Notes
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- Majid RAHNEMA, Quand la misère chasse la pauvreté, Paris/Arles, Fayard/Actes Sud, 2003.
Mots
Mots. Les langages du politique, Chrononymes. La politisation du temps (Coord. par Paul Bacot, Laurent Douzou et Jean-Paul Honoré), n° 87, juillet 2008, 148 pages, Lyon, ENS éditions, ISBN : 978-2-84788-138-7, 17 €.
1 Homonymes, synonymes : voilà un vocabulaire qui nous est bien familier. Forgé sur les mêmes principes, chrononymes nous est certes immédiatement compréhensible, mais les choses allant mieux en les disant, la définition de ce concept peu usuel nous est d’emblée donnée : « nous appelons chrononyme une expression, simple ou complexe, servant à désigner une portion du temps que la communauté sociale appréhende, singularise, associe à des actes censés lui donner cohérence, ce qui s’accompagne du besoin de la nommer » (p. 5). Surgissent dès lors, marquant notre époque, des expressions telles que les Trente glorieuses ou les Trente piteuses ou après la chute du mur de Berlin ou encore, meublant notre mémoire, la Guerre de Cent ans, la Belle époque, la Grande Guerre, l’Occupation ou la Résistance. Un chrononyme présente en effet trois caractéristiques : « 1) le chrononyme, par son existence et par ses usages, fait exister socialement une période, par définition discrète, à partir d’une temporalité continue ; 2) son choix pour la dénommer constitue un acte de baptême associant un mot ou syntagme à la réalité de la période ; 3) tendant à l’originalité, le chrononyme contribue à construire celle de la période qu’il désigne » (p. 6). Le temps auquel il est fait référence a des limites plus ou moins précises : quand, par exemple, débutent les Lumières, s’interrogent Ferrone et Roche, jusqu’où s’étend la Révolution française se demande Furet. En effet, « les chrononymes n’ont pas vocation à nommer avec précision les fractions du temps humain mais, parallèlement à la dénomination calendaire, à compenser l’inaptitude de celle-ci à construire à elle seule la mémoire historique » (p. 12).
2 Le sens et l’utilisation du concept étant ainsi posés, la revue peut alors nous livrer une série d’études pour éclairer l’emploi qui peut en être fait. Laissant au lecteur le soin de découvrir la richesse des analyses qui nous sont présentées, évoquons rapidement les domaines explorés :
- L’Ancien régime, expression surgie aux alentours de l’année I789, devint rapidement « le visage des multiples adversaires de la Révolution » (p. 17). Quand cette terminologie est utilisée dans d’autres langues, elle n’y a pas le même contenu ni, a fortiori, la même charge émotionnelle que dans notre pays. D’où le constat que les chrononymes doivent être considérés « comme des productions idéologiques et scientifiques étroitement dépendantes de leurs conditions langagières de formulation » (p. 23).
- La décade infâme, couvrant les années 1930-1943, est présente dans le discours populiste argentin, pour faire contraste avec la période suivante qui consacrera le triomphe de Perón. Polémique et désignation disqualifiante, décade infâme veut ainsi tout à la fois, par effet repoussoir, marquer la crise de la démocratie représentative et, en même temps, dans une réinterprétation de l’histoire, auréoler d’une réputation d’opulence et de liberté les années péronistes qui lui succèdent. « Mis au service du populisme péroniste, ce discours fut l’une des sources de la contestation politique qui permit le retour au pouvoir de Perón (en 1973) » (p. 29).
- Les années de plomb désignent en Italie la période faisant suite aux mouvements contestataires de 1968-1969, soit la partie de la décennie 1970 marquée par l’irruption de la violence de droite ou de gauche, l’emploi du chrononyme variant alors « en fonction du type de texte et de locuteur » (p. 49).
- L’après 11 septembre ouvre une nouvelle période historique. Étant à usage double, rétrospectif et prospectif, à finalités diverses tant temporelles que spatiales, l’expression renvoie « à des registres discursifs mais marqués par l’angoisse » (p. 63).
- Les chrononymes japonais sont, comme en Europe, composés d’un marqueur temporel (avec référence soit au calendrier occidental, soit au calendrier japonais) et d’un nom ou d’un qualificatif. Ils se réfèrent à l’histoire générale ou à l’histoire culturelle mais, à la différence de nos pratiques, avec rareté des termes majoratifs ou péjoratifs, avec une connotation statique plutôt que dynamique, donnant une grande importance à l’espace, d’où l’abondance des toponymes.
4 Onze pages de bibliographie d’onomastique politique permettent d’enrichir et d’affiner les analyses historico-philosophiques suggérées par l’emploi des chronomymes.
5 Ajoutons que la revue comporte, outre ce remarquable dossier, deux articles de varia. Le premier analyse le courrier des lecteurs de trois revues (Télérama, Le Nouvel Observateur, Marianne) en s’intéressant aux critères de sélection utilisés par les rédactions et en analysant les « attributs sociographiques de la parole profane » (p. 100), parole domestiquée, socialement située (sexe, CSP, niveau d’instruction) et plus ou moins liée à l’agenda politique. Le second est une étude sur les journalistes politiques, leurs sources et leur style. Si l’on distingue trois formes textuelles (récit politique, décryptage de la communication politique, anecdotes politiques), on pourra montrer à travers une cartographie originale (p. 123) et un tableau des facteurs explicatifs (p. 126) que ce style est caractérisé par « un glissement progressif d’une rhétorique de l’expertise critique à une rhétorique du cynisme » (p. 115), glissement qui peut se lire comme « l’effet d’un triple processus de dépolitisation du journalisme politique, entendue comme un désenchantement politique des journalistes, un désengagement partisan des titres de presse et enfin un déclassement du journaliste politique au sein des rédactions de la presse quotidienne nationale » (p. 125).
6 Guy Caire
7 Université Paris X – Nanterre
Humanitaire, pauvreté
Laëtitia Atlani-Duault, Laurent Vidal (dir.), Anthropologie de l’aide humani taire et du développement. Des pratiques aux savoirs, des savoirs aux pra tiques, Paris, Armand Colin (coll. « Sociétales »), 2009, 320 pages, ISBN : 978-2- 200-35073-4, 25 €.
8 « L’anthropologie de l’aide humanitaire et du développement est bien une anthropologie sociale globale » : c’est ce qu’argumente Jean Copans dans la préface de cet ouvrage considérable, coordonné par Laëtitia Atlani-Duault et Laurent Vidal. Cette anthropologie- « joue de plus en plus un rôle de révélateur des conditions de la mondialisation des sciences sociales » (p. 12) et en particulier de leur construction au Sud en relation avec, et en réaction aux influences coloniales, post-coloniales, anti-impérialistes ou à une domination des sciences sociales du Nord. Résolument critique et réflexive, cette anthropologie aiguillonne un certain nombre de débats au Sud et renvoie au Nord un miroir de son propre regard et de la construction inégalitaire des systèmes d’acteurs qui interviennent dans l’aide au développement et l’humanitaire. Et elle témoigne d’une évidente « actualité pragmatique », continue Jean Copans, devenant « la science sociale par excellence des crises sociétales du monde post-fordiste, non occidental d’abord, mais sans aucun doute global ou mondial à court terme. [Elle relie] le micro au macro, pratiquant le comparatisme dans le temps et dans l’espace, entre les multiples interprétations disponibles dans une discipline qui s’est efforcée de comprendre le non-occidental et ses changements sur plus d’un siècle » (pp. 13-14).
9 Laëtitia Atlani-Duault étudie le cheminement historique qui conduit l’anthropologie coloniale à devenir celle de la décolonisation, des projets de développement, des minorités et des peuples autochtones, puis de l’aide au développement, de ses organisations, ses logiques sociales et ses acteurs. En pénétrant le monde de l’humanitaire, l’anthropologie sociale élargit le champ de l’étude du développement, dans le cadre des vingt dernières années au cours desquelles cette branche ou cette filiation s’est affirmée. Elle se confronte à un nouveau type d’organisation et de cadre institutionnel, à une autre pratique relationnelle d’aide, à des professions peu connues, et en reflète « les remises en question et les reconfigurations » (p. 18).
10 Plus engagée dans les pratiques d’aide que ses prédécesseurs, toujours tentée par l’interventionnisme, l’anthropologie de l’aide humanitaire et du développement s’expose à des ambiguïtés, et des critiques, nouvelles. Elle est interpellée quant à sa posture à l’égard des démarches participatives, porteuses d’un certain populisme romantique, aveugles aux rapports de pouvoir. Elle est critiquée pour son attitude collaboratrice avec des institutions de « l’industrie de l’aide », sans distance suffisante avec leurs racines politiques, leurs présupposés et leur appartenance au système mondial de gouvernement. Elle est appelée à renouveler les articulations qu’elle construit entre discours et pratiques, institutions et acteurs individuels ; à abandonner la tentation d’élaborer des modèles d’ « invariants symboliques et culturels de l’humanité » (p. 15) pour prendre en compte les hétérogénéités, les évolutions, les enchevêtrements et les interactions.
11 Cet ouvrage tente de mettre de l’ordre dans le foisonnement d’orientations, de courants, et de réflexions méthodologiques, théoriques et épistémologiques qui ont marqué cette histoire, en rendant compte des postures, des démarcations et des catégorisations débattues au sein de l’anthropologie elle-même. Prudent à l’égard des deux postures extrêmes, « constamment mises en opposition, dans la littérature internationale en anthropologie » (p. 31), il tente de « penser l’équilibre entre distance critique et engagement, entre déconstruction et reconstruction des pratiques de l’aide » (p. 38).
