Notes
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[*]
Université de Lyon, INSA de Lyon, EVS-EDU (UMR 5600), perrine.vincent@insa-lyon.fr
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[**]
Université de Lyon, INSA de Lyon, LEPS-STOICA (EA 4148), joelle.forest@insa-lyon.fr
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[1]
Son intérêt premier sera néanmoins de comprendre comment leur rationalité limitée affecte leur processus de décision, conduisant à une solution satisfaisante.
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[2]
Historiquement en Europe, les premiers réseaux sont unitaires – c’est-à-dire que les eaux usées domestiques et les eaux pluviales se retrouvent dans le même réseau – et c’est avec leur utilisation, laquelle pose essentiellement des problèmes sanitaires (sous-sols des maisons imbibés d’eaux usées, émanations de gaz nocifs), que surviennent les réflexions sur l’éventualité du réseau séparé parmi les ingénieurs.
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[3]
Une canalisation « non gravitaire » a une pente positive (autrement dit, elle « monte ») de sorte que l’écoulement des eaux dans le sens souhaité nécessite l’utilisation d’une pompe.
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[4]
Extrait du discours d’inauguration du Ganga Action Plan de Rajiv Gandhi, le 14 juin 1986 à Varanasi.
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[5]
Lequel se nomme d’ailleurs Sankat Mochan (littéralement « libérateur de troubles »).
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[6]
Les expressions « scheduled castes » et « scheduled tribes » sont explicitement formulées dans la Constitution indienne (articles 341 et 342 respectivement) bien qu’aucune définition ne leur soit associée. Il s’agit de deux listes de communautés (tribus et castes répertoriées), dont les membres sont confrontés à des difficultés économiques, sociales et éducatives dues à des pratiques d’intouchabilité anciennes. Par le biais de quotas, le but est de favoriser leur accès à des positions sociales valorisées (emplois des administrations publiques, sièges législatifs, universités...) et d’améliorer leurs conditions de vie.
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[7]
Impliquant des controverses quant à l’identité de l’organisme financeur : prétextant l’amendement, le gouvernement de l’Uttar Pradesh est de plus en plus réticent à financer tandis que la municipalité affirme ne pas pouvoir payer.
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[8]
http://members.tripod.com/sankatmochan/index.htm consulté le 27 janvier 2009.
1 La décentralisation est un mode de coordination des activités économiques qui, en même temps qu’il profite au développement, endosse une partie des aspirations démocratiques des sociétés contemporaines. Concrètement, la décentralisation consiste en un transfert de compétences du gouvernement central ou de ses agences à des instances régionales ou locales. Elle s’inscrit, ce faisant, dans un mouvement de redistribution des pouvoirs.
2 Dans la présente contribution, nous nous intéresserons plus particulièrement à la décentralisation dans le champ de l’urbain. La décentralisation des affaires urbaines affecte les dispositifs techniques et spatiaux de l’urbain (DTSU). Par DTSU, nous entendons ici « l’ensemble des objets fabriqués nécessaires à la vie en ville » (Toussaint, 2003, p. 51) ainsi que les organisations qui participent à leur conception, leur fabrication et leur utilisation. Le dispositif technique et spatial d’assainissement correspond ainsi, de manière imbriquée, aux réseaux, institutions politiques, stations de pompage, agences de gestion et de maintenance, stations d’épuration etc., mobilisés en vue d’assainir les sols et les sous-sols, autrement dit, de les rendre « sains » pour la vie humaine en ville.
3 Dans cet article, nous proposons d’analyser l’impact des mesures de décentralisation sur le dispositif technique et spatial d’assainissement de la ville indienne de Varanasi, plus connue sous le nom de Bénarès, laquelle compte 1,2 million d’habitants en 2001 et accueille environ 40000 visiteurs chaque jour (Alley, 1994).
4 Située le long du Gange dans l’État de l’Uttar Pradesh, son existence est attestée dès le VIIIe siècle avant J.-C. (Singh, Rana, 2006). Elle est connue pour être un centre d’enseignement des savoirs indiens (médecine âyurveda, yoga, musique, astronomie, astrologie) et un centre religieux : nombre de pèlerins la visitent pour effectuer des ablutions dans le Gange et se recueillir dans les temples.
5 À partir des années 1980, le gouvernement central met en œuvre le Ganga Action Plan, programme qui vise l’amélioration de la qualité des eaux du Gange et qui concerne, entre autres villes, Varanasi. Dès la réalisation de la première phase du programme, le dispositif d’assainissement est l’objet de vives critiques, principalement portées par une ONG locale. Du fait de l’application du 74e amendement en 1994, ces critiques prennent une tournure différente puisque la municipalité sollicite l’ONG pour concevoir un projet alternatif.
6 Dans la présente contribution, nous apprécierons les effets de la décentralisation des pouvoirs et responsabilités des services urbains vers l’échelle locale qui résulte, en Inde, de l’ajout à la Constitution indienne du 74e amendement. Nous étudierons plus précisément l’évolution du dispositif technique et spatial d’assainissement de Varanasi à travers le prisme de la gouvernance urbaine (Lascoumes, Le Gallès, 2004 ; Tawa Lama-Rewal, 2009). Nous analyserons comment cette réforme est saisie par les acteurs en présence et rend possible une reconfiguration de leurs rôles et de leurs relations, ainsi que des enjeux et des revendications qu’ils portent. Nous montrerons aussi en quoi la forme actuelle et à venir du dispositif technique et spatial d’assainissement est indissociable des transformations qui affectent le processus décisionnel.
