencontrer d’autres amies qui travaillent dans d’autres hôpitaux. Je reviens seule à huit ou neuf heures du soir et rien ne m’arrive. Mais si je faisais ça au Kérala, ce serait un scandale. Les voisins mettraient en doute ma moralité » (Raji, 23 ans, travaillant à Delhi, mais se préparant à partir pour Abu Dhabi, entretien réalisé en 2005). Toutes sont aussi très conscientes que la migration leur permet ou leur permettra, après leur mariage, d’échapper de fait au poids de la famille élargie et, tout spécialement, à l’autorité de leur belle-mère. Presque toutes aspirent ainsi à une famille nucléaire, une pratique qui se répand au Kérala, mais est encore loin d’être la norme dans leur milieu social. Enfin, comme leurs homologues masculins, elles adhèrent à la valorisation de la migration, non seulement comme moyen de s’enrichir et comme source d’ascension sociale, mais aussi comme moyen de « voir du pays » et de gagner en expérience – professionnellement et personnellement. Pour ces jeunes femmes, devenir infirmière, c’est véritablement s’ouvrir les frontières du monde.
10 La filière de migration est désormais bien rodée. En Inde, à la différence des Philippines (Ball, 2004), l’État n’intervient pas dans l’organisation du recrutement des infirmières pour l’étranger. Les infirmières sont même exemptées de l’Emigration Check, une autorisation obligatoire pour les travailleurs moins qualifiés partant pour les pays du Golfe. Le recrutement est effectué directement par les hôpitaux étrangers (qui envoient leurs recruteurs dans les grandes villes indiennes) ou par l’intermédiaire d’agences privées. Mais les réseaux féminins jouent un rôle essentiel : entre collègues, entre amies, entre candidates à la migration et migrantes, les informations et les recommandations circulent, permettant maintenant aux jeunes femmes de partir – souvent en groupe – sans avoir le sentiment, comme les pionnières des années 1970, d’aller à l’aventure (Percot, Naïr, 2010).
11 Aujourd’hui, la plupart des jeunes infirmières visent, à terme, une émigration dans les pays occidentaux (essentiellement les États-Unis, la Grande Bretagne, l’Australie ou la Nouvelle-Zélande) car, au-delà de son aspect plus prestigieux, elles y voient concrètement certains avantages : la possibilité d’un regroupement familial plus simple, la qualité de l’éducation pour leurs enfants, la possibilité d’investir dans un logement et, enfin, la possibilité d’acquérir une nationalité qui permettra d’être plus libre de ses déplacements, autant de choses impossibles dans les pays du Golfe. Mais émigrer dans un pays occidental exige un investissement plus important. Il faut obtenir un diplôme de langue et, pour les États-Unis, une équivalence de diplôme [11] : des examens qui demandent une préparation dans des écoles payantes. D’autre part, le coût du contrat par le biais des agences de recrutement privées, habituellement équivalent à trois mois de salaire, devient beaucoup plus onéreux. L’émigration dans les pays du Golfe reste donc généralement une étape nécessaire qui, bien souvent, se prolonge : par défaut, si l’on n’a pas réussi ces examens ou amassé le capital requis ; par choix, si la réussite professionnelle du couple fait qu’il n’est plus nécessaire de s’aventurer ailleurs.