12 Le corps du livre est composé de chapitres thématiques : Patricia Foxen traite des réfugiés et demandeurs d’asile ; Pierre-Yves Le Meur et Philippe Lavigne-Delville du développement rural, du foncier et de la gouvernance des ressources ; Alicia Sliwinski de l’environnement ; Jacky Bouju de l’assainissement et de la gouvernance urbaine ; Carl Kendall de la santé ; Charles-Edouard de Suremain de l’alimentation et de la nutrition ; et Kristine Tiedje du genre. De façon homogène et originale, les auteurs procèdent en trois temps : ils situent tout d’abord l’importance du thème, au regard des enjeux du développement et de l’anthropologie. Ils analysent ensuite le corpus pertinent (francophone et anglophone) de travaux anthropologiques et son évolution historique, en montrant comment s’est construite la rencontre entre le développement et une branche particulière de l’anthropologie. Finalement, ils présentent trois études de cas, issues de leurs propres expériences de recherche ou de la littérature internationale, qui illustrent la mise en pratique des trois postures – critique, appliquée et intermédiaire – et en proposent une lecture théorique et méthodologique.
13 L’ouvrage se clôt sur une analyse proposée par Laurent Vidal, autour des enjeux méthodologiques, épistémologiques et éthiques de cette nouvelle anthropologie, laboratoire d’une science qui vise « à comprendre une pluralité d’altérités » (p. 251) et à « corréler implication dans l’action et élaboration de réflexions théoriques » (p. 252). Éthique et épistémologie s’imbriquent dans la nécessité d’une démarche réflexive qui pose la question de la distance et de la critique vis-à-vis de l’objet, des contextes et des systèmes, mais aussi de la place de l’anthropologue et de la lecture de l’expérience anthropologique qui s’instaurent au sein de ces contextes et systèmes. Une postface de Philippe Ryfman précède une bibliographie d’une cinquantaine de pages et l’on saluera le choix des coordinateurs d’y avoir rassemblé la somme des références de l’ouvrage : sans prétention à l’exhaustivité, on a bien là un outil précieux pour la recherche dans le champ disciplinaire qu’examine cet état des lieux.
14 Blandine Destremau
15 CNRS/LISE
Pierre Micheletti, Humanitaire, S’adapter ou renoncer, Paris, Marabout, 2008, 246 pages, ISBN : 978-2-501-05812-4, 15 €.
16 Pierre Micheletti, président de l’association Médecins du monde, nous livre une réflexion lucide, critique et presque alarmiste, mais finalement optimiste, sur l’intervention humanitaire aujourd’hui. Sa question de départ est simple et factuelle : « Pourquoi la démarche humanitaire, fondée sur l’entraide internationale et le secours aux populations, rencontre-t-elle autant de méfiance, d’hostilité et de violence ? » (p. 28). Dans sa réponse, Pierre Micheletti revendique une repolitisation de l’humanitaire, un refus du voile de bonne conscience dont il se pare pour défendre sa légitimité et son innocence.
17 L’humanitaire souffre tout d’abord de son marquage très occidentalo-centré. L’auteur encourage à sortir d’un universalisme souvent instrumentalisé comme justification consensuelle, pour repositionner l’humanitaire, et surtout le sans-frontiérisme laïque, dans son contexte culturel : « Produit d’un système de pensée et de valeurs, le mouvement humanitaire moderne porte en lui une certaine culture sociale et politique. [...] Les humanitaires modernes sont et demeurent donc des enfants d’Occident dans la manière dont ils pensent, dont ils se comportent et dont ils mènent leurs missions » (p. 29). Or, « dans le nouvel équilibre mondial, l’Occident n’est plus considéré comme le modèle suprême et enviable. Aujourd’hui, un peu partout, il se voit reprocher sa volonté de suprématie et son arrogance. [...] Enfant d’Occident, l’humanitaire est pris dans cette réaction de rejet et se voit désormais perçu comme le représentant d’un universalisme européen sans complexe » (p. 31). Le contexte international a changé, mais pas l’humanitaire, qui pourtant s’y inscrit directement. Or, tel qu’il s’est construit il y a quarante ans, il est devenu anachronique. De surcroît, si l’action humanitaire peut se présenter comme porteuse d’un universalisme d’évidence, c’est qu’elle s’identifie aussi à un combat pour les droits de l’homme, qui cristallisent aujourd’hui cet universalisme humaniste. Or, les droits de l’homme ont été salis par leurs usages et instrumentalisations politiques. Pour certains, ils se résument à un modèle « empreint d’européocentrisme dont l’aide humanitaire représente un produit d’exportation » (p. 131).
18 En second lieu, l’action humanitaire est victime d’une confusion des rôles, que Pierre Micheletti appelle « les liaisons dangereuses », qui entretiennent l’ambiguïté entre les différents contingents de « Blancs » qui interviennent dans les pays en crise : militaires, sociétés privées de sécurité, représentants des Nations unies, diplomates, marchands, médias, groupes religieux, groupes mafieux ou autres. Un chapitre consacré à la « paternité dangereuse » de Bernard Kouchner montre combien « son parcours et l’alternance de ses responsabilités et de ses missions constituent autant d’éléments qui nourrissent la confusion » (p. 165). Pierre Micheletti préconise de comprendre d’abord, de décaler le regard pour prendre au sérieux ce que voient ces autres au service desquels l’humanitaire dit être : une bande d’occidentaux qui, sous divers accoutrements, de la blouse blanche au treillis militaire ou au costume de diplomate, envoient tour à tour des bombes et de l’aide, du mépris et de la compassion. Mais aussi de bien expliquer, affirmer son identité, la différence entre humanitaire non gouvernemental, humanitaire d’État et humanitaire intergouvernemental. Éviter la confusion, c’est aussi maîtriser l’origine de ses financements, garder une part de liberté, mais accepter de faire évoluer ses pratiques.
19 En effet, par certains de ses modes d’action, l’humanitaire est directement responsable des perceptions négatives dont il est l’objet et c’est le troisième registre qu’explore l’auteur. Il ne s’agit pas uniquement de « dérapages », ou de scandales, dont Pierre Micheletti analyse certains épisodes comme autant de dérives liées à la fois au contexte et aux changements internes du monde humanitaire lui-même. Ces dérives montrent à quels excès l’interventionnisme et la logique de domination inhérente au don peuvent parvenir. En évitant de faire de ces « cas » des boucs émissaires, mais sans résister au besoin (ou au plaisir ?) de justifier, clarifier et expliquer la position de Médecins du monde, l’auteur bat sa coulpe, ou celle du mouvement dont il a été acteur depuis plus d’un quart de siècle.
20 La priorité des organisations humanitaires et de solidarité internationale est « de fournir une aide et des soins à des personnes confrontées à des situations de crise ou de dénuement extrême » (p. 36). Mais leur mission est aussi d’agir pour que la défense de « l’idée d’une solidarité universelle, fondée sur une efficacité médicale » soit inscrite dans « une approche respectueuse de l’autre ». Or, d’une part, leur intervention repose sur un modèle biomédical construit sur la rencontre entre un soignant omniscient et un patient « réduit au rôle passif de bénéficiaire de services et de compétences » (p. 124). Cette relation se construit donc sur une forte asymétrie de pouvoir, justifiée par une référence aux sciences exactes. Ce type d’intervention est souvent peu respectueux, et des soignants nationaux, et des personnes elles-mêmes. Dans ce domaine et dans d’autres, les acteurs humanitaires véhiculent un modèle de développement, de progrès, qu’il est nécessaire de remettre en cause. Ils doivent se débarrasser de leur sentiment de supériorité et de leur arrogance. Plus que jamais, il est indispensable de ne plus réduire une personne qui souffre à une victime, un corps souffrant, et de mieux prendre en considération, avec respect et humilité, les dimensions sociales et culturelles de ceux que les humanitaires soignent ou aident.
21 D’autre part, la conviction d’être porteur d’un modèle universel mène à des attitudes d’intolérance à l’égard de l’altérité et à des difficultés à accepter la demande de reconnaissance de l’Autre, en particulier dans sa capacité d’agir comme un acteur humanitaire. Or, de ce côté également, le monde change, et les pays occidentaux n’ont plus du tout le monopole de l’aide et de la solidarité internationales. Le monde humanitaire a besoin de s’ouvrir, de lâcher prise sur sa domination, celui des définitions, des palmes, des valeurs, des critères et autres chartes morales et moralisantes, de laisser émerger un humanitaire nouveau, mondial. Il a aussi besoin de ne plus imposer de protocoles standardisés et déshumanisants, de partager les savoirs des autres et ses savoirs avec les autres. L’ouvrage est cependant relativement ambigu à cet égard, par exemple lorsque l’auteur affirme : « le monde ne cesse de changer, et les acteurs qui font le monde ont changé de continent ou, du moins, ne sont plus uniquement occidentaux » (p. 173). Surtout lorsqu’il oublie totalement les ONG non occidentales dans le chapitre 7, qui traite pourtant de la disparité des ONG au plan mondial, et se centre exclusivement sur l’Occident. Étonnant aussi de lire que « les rapports dominants – dominés ne sont plus acceptés ; compte tenu de leur niveau de développement et de leurs systèmes de valeurs, les divers pays ne souffrent plus d’aucun complexe d’infériorité » (p. 177). Ces constats tardifs ne devraient-ils pas eux aussi être analysés au prisme de la difficulté du milieu humanitaire à lire ses propres schémas de domination, tant que ceux-ci semblaient acceptés par l’Autre ? Et à l’aune du recours à des forces et appuis qui ont souvent permis aux ONG de s’implanter sans la bénédiction des populations locales, ou des bénéfices secondaires qu’elles distribuent à leurs adjoints et employés locaux, qu’il s’agisse de salaires, de signes de statut, de permis de circuler ou autres ressources économiques et sociales, qui ont aidé à faire passer la pilule de la domination ?
