Notes
-
[*]
Économiste
-
[1]
45e réunion de l’Assemblée plénière de l’Épiscopat congolais, 2009.
-
[2]
Du portugais angolais, matabicho, gorgée d’eau de vie ou matar o biche, tuer la bête.
-
[3]
Madesu abana, littéralement « les haricots pour les enfants ». Par extension, pourboire.
-
[4]
Discours du président de la FEC du 8 février 2010.
-
[5]
Le Phare, 13 décembre 2009.
1 La « bonne gouvernance » – à savoir de bonnes politiques, un cadre réglementaire offrant un environnement favorable à la croissance, la fourniture de services publics efficaces – contribue à réduire la pauvreté. Cette approche du développement qui place au centre des politiques la qualité des institutions est aujourd’hui dominante (Dokeniya, Garrity, Pradhan, 2008). Elle oriente la majorité des programmes d’aide des organisations internationales, et au premier chef ceux de la Banque mondiale, comme ceux des pays de l’OCDE.
2 Les travaux empiriques sur l’efficacité des « bonnes » institutions sont nombreux. Sur la base de la recension de plusieurs études, Borner, Bodmer et Kobler (2004) constatent une forte corrélation positive entre la qualité des institutions économiques et la croissance, et soulignent, avec précaution, la modeste influence des institutions politiques. Sur la base de mesures empiriques, Kaufman, Kray et Mastruzzi (2010) estiment, quant à eux, qu’un pays qui porte sa gouvernance économique d’un niveau relativement bas à un niveau moyen pourrait quasiment tripler son revenu par habitant sur le long terme, et réduire significativement la mortalité infantile et l’analphabétisme.
3 Confrontée à la réalité d’un État en situation de fragilité sociale et politique, la bonne gouvernance se heurte pourtant à de profondes difficultés (Chataigner, Magro, 2007). Le cas congolais (RDC) présente à cet égard une situation extrême de résistance aux réformes. Son étude se révèle offrir un cas d’école. Nous la proposons en quatre parties. 1. La palette des pratiques considérées comme illicites selon les critères des organisations internationales est très large : on y trouve la petite corruption comme la grande, le népotisme, le trafic d’influence, les abus de biens sociaux, le délit d’ingérence, mais aussi le pillage dans ses formes violentes dans les zones de conflit... 2. Les modalités de cette « mégestion » publique ont évolué dans le temps pour s’adapter successivement à l’ajustement structurel et de la démocratisation formelle. 3. Cette capacité d’adaptation tient au fait que les pratiques illicites sont en réalité profondément enchâssées dans la société où elles trouvent leur justification pour être en fait la forme dominante de gestion du social et du politique. Les institutions formelles (administration, justice, police, armée...) existent certes, mais elles sont accommodées ou contournées. Il règne une forme d’anomie. 4. Dans un tel contexte, l’agenda de la « bonne gouvernance » se révèle particulièrement ardu. L’établissement de l’État impartial supposera un bouleversement de l’ordre des choses, significatif et inscrit dans la longue durée.
MODALITÉS DE LA PETITE ET DE LA GRANDE « MAUVAISE » GESTION
4 Les Indicateurs de Gouvernance, publiés par la Banque mondiale (Kaufman et alii, 2010) sur la base de six critères (responsabilité citoyenne, stabilité politique, efficacité des pouvoirs publics, qualité de la réglementation, État de droit, maîtrise de la corruption), place la R.D. Congo en dernière position en Afrique (avec le Soudan et la Guinée équatoriale).
5 L’échelle des pratiques prédatrices, de celles qui relèvent du quotidien à celles qui appartiennent à l’économie du conflit, en passant par la soustraction de biens publics, est très large.
Types de pratiques prédatrices | Nature de l’échange |
1. Gratification, matabiche, madesu abana, motivation, bakchich, pot-de-vin | Transaction sans vol, spontanée mais accélérée, pour un service licite |
2. Passe-droit, « bonus incitatif », combine, commission, forfaiture | Transaction sans vol, négociée illégalement, pour un service non licitement dû |
3. Faveur, patronage, concussion, subornation, népotisme | Transaction spontanée mais accélérée pour un service non licitement dû |
4. Rétribution indue, péculat, grivèlerie, arnaque, prise illégale d’intérêts | Abus d’autorité, appropriation d’un bien d’autrui en usant de moyens frauduleux |
5. Tromperie, falsification, trucage, dol, escroquerie, usurpation de fonction | Trafic d’influence, manœuvre frauduleuse destinée à tromper une personne |
6. Coupage journalistique, achat de votes, fraude électorale, achat de consciences, tripotage | Transaction négociée pour occuper une position politique ou sociale indue |
7. Gratte, cueillette, tribut, extorsion, spoliation, racket | Appropriation privatisée de biens par l’utilisation de la force publique |
8. Perruque, flibuste, escroquerie, soustraction de biens, détournement | Abus de biens sociaux, utilisation privée ou vol définitif d’un bien public |
9. Brigandage, rapine, exaction, razzia, pillage | Vol avec recours à la violence physique et à main armée |
6 Le Comité épiscopal congolais constatait en 2009 que « tout peut s’acheter au Congo : une décision judiciaire, un titre universitaire, un diplôme scolaire, une carte d’identité, un permis de conduire, un passeport, une nomination politique, une promotion administrative, un titre foncier, un certificat de naissance, une attestation de bonne vie et mœurs... » [1]. La corruption d’en bas est désignée par de multiples euphémismes qui montrent bien qu’elle est une pratique devenue banale : pot-de-vin, sucré, dessous-de-table, commission illégale, frais de suivi, motivation, coopération invisible, aidez-nous-à-vous-aider, matabiche [2], madesu abana [3]...