LA VIE DANS LE GOLFE
12 Les premières infirmières qui arrivèrent dans le Golfe à la fin des années 1970 décrivent leur vie comme plutôt spartiate. Partant seules, elles vivaient alors dans des foyers sur le campus des hôpitaux et n’en sortaient quasiment jamais ; elles étaient confrontées à des patients peu habitués à la médecine moderne et à un personnel médical avec qui elles avaient bien du mal à communiquer [12] ; elles n’avaient que peu de contacts avec leur famille restée au pays, le téléphone étant alors hors de prix et le courrier très lent. Mais, peu à peu, le développement d’une large diaspora kéralaise dans l’ensemble des pays du Golfe, et tout particulièrement aux Émirats arabes unis, a changé la donne. Si les infirmières continuent d’habiter les foyers tant qu’elles sont célibataires, elles se permettent largement d’en sortir et les quittent tout de suite après leur mariage pour emménager en ville. Or, la plupart des villes du Golfe ont désormais des quartiers presque entièrement kéralais où l’on trouve non seulement des logements, mais tous les commerces possibles, des cinémas, des églises et des temples, des écoles, des installations sportives, etc. Les associations cultuelles, culturelles, ou sportives sont nombreuses et très actives (Oommen, 2011). Les stars du cinéma indien ou kéralais se produisent régulièrement dans le Golfe, voire y lancent leurs nouveaux shows. D’autre part, trois aéroports internationaux au Kérala permettent aujourd’hui aux migrants du Golfe de rentrer chez eux en très peu de temps et pour un coût relativement modéré. On notera aussi l’utilisation massive d’internet qui permet d’être en relation constante, via Facebook ou Skype, avec ses proches restés au pays. En conséquence, les migrants qui, comme les infirmières, gagnent correctement leur vie, peuvent donc désormais avoir dans les pays du Golfe une vie sociale tout aussi riche, et souvent plus riche, qu’au Kérala et sans vraiment souffrir du mal du pays. Et cela vaut particulièrement pour les femmes, car si la communauté ne renie pas les valeurs traditionnelles, elle s’affranchit néanmoins de certains codes, par un pragmatisme aussi justifié par une pensée plus moderniste : « Quand tu vis à l’étranger, ça t’ouvre l’esprit. Tu comprends qu’il y a des traditions qui n’ont pas de sens ou qu’on ne peut pas appliquer partout. Chez nous, on ne fait pas assez confiance aux femmes. Pourtant la plupart sont sérieuses. D’ailleurs ici, il n’y a pas le choix : ma femme travaille la nuit et moi le jour. Elle ne peut pas m’attendre pour tout et, de mon côté, il faut bien que je me débrouille à la maison » (Philip, mari d’une infirmière, vivant à Mascate depuis 7 ans, entretien réalisé en 2010).
13 De fait, les femmes investissent plus l’espace public : même de jeunes célibataires peuvent, par exemple, aller au cinéma entre filles, faire du shopping, se réunir dans un fast-food, se retrouver dans les églises pour des groupes de prière ou des actions de philanthropie, autant de choses pour lesquelles elles auraient besoin d’un chaperon dans leur propre pays. Dans le même esprit, les femmes se félicitent d’une plus grande liberté quant à leur manière de se vêtir ou de se maquiller [13]. Enfin, les infirmières soulignent spontanément qu’elles gagnent aussi en autonomie et en autorité : « Lorsque tu vis avec ton mari seulement et qu’il n’y a pas autour sa mère, ses frères, enfin tous les beaux-parents et même tous les voisins, il est moins influencé, il a moins peur de passer pour un lâche devant sa femme et il y a beaucoup plus d’égalité [...] On apprend aussi à mieux se connaître et à mieux se comprendre » (Lethika, 37 ans, aujourd’hui en Irlande après 12 ans passés à Fujeirah, entretien réalisé en 2010).
14 Cependant, leur place reste marginale au sein des institutions diasporiques, qu’il s’agisse de l’église ou des associations (George, 2005). En public, les femmes continuent à s’effacer et à ne jamais contredire leur mari : « Il ne faut pas heurter sa fierté [...] Il ne faut pas essayer de jouer à la maligne [to play it smart] devant d’autres gens. Par exemple, si on n’est pas d’accord, j’attends qu’on se retrouve tout seuls pour en discuter » (Teresa, 33 ans, aujourd’hui en Irlande après 8 ans passés à Oman, entretien réalisé en 2011). Enfin, la migration dans le Golfe se paye aussi, dans de nombreux cas [14], par une vie loin de ses enfants qui sont le plus souvent laissés à la garde de la belle-famille : en partie parce que les couples cherchent à économiser au maximum lors de leurs premières années de migration, mais surtout parce qu’il n’existe pas de structures de garde pour les petits ou parce qu’on considère que le Golfe ne fournit pas d’éducation de qualité aux enfants plus âgés. C’est ce dernier aspect qui pousse bien des infirmières à tenter d’émigrer ensuite dans un pays occidental, alors même qu’elles connaissent les difficultés inhérentes à cette émigration.