22 L’ouvrage ne s’arrête pas aux constats pessimistes de son auteur. La réalité impose d’ouvrir une nouvelle période, « celle de l’adaptation et de la métamorphose » (p. 39), qui exige un changement de soi, aux plans individuel et collectif. Renoncer, c’est laisser « l’action humanitaire se figer dans un anachronisme né d’une incapacité à liquider son ethnocentrisme originel » (idem). Il est nécessaire de débattre, de changer les perceptions, avec l’humilité de celui qui doute, tout en gardant le sens moral et l’engagement pour l’action. La matrice de l’humanitaire et des problèmes qu’il engendre et subit se trouve chez nous, en Occident, et c’est donc avant tout chez nous qu’il faut agir, refaire de la politique. Dans son argumentation pour une remise en cause, toutefois, on ne sait pas toujours d’où parle l’auteur, où se situe le « je » et le « nous », le « nous » et le « vous ». Le discours oscille entre plaidoyer pour l’ouverture adressé à l’ensemble indistinct du milieu associatif humanitaire (apparemment français ?) et quelques affirmations de la supériorité « objective » des grandes associations occidentales. Et si Médecins du monde semble particulièrement clairvoyante et intègre dans ce paysage, on ne peut pour autant faire à l’auteur le procès de se poser dans une démarche de justification ou d’éloge indifférencié de son organisation ; tout au plus de se positionner honnêtement comme ce qu’il est, et d’expliciter l’intégrité de ses convictions.
23 Cet ouvrage est touffu, et bien d’autres thèmes, histoires et analyses étayent les argumentations de l’auteur et informent le lecteur : de l’évocation des relations avec les médias à celle des dimensions financières de l’action humanitaire, des dérives du voyeurisme compassionnel aux ambivalences de la relation avec l’État, et aux nombreux épisodes ou polémiques qui ont jalonné l’histoire du milieu humanitaire français.
24 On aurait parfois envie d’aller plus loin, de poursuivre la discussion, en la nourrissant d’autres travaux. Tout d’abord explorer plus profondément les mécanismes qui ont permis à ce schéma humanitaire de perdurer, avec ou sans dérives constatées, et l’ambivalence de la période actuelle qui à la fois engendre des confusions de rôles, et offre un formidable moteur de moralisation de la politique internationale. Ensuite approfondir cette fameuse solidarité, mentionnée comme un label au fil du livre, sans que soit décortiquée la notion, ses fondements et ses implications. En deçà de ses formes historiques, occidentales, qu’est ce donc que la solidarité internationale ? Un sentiment, des institutions ou un rapport social ? Pourquoi est-elle l’objet de tant de concurrence ? Comment penser ses fondements, pour qu’elle puisse devenir un champ partagé, justement, entre différentes traditions ?
25 Blandine Destremau
26 CNRS/LISE
Majid Rahnema, Jean Robert, La puissance des pauvres, Arles, Actes Sud, 2008, 280 pages, ISBN : 978-2-7427-6676-5, 22,80 €.
27 Tout d’abord, une clarification fondamentale : pauvreté n’est pas misère. La seconde tend même à chasser la première, ainsi que l’expliquait un précédent ouvrage d’un des deux auteurs, dont celui-ci prolonge la réflexion [1]. Et cette confusion, commune, a des conséquences désastreuses. Ses présupposés fondamentaux sont ceux « d’un langage fondamentaliste qui, au nom de la lutte contre la pauvreté, empêche toute réflexion sur les modes de vie si divers des peuples du monde. Ce langage a en outre servi à imposer une pensée unique qui justifie le remplacement de ces multiples modes d’être, de vivre et de produire par les impératifs d’un système de production hégémonique ; il est de surcroît parvenu a désenchâsser le concept de besoins de tous les contextes humains, historiques et culturels pour le mettre au seul service d’une économie essentiellement concernée par ses propres impératifs d’expansion et de profit. Ce même langage, cette même pensée unique, ce même système qui, joignant le bâton à la carotte, ne promettent aux pauvres la jouissance future des conforts et privilèges jusque-là réservés aux riches que pour leur fermer toute autre voie que celle du mode de production hégémonique, leur faisant croire que seule leur intégration à ce système pourra les garantir contre la misère. En réalité, le système économique moderne est unique dans l’histoire : aucun mode de production antérieur n’a jamais produit une telle masse de misères comparables à celles dont souffrent aujourd’hui les deux tiers de l’humanité » (p. 39).
28 Cette longue citation positionne les différents éléments du raisonnement et du plaidoyer que construisent les deux auteurs en une alternance de dialogues et de démonstrations fondamentales, en s’appuyant sur Ivan Illich, Karl Polanyi, Serge Latouche, Spinoza, Gorz, Arendt, Deleuze, Ellul, et d’autres, dont on regrettera d’ailleurs que les œuvres citées ne soient pas regroupées en une bibliographie récapitulative. Cet ouvrage est un traité d’éthique, mais aussi un discours énergiquement critique du capitalisme hégémonique et de l’écologie qu’il instaure. Il entremêle en une grande fresque l’histoire occidentale et celle de la domination capitaliste dans les pays dits « en développement ».
29 Le langage économique confond et nie les distinctions entre pauvreté et misère. C’est autour de l’idée de dépendance, et de la perte de puissance qui en découle, que s’articule l’ensemble du raisonnement. Il ne s’agit pas que d’un enjeu linguistique, ou de désignation : « Les chiffres, qui n’ont pas de substance, permettent de réduire le sens de ce qui est bon, de ce qui est suffisant et de ce qui est superflu ici et maintenant en valeurs abstraites, universelles et interchangeables », qui rendent l’économiste incapable de comprendre la nature de cette différence (pp. 50-51). De surcroît, « le pauvre certifié, objet potentiel d’intervention des pouvoirs publics, est le produit de l’internalisation d’une hétérodéfinition – littéralement : une définition par d’autres, par un pouvoir extérieur » (p. 53). Il est défini seulement comme un individu ne gagnant qu’un ou deux dollars par jour (p. 21), ce qui est « non seulement une aberration, mais une insulte à sa condition » (p. 26).
30 Or, la pauvreté « ne peut être considérée que dans son contexte historique et culturel, dans ses formes culturellement incarnées ou « inculturées ». De fait, dans la plupart des cultures, le pauvre est tout simplement l’homme commun, l’humble dont le nombre constitue le commun des mortels, et sa condition – la pauvreté – est indissociable d’un mode de vie, d’un art de vivre et de faire » (p. 41). La pauvreté est un état d’être, lié à la production de subsistance, qui implique une vulnérabilité aux catastrophes naturelles mais une relative autonomie au regard du marché. Elle peut apporter une « joyeuse liberté » (p. 13), une « plénitude simple » (p. 16). Les auteurs se défendent toutefois d’un regard romantique ou nostalgique sur cette pauvreté et, pour ce faire, en appellent aux registres philosophique, sociologique, économique et écologique, qui s’enracinent dans la notion de puissance, la potentia de Spinoza, maîtrise et plénitude intérieures alors que la potestas, ou pouvoir, est un pouvoir extérieur dont l’essence est l’exercice d’une force d’intervention sur les autres (p. 43). Un chapitre entier de l’ouvrage est d’ailleurs consacré à l’étude de la pensée de Spinoza.
31 C’est la corruption de la pauvreté qui engendre la misère. Tout se joue autour du processus de modernisation économique, qui a exproprié les pauvres de leur capacité de subsistance, et dont les auteurs retracent les principales étapes : marchandisation croissante du monde et de ses ressources naturelles, prolétarisation et salarisation, expropriation et dévalorisation des modes de vie autres. Le processus de marchandisation a obligé plus de la moitié de l’humanité à troquer leur force de travail et leur puissance d’agir contre un salaire de moins en moins suffisant pour satisfaire leurs nouveaux besoins « fabriqués » (p. 19), les a « déracinés des milieux naturels ou humains où [ils] pouvaient vivre avec dignité des fruits de leur travail » (p. 21).
