Couverture de RTM_205

Article de revue

Les causes de la désindustrialisation brésilienne

Pages 171 à 190

Notes

  • [*]
    Chercheur associé du CEPN, Centre d’économie de l’Université Paris Nord, gaulard@netcourrier.com
  • [1]
    Le taux de profit du capital productif correspond ici à la relation entre les profits nets réalisés et les fonds propres de l’appareil productif.
  • [2]
    Traduction de l’auteur.
  • [3]
    Il pourrait nous être fait le reproche d’utiliser le terme de « productivité du capital » car, selon une approche marxiste, seul le travail est en mesure de créer de la plus-value, et de là, seul le travail est productif. Cependant, l’utilisation des données qui sont rattachées au maniement de ces termes nous paraît suffisamment intéressante pour passer outre cette ambiguïté qui, au prix d’un effort minime de compréhension, ne devrait pas prêter à confusion. De même, alors que chez Marx, le capital constant correspond aux biens d’équipement et aux matières premières (c’est-à-dire à tous les éléments qui sont en mesure de transmettre leur propre valeur à la marchandise sans en produire eux-mêmes), nous ne prendrons ici en compte que le capital fixe, c’est-à-dire les moyens de production matériels qui ne sont pas détruits au cours du processus de production et dont la durée de vie est supérieure à un an. Nous omettrons donc les matières premières (capital circulant) dans notre calcul du capital constant, car leur coût demeure négligeable en comparaison de celui des biens d’équipement ; surtout, cette prise en compte des matières premières ne ferait que renforcer les résultats obtenus, car elle tendrait à élever encore davantage la composition organique du capital. Rappelons que nos calculs sur le taux de profit et la composition organique du capital ne sont que des estimations, et que seule nous importe l’évolution de ces deux grandeurs. Par cette simplification, nous rejoignons la mesure du taux de profit effectuée par Duménil et Lévy (2002) ainsi que par Moseley (1991) dans le cas des États-Unis.
  • [4]
    Le prix de l’investissement correspond au rapport entre le prix des biens d’équipement et de l’infrastructure utilisés par l’appareil productif, et le prix des biens de consommation.

1Le Brésil se confronte à un processus de financiarisation de son économie depuis le début de la décennie 1980. De nombreuses études, menées par des auteurs marxistes (Chesnais, De Brunhoff, Duménil, Husson, 2006), régulationnistes (Boyer, 2000 ; Aglietta, Berrebi, 2007) ou post-keynésiens (Stockhammer, 2004), insistent sur le fait que cette financiarisation, que nous définirons comme un régime d’accumulation au sein duquel est observée une montée des exigences de rentabilité dictées par les institutions financières (d’où une hausse exponentielle des revenus provenant de la détention des différents actifs financiers, actions, obligations ou créances), serait responsable d’un ralentissement du processus d’accumulation dans l’ensemble des pays développés et dans quelques pays émergents comme le Brésil.

2Nous verrons pourtant qu’au Brésil la rente financière tend à diminuer depuis le début de la décennie 2000 et, que malgré cette évolution, le tauxd’investissement demeure toujours aussi faible. Nous essaierons donc de proposer une autre explication au ralentissement du processus d’accumulation, et cette nouvelle orientation théorique, fondée sur la thèse de Marx sur la baisse tendancielle du taux de profit, nous aidera à compléter les thèses sur la financiarisation. Nous montrerons notamment que le ralentissement du processus d’accumulation depuis la fin de la décennie 1970 peut se comprendre comme le résultat d’un profit très faible dans l’appareil productif, et que si des taux d’intérêt élevés contribuent à expliquer en partie la désindustrialisation brésilienne, ils n’en sont pas l’unique raison.

UN CONSTAT SUR LA DÉSINDUSTRIALISATION BRÉSILIENNE ET LA RESPONSABILITÉ DE LA FINANCE

La désindustrialisation brésilienne

Figure 1

Taux de formation brute de capital fixe au Brésil à prix courants et constants (1970-2009)

figure im1

Taux de formation brute de capital fixe au Brésil à prix courants et constants (1970-2009)


IPEADATA, graphique réalisé par l’auteur.

3Depuis la « décennie perdue » des années 1980, le Brésil est très souvent stigmatisé pour son taux d’investissement très faible, qui stagne entre 15 et 18 % du PIB. Selon Aumara Feu (2004b) ou le IEDI (2007), la situation serait même pire, car la stagnation (et non la baisse) du taux de formation brute de capital fixe (FBCF) entre 1998 et 2004 est due au fait que le coût du capital fixe ne cesse d’augmenter. En effet, si l’on prenait des prix constants pour le capital fixe (prixde 1980, d’après la figure 1), ce taux aurait plutôt tendance à diminuer depuis 1998 (de 16 % en 1998 à 13 % en 2004), après avoir fortement chuté de 1977 à 1994. Certes, depuis 2004, le taux de FBCF (aussi bien à prix courants qu’à prix constants de 1980) augmente légèrement, mais il reste, malgré cette variation, inférieur à 20 %, et la crise économique mondiale le fait même chuter à moins de 15 % en 2009.

4Cette faiblesse du taux de formation brute de capital fixe s’accompagne d’une diminution relative de l’industrie nationale dans la création de valeur ajoutée. Ainsi, l’industrie de transformation représente moins de 18 % du PIB en 2005 (contre 41 % pour la Chine), alors que cette part était de 32 % en 1986 (IEDI, 2005). Le Brésil est entré dans une phase de « désindustrialisation », phénomène qui s’observe aussi bien au niveau de sa structure productive que de ses exportations. Alors qu’en 1994, la part des produits manufacturés dans les exportations brésiliennes était de 57,3 %, ils n’en représentent plus aujourd’hui qu’un peu moins de 50 %.

