Notes
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[*]
Département de sociologie et d’anthropologie, Université d’Ottawa. poulin@uottawa.ca
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[1]
- L’abolitionnisme prône, entre autres, la décriminalisation des activités des personnes prostituées et une répression des proxénètes. Le nouvel abolitionnisme propose également la pénalisation des clients (POULIN, 2006).
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[2]
- Ou ceux qui préconisent la décriminalisation de la totalité de l’industrie de la prostitution. Les lois du travail leur apparaissent suffisantes pour encadrer le « métier » et protéger les « travailleuses du sexe » (PARENT, BRUCKERT et MENSAH, 2004). Actuellement, il n’existe aucun régime juridique de ce type, les gouvernements préférant réglementer l’activité.
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[3]
- Ce courant vise la légalisation de la prostitution en bordels (donc le proxénétisme), en zones de tolérance et en quartiers réservés, ce qui implique une criminalisation des prostituées actives hors des cadres réglementés.
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[4]
- Le prohibitionnisme interdit la prostitution et criminalise formellement tous ses acteurs, bien que dans la réalité ce soient surtout les personnes prostituées qui subissent la répression. Ce régime juridique est effectif dans une majorité d’États des États-Unis et dans les pays musulmans.
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[5]
- Voir, entre autres, IACUB (2002) et BADINTER (2003).
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[6]
- Une exception notoire : O’CONNELL DAVIDSON (2007).
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[7]
- « L’amalgame [est] commode entre la prostitution et le trafic des femmes [...]. Lorsqu’il implique des femmes, le trafic des êtres humains n’est considéré que sous l’angle de l’esclavage sexuel, exposant la prostitution en tant qu’épouvantail à mater et favorisant une politique de l’émotion et de l’indignation à courte vue, facilement exploitable. » (STELLA, 2002). CHAUMONT et VIBRIN (2007, p. 131) proposent de laisser tomber le concept de traite qui serait « non seulement incorrect mais aussi, dans certains contextes, insultant ».
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[8]
- Le terme « traite des Blanches » a longtemps désigné, par analogie avec la « traite des Noirs », un aspect de l’organisation internationale de la prostitution ; la traite des Noirs étant elle-même un aspect de l’esclavage, ou encore son caractère mondialisé.
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[9]
- Ce qui n’est pas le cas au Canada et dans plusieurs autres pays, car les droits sociaux sont liés à la citoyenneté et à la résidence permanente et non à l’emploi.
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[10]
- Les personnes prostituées résistent à la réglementation étatique et à l’enfermement en bordels, préférant souvent le trottoir même si cela est illégal. Des témoignages d’anciennes personnes prostituées des bordels du Nevada (États-Unis), d’eros center en Allemagne et de vitrines aux Pays-Bas assurent « qu’il n’y a pas pire que la maison close », entre autres, parce que « les propriétaires du bordel contrôlent tous les aspects de notre vie » (POULIN, 2007). Les « pensionnaires » des maisons closes voient souvent l’argent gagné leur échapper en grande partie. Outre les commissions au tenancier du bordel, elles doivent se fournir sur place à des prix exorbitants et payer les amendes de tout ordre. Si, en plus, elles doivent payer des taxes et des impôts, elles risquent l’endettement.
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[11]
- Pour certains pays, le tourisme sexuel est perçu comme un effet secondaire – déplorable, certes, mais inévitable – du développement touristique. D’autres en font ouvertement la promotion. Certains représentants gouvernementaux ont même parlé dans le cas de la prostitution pour touristes étrangers de « sacrifier une génération de femmes » au profit du développement économique (POULIN, 2007). Des agences gouvernementales touristiques des Caraïbes ont fait du tourisme sexuel un axe de développement de la région. L’organisation non gouvernementale ECPAT International souligne que dans « plusieurs pays en voie de développement, la campagne de lutte contre la prostitution d’enfants s’est heurtée aux intérêts des ministères du Tourisme qui la jugeaient “antitouristique” » (dans POULIN, 2005).
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[12]
-L’année suivant la légalisation de la prostitution en bordels aux Pays-Bas, l’industrie de la prostitution y a connu une croissance de 25 %.