32 Un chapitre analyse la pauvreté en tant que relation au travail : « Durant deux siècles, pour la plupart des hommes des pays « développés », leur relation au travail est ce qui déterminait leur statut : pauvres ou misérables ». Cette ligne de clivage est « destinée à devenir aussi importante que la plus grande des différences sociales ». « La pauvreté fut censée inciter au travail et le travail soulager la pauvreté » (p. 172). Et « le travail apparaîtra comme la rédemption des pauvres de la misère, alors que les miséreux seront simplement les pauvres qui ne trouvent pas ou ne veulent pas de travail » (p. 171). Cette violence, bien connue, procède par l’expropriation des tiers domaines, communaux, domaines de relative gratuité, par la disqualification des formes de solidarité et de partage et des richesses relationnelles, culturelles et autres qui étaient une protection contre la misère. La définition du travail devient unifiée comme travail salarié, fondé sur la destruction des activités paysannes : c’est à ce travail-là qu’est destiné le pauvre devenu miséreux, indigent. La multiplication des détours de production ont aliéné le travailleur du produit de son travail : l’individu social ne produit plus rien de ce qu’il consomme et ne consomme rien de ce qu’il produit.
33 L’économie moderne, « en pourchassant cette condition humaine qu’était la pauvreté sous ses formes vernaculaires, a eu une part prépondérante dans la production des misères modernes » (p. 30). Les « manques endémiques créés par la production systématique de biens et de services censés satisfaire des besoins – besoins socialement fabriqués – ont déjà produit de telles dépendances qu’il devient de plus en plus difficile, voire impossible, pour les majorités, de retrouver les modes de vie simples, conviviaux et divers qui faisaient toute la richesse de leur pauvreté » (p. 39-40). De plus, cette dépendance reproduit une tension entre l’augmentation programmée de leurs revenus et leur dépendance accrue aux besoins socialement fabriqués par cette même croissance, reconduisant le mécanisme de la rareté et rendant leur situation de plus en plus précaire (p. 275).
34 Le développement, fut-il durable, est une « imposture » (p. 149), qui s’inscrit dans cette histoire longue : « Étranger aux réalités locales, non enchâssé dans des relations culturelles, le développement nourrit mal les pauvres tout en les rendant dépendants du marché » (p. 156). Il met tout en œuvre pour rendre ces « vaincus » de l’économie moderne toujours plus dépendants des causes de leur perte de puissance (p. 26). Il fonctionne sur le principe du « syndrome de la loterie, [illusion qui] fait miroiter le mirage que les gagnants aux jeux du marché capitaliste incluent aussi les plus pauvres. Comme si, à ce jeu, gagner n’était pas seulement une affaire de chance, mais de déploiement d’un éventail de qualités qui, tels « l’intelligence économique », le goût de « l’intérêt » et de « l’argent bien placé » ou simplement « la délivrance de modes de vie intenables et dépassés, la concurrence économique tous azimuts, serait la chose la plus naturelle et la mieux partagée du monde » (p. 282).
35 Les politiques de soulagement de la pauvreté, en particulier celles de la Banque mondiale, se servent du langage tautologique de l’économie, qui font de la pauvreté « une collection quantifiable de manques soulagée par la seule économie », pour en appeler « au sens de la compassion et occulter le fait que ces mêmes politiques servent à moderniser la pauvreté, c’est-à-dire produire et renforcer les formes modernes de la misère » (p. 45). Définissant le pauvre par son revenu, et ne proposant que des voies d’augmentation de ce revenu, ces politiques visent l’intégration des pauvres dans le système même qui menace leur autonomie, ne pourra satisfaire leurs nouveaux besoins engendrés par cette intégration et les transformera en miséreux.
36 Au-delà d’une guerre de civilisation, c’est donc bien une guerre de savoirs qui se joue, qui invite les porteurs de savoirs de subsistance à se considérer comme une espèce en voie de disparition : ces savoirs « sont déclarés caducs, leurs capacités obsolètes, passibles de programmes de rééducation ou de développement » (p. 83). « La pénétration de la civilisation occidentale a toujours été une invasion de savoirs aussi impénétrables que la dureté minérale de ses armes. Dans un premier temps, cette pénétration ne fait pas appel à la raison mais plutôt aux affects qui tendent à influencer le désir des pauvres, afin de les éduquer, ou de les développer, dans le sens recherché par le système. Le paquet des savoirs rationnels occidentaux a besoin, avant d’être accepté, demandé et redemandé, d’être précédé de cette vague irrationnelle de mépris inculqué envers les flexibles, subtils et intimes savoirs locaux, vague de choc qu’Ivan Illich qualifiait de disvaleur » (p. 84-85). Cette intériorisation constitue la clé de ce que les auteurs désignent comme une forme de servitude volontaire : « internalisation des désirs qu’il faut avoir, envie des savoirs des autres, mépris pour les siens propres, qui peut aller jusqu’à la honte intime » (p. 273).
37 Ce livre défend la conviction qu’il est temps de définir les moyens pour atteindre cet autre développement, autonome, endogène, humain, que Gandhi avait imaginé (p. 157). Mais il n’existe pas de solutions rapides, tant l’ordre établi et nos modes de pensée sont devenus figés en une logique de système. Pour autant, les systèmes de corruption, de destruction et de séduction dont disposent les sociétés de marché ne sont pas infaillibles, mais minés de l’intérieur par des fissures et des contradictions. Le mythe, ou l’idéologie du développement, continuellement plébiscités par les grandes assemblées mondiales, a en effet perdu sa crédibilité. Les « décrochages », les « désadhésions », les initiatives d’entraide, de solidarité et de convivialité, les luttes pour le maintien de la gratuité, se multiplient. Il faut stimuler la puissance des soumis et des vaincus, aujourd’hui en marche, « inspirée par les traditions philosophiques de libération qui émergent de petits et de grands mouvements de résistance » (p. 20), inverser les rapports de subordination entre les « savoirs hégémoniques affichés » et les « savoirs vernaculaires, de subsistance » (p. 263) et sortir de l’idée qu’il n’y a pas d’autre possible que le capitalisme marchand.
38 Tout homme ou toute femme dispose en effet d’un fond de puissance qui lui est propre, qu’il peut mettre en jeu avec les autres, et défendre contre les forces de l’aliénation, pour unir désir et raison, liberté et nécessité. Plutôt que dans des institutions ou dans des solutions proposées par des experts, l’espoir se situe dans les multitudes de devenirs minoritaires, qui ne sauraient s’agréger en une majorité abstraite, dans l’enrichissement des rencontres que notre conatus, ou notre désir et notre appétit de vivre, nous permettront d’établir avec d’autres vivants. Il se situe donc dans des processus qui « sont les devenirs, [qui] ne se jugent pas au résultat qui les terminerait, mais à la qualité de leurs cours et à la puissance de leur continuation », ainsi que l’écrivait Deleuze (p. 11). C’est la mise en quotidien de ce devenir révolutionnaire, le travail sur soi et la transformation intérieure, l’émergence de nouveaux rapports sociaux, qui en recèlent la puissance, à laquelle les « modèles révolutionnaires antérieurs avaient été aveugles » (p. 232). La « réinvention permanente du présent, à la fois aux plans personnel et social, est la clé de la liberté » (p. 277), et c’est par les marges que ces lignes de résistance à l’économie hégémonique continueront de passer. C’est un projet politique, que les auteurs inscrivent toutefois dans les limites de la nécessité, et différencient des voies radicales du refus de la technique et de tout modernisme et d’une « idéologisation à rebours » qui exigerait des pauvres un renoncement fondamental (p. 283). En outre, si certaines servitudes sont imposées ou manipulées, certaines servitudes volontaires sont assumées en un impératif éthique, et mues aussi par l’envie de pouvoir vivre sous le régime de Droit des pays « riches ».
39 Blandine Destremau
40 CNRS/LISE
Développement
Assen Slim, Le développement durable, Paris, Le cavalier bleu, 2009 (1re édition 2007), 128 pages, ISBN : 978-2-84670-184-6, 9,50 €.
41 La collection « Idées reçues » est forte de près de 200 titres dont un certain nombre, dans la série « Économie et société », porte sur les domaines et thèmes de la Revue Tiers Monde. Citons la mondialisation, l’altermondialisme, le commerce équitable, l’immigration, le micro-crédit. Les ouvrages sont organisés en une quinzaine de questions regroupées par thème qui sont autant d’idées reçues ou encore de faux ou de vrais lieux communs qui agitent les esprits et parfois stérilisent la réflexion critique. La didactique du contenu ne provient donc pas d’un exposé systématique du sujet mais d’une série de points d’appui apparemment évidents que chaque auteur examine en une demi-douzaine de pages au maximum pour chacun. Dotés d’un glossaire mais d’une bibliographie réduite, ces ouvrages de 128 pages ne rivalisent pas directement avec les « Que-sais-je ? » ou les « Repères ». Mais de nombreux titres sont le fait de spécialistes comme E. Fougier pour l’altermondialisme ou Smaïn Laacher pour l’immigration (ou encore Hélène d’Almeida-Topor pour l’Afrique noire ou Fariba Adelkakh pour l’Iran).
42 A. Slim est MCF d’économie à l’Inalco (et auteur entre autres d’un autre ouvrage chez le même éditeur, Comment je suis devenu économiste, qui présente des entretiens avec une douzaine d’économistes réputés) et organise sa réflexion en trois thèmes : développement durable et opinion publique, développement durable et nouvel ordre économique mondial et enfin, développement durable, environnement et société. L’idée reçue n° 2 affirme par exemple que le développement durable est vide de contenu scientifique. Discutant les limites de la notion du progrès technique, utilisant les données des rapports du GIEC, Slim note qu’il est impossible de produire artificiellement les services « gratuits » de la nature et que pour le moment les progrès technologiques sont concentrés dans les pays du Nord. Il est certain en tout cas qu’il faut changer de genre de vie, ce qu’il est difficile de définir même avec les sciences humaines. L’idée n° 3 affirme plus simplement que « Le développement durable est une escroquerie ». L’idée que le développement durable camoufle des objectifs moins avouables et moins moraux provient de plusieurs raisons comme l’échec du développement lui-même sur plus d’un demi-siècle ou encore la difficulté à définir des taux et des seuils de maintien de la reproduction des ressources naturelles.