7 Après avoir rappelé que la démarche que nous empruntons s’inscrit dans le sillage des travaux de recherche qui visent la compréhension de la modalité d’émergence et d’évolution des objets techniques, nous présenterons l’histoire du dispositif technique et spatial d’assainissement de Varanasi. Nous analyserons plus spécifiquement comment l’adoption du 74e amendement – qui redéfinit théoriquement les fonctions entre les différents échelons (central, régional et local) – se traduit effectivement dans les faits et comment les controverses qui en résultent conduisent finalement au choix d’une solution hybride.
DU MODE DE CONCEPTION DES OBJETS TECHNIQUES
8 Nous vivons dans un monde anthropisé constitué d’artefacts, c’est-à-dire d’objets tangibles ou non (logiciels), de dispositifs (par exemple, un centre ville, une organisation) créés par l’homme pour répondre à ses besoins (Simon, 2004). Comme le souligne M. Puech, « la technique est aux côtés de l’homme depuis l’origine, elle a été au cœur de son humanisation, alors que la « science » n’est à nos côtés que depuis fort peu de temps. Si nous avions attendu Newton pour pratiquer les techniques de déplacement des masses, nous ne serions jamais arrivés à Newton » (2008, p. 26). L’omniprésence de la technique dans notre société est à l’origine d’une abondante littérature académique.
9 L’analyse de cette littérature révèle que l’étude de la technique se pose en des termes différents selon la diversité des disciplines convoquées (philosophie, histoire, économie industrielle et de l’innovation, sociologie ou anthropologie) et des approches mobilisées pour les aborder et les comprendre. Il est néanmoins possible d’identifier deux grands ensembles de travaux selon que l’étude porte de manière première sur la place de la technique ou, au contraire, sur ses modalités d’émergence.
10 Le premier ensemble regroupe, en effet, la totalité des travaux qui abordent la question des rapports de la technique à la société. Au sein de cet ensemble, une partie des travaux de recherche vise à retracer l’histoire de la technologie soulignant que, dans la pensée grecque, la technique ne peut être principe de savoir et de connaissance (Detienne, Vernant, 1993 ; Sigaut, 1994 ; Stiegler, 2004 ; Lamard, Lequin, 2006) : « que les techniques soient réduites à des artifices suspects comme dans l’aristotélisme, ou à des moyens et des applications de la science comme dans le baconisme, elles continuent à ne pouvoir exister par elles-mêmes. Elles ne sont pas objet de connaissance, il n’y a toujours pas de technologie possible » (Sigaut, 1987, p. 17). Ainsi, si la pensée française des techniques est sans doute encore plus ancienne que la philosophie des sciences, l’élaboration d’une technologie se fait cependant en Allemagne en 1777 avec le travail pionnier de J. Beckmann (Forest, Faucheux, Parrochia, Rieu, 2008).
11 Plus connu est cependant le débat qui s’est cristallisé entre deux approches extrêmes : le déterminisme technologique versus le constructivisme social (Akrich, 1994), selon que l’on considère que c’est la technologie qui détermine la société (Ellul, 2004) ou au contraire que la technologie est déterminée par les rapports sociaux (Bijker, Pinch, 1984).
12 Cette opposition a depuis été nuancée par les approches en termes de coévolution de la technologie et de la société (Valenduc, 2005) et, aujourd’hui, la majeure partie des travaux qui considèrent les effets de la technique le font du point de vue de ses implications éthiques dans le sillage du principe de responsabilité énoncé par H. Jonas dès 1979 (Fagot-Largeault, 2004).
13 Si les travaux de la coévolution de la technologie et de la société permettent, comme l’a souligné J.J. Salomon, de s’émanciper d’une « discussion sans fin » (Salomon, 1993), il convient de souligner que c’est une approche qui s’intéresse davantage à l’étude des facteurs rendant possible la construction des techniques qu’à l’étude de la genèse des objets techniques.
14 Le deuxième ensemble tente, contrairement au précédent, de fonder une science des objets techniques qui s’appuie sur la compréhension de leur modalité d’émergence et d’évolution. À suivre G. Simondon (2001), un objet technique est ce qu’il est pour l’être devenu au cours du processus de concrétisation. L’objet technique abstrait matérialise les idées nouvelles de l’inventeur. Parce qu’elles sont trop proches de l’esprit et possèdent un caractère trop analytique, cet objet est imparfait (l’isolement relatif de chaque système menace, en cas de non-fonctionnement, la conservation de l’ensemble). Le processus de concrétisation permet toutefois de gommer les imperfections.
15 H. Simon, bien que partageant avec G. Simondon une vision positive de la technique, défend la thèse suivante : si un artefact existe, c’est parce qu’il est conçu en vue de répondre à des besoins. Les buts et les intentions de l’homme évoluant, de fait, ces artefacts changent (Simon, 2004). Pour H. Simon, il n’y a pas de doute possible, le processus de conception n’est pas le fait d’un concepteur omniscient et omnipotent. Il est le fait d’un réseau d’acteurs hétérogènes qui possèdent des statuts divers et des objectifs qui leur sont propres [1].
16 Plus encore, comme l’a souligné A. Gras, l’acte technique ne peut être isolé de son contexte, « les modus operandi qui donnent utilité sociale et sens à l’objet ne peuvent être négligés ni le contexte culturel exclu du panorama. François Sigaut rappelle qu’il existe par exemple en Inde un couteau fort répandu qui s’utilise avec les pieds, la matière à couper étant approchée de la lame et non l’inverse » (Gras, 1998, p. 6).
17 Considérer les objets techniques du point de vue du processus qui les a vu naître conduit ainsi à mettre en exergue le fait que la solution retenue est satisfaisante car elle résulte d’un double compromis, d’une part, celui qui émerge de la satisfaction d’objectifs hétérogènes et parfois contradictoires et, d’autre part, des interactions et des rapports de force entre individus ou organisations parties prenantes au processus de conception ; ce qui revient à mettre en avant « l’encastrement social » de l’objet technique.