GOLFE VERSUS OCCIDENT
15 La littérature sur la migration indienne dans le Golfe, portant essentiellement sur les migrants non qualifiés, insiste plutôt sur l’exploitation à laquelle elle donne lieu et sur les difficiles conditions de vie des migrants (Khalaf, Alkobaisi, 1999 ; Rahman, 2001 ; Jain, 2007). Cela est particulièrement vrai pour les travaux portants sur les femmes employées comme domestiques dans les pays du Golfe (Varghese, Rajan, 2011). Toutefois il existe aussi dans ces pays une proportion non négligeable de migrants qualifiés ou d’entrepreneurs, notamment dans le cas des Kéralais (Khadria, 1999 ; Gardner, 2008 ; Venier, 2011). Pour cette frange de population et spécialement pour les infirmières, je soutiendrai que, au fil du temps, les pays du Golfe, à l’exception peut-être de l’Arabie saoudite [15], sont devenus une destination appréciée et en quelque sorte plus « confortable » que les pays occidentaux, quand bien même elle n’offre pas les mêmes droits ou avantages aux migrants.
16 Une stricte ségrégation existe de fait dans les pays du Golfe entre les différentes communautés et, hors du champ professionnel, les relations entre autochtones et émigrants ou entre migrants de différentes origines sont pour ainsi dire inexistantes (Longva, 1997). Cependant, pour mes interlocutrices, cette situation est, somme toute, plutôt appréciable. Le jugement des Kéralais – et des Indiens en général – sur les habitants du Golfe est plutôt sévère. Si eux-mêmes se sentent méprisés en tant qu’émigrés d’un pays en voie de développement, ils méprisent tout autant ces indigènes qu’ils estiment à la fois incultes et incapables : « Ils sont racistes envers les Indiens. Ils nous considèrent comme des esclaves tout juste bons à travailler, alors qu’eux, ils sont tout à fait incultes [uneducated] et sont incapables de faire les choses par eux-mêmes. Ce sont les étrangers qui ont tout construit ici et qui continuent à tout faire marcher. S’ils n’avaient pas eu la chance d’avoir du pétrole, ils en seraient toujours à marcher derrière leurs chameaux » [16]. Cette opinion récurrente se double, pour les infirmières kéralaises, d’un jugement plus précis face à la quasi-inexistence d’infirmières indigènes : « Regarde comment ils se comportent avec leurs femmes. Ils ne les laissent pas travailler. Tu trouves combien d’infirmières émiraties ? Et qu’est-ce qu’elles font leurs femmes ? Elles restent assises toute la journée à la maison à ne rien faire, entourées de leurs domestiques étrangères. Elles n’ont pas d’éducation, elles n’ont pas d’ambition » (Beemole, 33 ans, qui a vécu 2 ans en Arabie saoudite et quatre ans à Abu Dhabi avant d’émigrer en Irlande, entretien réalisé en 2008). Que l’on n’ait pas besoin et pas envie de se fréquenter est donc vécu comme une évidence. Au demeurant, les infirmières kéralaises n’entretiennent pas non plus de relations personnelles avec leurs collègues d’autres nationalités ; les Philippines, qui forment l’autre gros contingent d’infirmières immigrées, leur apparaissent par exemple comme beaucoup trop éloignées culturellement : « On n’a pas les mêmes habitudes [...] Elles aiment faire la fête, elles boivent même de l’alcool, certaines fument. Pour des Kéralaises, ce n’est pas un bon comportement » (Anita, 26 ans, à Dubaï depuis 2 ans, entretien réalisé en 2007).