43 Dans le même ordre critique, la seconde section comporte des idées reçues comme « Le développement durable, c’est l’occidentalisation du monde » ou encore « Le développement durable, c’est un développement au rabais pour les pays du Sud ». Slim rappelle tous les torts que véhicule, à juste titre, la notion de développement, mais il estime que l’introduction de l’environnement est une nouveauté peu encore perçue véritablement et qu’il porte en lui des dimensions nouvelles qu’évoque par exemple E. Morin : conscience, partage, respect de cultures millénaires (p. 59). Quant aux avantages qu’il semble promettre aux pays du Sud, il est certain que les normes sociales sont aussi importantes que les normes techniques ou environnementales : la durabilité du développement n’est pas évidente si l’on conserve les mêmes politiques de développement, mais justement cette nouvelle façon de voir doit aboutir à la transformation des rapports internationaux. Enfin, dans la dernière section, ce sont le nucléaire, les OGM ou encore la fameuse explosion démographique qui sont passés au crible de cette problématique à la fois ouverte et critique. La conclusion pose la question d’un point de vue plus moral : c’est maintenant ou jamais mais on ne peut et on ne doit pas y échapper.
44 Cet ouvrage modeste n’est ni un manifeste ni un pamphlet, mais il peut agiter quelques certitudes mal fondées. On peut regretter toutefois que sous prétexte de vouloir s’adresser au grand public, la bibliographie fasse le silence sur quelques ouvrages de synthèse récents comme ceux de C. Aubertin, F.-D. Vivien ou encore M.-C. Smouts, mais deux pages sont consacrées à lister de nombreux sites Internet qui permettent d’accéder à des associations ou à des centres de documentation.
45 Jean Copans
46 Université Paris V
Afrique
Gauthier de Villers, République Démocratique du Congo de la guerre aux élections. L’ascension de Joseph Kabila et la naissance de la troisième Répu blique, Paris, L’Harmattan (coll. « Cahiers africains »), 2009, 480 pages, ISBN : 978-2-296-07750-8, 42 €.
47 Cet ouvrage de près de 500 pages, écrit par un des meilleurs spécialistes de la RDC, est incontournable pour ceux qui veulent comprendre pourquoi et comment la RDC est le théâtre permanent de violence et de pillages. On estime que, depuis 1998, 5,4 millions de personnes sont décédées des suites directes ou indirectes de violences (rapport international Rescue Committee).
48 L’ouvrage de Gauthier de Villers décrit l’assassinat de L. D. Kabila le 16 janvier 2001, l’investiture de son fils Joseph le 24 janvier 2001 et la naissance de la IIIe République. Il permet de comprendre l’évolution politique et conflictuelle de l’ancien Congo belge devenu Zaïre puis RDC. Il se veut une histoire événementielle, reprenant ainsi P. Veyne selon lequel « le tissu de l’histoire est ce que nous appelons une intrigue, un mélange très humain et très peu « scientifique » des causes matérielles, des fins et de hasards » (Comment on écrit l’histoire, Paris, Le Seuil 1996).
49 L’ouvrage présente, avec une multitude d’informations et de sources, les enjeux des pouvoirs internes à la RDC et le rôle des États voisins et des puissances occidentales dans la vie politique congolaise. L’histoire congolaise est marquée par des renversements d’alliance des affrontements et des compromis entre la Grande-Bretagne et les États-Unis soutenant l’Ouganda de Museveni et le Rwanda de Paul Kagame alors que la Belgique et la France soutenaient plutôt Kinshasa. Les pays voisins, le Rwanda et l’Ouganda, mais également l’Afrique du Sud de Thabo Mbeki, sont très présents. L’auteur retient toutefois la thèse de J.-F. Bayart selon laquelle les pouvoirs africains ont fait de la dépendance une ressource stratégique, et pour qui la politique de l’extraversion est un mode d’action historique. Les rapports de force et les enjeux de pouvoirs internes à la RDC dominent et le pillage, permanent depuis Mobutu, concerne moins les fuites de richesse que les redistributions à des réseaux clientélistes.
50 La partie la plus intéressante de l’ouvrage concerne la conflictualité. L’auteur mobilise un nombre important de rapports, études, ouvrages. Il prend partie, sur les débats entre les économistes « universalistes » tels P. Collier opposant avidité (greed) et grief (grievance) et les politistes particularistes, en faveur des derniers. Il fait siennes les analyses distinguant plusieurs acteurs privés (milices, rebelles, warlords) et différenciant les guerres interétatiques, les guerres inter-congolaises et la constellation de guerres locales. Selon l’auteur, les facteurs économiques comme l’avidité (greed) ont une valeur explicative mais davantage en termes de risque probabilisable qu’en termes de compréhension des dynamiques réelles des conflits. La RDC demeure le lieu de conflits violents et d’une économie militarisée notamment au Katanga et surtout au Kivu. Au Katanga, le pillage continue dans le cuivre et le cobalt avec le rôle des grandes compagnies et la connivence des autorités. Le Kivu, région frontalière du Burundi, du Rwanda et de l’Ouganda, est doté de richesses naturelles ; il connaît une prolifération des armements et demeure un « chaudron » socio-ethnique. Le Nord-Kivu subit l’onde de choc du génocide du Rwanda de 1994. Il est le lieu où se sont réfugiés les « génocidaires » hutus. Les rebelles appartiennent à des forces Hutus et Tutsis. Les enjeux de la guerre sont l’accès aux terres arables et les mines de coltan, d’or et d’étain. Le coltan a la couleur du bitume, l’odeur de l’argent et le goût du sang. L’économie militarisée s’est mise en place sous le contrôle des armées (de Kabila soutenu par l’Angola) et des milices et rebelles (Tutsis de Nkunda soutenu par Paul Kagame, Hutus du FDLR et Maï-Maï). Les militaires exploitant les jeunes « creuseurs » sont liés aux politiques, aux trafiquants et aux réseaux d’exportation vers le Rwanda, le Burundi, la Zambie et, au-delà, la Tanzanie et l’Ouganda.
51 L’ouvrage aide également à comprendre les efforts de paix et les relatifs échecs de la communauté internationale. L’ouvrage se termine en juillet-août 2008. L’histoire événementielle et l’intrigue continue avec intensité et renversement d’alliance. Depuis, un plan de paix proposé par la France a reposé sur trois axes : l’exploitation en commun des ressources minières, le droit de propriété et la représentation politique de la minorité tutsie. À la mi-janvier 2009, un renversement d’alliances a eu lieu. Les troupes du Rwanda étaient entrées avec l’accord de Kinshasa pour lutter contre les FDLR, ex-soldats et mercenaires du pouvoir hutu, et avaient arrêté Laurent Nkunda. En janvier 2009, un accord avait été signé au Nord et au Sud-Kivu pour une cessation immédiate des hostilités. Il restait à réaliser l’essentiel, le désarmement, la démobilisation. La MONUC reste présente avec 90 % des 17 000 casques bleus dans cette zone, mais a fait montre d’une grande impuissance. L’UE a refusé d’envoyer des troupes. 16 sites de réfugiés sont assistés par le HCR. Le président de l’Assemblée nationale, Vital Kamhere, opposé à l’influence du Rwanda au Kivu, avait démissionné juste avant le discours de Nicolas Sarkozy le 27 mars 2009.
52 Philippe Hugon
53 Université Paris X – Nanterre
Bernard Kouassi (dir.), Les déterminants de la production agricole en Afrique de l’Ouest. Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Ghana et Togo, Paris, Karthala, 2008, 184 pages, ISBN : 978-2-8458-6972-1, 19 €.
54 Ce livre rassemble les résultats de quatre études de cas relatives aux conditions dans lesquelles des paysanneries de quatre pays d’Afrique de l’Ouest ont pu ou non modifier leurs techniques de production agricole au cours des dernières décennies et pourraient éventuellement accroître leur productivité.
55 Une première étude concerne les systèmes de culture et d’élevage pratiqués dans un finage villageois situé au cœur de la zone cotonnière du Sud-Ouest du Burkina Faso. Elle met clairement en évidence la faible utilisation des diverses matières organiques disponibles pour la reproduction de la fertilité des terres arables mais n’évoque finalement qu’assez peu les conditions qu’il conviendrait de réunir pour qu’elles soient davantage valorisées par les agriculteurs.
56 La deuxième étude a pour ambition de mesurer le niveau d’efficacité « technique » des producteurs de riz pluvial dans le Centre-Ouest de la Côte d’Ivoire et d’identifier les sources de variation de ce niveau d’efficacité entre exploitations agricoles, en ayant recours à la Méthode d’enveloppement des données (Data envelopment analysis DEA), au risque de s’intéresser exclusivement à l’accroissement des rendements à l’unité de surface, moyennant l’utilisation des « nouvelles technologies » et des « intrants modernes ». Il en résulte que l’inefficacité constatée par les auteurs serait surtout le fait d’une « mauvaise allocation du temps de travail familial, qui privilégie [...] les cultures d’exportation au détriment des cultures vivrières ». Mais comment les auteurs ont-ils pu ne pas percevoir les limites de leur parti pris de ne vouloir mesurer l’efficacité des techniques rizicoles qu’au vu des seuls rendements en riz, sans référence aucune aux revenus obtenus par les agriculteurs, ni vraie prise en compte de l’insertion de la riziculture dans les systèmes d’activités paysans et de l’éventuelle concurrence entre les divers emplois possibles de la force de travail familiale à leur disposition ?