18 C’est précisément sur cette dernière dimension que nous souhaitons revenir dans ce qui suit. Nous montrerons comment l’ajout du 74e amendement à la constitution indienne a été saisi par les acteurs en présence et influence l’état actuel et futur du dispositif technique et spatial d’assainissement de Varanasi. Pour ce faire, il nous faut auparavant présenter ce dernier.
HISTOIRE DU DISPOSITIF TECHNIQUE ET SPATIAL D’ASSAINISSEMENT DE VARANASI
19 À Varanasi, les premières traces tangibles d’objets fabriqués par l’homme ayant cette fonction remontent à l’époque Moghole. La ville compte alors de nombreux lacs naturels et réservoirs d’eau aménagés, lesquels sont annuellement et naturellement assainis du fait de la topographie du site qui rend possible, en période de mousson, une communication entre les différents points d’eau et leur évacuation vers le Gange ou l’un de ses affluents, Varuna et Assi (voir Figure 1). Les canalisations à ciel ouvert visent à évacuer les eaux pluviales et à assécher une partie de ces points d’eau et des sols marécageux, permettant ainsi la libération de sols pour la construction (Hammad, 1992).
20 Construit entre 1898 et 1917, le premier égout conçu pour l’évacuation des eaux usées domestiques, surnommé transewer, traverse la ville en arc de cercle du Sud vers le Nord pour rejoindre la Varuna puis le Gange, en aval de la ville. Contrairement aux expériences des villes européennes [2], l’intention de l’ingénieur anglais F. Fritzjames (1880) à l’origine de cette construction, est d’emblée l’adoption d’un réseau séparé – c’est-à-dire un réseau pour les eaux usées domestiques d’une part, un réseau pour les eaux pluviales d’autre part. Dans son rapport préliminaire, il présente les arguments qui justifient son choix pour le réseau séparé – le réseau unitaire nécessiterait des dimensions de canalisation trop grandes et donc coûteuses, et en période de mousson, il impliquerait de pomper l’eau pour rejoindre la rivière – qu’il conforte en faisant référence aux écrits d’ingénieurs européens, investis de la pensée hygiéniste, prônant le réseau séparé.
21 Cet égout, conçu pour une population de 200000 habitants, constitue aujourd’hui encore l’armature principale du réseau, tandis que la population est de 1,5 million d’habitants. Contrairement à ce que préconisait Fritzjames, les canalisations de l’époque moghole et le transewer sont, dans la pratique, indifféremment utilisés pour l’évacuation des eaux usées domestiques et des eaux pluviales.
Lacs et réservoirs d’eau de Varanasi en 1822
Lacs et réservoirs d’eau de Varanasi en 1822
22 Tandis que Fritzjames considère que le rejet des eaux usées domestiques dans la rivière n’est pas un danger – en période sèche le volume d’eaux usées déversé étant 1200 fois plus petit que celui des eaux du Gange, l’auto-purification de la rivière est suffisante – les autorités indiennes d’après 1947 commencent à prendre en considération les problèmes de pollution de la rivière. Plusieurs études se succèdent, mais aucune suite ne leur est donnée pour cause de manque de financements (Hammad, 1992). Dans le même temps, la ville se densifie et s’étend : à l’Ouest, notamment avec l’implantation de l’industrie Diesel Locomotive Works en 1965, au Nord au-delà de la Varuna et au Sud au-delà de la Banaras Hindu University. La population augmente, passant de 553000 habitants en 1961 à 764000 en 1971. C’est finalement entre 1972 et 1978 que sont construites cinq stations de pompage à l’embouchure des canalisations à ciel ouvert sur les bords du Gange (voir figure 2). Le principe consiste à rediriger les eaux usées par pompage électrique au travers de canalisations non gravitaires [3] jusqu’au transewer, lequel les rejette en aval de la ville au niveau de la Varuna.
23 La décennie suivante, Rajiv Gandhi considère la pollution du Gange comme un problème d’autant plus crucial que le Gange est considéré comme un fleuve sacré par les hindous et constitue « a symbol of our prosperity, our culture, our heritage, our civilisation, our philosophy » [4] (CGA, 1986, p. 2). C’est précisément l’importance symbolique attribuée au Gange qui le conduit, en tant que Premier ministre de l’Inde, à lancer en 1986 le Ganga Action Plan (GAP). L’objectif de ce projet est d’améliorer la qualité des eaux du Gange de sorte qu’elles conviennent à la baignade, c’est-à-dire qu’elles soient conformes aux caractéristiques biochimiques de la catégorie B établie par le CPCB (Central Pollution Control Board, 1995) : une concentration d’oxygène dissoute supérieure à 5 mg/l et une demande biologique en oxygène inférieure à 3 mg/l. Partant du constat que les trois-quarts de la pollution de la rivière sont à attribuer aux eaux usées domestiques urbaines rejetées sans traitement, le GAP débute par des actions dans les villes les plus peuplées situées sur les bords de la rivière – en l’occurrence Rishikesh, Haridwar, Kanpur, Allahabad, Varanasi, Patna et Calcutta.
24 Pour mener à bien ce projet, le gouvernement central définit le dispositif organisationnel suivant (voir tableau 1) :
- il constitue le Central Ganga Authority (CGA), bureau présidé par le Premier ministre indien qui supervise et dirige les orientations du projet ;
- il crée au sein du Ministry of Environment and Forests (MoEF) le Ganga Project Directorate (GPD) qui devient ultérieurement le National River Conservation Directorate (NRCD), organe en charge de l’exécution du projet au niveau national : le GPD examine les projets techniques des différentes villes et orchestre leur évaluation par des comités d’experts avant soumission au CGA pour validation ;
- il assigne la responsabilité de la conception, la mise en œuvre des projets techniques et la gestion de ces installations (réseaux et stations d’épuration) aux agences des services des eaux des États fédérés, en l’occurrence l’Uttar Pradesh Jal Nigam (UPJN). Les ingénieurs des antennes locales de l’UPJN élaborent le projet technique pour la ville – ici Varanasi – sous la forme d’un projet de faisabilité puis d’un projet détaillé qui sont transmis successivement au siège central de l’UPJN dans la capitale régionale Lucknow, et enfin, au GPD, aux divers comités d’experts et au CGA.
