Notes
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[1]
Nous n’avons pas, par rapport au but de cet article qui est de réfléchir sur un aspect particulier de la production historiographique brésilienne, privilégié des efforts de recherche empirique.
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[2]
Comme l’a bien souligné Michel de Certeau (1982).
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[3]
Comme les hommes de lettres Eduardo Frieiro, Augusto Meyer, Raimundo Magalhães Júnior, Brito Broca ou Nelson Werneck Sodré.
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[4]
Sur ce sujet voir Novais (1997, pp. 7-11). Pour une vision générale de l’historiographie brésilienne face aux différentes écoles et tendances de l’historiographie contemporaine voir Freitas (1998), Cardoso et Vainfas (1997).
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[5]
C’est le cas, par exemple, des ouvrages de Lima (1986), Mello e Souza (1986), Engels (1989), Almeida (1992) et Algranti (1995).
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[6]
À propos des travaux de référence pour les historiens brésiliens dans le champ de l’histoire de l’édition, il faut signaler Mollier (1988) et Chartier et Martin (1983, 1984, 1985, 1986).
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[7]
Dans ce cadre, je voudrais également signaler les travaux de Ferreira (1992) et de Meyer (1968).
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[8]
Sur ces points voir, parmi d’autres, Villalta (1997), Cunha (1999, 2011), Soares (2007), Batista (2005), Vasconcelos (2005) et Meyer (1997).
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[9]
Tous ces aspects sont soulignés par Márcia Abreu (2003).
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[10]
C’est un genre d’édition populaire à grand tirage, vendu par des colporteurs qui chantent et déclament les histoires de ces petits livres rustiques et bon marché.
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[11]
Malheureusement, nous n’avons pas assez d’éléments pour parler des effets des initiatives officielles, ou pas, sur la performance des enfants à l’école.
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[12]
Nous avons déjà développé une réflexion sur ce sujet (Dutra, 2000). Dans un autre sens, plus large voir aussi Dutra (2007).
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[13]
Dans les limites de ce texte, on n’analysera ici que des constructions historiques sur l’esclavage d’origine africaine. Il faut néanmoins signaler que l’histoire des indigènes, ainsi que de leur esclavage, a fait l’objet d’études remarquables au Brésil dans les dernières décennies.
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[14]
Voir les études pionnières de Prado Júnior (1961).
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[15]
À l’instar des thèses du Cepal – au sein duquel, parmi les noms les plus importants, ressort l’économiste Celso Furtado – comme cela a déjà été signalé par Ilana Blag (1994).
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[16]
À l’instar de Novais (1979), même en gardant des point communs avec les interprétations précédentes, surtout celles de Caio Prado Júnior, cet auteur a introduit de nouveaux aspects : il a mis l’accent sur les caractéristiques du pouvoir de l’État métropolitain à travers la construction de concepts comme ceux d’« ancien système colonial » et d’« exclusif métropolitain », à travers lesquels il a examiné les rapports entre la production esclavagiste et l’accumulation de rente.
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[17]
Le livre de Jacob Gorender (1978), de manière différente que celui de Ciro Flamarion Cardoso (1975), a été écrit dans le cadre d’un engagement de gauche, par un de ses intellectuels, et en dehors des instituions académiques. En fait, il a été en partie écrit en prison. Son auteur a été un militant engagé dans la lutte pour la révolution au Brésil qui avait besoin, selon lui, de nouveaux apports théoriques pour avoir une vraie connaissance du passé brésilien, pour ce qui était de la formation sociale brésilienne.
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[18]
Les Malês étaient des Africains musulmans, islamisés, d’origine ioruba, en particulier les Nagôs, le groupe ethnique majoritaires dans le Bahia de l’époque.
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[19]
Il faut souligner qu’après l’abolition de l’esclavage des milliers de documents ont été brûlés du fait d’initiatives officielles, sous le prétexte d’effacer une mémoire honteuse.
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[20]
Je me réfère ici aux débats entre Jacob Gorender et les historiens Sílvia H. Lara et Sidney Chalhoub autour de la « chosification de l’esclave » versus une « vision patriarcale de l’esclavage », tel que Gorender a défini les analyses de ces auteurs sur les formes d’accommodations et les demandes de droits en tant qu’action et stratégies de résistance des esclaves, voir Gorender (1990a), Chalhoub (1990a), Gorender (1990b), Lara (1991). À propos de cette polémique voir de Queiroz (1998). Encore récemment, des débats autour du concept de paternalisme ont mobilisé les historiens (Libby, 2008).
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[21]
Dans ce cadre, il ne faut pas oublier le rapport de l’historien Luíz Felipe d’Alencastro, présenté à la Cour suprême du Brésil pour défendre une politique de quotas raciales pour les afro-descendants dans l’université publique. Politique nécessaire, selon lui, non seulement pour dépasser les inégalités sociales mais, surtout, pour consolider la démocratie au Brésil, conditions sine qua non pour la viabilisation de la nation, consultable sur le site http://www.slavevoyages.org/tast/index.faces
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[22]
Je reprends ici, avec liberté, les réflexions faites par Ricœur (2012).
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[23]
Selon Franz Rosenzweig, cité par Ricœur (2012, p. 47).
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[24]
Idem.
1Ce texte a été écrit pour répondre aux questions de la Revue Tiers Monde sur les spécificités de l’historiographie en Amérique latine et les conditions de travail des historiens de ce continent, y compris pour ce qui est de l’accès aux sources. Pour le rédiger, nous avons choisi un point de repère, le Brésil, en privilégiant la période des années 1970-1980 à nos jours.
2 Cet article abordera plusieurs questions, d’une part, une question épistémologique : à savoir, l’analyse historiographique comme pratique qui dépasse l’énumération des ouvrages et des auteurs, pour essayer de réfléchir sur les présupposés qui guident la manière dont les historiens font et pensent l’histoire, comment ils se rapportent aux sources, revisitent le passé, construisent des liens avec le temps, et font face à leurs responsabilités vis-à-vis de leurs contemporains et de leur rôle dans le jeu social. D’autre part, l’article va aborder deux questions vers lesquelles nous essaierons de faire converger nos réflexions : celle de l’histoire de la lecture, des livres, et celle de l’histoire de l’esclavage.
3 Ce choix n’a pas été fait dans le but de les confronter. Nous avons décidé de les mettre en perspective, tout d’abord, parce que ces deux ensembles thématiques, plus que d’autres, ont été décisifs pour le renouvellement de l’historiographie brésilienne. Ils sont représentatifs de ses avancées et mettent en lumière des éléments qui ont ouvert de nouveaux volets pour la compréhension de l’histoire du Brésil, depuis la colonie jusqu’au Brésil républicain, c’est-à-dire sur la longue durée. L’histoire de la lecture et celle de l’esclavage ont été des apports essentiels, soit pour ce qui est des approches de l’histoire sociale, culturelle et politique, soit concernant les découvertes et les maniements des sources, ou encore pour les politiques de préservation et d’accès aux documents.
4 L’écho que rencontrent actuellement ces deux sujets, y compris les controverses qui les accompagnent, s’explique car ils mettent en vis-à-vis les manques du passé et les nouveaux défis de l’État nation au Brésil. On peut même dire qu’ils se rapprochent historiquement en raison de leur appartenance à une problématique commune qui, hier comme aujourd’hui, n’est pas dénuée d’importantes implications politiques : celle de l’exclusion sociale. La centralité de telles thématiques pour des projets de civilisation, ainsi que pour la modernité et la modernisation du pays, est aussi un point de convergence qui ne peut pas être ignoré.
5 Nous ne distinguerons pas, pour ces deux sujets [1], les divers moments du travail historiographique ainsi que le statut social de l’histoire en tant qu’institution du savoir [2]. Nous souhaitons surtout y ajouter les appropriations politiques de la connaissance historique et ses enjeux.
6 Au sein de ce champ de connaissance, il est possible d’appréhender, non seulement, des apports qui, comme nous le verrons, ont nourri des révisions qui ont influencé la société – et qui, à la fin, ont permis des changements sociaux et des conquêtes politiques –, mais surtout des rencontres, des contacts entre zones de temporalités qui se croisent avec le contemporain, bien qu’à différents degrés de profondeur et de densité. Ainsi, nous pensons pouvoir rejoindre ceux qui soutiennent l’historiographie « en tant que champ d’investigation dans l’articulation de la politique, de la culture historique et de l’histoire des manières de se souvenir » (Guimarães, 2007).