7 Le niveau de concussion chez les policiers est de 97 %, selon une enquête de l’Université de Kinshasa (Nakamwambila, Kabanga, 2007, p. 55). Un policier perçoit une indemnité mensuelle notoirement en dessous du minimum vital. Ils prélèvent le kolomba, un droit de péage sur les conducteurs, clients habituels de l’agent ou auteurs d’une faute réelle ou imaginaire. Le chef qui suit la négociation bénéficiera ensuite d’une fraction du produit délesté au titre de la mutualisation hiérarchique. À Kinshasa, un policier de roulage arrête en moyenne 22 chauffeurs par jour. Il en retire à chaque fois environ un dollar. La perte de revenus pour les conducteurs de taxis et taxis bus est d’environ 200 dollars par mois.
8 La prévarication parmi les deux milles magistrats que compte le pays est une attitude fréquemment dénoncée. Dans l’enquête de l’Université de Kinshasa, 45 % d’entre eux affirmaient avoir été corrompus pour délivrer la justice. Les magistrats disent qu’ils « vivent des dossiers » et se plaignent souvent de ne pas avoir à traiter des cas « intéressants » (SOPROP, 2009).
9 Sous-payés, les enseignants se rabattent parfois sur les parents pour survivre. La gratuité et l’universalité de l’enseignement sont des leurres : la différenciation sociale se reproduit par les divers « frais de scolarité informels ». Les familles portent 50 % du financement de l’enseignement et, par conséquent, guère plus de la moitié des enfants d’âge scolaire intègre le primaire. Les professeurs des établissements publics ne sont pas payés régulièrement (PNUD, 2008). Pour survivre, ils multiplient les cours en divers lieux. Certains vendent à domicile leur cours polycopié contre la notation des étudiants.
10 Quand elle touche la santé, singulièrement celle des femmes et des enfants, sous la forme d’une négociation sur les soins hospitaliers, cette vénalité est la plus cruelle. On observe cependant une certaine acceptation fataliste de ces transactions. Elles peuvent faire l’objet d’une certaine forme de régulation : si un policier demande trop, il peut être victime d’une réaction de la foule. Le même constat doit pouvoir être fait dans d’autres domaines. Lorsqu’il existe une option alternative – inscrire son enfant ailleurs, se faire soigner ailleurs – l’abus de pouvoir n’est pas sans limite.
La « mégestion » administrative
11 Reprenant les anciens travaux de Klitgaard (1988) et s’interrogeant sur le comportement des douaniers en Afrique, Fjeldstad (2009) note que le risque de corruption est le plus grand quand trois conditions sont réunies : 1/quand ils disposent d’un pouvoir monopolistique sur leurs clients ; 2/ quand ils exercent un pouvoir de décision discrétionnaire sur la prestation de services (évaluation de la valeur, classification...) ; et 3/ lorsqu’ils ne sont pas tenus de rendre des comptes.
12 Au guichet de l’Office des douanes de Matadi, l’expression en usage chez les importateurs est « tracasseries ». De l’autre côté du même guichet, des formules fleurissent comme Kanga ngai miso (Bande mes yeux), Toboma moto(Éteignons le feu)... Pour une importation, la durée moyenne du séjour au port d’un conteneur est de 32 jours. L’effectif des employés du port est de 14 000 personnes ; il devrait être logiquement réduit des deux tiers. Le surcoût est exorbitant : le prix d’un produit importé arrivé à Kinshasa est multiplié par 3,2. Du débarquement à la livraison à Kinshasa, on compte environ 50 taxes parafiscales (Banque mondiale, 2010b, pp. 58-63).
13 La Fédération des entreprises du Congo dénonçait au début de 2010 « la création d’impôts par des entités administratives décentralisées sans fondement légal, le foisonnement de redevances et taxes à l’initiative d’institutions ou entreprises publiques, l’immixtion des services non autorisés dans les contrôles et recouvrements, sans la requête préalable des services d’assiette concernés, la pléthore des services non autorisés aux postes frontaliers... » [4]. Les Régies financières sont minées par la corruption si l’on en croit 71 % de leurs agents interrogés dans les enquêtes, lesquels justifient cette pratique par leur modeste niveau de salaire [5].
14 Dans un système prédateur, la fiscalité est mise à l’envers : elle pénalise la valeur ajoutée, elle favorise les rentes et les importations : « Les différentes administrations imposent des contributions dont ni le taux, ni l’assiette ne sont claires, et sans ce soucier du caractère punitif de ces contributions, réduisant la rémunération du capital au-dessous du niveau attendu » (Banque mondiale, idem, p. 10). La surfiscalisation est souvent la règle. Dans le secteur forestier, l’arsenal fiscal repose sur une nomenclature de 171 taxes et redevances (sur l’exploitation, le transport, le personnel, la vente, l’exportation, la pollution, l’assainissement, l’état des routes...). Il existe en revanche des secteurs qui sont épargnés par les agents du fisc. Les entreprises minières qui travaillent en R.D. Congo auraient dû verser en 2008 un peu plus de 200 millions de dollars de taxes, d’impôts et de redevances au Trésor public. Les sommes réellement acquittées n’ont pas dépassé 92 millions de dollars. Une Commission sénatoriale constata qu’à la direction générale des mines, les archives avaient disparu, le cadastre minier était incomplet. La Commission fit ce constat : « Les taux d’imposition sont réduits par les ministres ayant les Mines et les Finances dans leurs attributions, en violation flagrante de la Constitution et de la loi au détriment du trésor public » (République démocratique du Congo, 2009, p. 120).
15 D’aucuns pourraient accorder quelques vertus à cette corruption ordinaire. Elle est pour le corrupteur une modalité de gestion de l’incertitude en levant l’opacité des règles, en accélérant les décisions dans les méandres de la bureaucratie. Mais, c’est oublier qu’elle introduit une distorsion et des coûts additionnels : les agents publics créent des lenteurs et des tracasseries uniquement dans le but de percevoir des pots-de-vin. C’est également omettre de voir qu’elle instaure des mécanismes d’exclusion dans l’accès aux ressources et qu’elle engendre des pertes dans la qualité des services fournis.