26 Notons que dans le cadre du GAP et jusqu’à l’application du 74e amendement en 1994, la municipalité nommée Varanasi Nagar Nigam (VNN) ainsi que son service technique de gestion des eaux, le Varanasi Jal Sansthan (VJS), n’ont aucun rôle.
Acteurs institutionnels du Ganga Action Plan
Niveau national | |
Gouvernement central indien | |
MoEF – Ministry of Environment and Forest | |
CGA – Central Ganga Authority Devenu NRCA – National River Conservation Authority | CPCB – Central Pollution Control Board |
GPD – Ganga Project Directorate Devenu NRCD – National River Conservation | |
Niveau régional | |
Gouvernement de l’Uttar Pradesh | |
UPJN – Uttar Pradesh Jal Nigam (Agence régionale de l’eau) – Siège à Lucknow – Agence locale à Varanasi | |
Niveau local* | |
VNN – Varanasi Nagar Nigam (municipalité de Varanasi) | |
VJS – Varanasi Jal Sansthan (Agence du service technique de gestion des eaux de Varanasi) |
Acteurs institutionnels du Ganga Action Plan
* Seulement à partir de l’application du 74e amendement en 1994.
27 Dans le cadre du GAP, le principe technique retenu consiste à intercepter les eaux usées des égouts (canalisations fermées ou à ciel ouvert) qui se jettent dans la rivière et à les diriger vers des stations d’épuration pour les traiter et les rejeter ensuite dans la rivière ou bien les utiliser pour l’irrigation des champs.
28 À Varanasi, au terme de la première phase du GAP en 1993, l’UPJN réhabilite les cinq pompes électriques mises en œuvre dans les années 1970, construit une nouvelle station de pompage à Mansarovar Ghat ainsi qu’une station de pompage principale à Konia, laquelle permet de rediriger les eaux usées de ces six égouts vers une station d’épuration (voir figure 2). Conçue pour une capacité de 80000 m3/jr, la station est de type ASP (Activated Sludge Process), technique couramment utilisée dans les pays dits développés. Enfin, deux autres stations d’épuration ASP sont construites pour le traitement des eaux usées produites sur le campus de la Banaras Hindu University à Bhawanpar (8000 m3/jr) et par l’usine Diesel Locomotive Works (12000 m3/jr).
29 Les réalisations techniques du GAP1 font l’objet de sérieuses critiques de la part de SMF (Sankat Mochan Foundation), une ONG créée en 1982 qui milite pour la sauvegarde du Gange. Elle est présidée par Veer Badhra Mishra, surnommé Mahantji par la population locale, qui est à la fois professeur retraité en hydrologie au département de génie civil de l’université et prêtre d’un des plus importants temples hindous de la ville [5].
30 SMF entreprend de contrôler les affirmations du gouvernement central quant à l’amélioration de la qualité de l’eau de la rivière grâce à la mesure quotidienne des paramètres biochimiques au sein de son laboratoire nouvellement mis en œuvre. Par ailleurs, elle remet en cause la classification du Gange dans la catégorie B définie par le CPCB : les pratiques hindoues à Varanasi – faire des darshans (regarder le Gange de manière dévotionnelle), toucher ses eaux sacrées, en absorber un filet et immerger son corps – ne pouvant être réduites à la baignade, justifient la création d’une catégorie spéciale pour le Gange qui tiendrait compte de la nécessité de traiter les coliformes fécaux, paramètre jusque-là non pris en compte par le CPCB.
31 Du point de vue technique, les critiques de SMF portent :
- sur le choix de stations d’épuration de type ASP parce qu’elles ne permettent pas de traiter les coliformes fécaux ; et parce que leur fonctionnement nécessite de l’électricité en permanence alors même qu’à Varanasi l’approvisionnement ne dure qu’entre 12 à 18 heures par jour ;
- sur l’emplacement des stations de pompage en bordure de fleuve, qui sont de fait inondées et donc inutilisables pendant la mousson de juillet à septembre ;
- enfin, sur l’insuffisance des dispositifs réalisés : seuls 5 égouts sur 33 sont déviés et les trois stations d’épuration sont conçues pour traiter 120000 m3/jr d’eau usées alors que 200000 m3/jr sont générées.
33 Du fait de leur médiatisation, ces critiques ont un retentissement national voire international (The Hindu, 1992). L’UPJN semble en tenir compte puisqu’il choisit, pour la phase 2 du GAP, des solutions techniques nécessitant peu d’électricité.
34 Le projet de l’UPJN consiste en effet à réhabiliter le transewer de l’époque anglaise et à le désengorger par la construction d’une deuxième canalisation, nommée transewer périphérique, ainsi qu’à construire une station WSP (Wastewater Stabilisation Ponds, c’est-à-dire des bassins de décantation) de 37000 m3/jr pour le traitement des eaux des quartiers sud de la ville (voir figure 2). L’UPJN soumet son projet de faisabilité pour le GAP2 au NRCD en 1993, tandis qu’un prêt est accordé pour sa réalisation en 1995.
35 Comme nous allons le voir dans la partie qui suit, les critiques de SMF prennent cependant une forme et une dimension nouvelles suite à l’application du 74e amendement.