L’HISTOIRE DU LIVRE ET DE LA LECTURE : TENDANCES CONTEMPORAINES D’UNE PRODUCTION
7 Deux lignes de force partagent ce champ particulier des études historiques : le travail d’identification et d’archivage des sources qui s’inscrit dans l’effort de construction d’une histoire du Brésil, et le mouvement suivi par les courants de l’historiographie contemporaine, avec leurs alternances entre des moments hégémoniques et des ouvertures interdisciplinaires. Deux points qui sont à l’origine du riche renouvellement que connaît à l’heure actuelle l’histoire du livre et de l’édition au Brésil.
8 Aussi, avant d’aborder la question de la tradition académique – laquelle inscrit l’intérêt pour l’histoire du livre dans les courants de l’historiographie contemporaine –, il faut signaler que celle-ci a été précédée d’autres traditions : celle que l’on appelle bibliographique et celle que l’on appelle tradition érudite, lesquelles ont marqué toutes les deux de manière assez significative la trajectoire brésilienne des études sur le livre, la lecture et les éditions. La première s’est développée à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, et a été à l’origine d’une tradition bibliographique au Brésil. Ce qui s’est traduit par différentes initiatives tendant vers un même but : la construction d’une bibliographie brésilienne (par exemple Blake, 1883-1902 ; Moraes, 1969). La deuxième a attiré l’attention de quelques érudits et passionnés d’histoire [3] qui, d’abord isolément, ont suivi des pistes d’investigation et de recherche qui se révéleront précieuses pour la connaissance de certains aspects cruciaux pour le domaine qui nous intéresse ici, et pour sa consolidation ultérieure.
9 De la tradition bibliographique provient le premier essai pour transformer les objets en sources, alors que la tradition érudite a fait naître l’idée de changer les sources en histoire. Les deux traditions ont ainsi permis l’émergence d’un tout autre espace qui utilisera des procédures analytiques comme celles qui ont été expérimentées par l’histoire économique et sociale, voire dans sa version marxiste.
10 C’est justement au sein de ce courant, et de ses paradigmes que sont nées, au Brésil, les premières études vraiment académiques de l’histoire du livre. Les adeptes de cette tendance, tout à fait prédominante au Brésil dans les années 1960-1970, ont placé le livre à l’intérieur des structures sociales et des contraintes de l’économie et du pouvoir politique. La force des questions du présent et les projets de connaissance orientés vers des changements politiques et sociaux ne peuvent pas être ignorés pour l’appréhension du champ des possibles. Ces universitaires ont, dans leur majorité, fait des efforts pour définir des lignes méthodologiques pour encadrer le travail historique dans ce domaine, avec l’utilisation de procédures de quantification et de comparaison, et le souci de situer le livre au sein d’un réseau social où coexistent plusieurs acteurs, comme l’État, les libraires, les commerçants (Da Silva, 1999, pp. 159-160). Le plus important tient au fait que les adeptes de ce genre d’histoire, dans le cadre des paradigmes de l’histoire économique et sociale, ont utilisé, dans les années qui ont suivi, de façon pionnière dans leurs recherches sur la propriété des livres, les inventaires post-mortem, de même que ceux qui ont été établis sur les biens des condamnés politiques par le pouvoir colonial, dans le but de retrouver ainsi le lecteur commun, et non seulement le lettré. Cela dit, on peut même considérer qu’en réalité, dès le début, l’histoire du livre a toujours été inséparable de l’histoire de la lecture et de l’édition.
11 La place de l’histoire du livre, de la lecture et de l’édition dans l’histoire du Brésil, à partir de la tradition académique, a toujours accompagné, pari passu, le mouvement de l’historiographie contemporaine, tel qu’elle s’est développée dans les principaux pays occidentaux. Ses sujets sont par contre marqués par une couleur locale. Au cours de la deuxième moitié des années 1980, on note déjà deux aspects assez marquants. En premier lieu, les apports de la nouvelle histoire, qui produit des effets sur la manière d’appréhender l’histoire du livre, en ayant été à l’origine utilisé dans des champs d’exploration thématiques et des études autour de l’histoire des femmes, des mentalités, du quotidien et de la vie privée. Il faut souligner qu’au Brésil des efforts ont été faits pour combiner les habitudes, les sensibilités, les gestes, les symboles, avec l’archéologie de la vie matérielle et les structures propres à l’organisation de la société et de l’État [4]. Et, parallèlement à cette nouvelle « topographie des intérêts », on assiste à un processus de déplacement des sources qui, dorénavant, vont suggérer de nouveaux investissements empiriques, inspirer quelques questions théoriques, et produire des altérations dans le panorama de l’histoire du livre, de l’édition, et de la lecture, provoquant ainsi une sorte de tournant culturel. Nous faisons allusion aux travaux qui utilisent les manuels de confession, les livres de Visitation du « Saint-Office », l’ancien tribunal de l’Inquisition, les publications des moralistes, des juristes et des médecins, les mémoires personnelles, la littérature des voyageurs et les romans [5]. Dans ce cadre, le livre, la lecture et les éditions, en tant que matériel utilisé pour faire l’histoire du système de sujétion des corps, des habitudes et des mentalités, ont fini par devenir eux-mêmes, comme nous le verrons, un nouvel objet, un lieu culturel, dépassant les frontières de leur utilisation et demandant des maniements spécifiques.
12 Le deuxième aspect à retenir est celui des nouvelles questions théoriques qui sous-tendent les analyses sur le glissement de champ qui fait entrer l’histoire du livre dans l’univers de la culture ; questions qui ont acquis leur légitimité, tout d’abord, dans les débats autour de l’histoire intellectuelle où il faut signaler les apports de Robert Darnton (1990) sur l’histoire du livre, en particulier sur les circuits qu’il emprunte ; ensuite dans la nouvelle histoire culturelle, en filiation directe avec Roger Chartier (1990) et sa proposition du triptyque représentation, pratique et appropriation, au moyen duquel il inscrit l’histoire de la lecture dans les pratiques culturelles et s’emploie à penser une nouvelle théorie de la lecture ; enfin dans le domaine de la critique littéraire, où les théories de la réception de Iser (1996, 1998) et Jauss (1982), ainsi que celles de Umberto Eco (1968), ont eu en grand écho en introduisant les thèmes de la liberté du lecteur, de la disparition de l’auteur, du dialogue entre l’auteur et le lecteur.
13 Ainsi, à la fin des années 1980, la lecture et ses pratiques sont devenues au Brésil l’objet central des études des théoriciens et historiens de la littérature (Lajolo, 1996 ; Lajolo, Zilberman, 1991) – dont l’influence sur les historiens du livre, de la lecture et de l’édition [6] annonce une ouverture importante au dialogue interdisciplinaire, devenu la marque par excellence de la deuxième période qui débute dans les années 1990 au sein de la tradition académique, et se renouvelle de façon ininterrompue depuis lors [7]. En effet, les passerelles et les échanges interdisciplinaires sont tellement forts que, dans ce cadre, il est difficile de cantonner à l’intérieur de domaines de connaissance fermés l’exclusivité de ces études, à la vivacité novatrice qui leur donne un dynamisme spécifique.
14 On s’aperçoit que les outils théoriques sont fréquemment partagés, de même que l’attirance pour certaines problématiques qui, à l’heure actuelle, traversent les études sur l’histoire du livre, de l’édition et de la lecture. Nous citerons, à cet égard, les dispositifs de sens et les codes linguistiques, ainsi que les formes de transmission et de réception, la figure du lecteur et sa formation, l’historicité des lectures et de leurs pratiques, les déplacements de l’auteur et de l’éditeur, les implications de la matérialité du livre et l’apparition du livre électronique, entre autres. Les sujets de recherche se croisent, se touchent les uns les autres, et il est difficile, voire nuisible, de les séparer en catégories. D’une part, à cause de l’interdisciplinarité et de la grande circulation qui parcourt les territoires disciplinaires, d’autre part, en raison des présupposés de l’histoire culturelle, très répandus en ce moment, comme la nécessité de ne pas séparer, dans l’acte d’écriture, l’auteur, l’éditeur, les imprimeurs, les libraires, les lecteurs, les critiques, qui s’y invitent chacun à sa manière, ce qui en réalité recoupe un peu plusieurs sujets. Dans l’inventaire de ce grand ensemble brésilien qui couvre l’histoire de la fabrication, de la publication, de la circulation, et de la lecture des livres et des imprimés, on trouve des recherches sur les typographies, les imprimeurs, les maisons d’édition, les éditeurs, le marché éditorial, l’industrie du livre (Bessone, 1999 ; Bernardes, 2010), les rapports auteurs/lecteurs, les politiques publiques du livre et de la lecture, les bibliothèques et les espaces de lecture, publiques et privées, les collections et les catalogues, les espaces de sociabilité autour des livres (Prado, 1999 ; Das Neves, Villalta, 2008 ; Deaecato, 2011 ; Schapochnik, 2005 ; Venancio, 2010 ; Dutra, 2006).