La confiscation des biens publics
16 Il est un point commun à toutes les administrations : l’arsenal réglementaire dont elles disposent est soit insuffisant, soit pléthorique, ce qui de toutes les manières leur laisse une grande marge d’interprétation. La mégestion est exacerbée par le dénuement administratif et le chaos de l’organisation : véhicules en panne ou absence de carburant, informatique absente ou défectueuse, absentéisme des agents. Dans une situation où le fonctionnaire considère que l’État ne remplit pas son obligation, par exemple de lui servir régulièrement son salaire, il se sert lui-même. L’ironie est qu’il utilisera les transactions illicites, comme de voler de l’essence pour pouvoir aller à son travail dans son véhicule, afin de démontrer à sa hiérarchie qu’il est un agent qui se rend à l’heure à son travail, donc qu’il est efficace. Pour continuer de travailler, il pratiquera la perruque : il utilisera à des fins privées le matériel appartenant à l’État ou à une entreprise. Les personnels de santé donneront des consultations à l’hôpital à titre privé, les voitures de l’État serviront comme taxis, les téléphones des ministères seront utilisés pour des appels personnels à l’étranger... Le fonctionnaire utilise ou « vend » un acte ou un service, sans rendre des comptes aux usagers, seulement astreint au versement de la dîme à sa hiérarchie. Il n’y a aucun contrôle de qualité des prestations, aucune organisation tournée vers la productivité, aucune émulation si ce n’est dans la méthode de soustraction.
17 Les marchés publics sont des incitateurs de concussion particulièrement puissants. Les illustrations sont nombreuses en Afrique (Kané, 2009). Les termes de référence sont imprécis, les prix indéfinis, les quantités floues et la sanction insuffisante. Le mécanisme corruptogène est, en RDC, généralement le suivant. Une entreprise gagne un appel d’offre. Pour y parvenir, elle aura versé un pas-de-porte (appelé joliment « opération retour ») qu’elle aura logiquement anticipé en surfacturant d’autant son offre. Une avance sur travaux est ensuite déposée par l’État sur le compte de l’entrepreneur choisi. Sur cette avance, il devra verser toutes sortes de commissions à divers intermédiaires : 10 %, 20 %, jusqu’au responsable du secteur. Le partage continuera pendant l’exécution des travaux. Le contrat sera réalisé, mais dans des conditions autrement différentes de celles qui auraient résulté d’une mise en concurrence. Le résultat du gré à gré est soit une surfacturation du marché, soit son exécution en deçà des normes acceptables.
18 De fait, la tendance des bailleurs de fonds est de ne pas recourir aux systèmes nationaux de passation des marchés. Elle est de travailler avec des unités parallèles dont les procédures doivent respecter les normes internationales. Rien que pour l’année 2008, 146 unités de mise en œuvre parallèle ont été mises en place en R.D. Congo. La réforme du Code des marchés, inscrite à l’agenda politique depuis plusieurs années, a été adoptée en 2010. Elle élargit son application à tous les marchés publics et instaure une surveillance sur la bonne exécution des travaux. Un pas supplémentaire consisterait à inscrire dans les cahiers des charges des critères de sélection précis sur le respect des clauses sociales et environnementales.
La terreur comme modalité extrême de prédation
19 La rapacité qui règne dans l’Est du Congo autour des ressources minières est d’une nature très particulière. Elle donne raison à ceux qui soutiennent que la prédation dictée par la convoitise (greed model) explique les guerres civiles africaines (Collier, Hoeffler, 2002). Elle relève des transactions illicites, mais avec comme instrument la terreur extrême, ce qui la distingue de la vénalité ordinaire ou de celle des administrations.
20 L’économie minière des Kivus et de l’Ituri nourrit les conflits (Jacquemot, 2009). Des groupes armés convoitent les ressources (or, coltan, minerais d’étain). Leurs chefs, véritables seigneurs de guerre, se répartissent le contrôle des carrés miniers, supervisent le travail des creuseurs, surveillent les circuits de transport, organisent des barrages routiers, rackettent les villageois jusque dans leurs champs et les obligent au portage après avoir vidé leur grenier. L’enjeu est pour les soldats la quête d’argent, pour d’autres – des officiers, des affairistes, des politiciens – la conquête par la force de positions de rente.
21 Certains finissent par s’installer dans la situation du bandit stationnaire de Olson (2000). Selon cette parabole théorique, un prédateur comprend que son revenu de l’année prochaine est en partie conditionné par ce qu’il prend aujourd’hui. S’il prend trop immédiatement, alors les creuseurs ou les paysans ne seront plus incités à produire pour l’année prochaine et le bandit n’aura plus de revenu. S’il est suffisamment « patient », il est rationnellement incité à limiter le montant des prédations de manière à permettre un accroissement dans le temps de la production. Il se rend alors compte qu’il a intérêt à utiliser une partie du montant des prélèvements pour fournir des biens publics, à commencer par la défense contre de potentiels agresseurs, ainsi que des infrastructures minimales pour augmenter la productivité. La terreur s’installe alors dans un régime de basse intensité, mais elle persiste en vertu du principe : « pas de conflit, pas de travail, pas d’argent ».
L’ADAPTATION AU FORMALISME INSTITUTIONNEL
22 Les pratiques corruptives « d’en haut » sont d’une autre nature que celles guidées par la survie et les relations sociales ordinaires. Là se situe la distinction entre petite et grande corruption. La seconde porte sur des montants d’une autre envergure et s’exerce dans des cénacles étroits et cachés. Elle possède ses domaines privilégiés (travaux publics, immobilier, importations) et communique avec l’extérieur, les négociants internationaux, les firmes minières, les banques...