LE 74e AMENDEMENT COMME ABOUTISSEMENT D’UN PROJET DE DÉCENTRALISATION
36 Le 74e amendement à la Constitution indienne s’inscrit dans une logique de décentralisation et une volonté de concrétisation d’une idée ancienne. Précisément, lors du mouvement d’indépendance, Gandhi prône le mode de vie en milieu rural dont l’organisation serait fondée sur l’idéal des panchâyat de villages – conseil de cinq personnes ayant pour fonction d’arbitrer les affaires de la communauté. En effet, il veut faire des villages des gram swarajyas, c’est-à-dire des villages autogouvernés ou « petites républiques ».
37 Suite à la partition de l’Inde en 1947, la priorité était de renforcer l’union nationale et donc de mettre en place une fédération avec un Centre fort, de sorte que, dans la constitution indienne, telle que promulguée en 1950, seuls deux niveaux de pouvoir politique sont reconnus – central et régional. Les conseils de villages ont de fait été relégués au second plan. Les fonctions respectives des deux niveaux sont délimitées et font l’objet de juridictions distinctes. La question urbaine est alors incluse dans la liste des compétences du Centre. Les premiers plans quinquennaux mettent l’accent sur le développement économique en investissant massivement dans l’industrie, l’agriculture, l’irrigation et les transports interurbains tandis que les politiques urbaines se limitent à la création de logements et à la maîtrise du foncier.
38 C’est lors du 3e plan (1961-1966) que l’urbanisation et les problématiques qui lui sont associées commencent à être prises en compte et que s’amorce la décentralisation (Gnaneshwar, 1995). D’une part, la planification urbaine est transférée du Centre aux États : dans le cadre des plans quinquennaux, le Centre donne les grandes orientations en lançant des programmes et alloue aux États fédérés des financements pour les mettre en œuvre. D’autre part, la nécessité de renforcer les pouvoirs locaux commence à être affirmée.
39 Deux comités marquent les étapes vers la décentralisation de la gestion des affaires locales en milieu rural. Suite à des programmes de « développement communautaire » faisant état d’un manque d’implication des populations (Kumar, 2002), le comité Balwantrai Mehta de 1957 préconise la mise en place de gouvernements autonomes (Mukarji, 1993) en vue de favoriser le « développement économique et la justice sociale » par la création de panchâyat à trois niveaux en dessous des États : le district (zilla panchâyat), le canton (panchâyat samiti) et le village (gram panchâyat). Mais, ces recommandations n’ont que peu d’impacts puisqu’il n’y a qu’au Gujarat et au Maharastra que des panchâyat sont durablement établis.
40 En 1978, face au constat d’un déclin des panchâyat existants, un deuxième comité, dirigé par Asoka Mehta, reprend les recommandations du comité Balwantrai Mehta en préconisant un élargissement du rôle des panchâyat au domaine politique. À l’exception du Bengale occidental, de l’Andhra Pradesh, du Kerala et du Karnataka (Kumar, 2006), ces mesures restent lettre morte du fait du manque de volonté des États fédérés de transférer leurs pouvoirs et de l’absence de statut constitutionnel des panchâyat. C’est ce qu’entreprend de rectifier le parti du Congrès en proposant d’amender la Constitution indienne. Après un premier rejet par l’opposition en 1989, une nouvelle version est votée par le parlement en 1992 : le 73e amendement.
41 Le 74e amendement, adopté seulement un an plus tard pour le cas des villes, constitue, selon N. Mukarji (1993), une « copy-carbon » du 73e, et ce malgré les disparités d’échelles et de concentrations de populations et d’objets entre le milieu rural et le milieu urbain.
42 Ce 74e amendement rend obligatoires les élections municipales au suffrage direct tous les cinq ans en prévoyant des quotas pour les scheduled castes, les scheduled tribes [6] et les femmes. De plus, il vise à favoriser un transfert des pouvoirs et des responsabilités du niveau régional vers les niveaux locaux concernant des sujets urbains dont la liste est précisée dans le 12th schedule qui accompagne l’amendement (voir encadré 1). Il s’agit de conférer aux gouvernements urbains locaux une structure politique et administrative telle qu’ils puissent prendre en charge des fonctions jusque-là assurées par les États fédérés et, en arrière-plan, de favoriser la démocratisation en stimulant la participation de la population dans les affaires urbaines par le biais des comités de circonscription (ward committees). Pour ce faire, l’amendement invite les États fédérés à procéder à un transfert de ressources fiscales de manière à ce que les gouvernements locaux aient les capacités financières pour assurer leurs nouvelles fonctions.
LES 18 FONCTIONS CENSÉES ÊTRE TRANSFÉRÉES AUX MUNICIPALITÉS
- la planification urbaine ;
- la régulation des usages des sols et des constructions d’immeubles ;
- la planification du développement économique et social ;
- les routes et ponts ;
- l’approvisionnement en eau pour les usages domestiques, industriels et commerciaux ;
- la santé publique, la gestion de l’assainissement et des déchets solides ;
- les services de pompiers ;
- la forêt urbaine, la protection de l’environnement et la promotion des aspects écologiques ;
- la sauvegarde des intérêts des sections faibles de la société, incluant les handicapés et les retardés mentaux ;
- l’amélioration des bidonvilles ;
- la réduction de la pauvreté urbaine ;
- la fourniture d’équipements et d’installations tels que des parcs, des jardins, des aires de jeu ;
- la promotion d’aspects culturels, éducatifs et esthétiques ;
- les services d’enterrements et les cimetières, les crémations, les terrains pour les crémations et les crématoriums électriques ;
- les bassins pour les troupeaux, la prévention des cruautés envers les animaux ;
- les statistiques essentielles incluant le dénombrement des naissances et des morts ;
- les équipements publics incluant l’éclairage public, les parkings, les arrêts de bus, les commodités publiques ;
- la régulation des abattoirs et des tanneries.