15 Aussi bien que les stratégies de formation du lecteur, les lectures destinées à différents types de formation civique, morale etc., les livres scolaires et les pratiques éducatives, la littérature pour les enfants et pour la jeunesse, les livres pour les femmes, les romans, les périodiques, les manuscrits [8], les rapports entre l’écriture et l’oralité (Galvão, 2005 ; Daher, 2012), les correspondances et mémoires intimes, les biographies et autobiographies, la censure, les traductions littéraires, les liens entre les livres, les débats intellectuels et les idéaux politiques ont également attiré l’attention des chercheurs (voir, par exemple, Gomes, 2004 ; Gomes, Schmidt, 2009 ; Lacerda, 2002 ; Villalta, 2005, 2013 ; Das Neves, 2002 ; Das Neves, Bessone, 1989 ; Dutra, 2005).
16 Pour conclure cette partie du texte, nous ferons quelques remarques sur les découvertes et avancées de la production brésilienne. D’une part, certaines idées sont mises à mal par les nouveaux acquis empiriques et, d’autre part, des méthodes et des théories bouleversent quelques maximes consensuelles. C’est le cas de l’affirmation qu’on ne lisait pas au Brésil, et qu’il n’y avait pas de trace d’une culture lettrée dans le Brésil colonial, vu son incompatibilité avec la culture locale ; en revanche, on en notait une présence très faible pendant l’Empire et les premières décennies républicaines. Mais de nouvelles recherches et de nouvelles approches ont souligné la présence du lecteur, malgré des vicissitudes, pendant les différentes périodes de l’histoire du Brésil, ainsi que les alternatives trouvées pour assurer dans le pays l’accès à la culture appelée érudite.
17 C’est le cas, entre autres, du livre de Márcia Abreu Os caminhos do livro (2003). Celui-ci nous présente la circulation des livres entre le Brésil et le Portugal du XVIIe au XIXe siècle et ses péripéties du fait de la forte présence de la censure et du contrôle des livres, l’univers des lectures préférées et des lecteurs dans le Rio de Janeiro de l’époque, le rôle des libraires et des intermédiaires responsables de l’arrivage des livres dans les mains des lecteurs, la diffusion des traités sur la bonne manière de lire les belles-lettres, les fonctions de la lecture, la formation du bon goût, les avantages moraux de la lecture de romans, etc.
18 Dans cet ouvrage, on découvre que les livres étaient parfois payés par des marchandises comme du café, du sucre, des pièces de cuir. Les marchands de livres vendaient certains de ces produits et les commerçants de ces produits vendaient des livres. Selon Márcia Abreu, à Rio, les lecteurs pouvaient souvent acheter des livres ailleurs que dans les librairies : dans les pharmacies, les magasins de produits variées destinées aux couturières, dans les entrepôts de secs et mouillés, pour reprendre la désignation portugaise, dans les magasins de vivres et même dans les maisons familiales, où les libraires passant en ville logeaient fréquemment.
19 L’auteur nous montre encore que les ouvrages de littérature faisaient la joie de beaucoup de lecteurs au Brésil où, malgré la censure, ont circulé des titres comme Les Aventures de Télémaque, l’Histoire de Gil Blas de Santillane, Don Quichote de la Manche, les Lettres Persannes de Montesquieu, Candide de Voltaire, les Lettres d’Abélard et Héloïse, les Fables de La Fontaine, Guillaume Tell, Robinson Crusoé de Daniel Defoe, Plutarque pour la jeunesse, Marília de Dirceu de Tomás Antônio Gonzaga, les œuvres de Boileau, Racine, Boccace, Molière, Corneille.
20 Il n’y avait même pas de vraies dichotomies entre les lettrés et les non-lettrés, vu que la culture écrite a été utilisée par le peuple de façons différentes et créatives. Ce qui est désormais mis à jour, ce sont les chemins informels empruntés pour alphabétiser et instruire les enfants, les formes alternatives du livre, comme les cahiers manuscrits, l’importance des bibliothèques privées ouvertes à consultation, les habitudes de la lecture en haute voix [9].
21 Les rapports entre culture écrite et oralité, tels que les étudie Ana Maria de Oliveira Galvão (2005), viennent aussi renforcer et enrichir ces nouvelles approches. Prenant comme objet la littérature de « cordel » [10] au nord-est du Brésil et l’expérience de lecture/audition de ce type de littérature de colportage dans les années 1930-1940 dans la ville du Recife, au Pernambuco, elle nous montre la complexité des médiations entre les individus et les groupes sociaux associant une culture de l’oralité et le monde de la culture écrite.
22 L’insertion de ces groupes se faisait de manière collective dans les foires où le vendeur déclamait, chantait, récitait, par cœur, à haute voix, les histoires des textes. Cela continuait, après l’achat du « cordel », par une lecture en groupe avec les voisins, les amis, la famille, pendant des soirées sur le trottoir, devant les maisons, donc à l’intérieur d’une instance collective de sociabilité et par le biais d’éléments déjà présents dans un réseau de tradition orale. Ce processus que l’auteur appelle « oralisation de la lecture » permettait aux gens qui ne savaient pas lire d’accompagner l’intrigue des histoires et « d’expérimenter des pratiques effectives d’usages de la lecture et de l’écriture et, parfois, d’apprendre à lire » (Idem, p. 378).
23 Ces rapports entre l’oral et l’écrit ont permis, selon l’auteur, des formes d’appropriation différenciées de la lecture de colportage – où la mémorisation jouait un rôle fondamental –, ainsi que des pratiques indépendantes d’apprentissage, soit de l’école, soit des agents sociaux et de la culture lettrée.
24 Dans une tout autre perspective, les phénomènes d’appropriations variées, cette fois des livres, par la population noire alphabétisée et non alphabétisée, esclave ou libre, ainsi que par les Métis, sont bien signalés par Eduardo Paiva, au XVIIIe siècle (Paiva, 2006).
25 En se basant sur les testaments, dans la riche région d’exploitation de l’or au Brésil, les Minas Gerais, il essaye de démontrer l’accès des Noirs et des Métis à l’écriture, à la lecture et à l’éducation scolaire, ce qui a permis, exceptionnellement, à quelques-uns de vivre du travail de l’écriture auprès des notaires. Malgré le fait que la plupart des lecteurs qui lisaient à l’époque appartenaient à la population blanche venue du royaume ou née en Amérique portugaise, la présence de Noirs et de Métis alphabétisés au Brésil était plus commune qu’on ne l’a cru pendant longtemps. Ils ont appris à lire et à écrire, parfois à l’initiative de pères blancs qui se sont investis dans les études de leurs fils métis, nés esclaves, ou qui ont laissé dans leurs testaments des instructions claires et précises sur l’éducation de leurs fils illégitimes avec des femmes esclaves, ce qui souligne la complexité des rapports au sein de la société coloniale. Celle-ci n’était pas restreinte au binarisme, seigneur/esclave, et bougeait dans les limites de la culture, de la société et des groupes ethniques. La médiation entre Noirs et Métis et le monde lettré s’est faite quelquefois par des prêtres, ainsi que par des esclaves émancipés. Nombre d’entre eux ont eu directement accès à des livres de différents genres par héritage, achat ou prêts. Et la plupart des lecteurs, dans cette couche de la population, étaient de sexe masculin, comme pour les lecteurs de la population blanche. Les livres circulaient, selon l’auteur, parmi les esclaves émancipés et leurs descendants et, parmi eux, ceux qui ne pouvaient pas lire cherchaient quand même à s’instruire en écoutant les lectures. Il souligne que leurs intentions étaient surtout d’ordre pragmatique, en ayant comme but la garantie de l’application des droits coutumiers. À son avis, la méconnaissance des pratiques de lecture des populations noire et métisse du Brésil et les présupposés de son attachement à la tradition orale ont nourri des préjugés contre le passé, considéré coupable des infortunes du présent brésilien de la deuxième moitié du XIXe siècle et des premières décennies du XXe siècle, et de son incompatibilité avec un avenir civilisé qui était idéalisé pour la nation brésilienne.