57 La troisième étude de cas visait à présenter « les déterminants de l’adoption des variétés améliorées de riz » dans les vallées intérieures du Nord du Ghana, au moyen d’une application du modèle Tobit. Elle conclut sur le fait qu’il conviendrait de promouvoir préférentiellement l’emploi de ces « variétés améliorées » auprès des agriculteurs les plus âgés et les mieux pourvus en rizières. On peut sans difficulté en deviner un peu les raisons, mais le lecteur reste sur sa faim pour ce qui est des revenus que les uns et les autres peuvent éventuellement obtenir en ayant recours à ces variétés (qualifiées bien vite d’ « améliorées ») selon leurs conditions d’utilisation.
58 Et pour terminer, l’ouvrage nous emmène dans trois zones du Togo réputées déficitaires du point de vue alimentaire, pour y « évaluer l’effet des diverses technologies adoptées par les producteurs de maïs et l’efficacité avec laquelle les ressources sont utilisées pour assurer une production soutenue et une gestion durable des ressources impliquées dans le processus ». Les conclusions sont que « la variable du capital humain semble avoir un impact négatif significatif sur la productivité du maïs » et que « la plupart des exploitants ont occasionné par leurs pratiques une dégradation des parcelles et ce, de manière prononcée ». Et d’ajouter que les femmes « constituent toujours la couche d’opérateurs la moins efficiente ». On peine à imaginer quels seraient les moyens d’améliorer une telle situation mais les auteurs de cette dernière étude ne s’aventurent heureusement pas à nous dire comment on parviendrait à corriger ce si déficient facteur humain.
59 De toute évidence, l’ouvrage a davantage été conçu pour montrer des applications de quelques méthodes économétriques que pour donner une réponse sérieuse à la question de ce qui préside au choix, aux modalités de mise en œuvre et à l’efficacité des techniques agricoles. D’où la façon incantatoire avec laquelle le coordinateur de l’ouvrage finit par conclure que la situation ne peut être améliorée qu’à partir de l’adoption de nouvelles technologies visant à l’obtention de « meilleurs rendements », tout en s’interrogeant sur les « réticences » manifestées par les agriculteurs « face aux innovations proposées ». Comment pourrait-il d’ailleurs en être autrement puisque les techniques évoquées dans le livre sont presque toutes qualifiées d’emblée de « mauvaises » ou « améliorées » ?
60 Marc Dufumier
61 INA-Paris-Grignon
Mark Pelling, Ben Wisner, Disaster risk reduction : cases from urban Africa, Londres, Earthscan, 2008, 224 pages, ISBN : 978-1-844-07556-0, £ 49,95.
62 L’ouvrage coordonné par Mark Pelling et Ben Wisner intitulé Disaster risk reduction : cases from urban Africa est plus qu’un titre supplémentaire au sein de la déjà très riche littérature sur la réduction des risques de catastrophes. Cette compilation d’essais sur les villes africaines s’appuie sur les travaux réalisés dans le cadre du projet AURAN soutenu par ProVention Consortium. Ce projet initié en 2003 a pour but de fédérer les équipes de recherche travaillant sur les risques de catastrophes en Afrique. En effet, au contraire de l’Amérique latine et de l’Asie où des réseaux de chercheurs et de praticiens ont été créés dès les années 1980 (La Red, Asian Disaster Preparedness Center, Asian Disaster Reduction Center), peu d’échanges s’effectuent à l’échelle du continent africain. Le présent ouvrage est donc une compilation unique de travaux menés au sein de sept villes africaines : Accra (Ghana), Kisii et Kisumu (Kenya), Le Cap (Afrique du Sud), Dar es Salaam (Tanzanie), Saint-Louis (Sénégal) et Alger (Algérie). Ce travail est également une rare tentative de collaboration entre chercheurs et praticiens (représentants d’ONG et d’institutions gouvernementales), qui plus est anglophones et francophones.
63 L’ouvrage se découpe en trois parties. La première partie contient trois essais théoriques sur la réduction des risques de catastrophes au sein des villes africaines, coécrits par Mark Pelling et Ben Wisner, deux des plus grands penseurs contemporains dans le domaine. Ces textes dressent un rapide portrait des villes africaines et justifient de la prégnance des catastrophes en matière de développement. Ils identifient aussi les menaces auxquelles sont exposées les villes africaines et abordent les conditions de vulnérabilisation des sociétés urbaines, en insistant notamment sur les liens entre défauts d’accès au pouvoir ( « powerlessness »), marginalité et vulnérabilité des plus pauvres. Un chapitre liste enfin les principales mesures envisageables pour réduire durablement les risques de catastrophes en milieu urbain, particulièrement en Afrique. Ce cadre opérationnel intègre des mesures suivant une logique d’application par le haut (gestion de l’occupation du sol, des transports, des infrastructures, de la pollution) et des stratégies participatives (systèmes d’alerte précoce, actions communautaires de réduction de la vulnérabilité et de préparation aux catastrophes). L’intégration bien trop rare de ces deux logiques constitue un des enjeux majeurs de la réduction des risques de catastrophes.
64 La seconde partie du livre compile les études réalisées dans le cadre du projet AURAN. Ces études de cas illustrent la diversité et l’importance des contextes locaux dans la construction des conditions de vulnérabilité et la mise en place de mesures durables de réduction des risques de catastrophes. De plus, chaque chapitre offre un éclairage différent sur les risques et catastrophes en milieu urbain au travers d’approches sociales ou plus techniques (dans le cas d’Alger par exemple). L’intérêt principal de l’ouvrage réside cependant dans son intégration, extrêmement rare dans la littérature, des événements fréquents, voire quotidiens, de relativement faible magnitude. En effet, les études de cas proposées couvrent aussi bien les épidémies, la pollution, les incendies au sein des quartiers informels, les accidents de la route que les inondations et les séismes. Les auteurs montrent avec pertinence que les « petits » événements lorsqu’ils s’accumulent ont un poids beaucoup plus important que les grandes catastrophes couvertes par les médias. Or, ces catastrophes négligées ( « neglected disasters »), comme les définit par ailleurs Ben Wisner, n’apparaissent pas dans les statistiques internationales et sont fréquemment omises par les programmes de réduction des risques. Cet ouvrage montre qu’il est nécessaire d’aborder les événements quotidiens dans le contexte théorique et opérationnel de la lutte contre les catastrophes dont ils partagent bien souvent les causes et les remèdes.
65 L’ouvrage se clôt par un plaidoyer collectif pour une nouvelle approche de la réduction des risques de catastrophes. Ce dernier chapitre met l’accent sur les nouveaux enjeux auxquels sont confrontées les villes africaines, grandes ou plus petites : mondialisation, accroissement des disparités entre les plus riches et les plus pauvres, changements climatiques. Les auteurs capitalisent sur le contexte théorique dressé en introduction de l’ouvrage et sur les études de cas, et militent notamment pour une place accrue de la société civile dans les processus de prise de décision aussi bien en matière de développement urbain que de réduction des risques de catastrophes.
66 À bien des titres donc, cet ouvrage unique au sein de la littérature constitue une lecture essentielle pour tous les chercheurs et praticiens s’intéressant aux villes africaines et à la réduction des risques de catastrophes.
67 Jean-Christophe Gaillard
68 CNRS/Université de Grenoble I
Asie
Jan Breman, Isabelle Guérin, Aseem Prakash (dir.), India’s Unfree Workforce. Of Bondage Old and New, Oxford University Press, 2009, 392 pages, ISBN : 978-0-19- 569846-6, £ 29,99.
69 Ce livre parle de l’Inde, mais surtout des replis obscurs d’une idéologie de marché qui culmine dans la fiction d’une liberté de circulation, d’une allocation fluide, à des échelles diverses, d’un facteur de production indissociable des êtres humains qui le produisent, le reproduisent et l’exercent : la force de travail. L’économie de marché possède toujours ses captifs, et si c’est en Asie qu’ils sont le plus nombreux (en nombres absolus et en proportion), leur répartition dans les autres régions montre qu’il ne s’agit pas d’une survivance archaïque : selon le BIT (tableau p. 355), en 2005, plus de 12 millions de travailleurs sont forcés dans le monde, les trois quarts en Asie et dans le Pacifique (3 pour mille habitants) et plus de 10 % en Amérique latine et dans les Caraïbes (2,5 pour mille habitants). Si c’est dans les pays industrialisés que leur proportion est la plus faible, l’organisation y estime leur nombre à 360 000, soit 0,3 pour mille habitants.