23 Autre distinction, il existe une ancienne et une nouvelle corruption. La première est née sous l’ère Mobutu (1965-1997) avec les opportunités de l’indépendance et l’essor des politiques interventionnistes et protectionnistes en vigueur dans les années 1970-1980. Se cristallisèrent alors trois éléments constitutifs de la « prédatocratie » mobutienne (selon l’expression de Kankwenda, 2005) : un pouvoir sans contrepoids ni comptes à rendre, une confusion entre biens publics et biens privés, une pression sociale valorisant l’ostentation des élites et la redistribution. Par effet de contagion, les pratiques initiées au sommet, chez les « en haut d’en haut », gangrenèrent tout l’appareil d’État, jusqu’aux agents subalternes. C. Braeckman (1992) évalue à plus de 5 millions le nombre de Zaïrois ayant bénéficié du « système Mobutu ». Du haut en bas de l’appareil étatique, l’assimilation d’une position de pouvoir à un droit de « cueillette » se généralisa. Le résultat fut la ruine des biens et des services publics, l’hyperinflation, la croissance négative et une destructrice fuite en avant (Ndaywel è Nziem, 1998).
24 La nouvelle corruption est attachée aux transitions récentes de l’ajustement structurel, puis aux politiques de libéralisation et à la démocratisation. Faut-il croire A. Sen (1999) quand il affirme que la démocratie apporte une contribution naturellement positive au développement en créant des motivations politiques pour les gouvernants et en réduisant les opportunités de corruption par l’apparition de contre-pouvoirs ? En réalité, la démocratie formelle des années 1990-2000 n’a pas annulé en Afrique par son fait même la marchandisation du politique ; parfois elle l’a légitimée. Cette observation rejoint celle formulée par certains auteurs comme Keefer (2005) qui montre l’incapacité des politiciens inexpérimentés dans les jeunes démocraties à remplir leurs engagements face à des électeurs en situation de déficit d’information. Dans la majorité des cas, c’est la démocratie qui a été adaptée à la logique du clientélisme et non l’inverse (Chabal, Daloz, 2006).
25 Le processus d’intensification de la démocratie, renforcé par les nouvelles institutions installées en R.D. Congo durant la décennie 2000, a de fait créé de nouvelles positions prébendières. L’estimation faite par le gouvernement d’Antoine Gizenga des détournements opérés par les trois régies financières et six entreprises publiques, dans le cours de l’année 2006 et les six premiers mois de 2007, est d’un milliard trois cents millions de dollars, soit plus de la moitié du budget annuel de l’État de l’époque (de Villers, 2010, p. 426). L’essentiel a servi aux élections générales de 2006, avant et après ; elles ont offert un cadre de promotion de nouveaux politiciens, notamment parmi ceux qui avaient été écartés de la distribution mobutienne. On entendit alors les nouveaux élus dire « c’est à mon tour de manger ! ». Le vote, parfois acheté en contrepartie de libéralités en argent ou en nature, s’est révélé comme le moyen efficace pour conquérir une position politique, donc économique, qui n’aurait pas été automatiquement obtenue par le scrutin aléatoire. Une fois acquise, légitimée « démocratiquement », elle pouvait être valorisée.
26 Les acteurs politiques n’ont souvent pas de références idéologiques très précises ; ils sont surtout attachés, une fois élus, à gérer leurs intérêts et leurs alliances. Comment procéderont-ils ? Selon plusieurs critères : la proximité de la date de la prochaine élection, le degré de concurrence électorale, le niveau de conscience des électeurs de leurs propres intérêts, la structure organisationnelle des groupes de pression... Face à eux, les électeurs, une fois qu’ils ont touché la rétribution de leur vote, n’utilisent guère la modeste information disponible pour superviser ensuite la mise en œuvre des engagements de campagne des élus.
27 La décentralisation, qui est inscrite à l’ordre du jour partout en Afrique, constitue, si l’on en croit certaines études, l’étape suivante dans la capture de l’État (Bardhan, Mookherjee, 2005). Les Provinces congolaises donnent maintes illustrations d’abus dans l’usage des fonds publics. La versatilité des élus est telle que l’on parle de « vagabondage politique » pour décrire leur comportement. La position du gouverneur n’est pas si enviable qu’il y paraît. Élu par les députés, le plus souvent achetés, il est leur otage ; il devra payer sans cesse pour avoir été promu avec leur soutien. Quand le gouvernement central lance une campagne contre la mauvaise gestion des deniers publics, il se trouvera facilement des élus locaux ou des électeurs qui n’ont pas trouvé leurs comptes pour les poursuivre en justice pour abus financiers. À un moment ou un autre de l’année 2009, les onze gouverneurs de la R.D. Congo ont tous subi une campagne de presse orchestrée contre eux.
LA SOCIABILITÉ ET L’ANOMIE
28 En R.D. Congo, comme ailleurs en Afrique, la corruption agit par capillarité, elle irrigue par des circuits peu mesurables la toile d’araignée sociale et politique. Sur un marché public, sur un redressement fiscal abusif, sur une ponction illégale, sur une entreprise publique, les pourcentages de la redistribution iront croissants, de l’agent de base, au chef de bureau, puis au directeur, et ainsi de suite, jusqu’au centre de la toile. La corruption tisse ainsi le maillage du pouvoir autour d’un réseau de complicités, renforce la cohésion interne des groupes autour de la prédation et de la redistribution de ses produits. Elle permet de gérer les alliés et les courtisans, de conforter leur loyauté.
L’échange de services mutualisés
29 Tout policier, douanier, magistrat, employé des régies financières, agent des services de migration, doit savoir distinguer un poste où il disposera d’une relation directe avec les usagers pour y organiser des transactions, d’un poste « sec » d’un faible rapport. Une expression populaire clarifie l’attitude à chaque nomination d’un membre : tobikiee (nous sommes sauvés !) s’exclament alors la famille et le clan.