26 D’autres recherches ont su explorer l’existence du commerce de livres sans libraires ; l’autonomie et les préférences du lectorat face aux modèles de lecture diffusés par l’école (Abreu, 1999) ; l’existence au XIXe siècle d’un réseau d’imprimeurs, de typographes, de relieurs et de bouquinistes, ainsi que de bibliothèques qui permettaient la circulation d’une culture lettrée et l’accroissement du nombre des lecteurs (Schapochnik, 2005) ; la présence de femmes lectrices et écrivaines dans le panorama de la culture patriarcale du XIXe siècle (Lacerda, 2002). Tous ces facteurs qui ont, entre autres, radicalement modifié quelques opinions établies sur l’histoire du livre, de la lecture et de l’édition au Brésil, ont remis en cause des idées sur le retard de la société brésilienne par rapport à l’Europe, de la période coloniale et même après l’Indépendance, dans plusieurs domaines, notamment dans les domaines artistique, culturel, scientifique, des essayistes. Le pays, comme beaucoup de ses voisins d’Amérique latine, était bien placé au sein du réseau de circulation des idées, des savoirs, des pratiques et des concepts, dans les deux sens, ce qui en a fait une part active de la culture occidentale (Dutra, 2012). Ce genre de constatation a fait connaître aux contemporains la manière dont les gens du passé ont refusé d’être exclus du monde des livres, de la lecture et de la civilisation. Cette rencontre avec la force de l’altérité du passé a été très importante pour l’historiographie. Elle peut permettre, ou non, une empathie qui fait penser à ceux qui, encore aujourd’hui, éprouvent dans leur chaire un sentiment d’une réalité d’exclusion durable. Et encore, le récit sur le passé peut être tout à fait différent selon les sources trouvées et les manières de les aborder, les significations élaborées, les autres explications trouvées, les nouveaux rapports établis entre les événements. Il pourrait donc aussi devenir autre, par la porte qu’ouvrent les historiens, avec les nouvelles interprétations et les débats que leurs connaissances mettent à l’ordre du jour.
27 À ce stade de notre texte, une question s’impose. Les découvertes, les avancées de la production historiographique, y compris les contestations de certains préjugés existants dans le domaine de recherche présenté jusqu’ici, tracent-elles des contours utiles pour les demandes de la société concernant la lecture et les éditions, ainsi que les politiques publiques sur le livre et la lecture au Brésil ? Ou bien n’y a-t-il rien de valable et de pertinent à discuter sur les liens entre le travail des historiens et ses implications éthico-politiques ?
28 Et le lecteur ? On dit, du Brésil – et il en va de même pour plusieurs pays d’Amérique latine – qu’on y lit peu. Après tout, les livres sont chers et, dans certaines régions, ils sont rares. Il manque, paraît-il, des bibliothèques et des librairies, les niveaux de scolarisation sont bas et l’on dit qu’il n’existe pas de vraies politiques culturelles. Mais si les chiffres donnés par les institutions étatiques, la presse, les spécialistes et les gens du livre méritent que l’on y prête attention, puisqu’ils ne sont pas vraiment les plus favorables dans un pays si grand, avec tant d’inégalités sociales et régionales, il faut malgré tout signaler les initiatives qui essaient de faire évoluer cette situation.
29 D’abord, on ne peut pas ignorer que l’État adopte, depuis un certain temps, des mesures qui, d’un côté, attestent de certaines interventions sur le marché du livre et, d’un autre, facilitent effectivement l’accès à la lecture, telles celles compensant l’absence des bibliothèques scolaires, de l’enseignement fondamental à l’enseignement universitaire, distribuant des livres aux étudiants, fournissant des programmes de diffusion et de consommation de littérature pour la jeunesse, aidant à payer les frais de production de livres (Loi Rouanet), aidant les projets comme le Leia Brasil (Lis Brésil !), celui de l’entreprise pétrolière Petrobrás qui met en place des bibliothèques volantes sur des camions qui parcourent plusieurs régions du pays, les voitures bibliothèques qui circulent dans les quartiers populaires et dans les favelas des grandes capitales et dans des petites villes de l’intérieur, les projets qui encouragent les conteurs d’histoire et les écrivains-acteurs. La mise en place, en 2003, du programme Arcas das Letras, du ministère du Développement pour l’agriculture – responsable de l’implantation de bibliothèques rurales à destination des petits agriculteurs, des pêcheurs, des indigènes, des populations au bord des rivières, des descendants des quilombolas –, ainsi que, en 2006, du Projet national du livre et de la lecture, (PNLL) – programme qui réunit toutes les actions et projets du gouvernement fédéral dans le domaine du livre, de la lecture et des bibliothèques, à travers un partenariat entre les ministères de la Culture (MinC) et de l’Éducation (MEC), avec la participation de la Bibliothèque nationale et de la société civile –, la création d’une agence nationale d’encouragement à la lecture, le PróLeitura (Pro-Lecture), sont des politiques qui essaient d’écrire le présent en s’acquittant des dettes du passé [11].
30 Deuxièmement, le goût des Brésiliens pour la lecture, si souvent confirmé et qui perdure, au milieu de tant de difficultés, au prix d’immenses doses de créativité. Ce goût alimente des projets qui ont beaucoup de succès, comme celui de l’Expedição Vagalumes (Expédition Lampyres). Celle-ci a créé, depuis 2002, plus de 100 bibliothèques communautaires en Amazonie légale – qui comprend les États du Acre, Amazonas, Roraima, Mato Grosso, Pará, Amapá, Maranhão et Tocantins. Leurs initiateurs ont délibérément ignoré les statistiques, qui calculent le nombre de livres par nombre d’habitants scolarisés, et qui relevaient un indice de lecture très bas dans le pays, ainsi que les affirmations relevant le manque d’une tradition de lecture, à cause du nombre d’analphabètes et de semi-analphabètes. Aujourd’hui, ils se réjouissent du nombre croissant d’emprunts, ainsi que de l’augmentation du nombre de livres des bibliothèques communautaires (qui a doublé ou triplé) du fait de l’initiative des lecteurs, comme dans les campings des sans-terre, des heures de queue faites par les enfants qui veulent faire des emprunts après l’horaire scolaire.
31 Il est évident que la grande question est l’accès au livre, peu importe sous quelle forme : emprunts, achats d’occasion, lecture à voix haute. Des chercheurs sur les politiques publiques vis-à-vis de la culture et des journalistes de la presse (Lindoso, 2006) identifient, dans les grandes villes, des lecteurs voraces, parmi les travailleurs informels, les vendeurs de rue, les ouvriers de la construction civile, les liftiers, etc., des acheteurs systématiques de livres d’occasion, des créateurs de bibliothèques de quartier, créées (ou organisées) à partir des livres jetés par des bibliothèques privées et ensuite agrandies avec des dons. Dans tous ces cas, les protagonistes sont des personnes ayant un faible pouvoir d’achat et une scolarité fondamentale incomplète. Les statistiques changent d’aspect lorsque, comme dans une recherche appelée le Portrait de la lecture, on cherche à savoir ce que l’on lit, ce qui a été lu dans les derniers mois, si l’on a acheté quelque livre la dernière année et si le citoyen aime lire. Plus que de vendre des livres, il faut les mettre à la portée du lecteur. Donc, les spécialistes concluent que le défi est d’avoir une politique du livre qui, sans compromettre l’efficacité du marché éditorial, soit aussi sociale. Et cela devient aussi un objet d’étude pour les chercheurs du livre, de la lecture et de l’édition. C’est-à-dire que l’histoire et la mémoire peuvent rapprocher les uns et les autres, les historiens et les lecteurs.