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[13]
- En 1960, 95 % des personnes prostituées des Pays-Bas étaient néerlandaises, en 1999, elles n’étaient plus que 20 % ; on estime que 80 % des prostituées sont d’origine étrangère et 70 % d’entre elles sont dépourvues de papiers. À Vienne, en Autriche, 90% des personnes prostituées sont originaires d’autres pays. En Allemagne, de 75 à 85% des personnes prostituées sont d’origine étrangère (POULIN, 2003 et 2005).
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[14]
- Pour l’essentiel, deux régimes juridiques encadrent la prostitution dans l’Europe communautaire : le réglementarisme et l’abolitionnisme. Chacun de ces régimes connaît des variations nationales importantes (NKALIKPIMA, 2005).
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[15]
- Nous avons amplement développé cette thèse (POULIN, 2005 et 2007).
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[16]
- Il s’agit de l’Allemagne, de l’Australie, du Canada, du Danemark, de l’Espagne, de l’Irlande, du Japon, de la Nouvelle-Zélande, des Pays-Bas, du Royaume-Uni, de la Suisse et de la Thaïlande.
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[17]
-C’est également le cas des Conventions relatives à l’esclavage adoptées par la Société des Nations en 1926 et par les Nations unies en 1949 et en 1956.
1 Depuis 40 ans, les pays de l’hémisphère Sud ont connu une croissance très importante de la prostitution et de la traite des femmes et des enfants à des fins de prostitution. Depuis près de deux décennies, c’est également le cas des pays de l’ex-URSS et de l’Europe de l’Est et centrale ainsi que des Balkans. Au cours de la décennie 1990, en Asie du Sud-Est seulement, la traite aux fins de prostitution a fait 33 millions de victimes (DEMIR, 2004). La traite des humains et le trafic des migrants affectent principalement les populations des pays du Sud et de l’Est (pays d’origine) au profit des pays capitalistes du centre (pays de destination).
2 La mondialisation capitaliste a accentué l’inégalité de développement entre les pays, ce qui a produit une pression significative en faveur des migrations internes et internationales, lesquelles ont été féminisées. Parallèlement à l’essor de la prostitution locale liée aux migrations de la campagne vers les villes, des centaines de milliers de jeunes femmes sont transportées vers les centres urbains du Japon, de l’Europe de l’Ouest, du Pacifique Sud et de l’Amérique du Nord pour « offrir » des « services sexuels ». Là où l’industrie de la prostitution est très développée, y compris dans les pays dépendants, des circuits de traite sont mis en place : par exemple, dès 1994, on estimait à 10 000 le nombre de femmes prostituées originaires de l’Europe de l’Est opérant en Thaïlande. En contrepartie, les prostituées thaïlandaises sont nombreuses à exercer dans les pays capitalistes dominants : en 1996, elles comptaient pour environ 60 % des femmes de l’industrie du sexe japonaise. Les prostituées étrangères se situent dans le bas de la hiérarchie prostitutionnelle, sont isolées socialement et linguistiquement, tout en étant sujettes à différentes formes de violence, tant dans leur quotidien prostitutionnel que dans leur transport d’un pays à l’autre.
I – PROSTITUTION ET TRAITE : ENJEUX ET CONTROVERSES
3 Les chercheurs sont profondément divisés sur la prostitution et la traite des êtres humains, tout comme le sont les féministes, les politiciens et la population en général. Une véritable ligne de fracture oppose ceux qui définissent la prostitution comme un « travail » et une vente de « services sexuels », qui veulent la faire reconnaître comme un choix (MENSAH, 2003 ; OGIEN, 2007), voire comme une expression de la sexualité féminine ou comme une subversion du système (DELACOSTE et ALEXANDER, 1997), et ceux pour qui le système prostitutionnel est une forme de la violence faite aux femmes, une disposition du pouvoir masculin ou une violation des droits humains (JEFFREYS, 1997). Pour l’essentiel, les débats se déploient entre les abolitionnistes [1], les déréglementaristes [2] et les réglementaristes [3]. Les prohibitionnistes [4], qui pourtant représentent un courant important dans les sociétés, participent peu aux controverses actuelles.