70 Les travailleurs forcés sont loin d’être tous objets de trafic ou de mobilité forcée : certes, ces derniers sont majoritaires dans les pays industrialisés, en transition ou dans les pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, mais ils sont largement minoritaires dans les trois continents les moins développés : moins de 20 %. Une indication supplémentaire est donnée par le fait que, à l’échelle du monde, les deux tiers des travailleurs forcés le sont dans le cadre d’une exploitation économique privée, alors que l’exploitation sexuelle commerciale, toujours selon le BIT, n’en représente qu’un peu plus de 11 %, le travail imposé par l’État ou l’armée pesant finalement pour plus de 20 %. L’exploitation économique privée hors travail sexuel absorbe les neuf dixièmes des travailleurs forcés en Afrique du Nord – Moyen-Orient, les quatre cinquièmes en Afrique sub-saharienne, les trois quarts en Amérique latine et dans les Caraïbes, et les deux tiers en Asie et dans le Pacifique. Ce sont les pays industrialisés – avec tout de même 23 % – et les pays en transition – moins de 5 % – qui font baisser la moyenne, le gros des travailleurs forcés se trouvant dans le commerce du sexe.
71 Quelles que soient les incertitudes de définition, de circonscription de catégories, de seuils et de comptage présidant à l’élaboration de ces statistiques, d’ailleurs largement discutées dans l’ouvrage, elles pointent sans ambiguïté la relation entre capitalisme et travail forcé, dans un contexte de globalisation. Cette relation peut-elle être considérée comme une exacerbation des divers types de contraintes qui pèsent sur la mobilisation et la marchandisation du travail dans le système capitaliste, qui éclairerait d’un jour cru la fiction de liberté qui continue à prévaloir ? La dette, qui cristallise bien souvent un asservissement construit également dans la sphère sociale et politique, permet-elle de dévoiler les dimensions non économiques de transactions présentées comme contractuelles ? Le débat est conduit tout au long de cet ouvrage, à partir du cas indien. La question spécifique est donc aussi celle de l’articulation entre dépendance servile et organisation hiérarchique du système de castes et puise dans l’histoire (Pouchepadass) : l’asservissement constitue-t-il un statut distinct, ou est-il inhérent à ce qui est défini comme un système d’exploitation et d’oppression sociale ? S’agit-il d’arrangements individuels (la dette, l’engagement, le contrat) ou collectifs (la domination de caste) ?
72 Ce livre montre à quel point le travail, dans l’Inde moderne et capitaliste, est toujours l’objet de stratégies de captation par diverses formes de contraintes, qui mobilisent les inégalités de pouvoir et de statut à des fins essentiellement économiques : abaissement des coûts de production, avantage compétitif. Les mécanismes de transformation de l’ancienne servitude en « néo-asservissement » sont analysés dans les quatre textes de la première partie, et par un parti pris historique des auteurs en général, qui montrent que, dans un premier temps, le processus de monétarisation et de marchandisation de la production et de l’économie agricoles indiennes a contribué à défaire l’ancienne relation de servitude. Encastrée dans des arrangements d’interdépendance mutuelle, à la fois proche de l’esclavage et du clientélisme, cette servitude essentiellement agraire et villageoise tendait à maximiser le pouvoir et le prestige des propriétaires et non seulement leur revenu. Elle fut juridiquement légitimée par la colonisation britannique, qui ne reconnut pas sa dimension d’interdépendance, mais en fit une des modalités d’application du droit de propriété et des contrats, et de la responsabilité individuelle. La dette était désignée comme responsable de la perte de liberté au travail.
73 La servitude fut épargnée par l’abolition de l’esclavage de 1843 au prétexte qu’elle relevait du système de castes, et du fait de sa valeur pour la production agricole. Lorsque le commerce d’esclaves disparut, à la fin du XIXe siècle, la servitude pour dette héréditaire était devenue un mode courant de contrôle de travailleurs dépendants. Ce faisant, passant d’un mode précapitaliste à un mode capitaliste de production, la force de travail servile perdit progressivement (entre la moitié du XIXe et la moitié du XXe siècle) la protection et les prestations que leur procurait l’ancien régime, aussi dominateur fût-il. La rémunération, toujours inférieure au seuil de survie décent, tendit à être payée en espèces et non plus en nature. La servitude, autrefois la forme dominante de relation d’emploi, fut lentement remplacée par l’engagement à la journée. Les mouvements sociaux, en revendiquant l’égalité et la dignité pour tous, avaient contribué à éradiquer la captivité des travailleurs.
74 Après l’indépendance, aucune politique publique ne vint instaurer des dispositions de protection et de sécurité sociales pour les travailleurs agricoles, soumis aux aléas des besoins saisonniers de main-d’œuvre. L’intensification de l’agriculture et l’essor de la demande de travail en dehors des villages engendrèrent de profonds changements dans les relations agraires, et un relâchement des formes de contrôle et de dépendance. Le gonflement du marché du travail rural s’accompagna ainsi d’une intense mobilité, répondant à des stratégies d’échappatoire de la part des travailleurs agricoles, avec comme résultat de mettre en concurrence les bras provenant de diverses régions du pays. Cette grande vague de relâchement déboucha sur de nouvelles formes d’asservissement dans diverses branches économiques, pour beaucoup saisonnières et liées à la construction ou à l’agrobusiness, mais aussi dans des activités artisanales et industrielles. Dix à vingt millions de personnes, soit environ 5 % des travailleurs informels (qui représentent eux-mêmes 90 % de la population active de l’Inde) seraient concernés.
75 La définition du travail asservi, ou non libre, fait l’objet de discussions tout au long de l’ouvrage, en particulier dans le texte de Srivastava. Cette nouvelle forme d’asservissement diffère de l’ancienne dans sa durée, en relation avec la forte mobilité des travailleurs : décidée lors de l’embauche et scellée par une avance, elle se clôt par la fin de l’engagement et le versement du solde dû. Immobilisé par sa dette, le travailleur cède toute prétention à négocier ou à réclamer pendant la durée de l’engagement, souvent une saison de travail pendant laquelle il est soumis à des conditions extrêmement dures. Autre différence, un intermédiaire, rémunéré par l’employeur, recrute et supervise la main-d’œuvre, joue le rôle de courtier, de contremaître et de financier, dans un climat d’intense concurrence (Picherit).
76 Les deux formes de servitude – l’ancienne et la nouvelle – sont similaires quant au fait que les travailleurs y entrent « volontairement », du moment qu’ils doivent travailler pour rembourser une avance en perdant toute autonomie ou liberté de chercher un autre emploi. Autrefois, néanmoins, la relation était codifiée par de multiples obligations et droits, alors qu’aujourd’hui elle est contractuelle, monétarisée et dépersonnalisée et, contrairement à l’ancienne servitude, concerne exclusivement la dimension économique de la transaction : c’est une relation capitaliste d’exploitation qui doit rémunérer toute une chaîne d’intermédiaires. Ces études de cas finement analysées montrent cependant à quel point les registres relationnels demeurent encastrés, par-delà les aspects purement marchands : les travailleurs sont toujours des personnes à l’identité sociale dévalorisée, ce qui renforce leur vulnérabilité, alors que les employeurs, eux, appartiennent à des échelons sociaux plus élevés et cumulent les identités de maître, de propriétaire, d’employeur et de capitaliste. Hommes, femmes et enfants appartiennent aux castes et tribus inférieures, qui sont surreprésentées parmi les familles pauvres, sans terre et sans emploi. La domination économique et sociale, historiquement enracinée, et des coûts de sortie prohibitifs pour les travailleurs déterminent donc toujours ces types de relation de travail. Et la dette apparaît à la fois comme une métaphore de la servitude et le mécanisme par lequel la servitude devient une opération profitable (Heuzé). La servitude pour dette serait une des institutions du marché du travail les plus importantes pour la stabilisation du profit, l’organisation et la discipline de la force de travail et la pression sur les salaires (Prakash).
77 Cette nouvelle servitude doit donc être analysée dans un contexte historique et social qui déborde la relation de travail. Les dépenses auxquelles sont consacrées les avances sur salaires reflètent l’essor de la marchandisation, de la monétarisation des modes de consommation mais aussi du désir des travailleurs d’adopter des pratiques de célébration rituelle et de mariage supposées leur conférer de la respectabilité et de la reconnaissance. Les avances financent aussi une importante consommation d’alcool qui, par-delà le confort qu’elle procure dans des conditions de travail harassantes, alimente le piège de l’endettement et de la domination sociale (Heuzé). Ces nouvelles formes d’asservissement sont produites par la « libération » de la force de travail qui, en l’absence de protection sociale institutionnalisée et d’accès au crédit, nourrit migration, vulnérabilité et dépendance. Plus largement, sans effectivité des droits, la dépendance apparaît comme un pis-aller pour acquérir un minimum de sécurité. Le niveau des salaires, permettant à peine la survie, entretient un système par lequel, si tous les travailleurs endettés ne sont pas asservis, la dette fonctionne comme un mécanisme de subordination. Dans la confrontation des points de vue qu’ils développent sur plusieurs études de cas, Guérin, Venkatasubramanian, Bhukhut, Marius-Gnanou et Roesch montrent combien la notion d’avance est déterminante dans la construction des chaînes de dépendance, des processus d’irréversibilité et des dynamiques « socio-financières » des configurations sociales.