5Cette désindustrialisation est également flagrante si on décompose le capital fixe qui est utilisé chaque année. En effet, le capital fixe n’est pas forcément du capital productif participant au processus d’accumulation, car le taux de FBCF comprend aussi tout ce qui est investissement résidentiel. En 1979, les machines et biens d’équipement participaient pour 30 % du total du capital fixe productif, alors que cette part n’est plus que de 17 % en 2004 (Bruno, 2007). La construction résidentielle prend alors une place importante, et représente actuellement 30 % de la FBCF, alors que la part de la construction non résidentielle est déjà de 53 %. Le taux de formation brute de capital fixe concernant directement le processus d’accumulation (achat de biens d’équipement) est donc encore plus faible que le taux de FBCF qui est habituellement présenté.

6L’explication a priori la plus pertinente, issue essentiellement du courant post-keynésien, qui est avancée pour appréhender la faiblesse de l’accumulation, repose sur l’analyse de la finance brésilienne. On assisterait dans ce pays à un processus de « financiarisation » de l’économie. Les rentiers accapareraient une part de plus en plus importante de la richesse nationale, du fait de taux d’intérêt très élevés, et ce aux dépens du processus d’accumulation. Cette financiarisation de l’économie serait donc responsable de la stagnation du taux d’investissement.

La thèse régulationniste et post-keynésienne sur la responsabilité de la finance

7Selon un économiste comme Miguel Bruno (2005), la place des rentiers augmenterait aux dépens de l’investissement productif en raison de l’insertion du Brésil dans le processus actuel de globalisation : les normes internationales imposeraient aujourd’hui, selon Bruno, des taux d’intérêt élevés et l’augmentation de la charge de la dette diminuerait alors les profits dont bénéficient lesinvestissements productifs, d’où le poids croissant de la finance et la financiarisation de l’économie brésilienne. Les taux d’intérêt brésiliens sont effectivement parmi les plus hauts du monde, comme le démontre par exemple le niveau du Selic, taux de court terme, qui atteint 10,75 % en juillet 2010.

8Ce qui explique le niveau élevé de ces taux, c’est la politique du gouvernement brésilien : ce dernier cherche à transformer sa dette externe, contractée auprès de banques étrangères, en dette interne, contractée auprès de nationaux grâce à la vente de bons du Trésor au rendement très attractif. Aujourd’hui, le paiement du service de la dette est assuré par la mise en circulation permanente de ces bons qui est donc à l’origine d’une forte augmentation de la rente financière (flux total des intérêts et dividendes perçus par le système bancaire et financier brésilien) et d’une concentration de la richesse nationale.

9Selon Miguel Bruno (2005), cette financiarisation de l’économie remonterait aux décennies 1960-1970 ; en 1964, le Programme d’action économique du gouvernement (PAEG) établit en effet un dispositif de correction monétaire qui indexe la valeur des actifs financiers à l’inflation, ce qui permettait de réduire les risques de pertes financières et de promouvoir ainsi le crédit pour accroître la consommation et l’investissement durant la période du « miracle économique ». Par ailleurs, à cette époque, l’endettement de l’État brésilien apparaît également nécessaire pour soutenir le processus d’accumulation.

10Effectivement, l’État s’est longtemps partiellement substitué à la bourgeoisie par son rôle dans le processus d’accumulation. Dans ce pays, cette classe sociale n’était pas suffisamment développée lors des premiers pas dans le processus d’industrialisation et l’État devint indispensable pour la remplacer. L’accumulation fut donc stimulée par la création d’entreprises publiques et la prise en main d’une production peu rentable par l’État. Des produits bon marché furent ainsi fournis aux entreprises privées, nationales et étrangères, ce qui encouragea l’essor de la bourgeoisie brésilienne. La contrepartie de ce rôle de l’État dans l’impulsion du processus économique réside dans l’accroissement de la dette publique externe, notamment au cours de la décennie 1970 durant laquelle s’élèvent les revenus des pays pétroliers qui vont alors s’investir, sous forme de prêts, dans des pays en développement comme le Brésil.

11Ce n’est qu’avec la crise des années 1980 que nous assistons à un processus d’« autonomisation de la dette », cette dernière ne servant plus à stimuler l’accumulation du capital, mais à accroître uniquement le revenu des plus riches : la dette de l’État brésilien ne cesse alors de s’accroître, non pas pour financer de nouveaux investissements, mais pour faire face au service de la dette. Les taux d’intérêt élevés permettent aux classes aisées de la population brésilienne de profiter des bons du Trésor pour accroître leurs revenus : alors que pendant longtemps le pays fit essentiellement appel à des capitaux étrangers, la dette actuelle est majoritairement interne, financée par l’épargne nationale (figure 2).Au Brésil, la dette publique externe est ainsi transformée en dette interne : l’État ne se finance plus sur les marchés internationaux, mais émet régulièrement des bons du Trésor au niveau national. Il n’en reste pas moins que les capitaux servant à acheter ces bons peuvent également provenir de l’extérieur : ils sont empruntés à l’étranger par les nationaux, ou bien ils proviennent directement d’investisseurs étrangers.

Figure 2

Dette publique nette, interne et externe, au Brésil (en % du PIB), de 1991 à 2007

figure im2

Dette publique nette, interne et externe, au Brésil (en % du PIB), de 1991 à 2007


IPEADATA, graphique réalisé par l’auteur.