4 Les perspectives politiques conditionnent en grande partie les recherches, les questions posées, les hypothèses envisagées ainsi que les problématiques. Au cœur de celles-ci, il y a non seulement la question de la prostitution qui, pour certains, est un secteur d’activités à normaliser ou une institution d’oppression des femmes, tandis que pour d’autres, elle est une perversion immorale inacceptable. Ce qui se répercute sur le « statut » de la personne prostituée : elle est soit une travailleuse exerçant un choix rationnel, soit une victime du système de la prostitution, soit une criminelle qui détourne les plus vertueux des hommes du droit chemin.
5 Parce qu’elle est à la fois un concept moral et juridique, la notion de victime prête à toutes les confusions et est souvent détournée de son sens. Au plan juridique, elle est relativement bien définie par les conventions internationales et les lois nationales. Elle s’oppose au concept de criminel. Ceux qui l’utilisent dans ce sens sont pourtant accusés de « victimiser » les femmes, c’est-à-dire de nier leur autonomie et leur capacité de choix [5]. (Cet argument n’est que rarement utilisé lorsqu’il est question de la prostitution des enfants [6].) En conséquence, il leur est reproché d’analyser la prostitution ou la traite des personnes de façon « moralisatrice [7] ». Paradoxalement, beaucoup s’opposent à la marchandisation des biens et des services lorsqu’ils concernent le système hospitalier, l’éducation, l’eau, etc., tout en acceptant la marchandisation des êtres humains.
6 Les partisans de la prostitution en tant que « travail » nient en grande partie l’existence de la « traite des Blanches [8] » ravalée au rang de mythe (CHAUMONT et VIBRIN, 2007), tout comme ils minorent l’ampleur actuelle de la traite des êtres humains à des fins de prostitution (MATHIEU, 2007). Cette double négation est étroitement liée à la légitimation de la prostitution « volontaire ». Il serait abusif de recourir à la notion de « traite des Blanches » tout simplement parce que les jeunes femmes déplacées d’un pays à l’autre et d’un continent à l’autre étaient « consentantes » à leur prostitution. Or, ce « consentement » était acquis, particulièrement chez les groupes les plus vulnérables, notamment chez les juives de l’Europe de l’Est qui ont été les proies les plus nombreuses de cette traite (BRISTOW, 1983). La traite d’aujourd’hui affecte également de façon disproportionnée les femmes et les enfants de minorités ethniques et nationales (POULIN, 2005).
7 À première vue, la reconnaissance de la prostitution comme travail semble une avancée par rapport à la situation antérieure, puisque les personnes prostituées obtiennent des droits qu’elles n’auraient pas autrement [9]. Toutefois, pour obtenir ces droits, les personnes prostituées d’Allemagne, dont le nombre est estimé par le gouvernement à 400 000 (HUGUES, 2006), doivent signer un contrat de « travail » avec les propriétaires d’un bordel ou d’un eros center. Selon le gouvernement allemand, seulement un pour cent d’entre elles a signé un tel contrat (GUICHARD, 2007). L’Allemagne n’est pas un cas exceptionnel : les taux d’enregistrement des prostituées en Autriche, en Grèce et aux Pays-Bas sont très faibles, variant de quatre à dix pour cent [10] (POULIN, 2005). Or, historiquement, on constate que les bordels licenciés n’empêchent pas la prostitution de rue et que les clandestines sont nettement plus nombreuses que les enregistrées. En France, avant 1946, année de la fermeture des 1 500 maisons closes officielles, on estimait qu’une femme prostituée sur cinq était en bordel, et une sur 14 seulement n’était pas une « insoumise », c’est-à-dire était enregistrée (CORBIN, 1982).