30 Les diverses formes de sociabilité ont fait l’objet de nombreuses études, notamment par l’école africaniste francophone. Ils rendent intelligibles les modes d’influence réciproque de la sphère publique et privée en mettant en exergue les questions de clientélisme (Medard, 2000). Chacun est inséré dans des réseaux, associations familiales, « tribales » ou religieuses, porteurs d’entraides et d’obligations. Le partage demeure de rigueur non seulement par solidarité mais aussi par nécessité de ne pas s’attirer les malédictions des aînés. L’« impérialisme de la famille », demeurée souvent au loin dans l’arrière-pays, se double en ville d’un autre partage imposé par le milieu urbain. Il n’est pas possible de refuser un service, une aide, une quote-part à l’occasion d’un deuil ou d’une fête, à un membre de la même ethnie, à un habitué de la même église, à un voisin, à un ancien camarade d’école..., sous peine d’être sanctionné en étant rejeté. Le cercle des obligés est relativement large. Le système devient vite celui d’un échange généralisé de services mutualisés.
31 La quête monétaire permanente, le « besoin d’argent » si caractéristique du quotidien des Congolais, obligent chacun à une recherche de moyens et finit par brouiller les frontières entre le juridiquement admissible et le juridiquement condamnable. Dans un contexte de rareté dramatique des ressources et de dysfonctionnement des services de l’État, la maintenance nécessaire du réseau des relations sociales a ses exigences ; elles l’emportent sur toute autre considération, fut-elle morale. Et de nouvelles obligations naissent en ville, comme celles imposées par les églises sectaires qui jouent sur la crédulité de leurs ouailles en les attirant dans leurs temples pour leur soutirer de l’argent sous le prétexte de leur apporter une absolution rapide ou une guérison instantanée.
32 La corruption ne se résume donc pas à une microéconomie du coût (risque de sanction) / avantage (gain du pot-de-vin) dans la relation mandant-mandataire. La redistribution qui l’accompagne est essentielle à sa compréhension (Cartier-Bresson, 2000). Au quotidien, l’administration se révèle être un ensemble où tout est personnalisé, relationnel, où tout se joue sur les affinités, la compréhension mutuelle. L’espace de la légalité ne se différencie pas nettement de l’espace du délit. Nombre d’acteurs respectables quittent le premier à intervalles réguliers, pressés par l’urgence d’une traite à payer, d’une cérémonie familiale à subventionner ou d’une envie trop longtemps inassouvie. Pour peu que la justice ne les frappe pas, ils retournent dans le giron de la légalité, ni vu ni pris, jusqu’à la prochaine transgression. Ces attitudes sont insérées dans des stratégies de justification et de condamnation permanentes : justification après coup de ses propres turpitudes, condamnation à l’encontre de celles des autres.
L’anomie sociale
33 Il serait donc inadéquat d’opposer à la corruption le sentiment de honte qu’elle ferait naître chez ses pratiquants. La honte joue sur un tout autre registre, celui de la pression de l’entourage et des réseaux qui légitiment les entorses au droit. « L’incrustation de la corruption dans les habitudes sociales a ceci de remarquable qu’elle déplace la barrière de la honte. Une attitude intransigeante marginaliserait son auteur au nom de l’indignité qu’immanquablement ferait rejaillir sur lui et les siens ce qui pourrait être interprété comme son orgueil, son mépris d’autrui, son absence de compassion, son rejet de la famille ou des amis, son hostilité envers les convenances... » (Olivier de Sardan, 1999, p. 111). On rencontre cette situation dans de nombreuses sociétés africaines : s’enrichir, même de manière illicite, n’est pas perçu comme un mal en soi, en revanche s’enrichir sans partager est considéré comme contraire à l’éthique. Pire, celui qui n’aura pas su saisir l’occasion lorsqu’elle s’est présentée sera suspecté d’avoir « mangé tout seul ». L’illicite est sous-tendu par des valeurs sociales positives, dictées par la nécessité de recourir à toutes les méthodes possibles afin de manifester ces vertus essentielles que sont la reconnaissance et l’entraide.
34 Le cas congolais montre qu’il n’y a pas de « désobéissance » civile, puisque la référence sociale n’est pas celle de la bonne gouvernance et de l’État impartial. Elle obéit à une autre rationalité. Le fait que le processus de construction de l’État post-colonial a mal tourné ne signifie pas pour autant que la société congolaise soit en échec. Dans nombre de registres, elle est dynamique (Trefon, 2010). Des modes d’organisation innovants ont surgi, particulièrement en ville depuis les années 1990, par accommodation ou par substitution à la faillite des services publics. Ils se caractérisent par des formes d’entraide, d’élaboration de réseaux solidaires interdépendants. Si cette réinvention du social contribue à assurer la survie, mais elle ne conduit pas pour autant au développement : « L’extension de l’économie souterraine, la généralisation du domaine privatif, reflètent sans doute d’autres choses qu’un laissez faire de l’État incapable et inéquitable » (Vallée, 2006, p. 140). On se trouverait plutôt dans un inframonde qui relève d’un autre répertoire : celui de l’anomie et de l’obéissance aux seules règles de la débrouille et du clientélisme. Force est d’accepter ce paradoxe de B. Hibou. Plus l’État semble s’effilocher ou se déliter, plus il se donne les moyens de se maintenir par d’autres moyens. Les ruses de l’État minimum accouchent de nouvelles formes de régulation segmentées, décentralisées, voire « rhyzomifiées » (Hibou, 1999, p. 55).
LA « BONNE GOUVERNANCE » À L’ÉPREUVE DU CLIENTÉLISME SOCIÉTAL
35 Le rapport 2010 de la Banque mondiale sur les indicateurs de développement, à l’aide d’une batterie de 1 600 variables statistiques, montre comment « silencieuse et fatale, la corruption discrète entrave les efforts de développement en Afrique » (Banque mondiale, 2010a, p. 1). Prédation et pauvreté sont étroitement liées. Il existe une forte corrélation entre les indicateurs de Transparency International et les Indices de développement humain. En l’occurrence, ils situent chacun la R.D. Congo dans les derniers rangs. L’économie du pot-de-vin détourne les revenus qui auraient dû être consacrés à l’entretien des infrastructures, des routes en particulier, accroissant encore davantage la vulnérabilité de l’économie rentière lorsqu’elle se trouve confrontée à des retournements de la conjoncture, comme ce fut encore le cas en 2008-2009. Les effets sont systémiques comme le montre le tableau 2.