12Cette politique engendre une forte augmentation de la rente financière. Les cinq plus grandes banques brésiliennes concentrent ainsi 69 % des profits du système bancaire et 50 % de ces profits proviennent de la dette publique (Boito Junior, 2006). En 2006, 15 000 familles seulement possédaient 80 % des titres publics fédéraux, ce qui révèle parfaitement une forte concentration des revenus causée par la financiarisation de l’économie (Pochmann, Amorin, 2003). Or, celle-ci aurait un impact sur le taux de profit net et, de là, sur l’investissement productif.

13Selon Reinaldo Gonçalves (2006), les taux d’intérêt élevés observés depuis 1995 participeraient à un mécanisme de transfert des revenus vers le secteur financier de l’économie. Le taux moyen d’investissement, de 1980-1994 à 1995- 2004, est ainsi passé de 21,3 % à 19,3 % du PIB, alors que le taux d’intérêt moyen (de court terme) s’est élevé de 3,8 % à 12,3 %. Les profits réalisés dans la finance se feraient donc au détriment des profits demeurant dans le secteur productif, et ce en raison des taux d’intérêt élevés réclamés par les créanciers.

14Le spread bancaire (différence entre le taux d’intérêt de court terme et le taux réclamé par les banques) est effectivement supérieur à 30 %, ce qui rend le crédit extrêmement coûteux. Ainsi, le taux de profit moyen du capital financier diminuait seulement d’une moyenne de 22,4 % entre 1980 et 1994, à19,4 % (baisse de 13 %) entre 1995 et 2004, alors que le taux de profit moyen du capital productif [1] baissait de 8,2 % à 5,6 % (baisse de 32 %) durant ces deux périodes (Gonçalves, 2006). La chute du taux de profit pour le capital financier est donc beaucoup moins importante que la chute du taux de profit net (profit qui reste à la disposition des entrepreneurs une fois que les prélèvements financiers ont été soustraits au profit brut). Selon la théorie régulationniste ou post-keynésienne (Bruno, 2005 ; Salama, 2000), les taux d’intérêt élevés observés au Brésil pénaliseraient l’investissement non seulement en élevant la charge de la dette des entreprises, mais également en limitant l’offre de crédit : le volume du crédit correspondait à 80 % du PIB en 1976, contre 36 % en 2008.

La nécessité de relativiser le rôle de la finance dans la stagnation de l’investissement

Figure 3

Taux d’intérêt réel de court terme Selic (1996-2008)

figure im3

Taux d’intérêt réel de court terme Selic (1996-2008)



IPEADATA, graphique effectué selon les calculs de l’auteur (Taxa Selic – Indice IPCA),graphique réalisé par l’auteur.

15Le faible taux d’investissement brésilien s’expliquerait donc par la présence de taux d’intérêt beaucoup trop élevés. Cependant, comme nous le révèle la figure 3, les taux d’intérêt réels auraient actuellement plutôt tendance à baisser (le taux réel de court terme passant de 24 % en 1999 à 7 % en 2008) sans que l’investissement soit pourtant relancé, ce que la théorie précédente sur la responsabilité de la finance peut difficilement expliquer. En fait, à l’échelle mondiale, la rente croissante des pays pétroliers (due à l’augmentation du prix du pétrole jusqu’à l’été 2008), l’épargne excédentaire des pays asiatiques(due au ralentissement de l’investissement dans ces pays, excepté la Chine, depuis la crise de 1997), ainsi que le faible taux d’investissement expérimenté par l’ensemble des pays développés depuis la fin des Trente Glorieuses, sont à l’origine d’une épargne abondante (Brender, Pisani, 2007). Cette épargne, qui sert essentiellement à financer l’endettement américain, est responsable du fait que les taux d’intérêt n’ont jamais été aussi faibles depuis 15-20 ans, aussi bien au Brésil que dans le reste du monde.

16Même s’il est vrai que l’écart entre les taux proposés au Brésil et ceux du reste du monde demeure important, les taux d’intérêt payés chaque année par l’État brésilien pour rembourser sa dette sont en baisse depuis 2003 (passant de 8,5 % du PIB en 2003 à 5,2 % en 2009, d’après la Banque centrale brésilienne). Une telle évolution s’explique essentiellement par la diminution du taux d’intérêt de court terme, le Selic, celui-ci atteignant 24 % en 2003 (avec une inflation de 9 %, le taux d’intérêt réel est tout de même de 15 %), contre 10,75 % en juillet 2010 (taux d’intérêt réel de 6 %).

Figure 4

Intérêts de la dette publique brésilienne, en pourcentage du PIB (2000-2008)

figure im4

Intérêts de la dette publique brésilienne, en pourcentage du PIB (2000-2008)


Banco Central, graphique réalisé par l’auteur.

17En raison de cette baisse des taux, le crédit semble également connaître une tendance ascendante depuis 2003, mais cela ne se traduit pas pour autant par une véritable reprise du processus d’accumulation. Comme nous l’avons vu précédemment, la formation brute de capital fixe continue d’être inférieure à 20 % du PIB, alors que, comme nous le révèle le graphique ci-dessous, les opérations de crédit sont passées de 24 % à 36 % du PIB entre 2003 et 2008.

18L’investissement n’apparaît pas stimulé par la baisse des taux d’intérêt et l’augmentation des opérations de crédit dans l’économie brésilienne. La thèse de la financiarisation ne semble donc pas expliquer parfaitement le faible taux d’investissement observé dans le pays. En fait, jusqu’aux années 1980, la rechercheportant sur le lien entre finance et baisse du taux d’investissement ne s’oriente pas vers la démonstration actuellement prévalente chez les économistes hétérodoxes que c’est le poids croissant de la finance qui engendre une diminution ou une stagnation du taux d’investissement, mais tend plutôt à montrer que c’est plutôt la baisse des incitations à investir qui stimule la croissance du secteur financier. Ainsi, selon Luiz de Mello Belluzzo (1982, p. 141), « devant une baisse du taux de profit attendu, pour de nouveaux investissements productifs dans les mêmes secteurs, la masse de profit est orientée vers des investissements financiers et des immobilisations de caractère spéculatif qui, à leur tour, provoquent une réalimentation de l’inflation » [2].