II – LE STATUT DES VICTIMES
8 La Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée (Nations unies, 2001), signée à Palerme en décembre 2000, est entrée en vigueur le 29 septembre 2003. Pourtant, en ce qui concerne la traite des êtres humains, objet d’un protocole additionnel âprement négocié, cette Convention, largement appuyée par les États nationaux – en date du 4 juin 2007, la Convention de Palerme a été signée par 147 pays et ratifiée par 134 –, ne semble pas porter les fruits escomptés. Le 21 mai 2007, à Vienne, en Autriche, l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), lors d’une conférence sur la traite des êtres humains, constate sa progression au niveau mondial. Des centaines de milliers voire des millions de personnes sont victimes chaque année de la traite et convoyées au-delà des frontières dans le dessein d’exploiter leur prostitution ou pour les forcer à travailler dans des conditions proches de l’esclavage. Selon les différentes estimations issues des organisations internationales, de 80 à 92 % de la traite concernerait l’exploitation de la prostitution des femmes et des fillettes (KANGASPUNTA, 2003). Le travail forcé, notamment le travail domestique, le travail clandestin, particulièrement dans l’agriculture et dans les usines textiles, sont des éléments importants de la traite des êtres humains, mais ne représentent qu’un pourcentage mineur de la traite mondiale comparativement à celle qui est déployée à des fins de prostitution.
9 Actuellement, pour la majorité des victimes des réseaux de la traite, la protection offerte par les gouvernements est de courte durée quand protection il y a. Celles qui portent plainte contre les proxénètes et les trafiquants peuvent bénéficier d’une autorisation provisoire de séjour. Elles sont par la suite généralement rapatriées dans leur pays d’origine. Le plus souvent, elles sont rapatriées d’office et un permis temporaire de séjour leur est accordé ultérieurement au moment du procès (NGALIKPIMA, 2005). Celles qui refusent de porter plainte, parce que leur vie est en danger ou parce que le réseau qui les a recrutées menace de représailles les proches restés au pays, ne bénéficient souvent d’aucune protection et sont rapatriées dans leur pays, ce qui, selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM, 2003), ne fait que nourrir les réseaux de trafiquants, lesquels s’empressent de les remettre sur le marché prostitutionnel mondialisé.
10 Ces politiques s’avèrent largement inopérantes dans la lutte contre la traite des êtres humains, notamment contre celle qui exploite la prostitution d’autrui. L’une des principales causes de cette inefficacité réside dans le fait que la prostitution est considérée par de nombreux pays comme un moyen de développement économique [11], ce que relayent plusieurs organisations internationales. Ainsi, le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale incitent les gouvernements du tiers-monde à développer leur industrie du tourisme et du divertissement, source de devises fortes servant à rembourser leur dette. À ce titre, ils leur offrent de généreux prêts (POULIN, 2005). Dans tous les cas, l’industrie de la prostitution connaît une croissance importante en faveur des touristes sexuels (MICHEL, 2006 ; POULIN, 2007) et la traite s’y développe fatalement de façon considérable (FARR, 2004).
11 Une autre cause importante réside dans le fait qu’en Europe de l’Ouest (Allemagne, Autriche, Grèce, Pays-Bas, Suisse) et dans le Pacifique Sud (Australie et Nouvelle-Zélande), les gouvernements ont réglementé la prostitution et légalisé le proxénétisme donnant ainsi une formidable impulsion à cette industrie [12], socle sur lequel s’est développée la traite des êtres humains. La majorité des personnes prostituées de ces pays sont originaires de l’étranger (FARR, 2004 ; POULIN, 2003 et 2005 ; SULLIVAN, 2007) [13].
12 Les 56 pays membres de l’OSCE ont des régimes juridiques différents voire contradictoires sur la prostitution [14] et, par conséquent, sur la traite. Malgré leur ratification de la Convention contre la criminalité transnationale organisée, il n’en reste pas moins que ce sont leurs systèmes juridiques et leurs philosophies politiques qui déterminent non seulement l’interprétation, mais également l’application ou non de ladite Convention. Ce que permet la Convention, comme nous allons le constater. En conséquence, vraisemblablement, cette Convention n’a pas élaboré les instruments adéquats pour lutter contre la traite des êtres humains et, à certains égards, malgré une avancée non négligeable, celle qui concerne l’article incitant les pays à prendre des mesures « pour décourager la demande », elle représente un recul par rapport à d’autres conventions adoptées par l’ONU.