L’HISTOIRE DE L’ESCLAVAGE, LES RENOUVELLEMENTS DE L’HISTORIOGRAPHIE ET SES ENJEUX SOCIAUX
32 Le sujet de l’esclavage a toujours été présent dans l’historiographie brésilienne. Cela n’est pas étonnant vu que la présence des esclaves, indigènes ou d’origine africaine, a été la marque la plus forte de l’expérience coloniale, et la plus honteuse de l’histoire du Brésil. Depuis le XIXe siècle, ont proliféré des études brésiliennes sur la formation sociale du Brésil et les implications, généralement négatives, de la présence des esclaves et des Indiens sur l’histoire de la nation brésilienne, soit dans le cadre des études historiques, soit pour la naissance de la pensée sociale brésilienne. Le but délibéré, qui était de donner au pays une physionomie particulière et de dessiner ses spécificités nationales, va assurer une place toute particulière au thème de l’origine métisse du peuple brésilien vu, à ce moment-là, comme ethniquement et culturellement inférieur, ce qui a été l’objet d’une révision radical, bouleversante même, avec la parution du célèbre ouvrage de Gilberto Freyre dans les années 1930, malgré le fait que même lui, avec son approche nettement culturaliste, a aussi incorporé, à sa manière, les catégories raciales dans son schéma de pensée. L’idéologie du métissage a servi pendant longtemps le projet de l’État au Brésil. Les intellectuels et les hommes politiques ont eu du mal à accepter la composition diversifiée de la société brésilienne, et l’implication politique de cette position a été la diffusion d’une culture de l’inégalité sociale et le maintien des structures d’exclusion, encore aujourd’hui en débat dans le pays [12].
33 Les polémiques et les controverses théoriques sont en fait une sorte de marque déposée de l’historiographie de l’esclavage [13] au Brésil, mais aussi du sujet de l’esclavage dans l’histoire générale du Brésil. En tant que « condition naturelle », option économique, force de travail, réification de l’Africain, êtres révoltés, sujets de leur histoire, producteurs de culture, la présence des esclaves a été l’objet, au fil des années, de constructions frappantes de la part des différentes approches. Celles-ci, ainsi que leurs constructions au cours du temps, n’ont pas été indifférentes aux intérêts d’une élite intellectuelle blanche et lettrée, aux préjugés scientifiques et sociaux, aux engagements politiques et idéologiques, à l’hégémonie et aux disputes des courants théoriques, aux changements dans le domaine de la connaissance historique et aux mouvements du monde politique.
34 Entre la première moitié des années 1940 et les années 1960, sont parus certains travaux où, dans un contexte de grandes réflexions sur le pays et la recherche de voies pour la modernisation de la société brésilienne, prédominent des analyses qui ont placé l’histoire du Brésil dans le cadre de l’histoire du capitalisme moderne. De ce fait, la période de la vie coloniale brésilienne est caractérisée, d’abord, par l’histoire de l’esclavage [14] et, ensuite, par un développement économique, dans une approche toute nouvelle. L’aspect capitaliste et mercantile de l’esclavage noir – y compris le trafic –, et de la colonisation, classés dans les bénéfices et les exportations du commerce colonial vers le marché européen, a été la clé des explications construites pour comprendre l’histoire brésilienne, pour ce qui est des interprétations du dynamisme de la vie coloniale, toujours poussée par les pressions et impositions externes de la métropole.
35 Cela a été renforcé, à la fin des années 1950 et au début des années 1960, par les études d’histoire économique [15], dans un moment où il y avait des convergences entre les stratégies politiques et l’idéologie du développementisme national au Brésil, très prégnante dans l’État brésilien, et les thèses du Cepal (Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes). Ces études ont été centrées sur les régions d’agro-exportation présentées comme responsables du sous-développement, c’est-à-dire du retard économique brésilien, du fait de sa dépendance vis-à-vis du marché international et de l’absence d’un marché interne à cause de l’économie de l’esclavage.
36 Malgré l’importance de la contribution de cette approche de grande envergure structurelle, basée sur la triade travail, esclave, monoculture/latifundium, et exportation, qui a encore pris de l’ampleur dans les années 1970 [16], plusieurs questions – comme celles de l’insertion sociale graduelle des esclaves dans la vie quotidienne de la société coloniale, des formes de leur participation dans le monde du travail rural et urbain, de leurs pratiques collectives de résistance, de leurs habitudes culturelles, parmi d’autres aspects – sont restées une zone d’ombre de toutes ces analyses, ainsi que des travaux s’inscrivant dans leur continuité. L’esclave lui-même n’était que l’acteur adjuvant de cette histoire.
37 Dans l’ensemble, ce genre d’interprétation a été confronté à d’autres critiques (Novais, 1979) qui dépassent les objectifs de cet article, comme la coexistence de différentes formes d’organisation du travail dans le Brésil colonial, la présence de l’esclavage indigène au sein de l’économie d’exportation, l’utilisation du travail indigène en dehors de l’esclavage, l’existence de formes de travail libre et de pratiques économiques de subsistance qui ont soutenu un marché interne important. Ensuite, l’historiographie de la fin des années 1970, et surtout des années 1980, a essayé d’explorer et de dépasser ces problèmes à l’aide de nouvelles lignes de recherche, à un moment où l’histoire de l’esclavage assure définitivement sa place dans le panorama du renouvellement de l’historiographie brésilienne.
38 Il faut également signaler que, dans le domaine de l’histoire économique et sociale, l’avancée de l’approche structurelle marxiste dans les années 1970 n’a pas signifié le maintien de présupposés théoriques et de procédures de recherches identiques. Au contraire, certains travaux vont tourner la page, non seulement en s’opposant à une perspective mercantile de l’esclavage, mais surtout en se focalisant sur une perspective interne et sur les structures sociales de la vie économique coloniale, avec le concept clé de mode de production esclavagiste colonial. À ce titre, les travaux de Jacob Gorender (1978) et de Ciro Flamarion Cardoso (1975) sont remarquables car ils essayant de comprendre le processus de formation du capitalisme en l’Amérique latine, au Brésil en particulier, et ont ancré leurs interprétations autour de ce concept [17]. Selon Jacob Gorender, l’« esclavagisme colonial », réalité historique qu’il a appelée « nouvelle », était la seule catégorie en mesure d’expliquer ce qu’il nommait la « chosification des captifs », sans laquelle l’esclavage n’aurait pas été possible en tant que système socio-économique porteur de catégories et de lois spécifiques, et de formes particulières pour chaque domaine de l’activité économique, ainsi que de procès de financement et de circulation exclusifs.
39 Dans les travaux des années 1970, on peut noter la présence d’un dialogue fécond avec les théorisations d’Ernesto Laclau (1973) et de Maurice Godelier (1975), ainsi qu’avec les écrits historiques d’Eugene Genovese (1976) et Eric Williams (1975). Nous pensons en particulier aux analyses de Ciro Flamarion Cardoso, et de ses proches, qui ont gardé de fortes affinités avec la perspective de Laclau (1973), entre autres, ce qui leur a permis de se démarquer fortement de la théorie de la dépendance de Gunder Frank (1968).
40 Pour la première fois, l’esclave lui-même, à son propre compte, apparaît comme faisant partie du circuit commercial des échanges, ce qui a été traduit par la notion de « brèche paysanne ». Cela a permis aux esclaves un certain niveau d’autonomie, conquis par le biais de la vente de produits de consommation pour le marché interne qu’ils ont cultivés dans l’espace de la plantation, ce qui leur permettait d’amasser l’argent suffisant pour acquérir leur liberté. L’affirmation, petit à petit, de l’esclave comme sujet de son histoire a trouvé dans l’histoire sociale un espace favorable pour la construction de nouvelles cartographies thématiques avec une couleur locale.
41 À ce stade, et sous cet angle d’analyse, on assistera, dans les années 1980, à l’éclosion de travaux importants (par exemple Mattoso, 1982 ; Reis, 1988 ; Lara, 1988 ; Algranti, 1988) sur les rébellions esclaves – encore très méconnues jusqu’à cette date dans le domaine de l’historiographie brésilienne –, sur les conditions de vie des esclaves libérés, les affranchissements, la composition ethnique et les pratiques culturelles des esclaves, les résistances individuelles et collectives, les actions des esclaves visant à conquérir des espaces à l’intérieur du système institutionnel et les actes juridiques de revendication de leurs droits, le rôle de l’esclavage urbaine, entre autres sujets. Les études de cas et les enquêtes dans certaines régions précises ont été fréquentes, c’est le cas notamment du travail pionnier de João José Reis (1986), sur la révolte esclave des malês [18], en 1835, à Bahia.