Figure 5

Opérations de crédit effectuées au Brésil en pourcentage du PIB (2000-2008)

figure im5

Opérations de crédit effectuées au Brésil en pourcentage du PIB (2000-2008)


IPEADATA, graphique réalisé par l’auteur.

19Cette orientation, aujourd’hui peu répandue, nous semble pourtant féconde et sa réactualisation stimulante pour l’ensemble du champ de recherche portant sur la finance. Pour comprendre la situation actuelle, il semble en effet important d’étudier l’évolution du taux de profit. La baisse de ce taux serait-elle responsable d’une stagnation de la formation brute de capital fixe ? Les capitalistes préfèreraient ainsi orienter leurs revenus vers des secteurs plus rentables que le secteur productif, ce qui expliquerait l’essor de la finance, analyse approfondie par Henryk Grossman au début du XXe siècle (1929). En effet, comme nous le révèle la figure 6 ci-dessous, le taux de profit de l’appareil productif brésilien ne cesse de baisser depuis la deuxième moitié de la décennie 1970 jusqu’en 1994. Reprenant l’analyse marxiste, nous expliquerons cette baisse du taux de profit par la baisse de la productivité du capital expérimentée depuis la fin du « miracle économique », phénomène évoqué également par l’économiste brésilien Adalmir Marquetti (2004).

Figure 6

Taux de profit au Brésil (1952-2007)

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Taux de profit au Brésil (1952-2007)



(Taux de profit : (PIB-masse salariale) / (Stock de capital fixe + masse salariale).
IPEADATA, graphique réalisé par l’auteur,

L’ÉVOLUTION DU TAUX DE PROFIT AU BRÉSIL

20Dans cette partie, nous chercherons à mieux appréhender les relations qui peuvent exister entre la théorie marxiste portant sur la baisse tendancielle du taux de profit et les problèmes que rencontre l’investissement.

21Au Brésil, la composition organique du capital (rapport entre le capital et le travail) n’a pas cessé d’augmenter depuis plus de deux décennies. Or, une telle évolution risque de peser, dans certaines circonstances (notamment si la hausse de la composition organique est supérieure à l’augmentation du taux d’exploitation pl/v, que nous assimilerons ici à la productivité du travail), sur le niveau du taux de profit correspondant à la formule suivante : (pl/v)/ ((c/v) + 1), où pl/v symbolyse la productivité du travail (ou « taux d’exploitation » dans la tradition marxiste) et c/v la composition organique du capital.

CALCUL DU TAUX DE PROFIT

Pour calculer ce taux de profit qui selon Karl Marx correspond à Pl/ (C + V), nous reprenons les données économiques fournies par les offices de statistiques officiels du pays. Pour Marx, le taux de profit se calcule pourtant en valeur, et non en prix. Bien qu’il ne soit pas pertinent de revenir ici sur le débat prix / valeur lancé depuis le début du XXe siècle (Duménil, 1980), nous ferons l’hypothèse qu’au niveau national la somme des prix correspond à la somme des valeurs. Pour notre calcul, le débat sur la transformation de la valeur en prix sera donc mis de côté. Quant aux données utilisées, nous considérons que ce qui se rapproche le mieux de la plus-value chez Marx correspond au PIB auquel on soustrait la masse salariale (chez Marx, la valeur de la production correspond à Pl + V + C, avec Pl comme plus-value, V comme capital variable et C comme capital constant. Or, le PIB, somme des valeurs ajoutées, ne prend pas en compte les « consommations intermédiaires », que nous pouvons assimiler à C, mais comprend la masse salariale qu’il est donc nécessaire de soustraire pour obtenir la plus-value). En ce qui concerne le capital constant, nous prenons le stock de capital fixe utilisé auquel nous soustrayons l’investissement résidentiel qui, bien que faisant partie de la FBCF, ne participe pas au processus d’accumulation au sein de l’appareil productif. Enfin, pour le capital variable, nous prenons simplement la masse salariale du pays ; selon Marx, le capital variable ne correspond pourtant qu’aux seuls travailleurs productifs. Néanmoins, nous neferons pas cette distinction, car aussi bien au niveau statistique que théorique, il est extrêmement difficile de distinguer ces travailleurs des improductifs ; d’autre part, la masse salariale, relativement au stock de capital fixe, est extrêmement faible, et soustraire les salaires des improductifs n’apporterait qu’un faible gain à la précision de notre évaluation et sans doute moins encore quant à celle des tendances que nous mettrons en évidence.

La baisse de la productivité du capital [3], de 1975 à 1994

22On ne peut analyser la baisse du taux de profit dans un pays sans y étudier l’évolution des productivités du travail et du capital. En effet, ces deux variables influent sur la composition organique du capital. Nous considèrerons, en première approximation, que la composition organique recoupe largement la notion qui est désignée sous le terme « intensité capitalistique ». Si la hausse de la productivité du travail dépasse celle du capital, alors la composition organique du capital (ou l’intensité capitalistique) connaîtra une évolution à la hausse, et réciproquement.