La prédation destructrice
36 On évalue qu’en Afrique les coûts additionnels dus à la corruption représentent de 10 à 30 % de la valeur de transactions (Montigny, 2010). Pour ce qui concerne la R.D. Congo, de nombreux indices laissent penser que la charge est beaucoup plus élevée, empiriquement de l’ordre de 30 à 40 %. Les pratiques frauduleuses dans les régies financières entraînent annuellement une perte de recettes de l’ordre de 800 millions de dollars, ce qui représente en moyenne pour les deux dernières décennies un montant de 12 % du PIB (Banque mondiale, 2010a, p. 25). La nocivité des transactions conduites dans un système de prédation affecte les services publics. Les maux sont identifiés au quotidien : pénurie d’eau, délestage voire privation de l’électricité, abattage illégal d’arbres ou de forêts, pollution des eaux, construction anarchique d’immeubles qui détruisent les équipements collectifs ou qui menacent de s’écrouler, importation de médicaments illicites et dangereux (Batamba Balembo, 2007)...
Les pertes de ressources | La désintégration sociale et politique |
Crée une distorsion dans l’affectation des ressources au profit des secteurs à pots-de-vin et des monopoles inefficients | Érode la légitimité des institutions démocratiques (parlement, partis, justice) et amenuise la citoyenneté |
Amenuise la productivité et la qualité des services publics, créé la pénurie des biens publics (eau, énergie, routes) | Instaure un clientélisme et exclut de la sorte une fraction de la population de l’accès aux services publics |
Accroît les déficits publics par le gaspillage, le détournement de fonds publics et l’évasion fiscale | Renforce les inégalités sociales par un accès aux services publics vendu aux plus offrants. |
Augmente les prix et a un effet amplificateur sur l’inflation | Met en place une reproduction sociale fondée sur la fraude et la « débrouillardise » |
Déresponsabilise les organes de contrôle de l’État (non-respect des normes sociales, environnementales...) | Entraîne une réduction du sens civique et des références à l’éthique des comportements |
Épuise le travail qualifié par la recherche incessante de pots-de-vin | Dévalorise le travail bien fait, fondé sur l’apprentissage long et patient |
Précarise l’emploi en le rejetant dans le secteur informel et illégal | Exacerbe les tensions claniques/ethniques par la capture de l’État au bénéfice d’un groupe |
Rebute les investisseurs étrangers formels, favorise ceux inscrits dans une logique mafieuse | Discrédite le pays au plan international et le fragilise dans ses relations |
37 Les conséquences pour la population sont tragiques. 80 % des ménages congolais vivent avec moins d’un dollar par jour et par personne, contre 10 dollars en 1960 (PNUD, 2008). Les gens d’en bas, victimes de la décomposition de l’encadrement étatique, vivent sous la pression d’un quotidien précaire et brutal. Tous les postes sociaux affichent un déficit : nutrition, accès à l’eau potable, santé maternelle et infantile, accès aux soins de santé primaires, scolarisation, emploi... Dans certaines Provinces, l’État minimum c’est en réalité l’Eglise, catholique, protestante ou kimbanguiste. Elle préserve une forme de gouvernabilité et de services publics. Elle gère les écoles, l’université, les hôpitaux, les centres de santé. Comment tenir ? En apprenant la débrouille, à contourner la légalité.
38 Les programmes de bonne gouvernance ont la prétention de rétablir l’État dans son impartialité et dans sa capacité à délivrer équitablement et efficacement les services publics à la population. Ils laissent, comme dans le cas congolais, une place importante à la lutte contre la corruption. Deux politiques méritent un examen particulier dans leur confrontation avec les pratiques sociales ambiantes : la politique salariale et la lutte contre l’impunité.
PROGRAMME DE BONNE GOUVERNANCE ENGAGÉ EN RDC DEPUIS 2006
- Améliorer la transparence de la gestion et le contrôle de la dépense publique ;
- Refondre la législation (marchés publics, douanes, assurance, fiscalité...) ;
- Renforcer les capacités de l’État et des autorités locales à fournir des services et à réglementer plus efficacement l’économie ;
- Mettre en contrat de gestion les entreprises publiques avant leur privatisation ;
- « Revisiter » les contrats miniers et forestiers jugés léonins ;
- Réformer la politique salariale basée sur la performance ;
- Assainir le climat des affaires ;
- Établir la Tolérance zéro dans les services publics, la magistrature, la police et l’armée ;
- Encourager la participation de la société civile, ainsi que des actions de surveillance renforçant la notion de responsabilité au niveau de l’État.
Le paradoxe de la hausse des salaires
39 La modicité du salaire est le facteur explicatif de la corruption des agents publics le plus fréquemment évoqué. Comment, dans ces conditions, déterminer le salaire d’efficience quand pour certains fonctionnaires, le traitement est devenu un appoint, tandis que l’essentiel du revenu provient d’activités parallèles, soit d’un travail « privatisé », soit d’un travail « alternatif » ? Si la hausse du salaire doit supprimer l’incitation à la fraude, elle doit rendre l’honnêteté plus avantageuse sur le plan pécuniaire que le délit. L’État se trouve alors devant l’alternative suivante : soit laisser faire et considérer que le pot-de-vin est institutionnalisé et compense le faible traitement, soit augmenter très significativement les salaires pour éteindre l’incitation à la corruption. Mais cette seconde option n’est pas suffisante pour trois raisons :
- La corruption est un délit calculé et la tentation reste toujours forte quand le fonctionnaire préserve un pouvoir discrétionnaire et quand la probabilité d’être pris en faute est faible. Des salaires plus élevés ne peuvent donc inciter les fonctionnaires à renoncer à une transaction frauduleuse ou à un détournement, que si le risque d’être pris et de subir des sanctions comprenant une diminution des revenus futurs par la révocation ou l’emprisonnement est plus grand.