IMPACT DE CET AMENDEMENT SUR LA FORME ET LA GESTION DU DISPOSITIF TECHNIQUE ET SPATIAL D’ASSAINISSEMENT DE VARANASI
43 Avant le GAP, la gestion et la maintenance des installations d’assainissement sont assurées par le service des eaux de la municipalité, le VJS. Ces installations ne concernent que les réseaux puisqu’il n’existe alors aucune station d’épuration pour les eaux usées urbaines dans l’État de l’Uttar Pradesh.
44 Durant la première phase du GAP qui s’étale de 1986 à 1993, c’est-à-dire avant l’application de l’amendement, la construction des stations d’épuration du GAP est assurée par l’UPJN et est entièrement financée par le gouvernement central. Leur gestion et leur maintenance sont réalisées par l’UPJN tandis que le financement est pris en charge durant trois ans par le gouvernement central avant d’être relégué au gouvernement de l’État de l’Uttar Pradesh.
45 En mai 1994, la législature de l’Uttar Pradesh adopte la révision de son Uttar Pradesh Local Self Government Laws (Amendment) Act pour inclure les recommandations du 74e amendement. Concernant la gestion et la maintenance, le VNN est alors censé s’occuper du service d’assainissement, y compris les stations d’épuration. Or, les coûts pour la maintenance et la gestion des stations d’épuration sont sans commune mesure avec ceux des réseaux d’assainissement (622 millions de roupies par an pour les stations du GAP1 contre 120 pour l’ensemble du réseau de Varanasi). Si la taxe locale pour l’assainissement – laquelle est incorporée à celle pour l’approvisionnement en eau – peut permettre d’assurer la gestion et la maintenance des réseaux, elle est en revanche insuffisante pour les stations d’épuration. Enfin, les qualifications requises pour la gestion divergent : tandis que le réseau est essentiellement géré par des ouvriers, pour une station d’épuration, il est nécessaire que des ingénieurs, chimistes, techniciens et ouvriers travaillent ensemble. Aussi, le VNN refuse la responsabilité de la gestion des stations d’épuration, de sorte que l’UPJN continue aujourd’hui encore à s’en occuper [7].
46 Du point de vue des projets dans le cadre du GAP, quand bien même l’UPJN reste l’agence en charge de la conception et de la réalisation des dispositifs, ils doivent désormais être validés, en premier lieu, par le conseil municipal avant d’être soumis au gouvernement de l’État fédéré, puis au niveau national au GPD.
47 En 1994, Saroj Singh, première maire de la ville élue au suffrage direct, mécontente des réalisations de la première phase du GAP (les égouts continuent d’être rejetés dans le Gange, les solutions techniques retenues sont susceptibles d’engendrer des difficultés financières et de qualification des personnels) demande à SMF de cesser son tapage médiatique et de proposer un projet de faisabilité pour cette deuxième phase.
48 L’application du 74e amendement conduit ainsi à l’émergence d’un mode de gouvernance inédit qui permet d’associer des acteurs aux statuts et aux prérogatives divers autour du projet d’assainissement de la ville (Pinson, 2004). Cette réforme constitutionnelle permet la prise en compte des enjeux religieux portés par SMF, qui abandonne son rôle de « watch dog » assuré de 1992 à 1994 pour prendre celui d’« expert », selon les termes de Mahantji.
49 Pour SMF en effet, un enjeu majeur associé à la dépollution du Gange concerne les pratiques religieuses qui se déroulent sur le tronçon du Gange de la ville (ablutions, offrandes, crémations). La mission de l’ONG s’intitule « not a drop of sewage in Ganga in the religious bathing area around it » [8], portant ainsi un projet politique : « maintain and encourage the age old cultural traditions of the ancient city of Varanasi ».
50 SMF articule alors son projet technique autour de trois principes : la déviation de la totalité des eaux usées de la ville qui se déversent dans la rivière, le traitement des coliformes fécaux et le recours le plus limité possible à l’électricité, tant pour la déviation des eaux que pour leur traitement en station. Ainsi, SMF souhaite mettre en œuvre une technique d’épuration qui se rapproche le plus possible des bassins de décantation, technique traditionnellement mise en œuvre dans les campagnes indiennes et autrement nommée WSP (Waste Stabilisation Ponds). Malgré sa simplicité d’utilisation et sa faible consommation d’énergie, elle est difficilement envisageable en milieu urbain du fait de la rareté et du prix du foncier. Invité par l’USAID (United States Agency for International Development) à Berkeley, Mahantji découvre la technique AIWSP (Advanced Integrated Wastewater Pond System) – une version améliorée et systématisée de bassins de décantation par le professeur Oswald – et décide de la retenir pour le projet de l’ONG.
51 En 1997, le projet technique, élaboré en partenariat avec le consultant Oswald-Green, est finalement constitué de trois canalisations – deux de part et d’autre de la Varuna, la troisième le long du tronçon urbain du Gange – lesquelles se rejoignent à l’embouchure de la Varuna où est envisagée la construction d’une station de pompage pour rediriger la totalité des eaux recueillies vers une station d’épuration de type AIWPS de 300000 m3/jr à Sota, sur un bras asséché du Gange en aval de la ville (voir figure 3). L’utilisation d’une pompe électrique pour rediriger les eaux, malgré l’intention au départ de ne pas avoir recours à l’électricité, est justifiée par Mahantji par sa localisation en aval de la ville : s’il y a des coupures d’électricité ou un problème avec cette pompe, le tronçon du Gange baignant la ville sacrée est tout de même préservé.