13 Les pays réglementaristes distinguent entre prostitution « forcée » et « volontaire » et, par conséquent, entre traite (prostitution nécessairement « forcée ») et trafic ( « migration volontaire »). Le but de la traite importe moins que la façon dont elle s’effectue, ce que mettent en évidence les représentants néerlandais dans les différentes instances internationales et européennes : « S’agissant de la définition de la traite des êtres humains, il importe d’établir une distinction entre “travail illicite” et “prostitution forcée” » (ZWERTER, 2003). Alors, une victime considérée comme « consentante » à sa prostitution n’aura droit à aucune protection particulière et, souvent, sera cataloguée comme une immigrante illégale exerçant un travail illicite. Elle est dès lors une menace à « l’intégrité territoriale » de l’État (ZWERTER, 2003) et considérée comme une criminelle.
III – UN CADRE COMMUN : LA MONDIALISATION NÉOLIBÉRALE
14 Aucune résolution, convention internationale ou régionale ne remet en cause la mondialisation capitaliste néolibérale qui est pourtant un facteur décisif dans la libéralisation des industries du sexe [15]. La mondialisation capitaliste est une valeur commune, non seulement admise mais promue. Cette mondialisation implique aujourd’hui une marchandisation inégalée des êtres humains dans l’histoire. Le changement le plus important a été la banalisation et l’industrialisation de la prostitution, ainsi que de la traite et du tourisme sexuel (BARRY, 1995 ; JEFFREYS, 1997). Cette industrialisation, à la fois légale et illégale, a créé un vaste marché, où des millions de femmes et de fillettes sont transmutées en marchandises à caractère sexuel. Cette industrie mondialisée est désormais une puissance économique importante. Elle constitue 5% du produit intérieur brut des Pays-Bas (DUSCH, 2002), 4,4 % de la Corée du Sud (Conseil économique et social, 2001), 3 % du Japon (KIRBY, 2001) et, en 1998, l’Organisation internationale du travail (OIT) a estimé que la prostitution représentait entre 2 et 14 % de l’ensemble des activités économiques de la Thaïlande, de l’Indonésie, de la Malaisie et des Philippines (LIM, 1998).
15 D’un côté, la communauté internationale condamne l’esclavage et le colonialisme parce que ce sont des systèmes fondés sur l’exploitation, la discrimination et la domination, mais de l’autre elle ne condamne plus la prostitution, un système fondé sur l’inégalité, l’exploitation et la domination d’un sexe par l’autre. Il y a eu rupture avec une politique progressiste adoptée au sortir de la Seconde Guerre mondiale qui a vu non seulement l’adoption de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme (1948), mais également la Convention pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui (1949). Amorcée dans les années 1980, cette rupture a connu son apogée dans les années 1990, en lien avec l’expansion internationale de la prostitution.
16 Par ailleurs, les politiques néolibérales ont engendré une politique « sécuritaire » généralisée. Il n’est donc pas étonnant que la traite et le trafic des personnes aient été abordés dans le cadre d’une convention contre la criminalité transnationale, c’est-à-dire comme un problème criminel et de droit pénal dont la réponse passe par la répression et la collaboration des autorités policières et judiciaires. Les gouvernements envisagent la traite sous l’angle de la mondialisation du crime organisé, facteur de déstabilisation de l’économie mondiale et menace pour la sécurité nationale (Vaz Cabral, 2006). Le respect des victimes et de leurs droits humains est souligné, mais mis en second plan, les besoins de répression étant la priorité.
IV – LA CONVENTION DE PALERME ET SON PROTOCOLE SUR LA TRAITE DES ÊTRES HUMAINS
17 Depuis l’adoption de la Convention contre la criminalité transnationale organisée et ses protocoles sur le trafic de migrants et sur la traite des personnes, une terminologie s’est imposée. Le terme « trafic » (smuggling en anglais) renvoie au fait de tirer un avantage financier ou matériel de « l’entrée illégale » dans un État « d’une personne qui n’est ni un ressortissant ni un résident permanent de cet État » (article 3a) et celui de « traite » (trafficking) au recrutement, au transport et à l’exploitation. Cette « exploitation » concerne aussi bien la prostitution que d’autres formes non précisées d’ « exploitation sexuelle » (Nations unies, 2001).