- La deuxième observation est tirée des considérations précédentes sur la sociabilité et le partage. On peut identifier le paradoxe de la hausse des salaires. En raison de l’importance des réseaux familiaux et sociaux, une majoration de la rémunération peut se traduire par une multiplication des obligations sociales, voire, paradoxalement, par une perte nette pour le fonctionnaire concerné. Il peut ainsi tomber dans le cercle vicieux où la hausse du salaire, entraînant une hausse plus grande de l’appel à redistribuer, engendre une hausse plus grande encore de la corruption.
- Enfin, la hausse des salaires, si elle est catégorielle, se heurte à une autre difficulté. Les nouveaux écarts de salaires, engendrés par une mesure qui ne concernerait par exemple que les magistrats, pourraient en fait accroître le besoin de concussion des autres fonctionnaires – les policiers, les soldats, les douaniers, les enseignants, les agents du service de la migration... – désireux de retrouver leur parité de pouvoir d’achat avec les juges. Pour conduire les fonctionnaires les plus qualifiés à mener leurs projets, les agences d’aide les captent comme « points focaux », « coordinateurs », « personnes ressources », pour des salaires 20 fois plus élevés, accroissant ainsi la frustration et la démotivation des autres restés dans leur administration. La quête de ces positions de rente est une activité particulièrement dynamique et elle rend vaine la prétention des bailleurs à vouloir renforcer les capacités administratives locales.
La sanction et ses limites
41 Dans les enquêtes, l’impunité est souvent invoquée comme incitateur à la corruption, parfois avant la modicité des salaires des agents publics. La lutte contre les auteurs de mégestion fut donc la voie choisie en 2006 puis en 2009 quand Joseph Kabila décida de révoquer une centaine de magistrats et d’en mettre autant à la retraite. Plus tard, en décembre 2009, l’épuration toucha les régies financières.
42 La méthode peut s’inspirer de celle des administrations fiscales d’Afrique du Sud, de la Zambie ou de la Tanzanie qui utilisent les médias pour mieux faire connaître ses succès et pour désigner les fraudeurs à la vindicte populaire (principe du name and shame) (Fjeldstad, 2009, p. 44). Les mesures répressives ne sont pas absolues, elles déplacent plus ou moins loin la frontière de la permissivité. En effet, la lutte contre la corruption ne se résume pas à l’extraction d’une verrue. Elle doit prendre en compte cette capacité particulière qu’elle a eue dans nombre de cas africains à se systématiser, à contaminer, de façon significative et selon des mécanismes interrelationnels complexes, l’ensemble du système social. De nombreuses personnalités dénoncées dans les audits continuent d’être protégées : « Une main lave l’autre et les loups ne se mangent pas » dit-on. Logiquement, à un moment donné, la boucle répressive qui a été mise en route se ferme sur elle-même quand celui qui doit réprimer un cas de détournement de fonds publics se révèle en être l’un de ses bénéficiaires. Celui qui, « incorruptible éclairé », développe un zèle de redresseur, est presque toujours, parfois malgré lui, inséré dans un réseau clientéliste. Il est alors l’objet de multiples interventions, voire de menaces de la part de ses pairs ou de sa hiérarchie qui pourra éventuellement ordonner la relaxe des auteurs d’infractions. Dans un système où le clientélisme prévaut sur toute autre considération, jusqu’où peut-on aller en matière de sanction ? Jusqu’où ne pas aller politiquement trop loin ?
43 « Changeons pour rester nous-mêmes » dit-on souvent à Kinshasa. Pour obtenir des financements et répondre à la pression de l’agenda des bailleurs, la réforme est inscrite dans l’ordre des choses, mais elle est menacée d’être entravée voire détournée dès qu’elle touche le cœur des intérêts clientélistes. Certains projets seront alors déviés de leur vocation initiale par ceux que la perspective d’un véritable changement au sein du secteur risque d’affaiblir. Pourtant, les constats trop cyniques de ce type rencontrent leurs limites. La réforme de la gouvernance n’est pas exclusivement un thème à usage externe, pour satisfaire les conditionnalités des bailleurs de fonds. Il est un enjeu politique (Cartier-Bresson, 2000). À un moment donné de l’histoire, il peut être efficacement utilisé comme moyen de relégitimation interne du pouvoir qui tente ainsi de se consolider en se parant du manteau vertueux du respect des normes publiques. La réforme s’inscrit alors dans un rapport de forces entre d’un côté ceux qui reconnaissent l’existence des blocages provoqués par l’épuisement des rentes et qui finissent par considérer que la référence à un État impartial est irremplaçable et de l’autre ceux qui s’opposent à l’institutionnalisation d’un État de droit qui réduirait leurs prélèvements profitables.
44 La question est de savoir si, dans les prochaines années, les réformes institutionnelles parviendront à modifier en profondeur le modèle de gestion. Une mutation fondamentale de type asiatique, une transition d’une situation où les relations personnelles sont la norme à une société plus impersonnelle avec des institutions marchandes et étatiques fortes, serait-elle possible ? Ce temps – celui de la construction de l’État – est peut-être arrivé en R.D. Congo. Notre hypothèse est que la classe politico-économique n’a plus guère d’autres choix. Les positions rentières étant acquises, mais rapportant moins en phase de crise ou à la suite de l’épuisement des gisements sur lesquels elles sont assises, pour se maintenir, elles peuvent désormais se muer en positions d’investissement et s’engager dans une véritable valorisation du patrimoine économique exceptionnel que détient le pays. Certes, pour qu’une telle translation à la Max Weber, qui voit se nourrir réciproquement la nouvelle éthique des réformateurs et le capitalisme des entrepreneurs, soit mise en œuvre, un ensemble d’obstacles de taille devrait être levé, à commencer par ceux liés à la résilience des réseaux clientélistes. Mais dans le même temps, rien n’empêche de penser qu’un contrat social pourrait se former autour de l’idée qu’il ne peut y avoir le développement économique recherché par le plus grand nombre sans un minimum d’ordre politique et de respect des normes publiques.