42 Dans ce livre, nous sommes confrontés avec une rébellion qui, malgré son insertion dans la tradition de révoltes d’esclaves à Bahia, a connu des caractéristiques toutes particulières, comme le souligne son auteur : les révoltés étaient majoritairement des esclaves et des esclaves libérés musulmans, ou qui ont adopté l’Islã, unis, selon lui, par une sorte de réseau de propagande islamique, et qui appartenaient aux différentes ethnies africaines d’origine ioruba. Cette rébellion a eu une forte teneur politique dans une lutte contre les autorités et le pouvoir des Blancs, des Mulâtres et des Créoles, complices des Brésiliens, mais surtout contre les Brésiliens. Les rebelles étaient des esclaves urbains, qui faisaient un service domestique, gagnaient de l’argent pour leurs seigneurs en travaillant comme vendeurs, artisans, barbiers, etc., avec la possibilité d’accumuler une épargne, et ainsi d’acheter leur liberté. Ce qui, selon l’auteur, leur a permis une mobilité variée dans la ville de Bahia : une liberté importante pour les déplacements et les contacts personnels, comme par exemple avec les esclaves libérés, et même pour les pratiques religieuses. Quelques-uns ont appris l’arabe pour lire les textes sacrés. La religion, l’ethnie et la condition d’esclave ont été des éléments identitaires qui ont nourri les déterminations anti-esclavagistes de la rébellion et lui ont donné une dimension politique. La dénonciation des rebelles et la répression féroce du pouvoir officiel ont mis fin à la révolte, laquelle a fait grandir la peur des autorités vis-à-vis les esclaves, en particulier envers les malês qui ont connu, comme du reste tous les esclaves, une surveillance renforcée et des interdictions plus sévères. Pas même le trafic des esclaves n’est resté à l’abri des conséquences de la rébellion. Après ces événements, il a connu une diminution en relation directe à la peur de la présence des malês. Le tournant analytique de cet ouvrage, qui a dévoilé l’autre histoire de la présence africaine au Brésil, a amené, depuis les années 1980, des inflexions sur les études historiques sur l’esclavage, lesquelles ont ouvert de nouvelles perspectives au sujet de la liberté et de ses différents sens pour la population esclave.
43 Il ne faut pas oublier que, à partir de cette décennie, la société brésilienne a connu de grands mouvements pour la citoyenneté, pour le retour de la démocratie et de l’État de droit, contre la dictature militaire, ce qui a nourri et stimulé des révisions thématiques et de nouvelles approches dans le domaine de l’histoire des groupes opprimés, des mouvements sociaux, des marginalisés sociaux et politiques. Soit au passé soit au présent, c’est la condition de sujet de l’histoire, d’agent historique des transformations sociales qui est réaffirmée. En plus, un anniversaire a replacé l’histoire de l’esclavage au cœur de l’historiographie : le centenaire de l’abolition, un moment assez propice pour que les historiens revisitent le passé de l’esclavage au Brésil. Des commissions nationales officielles visant à coordonner les commémorations ont été mises en place. Plusieurs ouvrages ont été publiés ; des dizaines de colloques, de conférences ont eu lieu partout au Brésil ; des périodiques académiques ont préparé des dossiers portant spécifiquement sur le sujet ; des initiatives pour la récupération de sources ont été mises en œuvre [19], et les agences pour le soutien de la recherche au Brésil y ont également contribué. Par ailleurs, les organisations de soutien aux droits des descendants africains ont profité de cette occasion pour organiser des mobilisations politiques et des bilans critiques sur leurs conditions sociales, les droits de ce groupe et ses formes d’organisation politique.
44 Ce n’est pas un hasard si l’histoire de l’esclavage sera le point de départ, à l’aube des années 1990, d’un débat assez polémique – qui au début se déroulera dans la presse [20] – dans la continuité des commémorations. Il va opposer, dans le domaine de l’histoire sociale, les interprétations académiques et celles qui sont venues des engagements partisans et des orthodoxies théoriques, pas vraiment basées sur la recherche des sources. L’arrivé et la réception, dans le Brésil de cette époque, des ouvrages de E.P. Thompson, et des auteurs britanniques d’une nouvelle gauche, ont bien démarqué des champs et des pratiques de l’histoire sociale et, par conséquent, des interprétations nouvelles pour l’histoire de l’esclavage. Le plus important tient au fait de ce qui est en jeu au sein de la construction historique, c’est-à-dire une conception de l’histoire dans laquelle les façons de manier les théories, l’attitude des historiens face au travail théorique et ses rapports dialogiques avec les preuves doivent jouer un rôle crucial. Dans ce cadre, les grandes théories sur l’esclavage comme système et les essais qui ont produit de grandes synthèses laissent la place aux constructions de récits, selon des recherches innovantes de sources documentées trouvées par la fouille d’archives, et qui apportent une connaissance et un regard nouveaux sur l’histoire de l’esclavage.
45 Sur ces sujets, ce qui intéresse dorénavant, c’est le rôle de l’esclave dans la dynamique de la société coloniale, sans concessions vis-à-vis de tentations de victimisation de l’esclave ou de binarisme : d’un côté l’esclave passif, de l’autre, l’esclave rebelle et héros (Gomes, Reis, 2005). C’était plutôt, comme nous avons déjà signalé, la vision des esclaves sur leur propre condition, leurs confrontations et accommodations avec leurs propriétaires, leurs demandes pour des droits, comme ces appels à la loi, appelés des « actions de libertés », leurs formes de lutte quotidiennes pour la survie, leurs stratégies de résistance, les solidarités éprouvées, l’organisation familiale, enfin, cet ensemble qui a modifié les rapports de domination tels que les esclaves les ont connus et que l’historiographie ignorait, ce qui a attiré l’attention des historiens, y compris sur les rapports entre l’action des esclaves et l’histoire de l’abolition de l’esclavage au Brésil au XIXe siècle (voir, par exemple, Chalhoub, 1990b ; Mattos, 1995 ; Carvalho, 1998 ; Paiva, 1996 ; Florentino, Góes, 1997 ; Slenes, 1999 ; Libby, Graça Filho, 2003 ; Libby, Zephyr, 2009).
46 L’histoire de la longue et difficile lutte pour assurer la liberté conquise avant et après l’abolition de l’esclavage a été aussi un sujet très riche, bien que moins optimiste, de ce renouvellement historiographique (voir par exemple Fraga Filho, 2006, p. 368 ; Chalhoub, 2012). Les analyses sur la précarité de la liberté des esclaves libérés au long du XIXe siècle, les menaces, souvent exécutées, d’annulation de testaments et des actes de libération, d’emprisonnement, de rapt, de vente, donc d’esclavagisation illégale, ainsi que de déportation, qui s’appuyaient sur la complicité des autorités et des réseaux de corruptions des pouvoirs publics, montrent bien la perduration de l’esclavage dans le pays. Son pendant a été une autre perduration perverse : celle d’une culture de l’inégalité qui ne s’est pas arrêtée avec l’abolition et a mis des barrières à la liberté des ex-esclaves, à leur insertion dans la société rurale et urbaine, à l’exercice d’une citoyenneté de pleins droits, ce qui a obligé les ex-esclaves à se confronter à certaines pratiques persistantes de l’esclavage qui ont survécu aux changements.
47 Certains travaux ont bien utilisé les apports de la démographie historique et les méthodologies sérielle et quantitative pour dévoiler les histoires des familles esclaves, leur organisation à travers les mariages, les pratiques de maternité, les baptêmes, les rapports de parenté, l’exogamie et l’endogamie entre les esclaves encore captifs et les esclaves émancipés, le métissage, les origines ethniques, et le rôle des catégories ethniques dans la société esclavagiste. Ce sont donc de nouvelles possibilités analytiques qui continuent à s’ouvrir depuis les années 1990 jusqu’à nos jours.
48 On doit souligner, encore, l’émergence de pistes de recherche qui ont ouvert une voie assez riche, celle de la perspective de l’intégration atlantique, laquelle a ajouté, aux recherches sur le trafic des esclaves et aux études sur la politique et l’administration de l’Empire portugais au Brésil, le rôle d’une chaîne coloniale, en fait d’un espace de circulation et d’interdépendance de produits, de personnes, de pratiques culturelles (Florentino, Góes, 1997 ; Alencastro, 2000 ; Costa E. Silva, 2003), lesquelles vont assurer que l’étoile des études économiques ne pâlit pas. Ce qui est en jeu dans ces analyses, en particulier dans celles de Luiz Felipe de Alencastro (2000), c’est justement l’introduction de l’Afrique, en fait de l’Angola, comme partenaire économique du Brésil dans l’administration d’un puissant réseau de la traite négrière dans l’espace sud-atlantique. Selon l’auteur, l’idée de complémentarité économique entre l’Afrique et le Brésil comprenait aussi les produits brésiliens comme la cachaça, le manioc et le tabac, qui ont joué un rôle important dans le commerce de main-d’œuvre de captifs. Ces échanges et les affinités commerciales entre luso-brésiliens et Angolais ont donné au Brésil une place centrale, et une position importante dans ce système « singulier » d’exploration coloniale qui a uni l’Amérique portugaise et l’Angola en intégrant les deux côtés de l’Océan Atlantique. L’analyse si pionnière de cette dynamique de pouvoir et de ses stratégies économiques à l’intérieur de l’Empire atlantique portugais, et de ses répercussions sur la formation de la future nation brésilienne, a dépassé les études de la société esclavagiste centrées exclusivement sur les impositions et les intérêts externes de la Métropole.