VERS UN PROJET HYBRIDE : LA DÉCENTRALISATION À L’ÉPREUVE DES FAITS
52 Après examen des projets de SMF et de l’UPJN pour le GAP2, la municipalité accepte par un arrêté municipal en juillet 1998, conformément au droit que lui confère le 74e amendement, le projet de SMF d’un montant de 1500 millions de roupies. Mais le 3 septembre, l’État de l’Uttar Pradesh annule cet arrêté, rejetant ainsi la décision de la municipalité, ce que SMF considère comme anticonstitutionnel.
53 Sur la même période, deux élus municipaux de Varanasi, des brahmanes proches de Mahantji bien qu’ils ne fassent pas parti de SMF, portent plainte à la Haute Cour d’Allahabad en juillet 1998 et demandent que la mise en œuvre du projet de l’UPJN voté en 1993 par le NRCD soit stoppée jusqu’à ce qu’un comité d’experts soit constitué et valide les choix effectués. Le 17 septembre, la Haute Cour rend son jugement : le GAP2 est gelé tant qu’un comité d’experts n’est pas constitué. Le NRCD fait appel en octobre auprès de la Cour Suprême de l’Inde, mais celle-ci confirme la décision de la Haute Cour.
54 En 2000, le gouvernement de l’Uttar Pradesh demande à son tour à la Cour Suprême de lever son ordre de manière à commencer des travaux dans les limites du montant du prêt accordé en 1995. D’avril à août 2001, les deux projets sont examinés par un comité d’experts mis en place par le MoEF, lequel déclare le projet de l’UPJN plus pratique et réalisable. En août 2001, le NRCD accepte le projet de l’UPJN et sans attendre de réponse de la Cour Suprême à la requête du gouvernement de l’Uttar Pradesh, l’UPJN démarre les premiers travaux du GAP2.
55 Immédiatement, les deux élus municipaux attaquent cette décision en justice. En septembre 2001, la Cour Suprême leur donne raison et les travaux sont arrêtés, mais le NRCD et le gouvernement de l’Uttar Pradesh font appel et obtiennent en avril 2002 une levée de l’ordre. Les travaux reprennent en mai 2003 tandis que les élus municipaux tentent à plusieurs reprises de faire appel auprès de la Cour Suprême, en vain.
56 Par ailleurs, au niveau central, en 2002, un accord entre le gouvernement indien et le gouvernement japonais amène l’agence JICA (Japan International Corporation Agency) à être missionnée pour mener une étude sur la gestion de la qualité de l’eau du Gange afin d’élaborer les schémas directeurs d’assainissement (état des lieux et prospectives) de quatre villes de l’Uttar Pradesh : Varanasi, Kanpur, Lucknow et Allahabad.
57 À Varanasi, au projet de l’UPJN pour le GAP2 s’ajoute alors une nouvelle partie conçue par JICA entre 2003 et 2005. L’approche technique du projet de JICA est qualifiée de « décentralisée » et consiste à doter le quartier nord en cours de développement d’un système d’égouts et à construire une station de 200000 m3/jr utilisant la technique UASB (Up-flow Anaerobic Sludge Blanket), technique conçue en Hollande dans les années 1970 (voir figure 4).
58 En février 2005, le projet de faisabilité de JICA est soumis au NRCD pour un montant de 5520 millions de roupies. Ce dernier le valide et demande à l’UPJN d’élaborer le projet détaillé correspondant, tandis que la banque JBIC (Japan Bank of International Cooperation) accorde un prêt au gouvernement central pour la mise en œuvre du projet de JICA.
59 S’ensuit alors un nouveau procès intenté en 2006 par Ravindran, un avocat indépendant proche de Mahantji, originaire de Madras et installé à Varanasi pour sa retraite. Attaquant les acteurs du GAP pour l’« échec » des réalisations du GAP1 ainsi que JICA du fait de l’illégitimité, en tant qu’agence étrangère, à s’occuper d’une rivière nationale, il ne parvient finalement pas à obtenir la suspension du projet de l’UPJN associé à JICA.
60 Tandis que les dés semblent jetés, un nouveau rebondissement survient en juillet 2007 à l’initiative du premier ministre de l’Inde, Manmohan Singh : le NRCD et le SMF sont invités à venir présenter et défendre leur projet (l’UPJN et le JICA ne sont pas conviés) au Bureau du Premier ministre pour reconsidérer la décision prise en 2005.
61 On peut d’ailleurs présumer que cette décision n’est pas indépendante de la proximité de Sonia Gandhi – veuve de Rajiv Gandhi, initiateur du GAP, et présidente du parti du Congrès au pouvoir depuis les élections nationales de mai 2004 – avec SMF, suite à l’attentat terroriste du temple de Mahantji, le Sankat Mochan, en mars 2006.
Projet de JICA couplé à celui de l’UPJN pour le GAP2 (2005), Varanasi
Projet de JICA couplé à celui de l’UPJN pour le GAP2 (2005), Varanasi
62 Finalement, en juin 2008, le gouvernement national opte pour une solution « hybride », tant du point de vue des choix techniques que des acteurs en charge de mettre en œuvre le projet (voir figure 5).
63 Concrètement, la partie conçue par l’UPJN est validée à l’exception de la station d’épuration à Ramana : au lieu d’une station WSP, le gouvernement missionne SMF pour concevoir et réaliser une station AISWP de même capacité que prévu initialement par l’UPJN, mais bien inférieure à celle envisagée à Sota par l’ONG (37000 m3/jr au lieu de 300000 m3/jr). Qualifiée de station pilote, il s’agit de mettre à l’épreuve la technique américaine jusque-là inconnue sur le territoire indien tout autant que l’ONG qui prend de fait un rôle officiel d’acteur du projet. À propos du projet conçu par JICA, la partie au Sud de la Varuna est sanctionnée dans le cadre du GAP2 et la réalisation est confiée à l’UPJN, tandis que la partie au Nord, incluant la station d’épuration UASB, est reléguée au programme de la Jawaharlal Nehru National Urban Renewal Mission dirigé par le ministère du Développement urbain.