23D’après la figure 7 ci-dessous, la productivité du travail brésilienne connaît essentiellement des périodes de hausse (hormis de 1952 à 1959, et de 1982 à 1992), alors que la productivité du capital est divisée par deux entre 1952 et 2007. Dans ces conditions, on ne peut que comprendre l’augmentation constante de la composition organique observée depuis 1975, le rapport entre le stock de capital fixe et la masse salariale passant de 2,75 à 5 entre 1975 et 2007 (figure 8). Pour mieux comprendre la chute de la productivité du capital dès 1975, nous présenterons ici les interprétations exposées traditionnellement, puis nous reviendrons par la suite à la théorie de Marx.

24Pour Regis Bonelli et Lisboa Edmar Bacha (2005), la hausse du prix relatif de l’investissement depuis 1975, ainsi que la baisse de la productivité du capital qui en découle, est causée par l’inefficacité de la production nationale de biens d’équipement, mais aussi par le comportement des oligopoles et par l’augmentation des capacités de production oisives. L’inefficacité de l’appareil productif serait donc responsable d’une augmentation très forte du prix des biens d’équipement relativement aux prix des biens de consommation. Effectivement,le prix de l’investissement [4] double entre 1975 et la décennie 2000, ce qui fausse d’ailleurs l’étude de l’évolution de la formation brute de capital fixe, comme nous l’avons vu précédemment avec l’analyse d’Aumara Feu (2004b). Le IEDI (2007) révèle ainsi que le prix des biens d’équipement n’a jamais été aussi élevé (figure 9), ce qui, d’après la thèse de Bonelli, devrait théoriquement engendrer une baisse de la productivité du capital, contrairement à ce qui se produit depuis 1994.

Figure 7

Productivité du travail et du capital au Brésil (1952-2007)

figure im7

Productivité du travail et du capital au Brésil (1952-2007)


IPEADATA, Graphique réalisé par l’auteur.
(Productivité du travail en valeur : PIB/masse salariale),
(Productivité du capital en valeur : PIB/stock de capital fixe).
Figure 8

Composition organique du capital au Brésil (1952-2007)

figure im8

Composition organique du capital au Brésil (1952-2007)



IPEADATA, (Composition organique du capital : Stock de capital fixe/Masse salariale),Graphique réalisé par l’auteur.

Figure 9

Prix de l’investissement fixe en biens d’équipement au Brésil, relativement aux prix des biens de consommation finale, 1970 = 1 (1970-2005)

figure im9

Prix de l’investissement fixe en biens d’équipement au Brésil, relativement aux prix des biens de consommation finale, 1970 = 1 (1970-2005)


IEDI (2007), graphique réalisé par l’auteur.

25Cependant, le lien existant entre la baisse de la productivité du capital et le prix croissant des biens d’équipement est remis en cause par l’évolution récente. Lucilene Morandi (2005) observe comme nous que la productivité du capital connaît une stagnation dès 1983, et surtout une légère évolution à la hausse depuis le début des années 1990 (figure 7). L’explication qu’elle en donne est que l’appréciation de la monnaie brésilienne, depuis 1994, tend à peser sur le prix des biens d’équipement importés, ce qui contribue à élever la productivité du capital, évolution qui s’accentuerait avec l’ouverture commerciale de plus en plus forte. Cette ouverture et l’importation croissante de biens d’équipement aideraient à remédier au problème d’inefficacité de l’appareil productif national mise en avant dans la théorie de Bonelli. Cependant, comme nous venons de le voir, les prix des biens d’équipement n’ont jamais été aussi hauts, ce qui remet également en cause la thèse de Morandi. La baisse puis la stagnation de la productivité du capital entre 1975 et 1994, et surtout sa hausse depuis 1995, ne s’expliquent donc pas parfaitement par l’évolution du prix de l’investissement.

26Il est donc nécessaire de trouver une nouvelle explication à l’évolution de la productivité du capital. Selon Aumara Feu (2004a), sa hausse depuis 1995 est causée par le ralentissement du processus d’accumulation. En effet, ce ralentissement implique que les entrepreneurs ne renouvellent pas leurs biens d’équipement, et limitent ainsi l’augmentation du stock de capital fixe (figure 10). En conséquence, il s’ensuit, certes, une moindre augmentation de la valeur ajoutée, mais surtout, le non-renouvellement des biens d’équipement permet d’engendrer une plus forte hausse de la productivité du capital : dans la formule de la productivité du capital, le dénominateur (le stock de capital fixe) s’élève alors moins rapidement que le numérateur (valeur ajoutée). De même, l’une des explications à la baisse récente des inégalités de revenus au Brésil repose sur l’observation d’une plus forte utilisation de main-d’œuvre (relativement au capital utilisé) qu’auparavant, notamment dans le secteur formel. D’après l’OCDE (2007, p. 31), l’élasticité de la demande de main-d’œuvre à la croissance est ainsi passée de 0,4 dans la période 1992-1996 à une moyenne de 0,9 entre 1992 et 2004. La productivité du capital peut donc s’élever, car on observe une substitution du travail au capital qui implique que la valeur ajoutée s’élève plus rapidement que le stock de capital fixe.

Figure 10

Formation brute de capital fixe (FBCF), et FBCF orientée vers l’achat de biens d’équipement, base 10 en 1947 (1947-2007)

figure im10

Formation brute de capital fixe (FBCF), et FBCF orientée vers l’achat de biens d’équipement, base 10 en 1947 (1947-2007)


IEDI (2007), graphique réalisé par l’auteur.