78 Les textes de ce volume décrivent et analysent des situations différentes. Certaines sont « légères », laissent au travailleur une certaine liberté et le soustraient à la violence physique. D’autres les emprisonnent physiquement pendant des années, et se transmettent d’une génération à l’autre (Bhowmik ; Roesch et al.). Les femmes et les enfants, qui représentent une part importante de la main-d’œuvre asservie, souvent séparés sur des chantiers et dans des ateliers différents, sont soumis à une double oppression et demeurent largement invisibles tant pour les autorités que pour les syndicats. Si l’asservissement est une partie intégrante du capitalisme indien, chaque secteur d’activité possède ses contraintes et ses structures propres. Les alliances politiques, les organisations de travailleurs ou de la société civile et les cultures régionales contribuent à produire de l’hétérogénéité. La dérégulation et la libéralisation économiques, en renforçant la concurrence entre entreprises, engendrent des stratégies d’entrepreneurs différentes : certains tendent à renforcer les moyens de pression non économiques pour s’assurer de la docilité et de la mobilité de leurs travailleurs, alors que d’autres empruntent la voie de la modernisation. Les stratégies des travailleurs sont elles aussi diversifiées, tout comme leurs identités, trajectoires, expériences de vie.
79 L’ouvrage ne s’arrête pas à une analyse empirique ou théorique. Il construit et défend une position militante au nom d’arguments moraux mais aussi économiques : le système d’asservissement possède une tendance lourde à l’auto-reproduction, et avec lui celle de bas niveaux de productivité et de technologie. Si des changements ont été initiés dans les années 1940, suivis par des réformes liées aux droits civiques et des mesures de discrimination positive, ce n’est qu’en 1976 que le travail servile fut officiellement aboli en Inde, lors de l’état d’urgence proclamé par I. Gandhi. Mais les initiatives engagées par l’État indien sont demeurées sans effet, pour des raisons liées notamment à l’absence de volonté politique réelle, à l’indifférence de l’administration et à une attitude plus ou moins généralisée de déni. L’activisme du BIT demeure virulent, mais se heurte à la passivité du gouvernement et à l’étroitesse de ses propres normes et définitions, décontextualisées du développement et de la globalisation capitalistes (Lerche).
80 Comme celui des organisations non gouvernementales internationales et indiennes, son engagement est souvent trop ciblé ou orienté vers la libération des travailleurs plutôt que vers l’élaboration de solutions durables. Or, les auteurs contestent généralement que la libération pourrait être vécue sur le plan personnel, par un fait accompli (partir), alors que les dimensions structurelles – économiques, sociales et politiques – de l’asservissement demeureraient inchangées. Cette nouvelle servitude n’est autre que la face cachée d’une globalisation qui pousse à l’accélération de la croissance économique et des exportations. Tout changement des règles et lois qui concernent le travail servile se heurte à l’intérêt bien compris des employeurs capitalistes, qui ont à leur disposition une main-d’œuvre soumise et bon marché. Loin d’être un phénomène archaïque que la modernisation économique devrait faire disparaître, il est incorporé au capitalisme indien et à sa capacité d’accumulation de capital, au détriment du travail. Et à cet égard le micro-crédit, auquel la plupart des travailleurs n’ont pas accès parce qu’ils sont trop pauvres ou migrants, n’est pas d’un grand secours et ne parvient pas à transformer ces pauvres en entrepreneurs accomplis. D’autant qu’il tend à se combiner à d’autres formes de dette, et à engendrer de nouveaux mécanismes de subordination. L’intervention publique, sous la forme de protection sociale et de réglementation du travail et des rémunérations, semble la seule voie d’émancipation de travailleurs asservis, mais requiert la construction et l’articulation de groupes de pression et de forces sociales à tous les niveaux de la chaîne, y compris la prise de responsabilités de la part des consommateurs finaux. Elle devrait aussi compter avec la volonté des travailleurs eux-mêmes de se libérer du poids d’une dette qu’ils considèrent comme une avance sur leur labeur. D’où la pertinence de débats sur leur liberté effective, et sur l’ensemble des déterminations, y compris dans l’imaginaire, les représentations et les désirs, qui pèsent sur leur capacité d’agir et de choisir (Prakash).
81 Blandine Destremau
82 CNRS/LISE
Généralités
Philippe d’Iribarne, Penser la diversité du monde, Paris, Le Seuil, 2008, 172 pages, ISBN : 978-2-0209-8111-8, 16 €.
83 Philippe d’Iribarne continue de creuser la voie qu’il avait inaugurée en 1989 avec son ouvrage La logique de l’honneur, autrement dit, explorer ce qui différencie les peuples dans leur façon de considérer le monde dans lequel ils vivent et dans les comportements spécifiques qui en résultent. C’est ce que l’on appelle traditionnellement la culture mais le terme est sans doute trop chargé de sens pour être pleinement satisfaisant, ainsi que l’écrit d’emblée l’auteur, car « intimement associé à l’image d’une communauté fondée sur des manières communes d’être et d’agir, le respect des ancêtres et des traditions qu’ils ont transmises » (p. 9). Faute de terme spécifique, comme l’habitus de Bourdieu, évoquons donc simplement, pour caractériser ce à quoi nous nous intéressons, le regard porté sur l’existence. Philippe d’Iribarne s’est intéressé à cet aspect des visions et des comportements humains en analysant des manières de réagir qu’on peut observer chez les individus dans des entreprises multinationales et qui diffèrent selon les pays dans lesquels on se trouve. Le compte rendu de cette recherche s’organise en plusieurs temps.
84 On observe tout d’abord les différentes manières de mettre en forme une « même situation » et d’y réagir : référence au marché dans le monde anglo-saxon avec rapports de pouvoir postulés équilibrés, référence à la place occupée notamment par le métier en France, vision du bien (juste voie et harmonie) au Vietnam, ajustement entre des intérêts personnels au Tchad. Ces différences persistent au fil du temps : en France où il importe de tenir son rang, le privilège sera accordé aux statuts, ce qu’on pouvait déjà observer au Moyen Âge et sous l’Ancien Régime ; aux États-Unis on se référera au contrat, que ce soit dans le travail, l’éducation ou la justice pénale. Se posent alors deux questions : « quelle est la nature de ce qui ainsi demeure au sein de mondes à bien des égards extrêmement mouvants ? De plus, quels peuvent être les processus qui assurent le raccord entre ce qui demeure et ce qui change ? » (p. 45).
85 La réponse à ces questions sera la suivante : « dans chaque société, l’opposition entre un certain péril craint entre tous, et l’accès à une voie de salut qui en délivre occupe une place centrale dans la vie sociale, économique et politique. Cette opposition est mise en scène dans de multiples récits, qu’ils soient empruntés à l’histoire, à la légende ou à la vie quotidienne » (p. 92-93). Expériences spécifiques de péril et de salut, chaînes signifiantes justificatrices peuvent ainsi être repérées : être à l’abri de la volonté d’autrui aux États-Unis qu’on trouvait déjà chez Locke ; crainte d’une position servile en France qu’on relève aussi bien chez Sieyès que chez Tocqueville ; crainte de ce qui est souillé en Inde, de l’emprise des émotions à Bali, de ce qui est tramé contre soi au Cameroun. La scène de référence est pour l’essentiel inconsciente et, si elle fait appel aux mêmes catégories, elle peut se concilier avec des habitus divers chez les acteurs. Quant à l’identité nationale, elle est moins donnée que construite dans un travail idéologique permanent, à travers toute une série d’images relais.
86 Après avoir ainsi présenté sa thèse, l’auteur réfléchit dans les deux chapitres qui suivent sur ses implications. Quelle est la place des cultures dans un vision mythique de la modernité ? Thématique qu’on retrouve dans le débat entre les Lumières et les anti-Lumières, dans le rejet du « culturalisme », dans l’opposition communauté/société, aussi bien que dans les analyses de Locke, Kant ou Sieyès et qui permet de cerner les continuités idéologiques à travers les ruptures historiques comme celle que fut la Révolution française. Quelle est la nature de cet objet sociologique non identifié que sont les cultures : pratiques valeurs, sens, identités ? Les identifiera-t-on à un ensemble de pratiques en accordant la primauté à l’action ou les verra-t-on comme le sens attaché, hic et nunc, à la diversité des évènements et des situations donnant sens à l’existence ? Les difficultés d’interprétation sont d’autant plus grandes qu’un même mot peut renvoyer à des réalités sensiblement différentes selon les sociétés. Néanmoins, malgré toutes les ambiguïtés que le terme comporte, « il paraît sensé d’utiliser le terme « culture » pour évoquer trois types d’éléments distincts : ces formes de vie immédiatement observables ; les structures pérennes sous-jacentes ; les processus à travers lesquels les premières prennent sens dans la perspective ouverte par les secondes » (p. 159).
87 Le terme se trouve ainsi sauvé : pour « penser la diversité du monde » il est donc permis de l’utiliser. On pourrait peut être discuter le fondement de psychologie sociale qui lui est attribué avec la référence au conflit et au salut qui le fonde, mais ceci n’enlève rien à l’intérêt de l’analyse qui nous est présentée et, si nous pouvions inspirer au lecteur le souci de prolonger sa réflexion, nous ne aurions mieux faire que de l’inviter à retrouver les trois volumes de Lieux de mémoire naguère publiés par Pierre Nora et qui permettent d’explorer l’extrême diversité et richesse de la culture française.
88 Guy Caire
89 Université Paris X – Nanterre
Notes
-
[1]
- Majid RAHNEMA, Quand la misère chasse la pauvreté, Paris/Arles, Fayard/Actes Sud, 2003.