49 Le travail sur cette dimension atlantique, comme cela a déjà été signalé (Schwartz, 2009, pp. 182-210), aura aussi ses contrecoups dans le domaine « de la nouvelle histoire culturelle liée aux études de la diaspora africaine et afro-américaine » (Idem, p. 193). De cette façon, elle deviendra un outil pour une exploration historique centrée sur les ethnies africaines, les identités, les croyances, les pratiques religieuses.
50 Ici, il faut ouvrir une parenthèse pour affirmer qu’au Brésil l’avènement des études postcoloniales (Said, 1990 ; Bhabha, 1998) n’a pas été une référence pour les études dans le domaine de l’histoire de l’esclavage. Cette perspective a surtout eu du succès dans le champ des études littéraires, n’étant une référence importante que pour certains courants de travaux historiques en affinité avec des approches transdisciplinaires, en particulier pour ceux qui réfléchissent sur les discours sur la nation et les identités nationales. Dans l’historiographie de l’esclavage, les questionnements théoriques de la domination coloniale, l’idée de la colonisation comme système, la vision eurocentriste, les articulations entre le local et le global, le rôle des subalternes, comme nous l’avons vu, ont été expliqués par le biais d’autres références théoriques.
51 Parallèlement, les initiatives de chercheurs se sont multipliées, avec une aide officielle, pour la récupération et l’organisation des sources, ainsi que pour leur archivage dans des centres de documentations, en dehors et au sein des universités, et aux archives. Il ne faut pas oublier les grands projets institutionnels comme Resgate qui, depuis 1995, à l’occasion des commémorations de la découverte du Brésil, avec l’aide du gouvernement brésilien, en particulier du ministère de la Culture en partenariat avec le gouvernement de Portugal – et la participation de la communauté scientifique de ces deux pays, des agences culturelles, de l’État et de l’initiative privée, des gouvernements de provinces – , a organisé des réseaux brésiliens de chercheurs et mis à leur disposition, en ligne, la documentation sur le Brésil colonial déposée aux archives ultramarines à Lisbonne, y compris pour la cartographie et l’iconographie.
52 Dans l’ensemble, l’accroissement de la documentation produite est devenu aussi un point d’inflexion pour la pratique de l’histoire au Brésil. Les archives, comme nous le rappelle Arlette Farge, opèrent un « dénuement », et, à travers ce dénuement « apparaissent non seulement l’inaccessible mais le vivant » (Farge, 1989 ; voir aussi Hartog, 2005). Les testaments, les procès criminels, les archives de notaires, les registres de mariages et de baptêmes de l’Église catholique, les documents de l’administration coloniale aux niveaux de la métropole et du pouvoir coloniale dans les régions d’outremer (notamment le Brésil), les récits des voyageurs, parmi beaucoup d’autres, une fois insérés dans un réseau de nouvelles questions, transportés à d’autres domaines de productions sociales et culturelles, autres que ceux de leur origine, et enfin transformés en objet, sont devenus histoire.
53 À ce point de notre texte, il faut se poser la question de savoir si la nouvelle historiographie sur l’esclavage et les débats publics qu’elle a suscités n’ont pas joué un rôle important pour les descendants des populations africaines au Brésil, comme des justifications pour ses demandes de « politiques affirmatives » ou d’inclusion sociale, telles des droits à des quotas pour assurer la place des afro-descendants à l’université et dans les services publics, des politiques de préservation de leur patrimoine et de leurs traditions populaires, la reconnaissance dans le calendrier civil des dates qui reconnaissaient, non seulement, l’histoire des esclaves, mais leur place au sein de l’histoire du Brésil et, également, le culte de leurs héros. À la fin, l’accès à la citoyenneté ne se réalise pas sans l’accès à l’histoire et à la mémoire, aussi bien qu’à leurs supports. Mais le plus important à souligner est que si, dans le passé, un mythe, idéologiquement très bien construit, celui de la fusion des races, et son appropriation pour une certaine lecture du Brésil comme un paradis racial, a servi de rideau de fumée pour cacher l’infériorité sociale des classes populaires, majoritairement d’origine noire ; au présent, ce même mythe, enrichi de nouvelles significations, nourrit des forces sociales et politiques nouvelles qui essayent, au nom de la diversité et de la reconnaissance de sa contribution à la constitution de l’identité nationale, de reforger la représentation symbolique de la nation et de lui donner une tout autre direction au service de l’inclusion des classes populaires dans une citoyenneté de pleins droits. À l’heure actuelle, au Brésil, le pouvoir du discours se change en un discours de pouvoir, et un legs historique est transformé. Dans ce processus, on peut se demander si l’importance du rôle joué par les révisions du passé, faites dans les dernières décennies, par l’historiographie brésilienne, en tant qu’outil, peut apporter, dans ses appropriations, sa contribution à un tout autre type de rencontre : celui entre la nation et le peuple de la nation.
54 De nombreux travaux continuent de récupérer d’autres historicités, ont réhabilité d’autres sujets de l’histoire du Brésil nation, lesquels venaient au second rang dans les récits historiques du XIXe siècle et des premières décennies du XXe siècle, et ont construit un discours historique ayant contribué à la constitution de l’imaginaire national du Brésil [21].
CONCLUSION
55 L’historiographie brésilienne est donc face à un nouveau défi, un vrai carrefour, car, du fait de l’impulsion amenée par des forces sociales nouvelles, avec leurs motivations éthico-politiques, elle est peut-être au croisement d’efforts « fondateurs » nouveaux, comme le suggère l’intellectuel uruguayen Hugo Achugar (2006), quand il parle d’une construction nationale future, tendue vers le global, compatible avec une multiplicité d’histoires et de mémoires et susceptible de racheter les exclusions des sujets sociaux du passé : c’est-à-dire des analphabètes, des esclaves, des Noirs, des indigènes. Entre un passé qu’on ne veut plus, l’expérience d’un présent assez fugace et fluide, valorisé en tant que tel (Hartog, 2002) – comme partout dans les sociétés contemporaines –, et un futur incertain qui n’est pas encore né, un nouveau discours historique est en train d’être écrit dans les interstices du monde socio-historique. Ce processus inachevé, au-delà de sa capacité à « défataliser l’histoire » selon l’expression de Paul Ricœur, peut dynamiser et renouveler l’histoire du temps présent, soit par l’intensification d’une perception sociale du présent, soit, surtout, par la promesse latente d’actions sociales de refondation du temps et de la mémoire qui nous rappellent la constance du processus de réécriture de l’histoire, ainsi que les évolutions du rôle social de l’historien.
56 Il est vrai que les liens avec le présent sont un champ de bataille dans la corporation des historiens partout dans le monde. Au final, cela pose des dilemmes et des questionnements sur la place de l’histoire en tant qu’institution scientifique de savoir, sur la légitimité de la connaissance historique, sur son utilité, enfin sur le statut du professionnel de l’histoire. Ce qui est en jeu, quand c’est l’histoire du temps présent, ce qui compte, ce sont les interventions de l’historien dans le domaine, toujours tendu, de la vie politique et sociale. Les polémiques du métier (voir Ricœur, 2000 ; Hartog, Revel, 2001 ; Dumoulin, 2003 ; Gumbrecht, 2011 ; Laurentin, 2010) évoquent les risques d’une perspective utilitariste pour l’histoire, des servitudes, par exemple, vis-à-vis des médias, des témoignages, du militantisme, des commémorations, des pressions identitaires, des batailles de la mémoire.