27La hausse de la productivité du capital actuelle s’explique donc par le ralentissement du processus d’accumulation. Inversement, la baisse de cette productivité, de 1975 à 1994, peut se comprendre comme la conséquence d’un taux d’investissement relativement plus important qui engendre une hausse du stock de capital fixe et un renouvellement permanent des biens d’équipement, ce qui pèse sur la productivité du capital alors qu’au contraire la productivité du travail connaît plutôt une évolution à la hausse. Nous rejoignons ici la thèse de Marx : lors du processus d’accumulation, de plus en plus de capital constant est utilisé, et ce aux dépens du capital variable, ce qui tend à augmenter lacomposition organique du capital. Effectivement, dans une telle situation, la productivité du capital ne peut que baisser (étant donné qu’on utilise de plus en plus de capital fixe) et la productivité du travail augmenter (on utilise de moins en moins de main-d’œuvre), ce qui influe sur le taux de profit.

La baisse du taux de profit, de 1975 à 1994

28Il est reconnu aujourd’hui que, depuis le milieu des années 1990, le taux de profit connaît une légère ascension au Brésil, alors qu’il n’avait cessé de diminuer depuis deux décennies. De nombreuses études, notamment la thèse de Miguel Bruno (2005), cherchent à expliquer cette évolution. L’accent sera mis essentiellement ici sur la thèse de Bruno, car il est aujourd’hui l’un des principaux auteurs à analyser le ralentissement du processus d’accumulation au Brésil à la fois sous l’angle du processus de financiarisation, mais aussi en utilisant, puis en remettant en cause pour la période récente, la loi de baisse tendancielle du taux de profit.

29Selon Bruno (2005), de 1967 à 1974, l’accumulation brésilienne est de type « profit-led », la hausse du taux de profit stimulant l’investissement, et cette évolution est permise par le progrès technique de l’époque qui tend non seulement à élever la productivité du travail, mais entraîne également une stagnation de la composition organique du capital. Tous les pays situés dans une phase de rattrapage technologique connaissent une telle évolution grâce à la possibilité d’obtenir une élévation temporaire de la productivité du capital, comme l’a montré par exemple Johsua (2006) dans le cas de l’Europe de l’après-guerre.

30Dès la fin des années 1970, le taux de profit du Brésil se remet à baisser (figure 6), mais à partir de là, Miguel Bruno ne met plus en avant l’évolution de la productivité du capital. La baisse du taux de profit, expérimentée de 1975 à 1994, serait le résultat direct de l’accumulation intensive de la période antérieure et des capacités de production oisives qu’elle aurait engendrées. Effectivement, alors que les productivités du travail et du capital augmentent fortement durant cette période de rattrapage technologique, les salaires réels ne suivent pas la même évolution. La masse salariale, en pourcentage du PIB, ne cesse de diminuer du milieu des années 1960 jusqu’à la fin des années 1970, de 57 % du PIB en 1958 à 44 % en 1980.

31Une augmentation des capacités de production oisives est observable dès 1974, ce qui pousse Bruno à voir dans cette évolution l’unique raison de la baisse du taux de profit observée à la même époque. Elles sont ainsi passées de 10 à 27 % de 1974 à 1983. L’époque du « miracle économique » (de 1967 à 1974) voit se mettre en place un décrochage important entre la production et la demande nationale, les gains de productivité n’étant pas répercutés sur les salaires. Le volume de la production se trouve dans une période de forte expansion cequi, lié à une faible augmentation des salaires, est à l’origine des phénomènes de surproduction observés dès cette époque. De leur côté, les capacités de production oisives tendent également à diminuer la plus-value obtenue, et de là, pèsent sur le taux de profit observé. Cependant, ces phénomènes n’expliquent pas à eux seuls les difficultés rencontrées par l’appareil productif.

Figure 11

Capacités de production oisives au Brésil, en pourcentage des capacités de production (1970-2007)

figure im11

Capacités de production oisives au Brésil, en pourcentage des capacités de production (1970-2007)


IPEADATA, graphique réalisé par l’auteur.

32En fait, dès 1975, la productivité du capital connaît une forte chute qui marque la fin de la période de rattrapage technologique. Cette évolution contribue à élever la composition organique du capital, et de là à peser sur le taux de profit. Cette hausse de la composition organique du capital s’explique, selon la thèse de Marx, par la force du processus d’accumulation. L’accumulation du capital engendre, par le jeu de la concurrence, une substitution du capital au travail. Or, le capitalisme conduit à la formation d’un appareil productif de plus en plus monopolistique (notamment dans le secteur des biens de production), ce qui explique que même en cas de progrès technique, il est extrêmement difficile d’observer une hausse de la productivité du capital en dehors d’une période de rattrapage technologique. Il n’en reste pas moins qu’une telle hausse est pourtant responsable de la remontée du taux de profit depuis 1994.

La hausse du taux de profit depuis 1994 : une conséquence de la désindustrialisation

33Ainsi, selon Miguel Bruno (2005, 2009), qui partage en cela les analyses des économistes hétérodoxes, le Brésil, de même que l’ensemble des pays du Centre, ne suivraient plus actuellement une « trajectoire à la Marx ». Les spécialistes de la question insistent souvent sur le terme « tendancielle » pour expliquer que Marx ne voyait pas dans la baisse du taux de profit une constante du modede production capitaliste. Sa thèse demeure pourtant encore pertinente pour mieux comprendre les renversements de tendance.