17 L’entre-soi qui prévaut dans le Golfe, conjugué à l’éloignement, autorise donc une prise de distance avec les normes sociales du pays d’origine, sans toutefois avoir vraiment à remettre en cause sa propre identité. Il en va autrement lors d’une migration dans les pays occidentaux, et spécialement dans ceux qui sont liés à l’ancienne puissance coloniale (Royaume-Uni, Irlande, Australie...). Les infirmières sont alors bien conscientes de l’injonction à s’intégrer qui pèse sur elles, ou tout du moins de l’injonction qui leur est faite d’adhérer aux valeurs de la société d’accueil concernant les relations de genre, ce qu’elles vivent plutôt comme une violence. Selon K.M. Zentgraf (2002), les migrantes salvadoriennes qu’elle a étudiées aux États-Unis ressentent, par exemple, comme un bénéfice le fait de vivre dans un pays dont « le contexte socioculturel valorise les femmes et les traite avec respect » [17]. En ce qui concerne les infirmières kéralaises, le statut de la femme dans les pays occidentaux les renvoie surtout à un cliché dont elles se sentent affublées en tant que « femmes de couleur », venant d’un ex-pays colonisé où le statut de la femme est notoirement bas et exerçant de surcroît un métier dont les Occidentales ne veulent plus guère : « Mes voisines irlandaises sont gentilles avec moi. Mais elles sont aussi un peu trop prêtes à me faire la leçon ou à me donner des conseils, surtout en ce qui concerne ma vie de famille. C’est que, pour elles, je suis juste quelqu’un qui vient d’un pays sous-développé. Pour elles, leur propre culture est supérieure à la nôtre » (Teresa, 33 ans, aujourd’hui en Irlande après 8 ans passés à Oman, entretien réalisé en 2010). C’est alors en termes de genre, de classe et de race (Allan, Larsen, 2003 ; Falquet et alii, 2010) qu’elles sentent avoir à se justifier. Or, si elles envisageaient d’emblée le bénéfice d’échapper par la migration à un contrôle social ressenti comme étouffant, en aucun cas elles ne sont engagées dans un combat frontal contre les valeurs traditionnelles de leur pays d’origine : pour l’essentiel, elles continuent à en célébrer les vertus, en particulier face au modèle occidental qu’elles jugent à la fois trop permissif et dénué de valeurs de solidarité familiale. Faire de « petits arrangements » avec la tradition, en apprécier les avantages, se définir comme femme (kéralaise) moderne, n’implique pas pour autant une absolue remise en cause des rapports sociaux de sexe. S. M. George (2005, p. 122) remarque, par exemple, qu’un groupe d’infirmières migrantes aux États-Unis avait choisi comme œuvre philanthropique d’aider à constituer la dot de « jeunes filles pauvres » au Kérala. Bousculées dans leur identité et souvent sommées de s’émanciper des normes patriarcales de leur propre société, d’une façon qu’elles trouvent plutôt humiliante, leur existence finit par s’avérer plus difficile à gérer dans les pays occidentaux que dans les pays du Golfe.
18 D’autant que la situation pour leur époux n’y est pas la même. Dans le Golfe, en raison du large développement de la diaspora kéralaise, le mari d’une infirmière est quasiment sûr de trouver un emploi quelles que soient ses qualifications, du moment que son épouse a réussi à lui obtenir une entrée légale sur le territoire. Si, bien souvent, l’épouse reste celle qui a le meilleur salaire, on observe aussi des ascensions professionnelles rapides chez les époux, et ceci parfois même grâce aux emprunts qui sont accordés aux infirmières travaillant dans des hôpitaux gouvernementaux et qui permettent d’investir dans un petit business (Venier, 2011). Sur le marché du travail occidental, en revanche, ces hommes se retrouvent très fréquemment en situation de déqualification, quand ils ne se retrouvent pas simplement « hommes au foyer » (Gallo, 2006 ; Percot, 2011). Cela est encore plus vrai pour la toute dernière génération de migrantes dont les époux sont titulaires de diplômes plus prestigieux que valorisables sur le marché de l’emploi, tels que des Masters en sciences sociales ou en droit. En tant que principales – voire seules – pourvoyeuses de revenus, les infirmières gagnent certes en pouvoir décisionnaire au sein de la famille, mais elles doivent aussi perpétuellement négocier avec un époux insatisfait et frustré par sa propre incapacité à réussir par lui-même. Cela est particulièrement difficile dans les pays, comme l’Irlande par exemple, où l’absence de communauté kéralaise ne permet pas le développement d’une réelle sociabilité masculine avec ses arènes de pouvoir et de distinction comme c’est le cas dans les pays du Golfe.