57 Au Brésil, dans les dernières années, de façon plus radicale que dans les domaines du livre, de la lecture et de l’esclavage – concernant l’appropriation sociale des recherches et sa répercussion sur la prospection de sources –, on constate que l’avancée de la vie démocratique aussi bien que les recherches et les études des historiens sur la période de la dictature militaire et de la répression politique (Napolitano, 2011 ; Reis, Ridenti, Sá Motta, 2004 ; Schmidt, 2007) ont impulsés les luttes conjointes des historiens et des mouvements de la société civile pour le droit à l’accès à la documentation du régime militaire, en général, et des agences répressives, en particulier. Dans ce dernier cas, surtout pour ce qui est des sources et de leurs vestiges, de l’action de la censure, des services d’information policière, des arrestations, des procès pénaux, de la lutte armée, de la torture et de la mort de militants des partis de gauche, de l’identification des agents de la répression, ainsi que de leurs collaborateurs, cela a ouvert des débats sur la législation relative aux documents de nature secrète, les limites du privé en ce qui concerne les protagonistes de cette histoire, l’importance des témoignages et des politiques de mémoire. Dans ce cadre, les historiens ne sont pas à l’abri de défis et dilemmes de nature éthique, légale, civique (Sá Motta, 2011). Malgré les dilemmes et les tensions qui s’annoncent dans le pays, au fur et à la mesure que les limites entre le lieu de production du savoir historique et le monde public sont en train de se confondre et de s’affronter, on remarque que plusieurs initiatives ont déjà réussi : de l’ouverture publique des sources documentaires produites par les agences politiques de la répression aux documents du gouvernement dictatorial qui étaient sous la garde des ministères et sont aujourd’hui aux Archives nationales, disponibles à la consultation. Ce mouvement a abouti à la création, l’année dernière, de la Commission nationale de la vérité, chargée d’enquêter sur les crimes de la dictature, et qui peut compter sur le soutien et la collaboration des historiens. Aussi, nous ne sommes pas loin, au Brésil, des confrontations du présent et des demandes de l’opinion publique, tels qu’ils sont expérimentés par les historiens en Argentine, au Paraguay, au Chili, après les dictatures (Sarlo, 2007 ; Fico et alii, 2008), et même dans la France post-Vichy.
58 La rencontre de l’historien avec l’autre du passé et l’autre du présent fait donc de l’histoire un lieu d’accueil inévitable. L’historien, à la manière d’un traducteur [22] – qui ne peut que chercher une équivalence présumée dans la rencontre avec l’étranger et sa langue, ce qui fait que le travail de traduction est incessant et toujours à refaire –, sert « l’étranger, dans sa condition d’étranger » [23], et « le lecteur dans son désir d’appropriation » [24]. Toujours incomplète, si la traduction linguistique assure le transfert dans les deux sens entre l’auteur et le lecteur, la traduction de l’historien assure aussi, dans la même ligne, le transfert entre le passé, le présent et le futur, ainsi qu’entre la remémoration et l’oubli.
59 L’historien/traducteur, au-delà d’être un interprète comme les Grecs l’ont nommé, est aussi un lecteur. Dans ces conditions, l’histoire des historiens pourra accueillir autrui, en permettant les rencontres, les coexistences, les approches temporelles, les appropriations qui peuvent, ou non, être mises au service du présent et de l’avenir, sans peur de récupérer la valeur de l’humanisme civique. Ce qui est une bonne chose pour l’Amérique latine et le Brésil.
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Mots-clés éditeurs : Brésil, lecteur, livre, Historiographie, esclavage
Mise en ligne 31/01/2014
https://doi.org/10.3917/rtm.216.0045Notes
-
[1]
Nous n’avons pas, par rapport au but de cet article qui est de réfléchir sur un aspect particulier de la production historiographique brésilienne, privilégié des efforts de recherche empirique.
-
[2]
Comme l’a bien souligné Michel de Certeau (1982).
-
[3]
Comme les hommes de lettres Eduardo Frieiro, Augusto Meyer, Raimundo Magalhães Júnior, Brito Broca ou Nelson Werneck Sodré.
-
[4]
Sur ce sujet voir Novais (1997, pp. 7-11). Pour une vision générale de l’historiographie brésilienne face aux différentes écoles et tendances de l’historiographie contemporaine voir Freitas (1998), Cardoso et Vainfas (1997).
-
[5]
C’est le cas, par exemple, des ouvrages de Lima (1986), Mello e Souza (1986), Engels (1989), Almeida (1992) et Algranti (1995).
-
[6]
À propos des travaux de référence pour les historiens brésiliens dans le champ de l’histoire de l’édition, il faut signaler Mollier (1988) et Chartier et Martin (1983, 1984, 1985, 1986).
-
[7]
Dans ce cadre, je voudrais également signaler les travaux de Ferreira (1992) et de Meyer (1968).
-
[8]
Sur ces points voir, parmi d’autres, Villalta (1997), Cunha (1999, 2011), Soares (2007), Batista (2005), Vasconcelos (2005) et Meyer (1997).
-
[9]
Tous ces aspects sont soulignés par Márcia Abreu (2003).
-
[10]
C’est un genre d’édition populaire à grand tirage, vendu par des colporteurs qui chantent et déclament les histoires de ces petits livres rustiques et bon marché.
-
[11]
Malheureusement, nous n’avons pas assez d’éléments pour parler des effets des initiatives officielles, ou pas, sur la performance des enfants à l’école.
-
[12]
Nous avons déjà développé une réflexion sur ce sujet (Dutra, 2000). Dans un autre sens, plus large voir aussi Dutra (2007).
-
[13]
Dans les limites de ce texte, on n’analysera ici que des constructions historiques sur l’esclavage d’origine africaine. Il faut néanmoins signaler que l’histoire des indigènes, ainsi que de leur esclavage, a fait l’objet d’études remarquables au Brésil dans les dernières décennies.
-
[14]
Voir les études pionnières de Prado Júnior (1961).
-
[15]
À l’instar des thèses du Cepal – au sein duquel, parmi les noms les plus importants, ressort l’économiste Celso Furtado – comme cela a déjà été signalé par Ilana Blag (1994).
-
[16]
À l’instar de Novais (1979), même en gardant des point communs avec les interprétations précédentes, surtout celles de Caio Prado Júnior, cet auteur a introduit de nouveaux aspects : il a mis l’accent sur les caractéristiques du pouvoir de l’État métropolitain à travers la construction de concepts comme ceux d’« ancien système colonial » et d’« exclusif métropolitain », à travers lesquels il a examiné les rapports entre la production esclavagiste et l’accumulation de rente.
-
[17]
Le livre de Jacob Gorender (1978), de manière différente que celui de Ciro Flamarion Cardoso (1975), a été écrit dans le cadre d’un engagement de gauche, par un de ses intellectuels, et en dehors des instituions académiques. En fait, il a été en partie écrit en prison. Son auteur a été un militant engagé dans la lutte pour la révolution au Brésil qui avait besoin, selon lui, de nouveaux apports théoriques pour avoir une vraie connaissance du passé brésilien, pour ce qui était de la formation sociale brésilienne.
-
[18]
Les Malês étaient des Africains musulmans, islamisés, d’origine ioruba, en particulier les Nagôs, le groupe ethnique majoritaires dans le Bahia de l’époque.
-
[19]
Il faut souligner qu’après l’abolition de l’esclavage des milliers de documents ont été brûlés du fait d’initiatives officielles, sous le prétexte d’effacer une mémoire honteuse.
-
[20]
Je me réfère ici aux débats entre Jacob Gorender et les historiens Sílvia H. Lara et Sidney Chalhoub autour de la « chosification de l’esclave » versus une « vision patriarcale de l’esclavage », tel que Gorender a défini les analyses de ces auteurs sur les formes d’accommodations et les demandes de droits en tant qu’action et stratégies de résistance des esclaves, voir Gorender (1990a), Chalhoub (1990a), Gorender (1990b), Lara (1991). À propos de cette polémique voir de Queiroz (1998). Encore récemment, des débats autour du concept de paternalisme ont mobilisé les historiens (Libby, 2008).
-
[21]
Dans ce cadre, il ne faut pas oublier le rapport de l’historien Luíz Felipe d’Alencastro, présenté à la Cour suprême du Brésil pour défendre une politique de quotas raciales pour les afro-descendants dans l’université publique. Politique nécessaire, selon lui, non seulement pour dépasser les inégalités sociales mais, surtout, pour consolider la démocratie au Brésil, conditions sine qua non pour la viabilisation de la nation, consultable sur le site http://www.slavevoyages.org/tast/index.faces
-
[22]
Je reprends ici, avec liberté, les réflexions faites par Ricœur (2012).
-
[23]
Selon Franz Rosenzweig, cité par Ricœur (2012, p. 47).
-
[24]
Idem.