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
- Banque mondiale, 2010a, Africa Development Indicator 2010. Silent and Lethal, How Quiet Corruption undermines Africa’s development Efforts, Washington D.C.
- Banque mondiale, 2010b, RDC, Étude diagnostique d’intégration du commerce, Rapport n? XXX (version préliminaire), Département en charge de la réduction de la pauvreté, Région Afrique.
- Bardhan P., Mookherje D., 2005, Decentralization and Local Governments in Developing Countries : a Comparative Perspective, Cambridge, MIT Press.
- Batamba Balembo A., 2007, Interaction entre corruption et pauvreté en République démocratique du Congo, Rapport de recherche n? 1, IRES, Université de Kinshasa.
- Bormer S., Bodmer F., Kobler M., 2004, Institutional Eff?ciency and its Determinants : the Role of Political Factors in Economic Growth, OCDE.
- Braeckman C., 1992, Le dinosaure, le Zaïre de Mobutu, Paris, Fayard.
- Cartier-Bresson J. (dir.), 2000, « Corruption, libéralisation et démocratisation », Revue Tiers Monde, vol. 41, n? 161.
- Chabal P., Daloz J.-P., 2006, Culture Troubles : Politics and the Interpretation of Meaning, Londres, Hurts.
- Chataigner J.-M., Magro H., 2007, États et sociétés fragiles, reconstruction et développement, Paris, Karthala.
- Collier P., Hoeffler A., 2002, « Greed and Grievance in Civil War », Working Paper Series, Centre for the Studies of African Economies, Oxford.
- Dokeniya A., Garrity C., Pradhan S., 2008, « Renforcer la gouvernance et la lutte contre la corruption pour réduire la pauvreté, l’approche stratégique de la Banque mondiale » in Bellina S., Magro H., de Villemur V. (dir.), La gouvernance démocratique, Paris, Karthala / Ministère des Affaires étrangères.
- Fjeldstad O.-H., 2009, « Vers plus d’éthique dans les douanes en Afrique subsaharienne », Afrique contemporaine, n? 230, vol. 2, pp. 33-54.
- Hibou B., 1999, La privatisation des États, Paris, Karthala.
- Jacquemot P., 2009, « Ressources minérales, armes et violences dans les Kivus (RDC) », Hérodote, n? 134, vol. 3, pp. 38-62.
- Kané K., 2009, La corruption des fonctionnaires africains. Comment sortir d’un système de capitulation générale, Yaoundé, Clé.
- Kankwenda M.J., 2005, L’économie politique de la prédation au Congo-Kinshasa, des origines à nos jours, Kinshasa / Montréal / Washington D.C., ICREDES.
- Kaufman D., Kraay A., Mastruzzi M., 2010, Governance Indicators 1996-2008, World Bank.
- Keefer P., 2005, Democratization and Clientelism : Why are Young Democracies Badly Governed ?, World Bank Policy Research Working Papers, n? 3594.
- Klitgaard R., 1988, Controlling Corruption, Berkeley, University of California Press.
- Medard J.-F., 2000, « Clientélisme politique et corruption », Revue Tiers Monde, vol. 41, n? 161, pp. 75-87
- Montigny P., 2010, Résister aux sollicitations indues dans le domaine fiscal et douanier, Paris, CIAN (Commission anti-corruption).
- Nakamwambila-Kiadiamuyika J., Kabanga Kazadi C., 2007, Impact de la pauvreté sur la corruption chez les magistrats, les policiers de roulage et les taximen à Kinshasa, Rapport de recherche n? 7, IRES, Université de Kinshasa.
- Ndaywel è Nziem I., 1998, Histoire générale du Congo, de l’héritage ancien à la République démocratique, Afrique éditions / De Boeck / CGRI / Agence de la francophonie.
- OlivierdeSardan J.-P., 1999, « L’économie morale de la corruption en Afrique », Politique africaine, n? 63, octobre, pp. 97-116.
- Olson M., 2000, Power and Prosperity : Outgrowing Communist and Capitalist Dictatorships, New York, Oxford University Press.
- PNUD, 2008, Rapport national sur le développement humain, Restauration de la paix et reconstruction, République démocratique du Congo.
- République démocratique du Congo, 2009, Rapport sénatorial sur le secteur minier, Kinshasa, Sénat.
- Sen A., 1999, Le développement comme liberté, New York, Alfred Knopf.
- SOPROP, 2009, Corruption dans le système judiciaire congolais, Solidarité pour la promotion sociale et la paix, Kinshasa, janvier.
- Trefon T. (dir.), 2010, Réformes au Congo, Attentes et désillusions, Paris, L’Harmattan.
- Vallée O., 2006, « La construction de l’objet « corruption » en Afrique », Afrique contemporaine, n? 220/4, pp. 137-162.
- Villers G. de, 2010, République démocratique du Congo, de la guerre aux élections, l’ascension de Joseph Kabila et la naissance de la Troisième République, Africa, Tervuren, Musée royal de l’Afrique central, Paris, L’Harmattan.
Mots-clés éditeurs : démocratisation, corruption, clientélisme, capacité institutionnelle, Gouvernance
Mise en ligne 22/02/2011
https://doi.org/10.3917/rtm.204.0129Notes
-
[*]
Économiste
-
[1]
45e réunion de l’Assemblée plénière de l’Épiscopat congolais, 2009.
-
[2]
Du portugais angolais, matabicho, gorgée d’eau de vie ou matar o biche, tuer la bête.
-
[3]
Madesu abana, littéralement « les haricots pour les enfants ». Par extension, pourboire.
-
[4]
Discours du président de la FEC du 8 février 2010.
-
[5]
Le Phare, 13 décembre 2009.