UN STATUT AMBIGU
19 Si les infirmières mettent très rarement en question leurs choix migratoires, elles ressentent en revanche comme pesant le regard que leur propre société porte sur elles et soulignent la difficulté qu’elles ont à y retrouver leur place lors des retours temporaires ou définitifs. Le statut des infirmières en Inde – et plus spécialement au Kérala – a pourtant changé, concrètement mais aussi symboliquement, depuis ces 15 à 20 dernières années. Les opportunités migratoires ont fait que le métier n’est plus regardé comme l’apanage de « filles de familles pauvres » qui n’auraient pas d’autre choix. En témoigne le fait que des jeunes femmes hindoues – y compris de haute caste – embrassent désormais la profession, tout comme le fait que des garçons (autour de 20 % aujourd’hui dans les écoles) s’engagent sans honte dans ce métier. Par ailleurs, la grave pénurie de personnel infirmier, largement induite par le départ massif de ces professionnelles, a obligé le gouvernement indien à réévaluer les salaires [18] ou encore à aménager les contrats pour permettre quelques années de migration [19]. Les syndicats ont aussi gagné en puissance et font de plus en plus pression pour l’amélioration des conditions de travail : les luttes des infirmières sont au demeurant largement médiatisées par la presse ou via les réseaux sociaux [20].
20 Mais aujourd’hui, c’est en tant que migrantes – et non plus en tant que professionnelles – que la société kéralaise porte sur elles un jugement plutôt paradoxal. Alors qu’elles sont très recherchées sur le marché matrimonial, comme passeport pour l’étranger mais aussi comme pourvoyeuses de revenus substantiels, elles subissent néanmoins le poids de stéréotypes attachés aux femmes qui quittent leur pays (Parreñas, 2001 ; Catarino, Morokvasic, Hily, 2005). Tout d’abord, la moralité des femmes encore célibataires et/ou qui partent seules continue à être mise en doute [21]. Ce cliché semble toutefois décliner, peut-être en raison de l’importance aujourd’hui de la diaspora kéralaise qui fait en quelque sorte office de garant des bonnes mœurs de sa composante féminine. On leur reproche ensuite, y compris au sein du milieu académique indien [22], de contribuer au déclin des valeurs familiales en laissant leurs enfants et/ou leurs beaux-parents âgés à la garde d’autrui (Kurien, 2002 ; Jain, 2007). Enfin, et surtout, c’est en tant que femmes trop « puissantes », voire castratrices, qu’elles sont caricaturées : le couple du migrant et de sa femme infirmière fait aujourd’hui partie du registre commun des blagues machistes au Kérala et dépeignent toujours un mari inapte à réussir sa vie professionnelle, engagé dans des tâches qui ne devraient pas lui revenir et incapable de tenir tête à sa compagne. Assumer cette image, avoir à se re-conformer aux normes ou continuer à se frayer un chemin un peu à l’écart de celles-ci représentent une tâche difficile pour les infirmières de retour au pays, et qu’elles ont souvent bien du mal à négocier. Le modèle de « femmes modernes » dans lequel elles se reconnaissent est encore largement, au Kérala, l’apanage d’une élite sociale à laquelle elles – et leurs familles – n’appartiennent pas. Leur marge est donc étroite entre l’affirmation de leurs aspirations individuelles et leur volonté de ne pas pour autant trop heurter le modèle dominant. Ainsi que le dit Anita (38 ans, à Abu Dhabi depuis 9 ans, entretien réalisé en 2007) : « On ne peut pas vivre ici comme on vit dans le Golfe. Il faut faire des concessions pour apparaître comme une bonne belle-fille, comme une bonne épouse [...] À chaque fois que je reviens, j’ai un peu l’impression de jouer la comédie, et je respire chaque fois que je repars ». Mais dans le même temps, ce sont aussi les migrantes qui continuent à alimenter, par leurs récits comme par leurs comportements, le vivier des nouvelles candidates au départ.