34Dans l’analyse régulationniste (Boyer, 2000, 2009 ; Aglietta, Berrebi, 2007), dès la fin des années 1960, la chute de la productivité du capital serait, comme dans la thèse de Marx, à l’origine de la diminution du taux de profit observée jusqu’au début des années 1980. Mais rapidement, les pays du Centre, ainsi que le Brésil à partir des années 1990, seraient entrés dans une phase de financiarisation de leur économie qui aurait permis d’élever la productivité du travail par une intensification des rythmes de production, et de là le taux de profit. Les pays du Centre ainsi que le Brésil se situeraient aujourd’hui dans cette phase caractérisée par une forte augmentation de la productivité du travail. Cependant, aussi bien dans l’analyse de Bruno que dans celle des régulationnistes, l’évolution actuelle de la composition organique du capital n’est plus présentée comme l’une des composantes du taux de profit. Or, au Brésil, de 1983 à 2007, la composition organique s’est élevée deux fois moins vite que durant la période 1963-1983.

35On peut distinguer deux phases dans l’évolution de la composition organique depuis 1983. De 1983 à 1994, la stagnation de la composition organique du capital s’accompagne d’une diminution de la productivité du travail et d’une baisse du taux de profit. Ces deux phénomènes s’expliquent par la situation de crise connue par le Brésil des années 1980, notamment par les difficultés rencontrées pour rembourser sa dette externe. Face à ces difficultés accrues de financement et à une diminution du taux de profit, le taux d’investissement chute brusquement durant cette période ce qui implique que les biens d’équipement utilisés par l’appareil productif sont peu renouvelés. Le volume de la production stagne également, mais dans une moindre proportion. En conséquence, la productivité du capital cesse de diminuer et commence même à remonter dès 1994. Quant à la productivité du travail, elle baisse également en raison des difficultés rencontrées par l’appareil productif. La production augmente peu, les biens d’équipement ne sont pas renouvelés, et, en raison des luttes sociales de l’époque, l’appareil productif maintient un volume de main-d’œuvre relativement élevé (ce qui explique que la part de la masse salariale dans le PIB ne cesse d’augmenter durant toute la décennie 1980). Ainsi, la productivité du travail diminue dès 1982, et ce jusqu’en 1994, ce qui empêche une remontée du taux de profit.

36Durant la deuxième période étudiée, de 1994 à aujourd’hui, la composition organique du capital continue de stagner (à l’exception d’une augmentation notable entre 2002 et 2005), alors que la productivité du travail augmente fortement : l’écart croissant entre la productivité du travail et la composition organique du capital engendre alors une augmentation du taux de profit. Il est possible de voir dans la faible hausse de la composition organique du capital le fruit de l’augmentation de la productivité du capital. Surtout, comme dansl’analyse régulationniste, il est important d’insister aussi sur l’augmentation de la productivité du travail pour mieux comprendre la récente hausse du taux de profit. Cependant, cette hausse de la productivité du travail n’est pas tant une conséquence des exigences accrues de la sphère financière que le résultat de la désindustrialisation et, contrairement à l’analyse régulationniste qui voit en elle l’une des principales conséquences de la financiarisation de l’économie, on observe que le niveau des taux d’intérêt réels est moins élevé aujourd’hui qu’à la fin de la décennie 1980 et que la productivité du travail ne s’est pourtant relevée qu’à partir de 1994, alors qu’elle n’avait cessé de chuter depuis 1982. Même s’il est vrai que les exigences de la sphère financière tendent à peser sur la part de la masse salariale dans le revenu national, il est donc nécessaire de compléter cette explication pour la période actuelle.

37En réalité, depuis le milieu de la décennie 1990, de nombreuses analyses (Paes de Barros, Cury, Ulyssea, 2007) insistent sur la réduction de l’écart entre les salaires des travailleurs les plus qualifiés et ceux les moins qualifiés. Or, cette réduction des inégalités de revenus est le résultat du « processus de désindustrialisation relative » entamé depuis lors par le Brésil (Gaulard, 2008). Le pays se spécialise en effet dans des secteurs intensifs en ressources naturelles et en main-d’œuvre non qualifiée et abandonne progressivement les secteurs traditionnels (textile, électronique...) (IEDI, 2005). Ainsi, la désindustrialisation n’est que relative, et alors que les secteurs intensifs en ressources naturelles (industries extractives, agro-alimentaire, bois et ses dérivés) représentaient 35,9 % de la production industrielle en 1991, cette part s’élève à 45,7 % en 2009. Du fait de cette désindustrialisation, la demande de travail non qualifié s’accroît proportionnellement plus que celle de travail qualifié, ce qui explique la réduction des inégalités entre les revenus du travail. En effet, selon Salama et Kliass (2007, p. 125), « comme dans le même temps, l’offre de travail qualifié augmente plus rapidement que celle de travail non qualifié, les travailleurs occuperont des postes de travail ne correspondant pas à leurs qualifications spécifiques, et auront des emplois déclassés ». Entre 2001 et 2006, d’après les données d’Ipeadata, les revenus du travail des cinq déciles les plus pauvres se sont élevés deux fois plus vite que ceux des quatre déciles suivants et ont augmenté trois fois plus vite que le décile le plus riche (Gaulard, 2008, pp. 309-311). Cette particularité du Brésil actuel entraîne une augmentation de la productivité du travail, non pas en raison des pressions de la finance, mais surtout du fait de l’utilisation plus importante de travail non qualifié dont la rémunération est moins élevée que celle du travail qualifié.

38La désindustrialisation, responsable de l’évolution de la productivité du travail et du capital depuis 1994, est donc en partie le résultat de la baisse du taux de profit rencontrée par l’appareil productif depuis 1975, mais elle est également à l’origine d’une remontée de ce taux depuis 1994. Cette particularitéde l’économie brésilienne explique que les revenus financiers occupent une place moins importante depuis dix ans et que, face à la nouvelle vigueur de l’appareil productif, les exigences de la sphère financière se font moins virulentes : il n’apparaît plus indispensable de placer les capitaux excédentaires dans le secteur financier et, même si les caractéristiques de la désindustrialisation actuelle n’engendrent pas une remontée vigoureuse du taux d’investissement, la sphère financière apparaît progressivement moins attractive que les secteurs industriels dont le développement est causé par l’essor de la demande mondiale en matières premières.