Projet hybride approuvé par le gouvernement central (juin 2008), Varanasi
Projet hybride approuvé par le gouvernement central (juin 2008), Varanasi
ÉLÉMENTS DE CONCLUSION
64 Ce que révèlent l’étude du dispositif technique et spatial d’assainissement de Varanasi et son évolution vers un projet hybride, ce sont les difficultés à mettre en œuvre la décentralisation de la gestion urbaine malgré l’adoption du 74e amendement.
65 Tandis qu’en théorie, la municipalité acquiert un pouvoir décisionnel sur les orientations du GAP2, elle est court-circuitée de toutes parts : au niveau régional en 1998, avec l’annulation par le gouvernement de l’État de l’Uttar Pradesh de sa décision ; au niveau national en 2005 avec l’imposition par le NRCD d’un projet qui lui échappe ; en 2007 enfin lorsque le Premier ministre de l’Inde entre en jeu et opte pour la solution hybride. On rejoint par là le même constat effectué par L. Kennedy (2009) sur les villes de Delhi, Hyderabad, Kolkata et Mumbai qui souligne que les changements les plus significatifs liés à la dynamique de décentralisation concernent moins l’augmentation effective de pouvoir des municipalités que la participation accrue d’acteurs non élus, ce que tend également à conforter notre étude de cas à travers l’exemple de l’ONG SMF.
66 Se pose cependant la question de la légitimité et la représentativité de l’introduction de ces acteurs non élus dans le processus décisionnel. En effet, on tend généralement à considérer que l’élargissement des parties prenantes est une forme de démocratisation du processus décisionnel. Est-ce vraiment le cas ? Le cas de SMF est de ce point de vue emblématique. Bien que SMF affirme représenter la population locale (position qu’ils justifient, d’une part, par le fait qu’en tant que brahmanes ils sont, du point de vue religieux, représentants des hindous et, d’autre part, par l’existence d’une pétition des habitants du bord du Gange les soutenant), force est de constater qu’ils représentent avant tout un groupe social particulier, les brahmanes : SMF est, en effet, principalement composée d’individus appartenant à cette caste hindoue, la plus élevée de la hiérarchie sociale indienne. Comme le suggère Kumar (2006), la démocratisation locale doit être poussée plus avant. Si le processus de décentralisation permet une démocratisation, les outils de sa mise en œuvre doivent permettre de veiller à la question de la représentativité des acteurs non élus.
67 Si l’on se place à présent du point de vue du dispositif technique et spatial d’assainissement de Varanasi, on est conduit à se démarquer de l’idée d’un possible déterminisme technique et à faire place à une image plus réaliste du développement desdits objets où les décisions des acteurs entre objectifs techniques et politiques sont distribuées de façon plus subtile. L’analyse du processus de développement dudit dispositif montre qu’une palette de choix technologiques est possible répondant chacun aux intérêts d’un ou plusieurs groupes sociaux existants. On rejoint ainsi le propos de Feenberg (2004) qui indique que, curieusement, si le processus de conception des techniques met en jeu des intérêts sociaux, ceux-ci sont trop vite oubliés une fois l’objet conçu. Ce constat prend ainsi le contre-pied d’Heidegger (1958) dans la mesure où le développement de la technique n’échappe plus à l’homme, ni ne se fait forcément à son encontre.
Bibliographie
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Notes
-
[*]
Université de Lyon, INSA de Lyon, EVS-EDU (UMR 5600), perrine.vincent@insa-lyon.fr
-
[**]
Université de Lyon, INSA de Lyon, LEPS-STOICA (EA 4148), joelle.forest@insa-lyon.fr
-
[1]
Son intérêt premier sera néanmoins de comprendre comment leur rationalité limitée affecte leur processus de décision, conduisant à une solution satisfaisante.
-
[2]
Historiquement en Europe, les premiers réseaux sont unitaires – c’est-à-dire que les eaux usées domestiques et les eaux pluviales se retrouvent dans le même réseau – et c’est avec leur utilisation, laquelle pose essentiellement des problèmes sanitaires (sous-sols des maisons imbibés d’eaux usées, émanations de gaz nocifs), que surviennent les réflexions sur l’éventualité du réseau séparé parmi les ingénieurs.
-
[3]
Une canalisation « non gravitaire » a une pente positive (autrement dit, elle « monte ») de sorte que l’écoulement des eaux dans le sens souhaité nécessite l’utilisation d’une pompe.
-
[4]
Extrait du discours d’inauguration du Ganga Action Plan de Rajiv Gandhi, le 14 juin 1986 à Varanasi.
-
[5]
Lequel se nomme d’ailleurs Sankat Mochan (littéralement « libérateur de troubles »).
-
[6]
Les expressions « scheduled castes » et « scheduled tribes » sont explicitement formulées dans la Constitution indienne (articles 341 et 342 respectivement) bien qu’aucune définition ne leur soit associée. Il s’agit de deux listes de communautés (tribus et castes répertoriées), dont les membres sont confrontés à des difficultés économiques, sociales et éducatives dues à des pratiques d’intouchabilité anciennes. Par le biais de quotas, le but est de favoriser leur accès à des positions sociales valorisées (emplois des administrations publiques, sièges législatifs, universités...) et d’améliorer leurs conditions de vie.
-
[7]
Impliquant des controverses quant à l’identité de l’organisme financeur : prétextant l’amendement, le gouvernement de l’Uttar Pradesh est de plus en plus réticent à financer tandis que la municipalité affirme ne pas pouvoir payer.
-
[8]
http://members.tripod.com/sankatmochan/index.htm consulté le 27 janvier 2009.