CONCLUSION
21 S’il est plus difficile de trancher dans le cas des migrantes sans qualification ou ne travaillant pas, il apparaît en revanche que, pour les infirmières kéralaises, la migration est clairement un facteur d’empowerment : elle est d’ailleurs consciemment choisie en tant que telle dès l’engagement dans la profession. À la différence de leurs aînées – migrantes des années 1970 ou 1980 –, les jeunes infirmières ou futures infirmières n’envisagent plus la migration comme une simple parenthèse dans leur vie, mais comme une chance d’échapper à un futur trop conventionnel et trop prédictible. C’est sans doute, étant donné leur milieu social d’origine, le moyen le moins violent et le moins coûteux de réaliser leurs aspirations individuelles. Devenir infirmière pour pouvoir partir, c’est bien sûr s’engager dans une logique d’ascension sociale, mais qui comprend aussi des valeurs modernistes pour ce qui touche au statut de la femme.
22 Les infirmières migrantes kéralaises ne rejettent pas pour autant l’ensemble du modèle social dominant concernant les rapports sociaux de sexe : elles cherchent essentiellement à être soulagées du trop fort contrôle social exercé tant par la famille élargie que par le voisinage (être plus libres d’aller et venir, se vêtir comme elles l’entendent par exemple) et à établir une relation plus équilibrée – en terme de pouvoir décisionnaire – au sein de leur couple. En cela, elles rejoignent les aspirations de nombre de jeunes Kéralaises – et de jeunes Kéralais. Toutefois, dans un contexte où « modernistes » et « traditionalistes » s’affrontent tout particulièrement sur la question du statut des femmes (Mukhopadhyay, 2007), elles se retrouvent de fait dans une position de symbole et de stéréotype de la remise en cause du modèle patriarcal. Or les USA nurses, ainsi qu’elles sont populairement désignées quel que soit leur pays de destination, peinent à assumer ce rôle, ayant justement choisi – par la migration – l’évitement plutôt que l’affrontement. Elles n’en contribuent pas moins, de fait, à la redéfinition des rôles sociaux de genre à l’œuvre dans cet État.
23 La sociabilité presque uniquement intra-communautaire qui prévaut dans les pays du Golfe, ainsi que leur mépris pour les autochtones et leur culture, leur permet de s’y sentir à la fois plus libres et plus modernes qu’elles n’auraient pu l’être au Kérala, sans que pour autant leur identité ne soit fondamentalement remise en cause comme c’est bien plus souvent le cas dans les pays occidentaux. Mascate, Dubaï, Abu Dhabi ou encore Kuwait City font désormais figure de réelles métropoles kéralaises, comparées aux villes plutôt provinciales de cet État, et ce sont dans ces hauts lieux de la diaspora que les infirmières réussissent finalement à s’aménager une vie au plus près possible de leurs attentes.
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Mots-clés éditeurs : Inde, pays du Golfe, migration féminine, Infirmières
Date de mise en ligne : 28/04/2014
https://doi.org/10.3917/rtm.217.0045Notes
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[*]
Ethnologue, Laboratoire d’anthropologie urbaine/Institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain (CNRS/EHESS), marie.percot@gmail.com
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[1]
Il n’existe pas de statistiques précises, il s’agit donc ici d’une estimation (Zachariah, Rajan, 2007).
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[2]
93,91 % de taux d’alphabétisation contre 74,04 % pour l’Inde entière ; 1,7 enfants par femme contre 2,5 pour l’Inde ; 74 ans d’espérance de vie contre 67,14 pour l’Inde entière (Recensement, 2011). Le Kérala fut le premier État au monde à élire démocratiquement un gouvernement communiste en 1957. Celui-ci fut à l’origine d’investissements beaucoup plus important que dans le reste de l’Inde dans les secteurs de l’éducation et de la santé.
-
[3]
La difficulté en tant qu’Indien d’obtenir un visa pour un pays étranger est ressentie comme une véritable humiliation et une grande injustice.
-
[4]
Le métier ne pouvait théoriquement pas plus être effectué par des femmes intouchables, puisqu’il implique de toucher des gens de caste.
-
[5]
Le portrait de Florence Nightingale trône dans l’entrée de toutes les écoles d’infirmières en Inde, ainsi, bien souvent, que celui de Mère Teresa.
-
[6]
19 % de chrétiens contre 2,3 % pour l’ensemble de l’Inde (Recensement, 2011).