CONCLUSION

39Pour conclure, il est nécessaire d’insister sur le fait que ce n’est pas seulement le secteur financier qui bloque la reprise du processus d’accumulation. S’il est vrai que le niveau élevé des taux d’intérêt fait en partie obstacle à l’investissement, il ne s’agit pas de l’unique raison à l’origine de la faiblesse de l’accumulation brésilienne. Nous avons montré que, malgré la baisse des revenus financiers depuis le début de la décennie 2000, l’accumulation n’a pas vraiment été relancée et le taux d’investissement demeure toujours très faible. La crise mondiale de 2008 est en partie responsable de sa chute en 2009 mais, auparavant, ce taux restait de toute façon inférieur à 18 %. Ce constat nous a donc poussés à trouver une autre cause à la désindustrialisation brésilienne.

40La baisse du taux de profit, observée jusqu’au milieu de la décennie 1990, représente également une difficulté à laquelle l’appareil productif doit se confronter. La chute de la productivité du capital dès 1975, engendrée par la force du processus d’accumulation durant le « miracle économique », ainsi que la baisse de la productivité du travail durant la décennie 1980, liée au ralentissement de l’activité économique, sont en effet responsables d’une diminution du taux de profit dans la sphère productive qui n’incite évidemment pas les entrepreneurs à investir. Au contraire, la sphère financière connaît alors un réel essor afin de recevoir les capitaux qui ne peuvent plus s’investir de façon rentable dans l’industrie.

41Depuis 1994, la situation est modifiée car la désindustrialisation actuelle se caractérise par une moindre utilisation de capital fixe au profit du travail, ainsi que par une hausse de la productivité du travail, ce qui élève le taux de profit et contribue donc à diminuer les exigences des financiers. Depuis la deuxième moitié des années 1990, l’appareil productif a effectivement pris une nouvelle orientation en privilégiant le secteur agricole et une industrie de basse et moyenne technologie, principalement fondée sur la transformation de matières premières, qui nécessite peu d’investissements. La faiblesse de l’accumulation actuelle est donc causée en partie par cette direction prise par l’appareil productifpour contrer la baisse du taux de profit, et si le niveau élevé des taux d’intérêt n’incite pas à développer de nouveaux secteurs, il n’est pas la seule cause de la désindustrialisation.

42Cet article rejoint ainsi la thèse de Karl Marx sur la baisse tendancielle du taux de profit et sur les difficultés inhérentes au système capitaliste, sur les blocages que celui-ci rencontre inéluctablement. Si la baisse du taux de profit est contrecarrée depuis quinze ans au Brésil, la faiblesse de l’accumulation qui permet une telle évolution pourrait pourtant bientôt remettre en cause la place du pays sur la scène internationale. En effet, la désindustrialisation relative peut se révéler dangereuse pour le Brésil, et celui-ci risque de perdre sa place dans les relations commerciales internationales. L’instabilité du cours des matières premières, accentuée par la récente crise, ainsi que les difficultés croissantes pour trouver des sources de financement, questionnent actuellement de plus en plus la pertinence de l’orientation prise par l’industrie brésilienne.

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Mots-clés éditeurs : Brésil, désindustrialisation, finance, crise, profit

Mise en ligne 04/04/2011

https://doi.org/10.3917/rtm.205.0171

Notes

  • [*]
    Chercheur associé du CEPN, Centre d’économie de l’Université Paris Nord, gaulard@netcourrier.com
  • [1]
    Le taux de profit du capital productif correspond ici à la relation entre les profits nets réalisés et les fonds propres de l’appareil productif.
  • [2]
    Traduction de l’auteur.
  • [3]
    Il pourrait nous être fait le reproche d’utiliser le terme de « productivité du capital » car, selon une approche marxiste, seul le travail est en mesure de créer de la plus-value, et de là, seul le travail est productif. Cependant, l’utilisation des données qui sont rattachées au maniement de ces termes nous paraît suffisamment intéressante pour passer outre cette ambiguïté qui, au prix d’un effort minime de compréhension, ne devrait pas prêter à confusion. De même, alors que chez Marx, le capital constant correspond aux biens d’équipement et aux matières premières (c’est-à-dire à tous les éléments qui sont en mesure de transmettre leur propre valeur à la marchandise sans en produire eux-mêmes), nous ne prendrons ici en compte que le capital fixe, c’est-à-dire les moyens de production matériels qui ne sont pas détruits au cours du processus de production et dont la durée de vie est supérieure à un an. Nous omettrons donc les matières premières (capital circulant) dans notre calcul du capital constant, car leur coût demeure négligeable en comparaison de celui des biens d’équipement ; surtout, cette prise en compte des matières premières ne ferait que renforcer les résultats obtenus, car elle tendrait à élever encore davantage la composition organique du capital. Rappelons que nos calculs sur le taux de profit et la composition organique du capital ne sont que des estimations, et que seule nous importe l’évolution de ces deux grandeurs. Par cette simplification, nous rejoignons la mesure du taux de profit effectuée par Duménil et Lévy (2002) ainsi que par Moseley (1991) dans le cas des États-Unis.
  • [4]
    Le prix de l’investissement correspond au rapport entre le prix des biens d’équipement et de l’infrastructure utilisés par l’appareil productif, et le prix des biens de consommation.
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