-
[7]
Le salaire des infirmières en Inde varie de 3 000 à 12 000 roupies (soit 40 à 160 €) selon le poste et le type d’hôpital.
-
[8]
Ces deux ans d’expérience exigés permettent aux hôpitaux indiens de limiter la pénurie d’infirmières, mais ils induisent aussi un redoutable turn-over dans le personnel infirmier.
-
[9]
De fait retardé par la durée des études et les premières années de migration, les infirmières se marient aux alentours de 25 ans contre 22,6 ans pour l’ensemble des femmes chrétiennes au Kérala – communauté où l’âge au mariage des femmes est déjà le plus élevé – et 20,3 ans pour l’ensemble des femmes kéralaises (Recensement, 2011).
-
[10]
Cf., par exemple, keralamatrimony.com ou shaadi.com
-
[11]
IELTS (International English Language Testing System) et NCLEX-RN (National Council Licensure Examination - Registered Nurses), un examen obligatoire pour exercer comme infirmière aux États-Unis.
-
[12]
À l’époque, les infirmières se devaient d’apprendre l’arabe, d’autant que nombre de médecins venaient du monde arabe. Aujourd’hui, l’anglais est de fait la langue de communication entre les différents acteurs de l’hôpital, de plus en plus d’origine asiatique. Avec les patients, ainsi que le disent les migrantes, on peut se débrouiller avec le « langage du corps » (body langage).
-
[13]
Au Kérala, les femmes mariées sont encore largement tenues de porter le sari. Dans le Golfe, toutes les infirmières – et la plupart des femmes indiennes – portent le « salwar kameez » (longue tunique sur un pantalon ; un vêtement traditionnel du Nord de l’Inde, mais qui s’est généralisé comme tenue « moderne » dans tout le pays). Le maquillage est encore perçu au Kérala comme un signe de mauvaise moralité.
-
[14]
C’était le cas de 60 % de mes interlocutrices mères de famille. Cet aspect est l’un des arguments en faveur d’une émigration dans les pays occidentaux où il est jugé plus facile (légalement et pratiquement) et plus intéressant (en raison de la qualité du système éducatif) de faire venir ses enfants.
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[15]
Les migrantes sont beaucoup plus critiques sur leurs conditions de vie dans ce pays parce qu’en tant que femmes, leur liberté de mouvement est réduite et parce que, en tant que chrétiennes, elles ne peuvent y exercer librement leur foi. Je n’ai pas réussi à enquêter dans ce pays. Ces dernières années, le nombre de Kéralais migrants en Arabie saoudite a beaucoup diminué en faveur des Émirats arabes unis.
-
[16]
Entretien réalisé en 2004. Le manque d’éducation et de culture est souvent souligné par les migrants indiens qui remarquent, par exemple, que des universités existaient en Inde avant même celles d’Oxford ou de Cambridge, alors « que personne ne connaît l’université de Mascate ou d’Abu Dhabi et que personne de sensé n’y enverrait ses enfants ».
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[17]
« [Salvadorian] women also felt that the sociocultural context of the United States was such that women were regarded as valuable and treated with respect » (Zetgraf, 2002, p. 639).
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[18]
Allant jusqu’à 100 % d’augmentation à la suite de la 6e Pay Commission (instance décidant de la révision du salaire des fonctionnaires et qui se réunit tous les 10 à 15 ans, la 1re Pay Commission date de 1957).
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[19]
Jusqu’à 5 ans de congé sans solde consécutif autorisé au Kérala pour les infirmières travaillant dans le secteur public, et renouvelable deux fois.
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[20]
Cf. par exemple, sur Facebook, le groupe « All Pravasi Nurses » ou « Indian Nurses Association INA ».
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[21]
Ainsi que me le disait encore un chauffeur de taxi au Kérala il y a moins de 10 ans : « On se demande ce qu’elles font quand elles ont fini le travail. [...] C’est facile pour elles de gagner plus en traînant dans les rues si vous voyez ce que je veux dire ! ».
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[22]
Les féministes indiennes leur reprochent en revanche de renoncer, par leur départ, à la lutte pour une remise en cause frontale des rapports sociaux de sexe.