18 Le Protocole additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants, définit la traite dans son article 3 :
19 a) L’expression « traite des personnes » désigne le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes, par la menace de recours ou le recours à la force ou à d’autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre aux fins d’exploitation. L’exploitation comprend, au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude ou le prélèvement d’organes ; b) Le consentement d’une victime de la traite des personnes à l’exploitation envisagée, telle qu’énoncée à l’alinéa a du présent article, est indifférent lorsque l’un quelconque des moyens énoncés à l’alinéa a été utilisé ; c) Le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil d’un enfant aux fins d’exploitation sont considérés comme une « traite des personnes » même s’ils ne font appel à aucun des moyens énoncés à l’alinéa a du présent article ; d) Le terme « enfant » désigne toute personne âgée de moins de 18 ans (Nations unies, 2001).
20 Le Protocole additionnel à la Convention de Palerme estime que la traite des personnes peut être condamnable même avec le consentement des victimes, mais impose plusieurs conditions qui peuvent se voir interprétées de différentes façons, ce qui permet à des pays qui ont développé des régimes juridiques très dissemblables d’adhérer au Protocole. Les aliénas a et b ont été l’objet d’une âpre lutte lors des négociations du Protocole entre non seulement des représentants de gouvernements, mais également des organisations non gouvernementales (ONG) parapluies. Le Réseau international des droits humains, animé par la Coalition Against Trafficking in Women (CATW), regroupant 140 ONG, y défendait une définition de la traite qui « protège toutes les victimes et non pas seulement celles qui auraient été en mesure de prouver la contrainte » (RAYMOND, 2001). Le Réseau a également œuvré pour que soient assurés des mécanismes de protection pour les femmes et les enfants victimes de la traite, mais aussi pour que des mesures cohérentes soient intégrées dans la poursuite des trafiquants. Il a aussi insisté sur la prévention, notamment sur la question de la « demande » (article 9.5), une dimension jusqu’alors occultée dans le processus de la traite, y compris par la Convention abolitionniste de 1949.
21 De son côté, le Caucus des droits humains, animé par la Global Alliance Against Trafficking in Women (GAATW), faisait la promotion du « droit des femmes à émigrer pour le travail du sexe » et souhaitait une définition de la traite qui ne mentionne pas « la prostitution ». De son point de vue, puisque la prostitution est un travail, il n’y a traite des personnes que lorsqu’il y a usage de la contrainte, autrement dit lorsqu’il y a « travail forcé ». De concert avec plusieurs gouvernements capitalistes du centre, le Caucus militait pour restreindre la protection des victimes en limitant le champ de la définition aux seules personnes aptes à prouver l’usage de la force ou de la contrainte dans leur traite. Il refusait notamment les termes d’ « incitation » ou d’ « abus d’une situation de vulnérabilité », arguant que les « personnes trafiquées » ne pouvaient consentir à leur propre exploitation, et que l’alinéa b sur l’indifférence du consentement dans la traite ne devait pas être introduit dans la définition. De plus, il proposait de remplacer les termes « victimes de la traite » par ceux de « personnes trafiquées ». Il prétendait que les activités de l’industrie du sexe ne relèvent pas de « l’exploitation sexuelle ». De son point de vue, il y a « exploitation sexuelle » uniquement lorsque les conditions du « travail du sexe » des « personnes trafiquées » sont assimilables à l’esclavage. Sous le prétexte que d’autres formes de traite existent, les réglementaristes refusent le fait que la traite et la prostitution sont intrinsèquement liées.
22 Ce sont avant tout les représentants des gouvernements des États les plus pauvres, les pays d’origine de la traite, qui ont soutenu une définition protégeant toutes les victimes, non limitée à la preuve de l’usage de la force ou de la contrainte, tandis qu’une minorité de pays, principalement les pays capitalistes dominants, les pays de destination, ont défendu une perspective réductrice de la traite [16].
23 Selon l’alinéa c, qui porte sur la traite des enfants, il y a « traite des personnes » même si « aucun des moyens énoncés à l’alinéa a du présent article » n’a été utilisé. Autrement dit, pour les enfants, nonobstant les modalités de leur traite, puisque la notion de consentement est inopérante dans leur cas, la définition de la traite à l’alinéa a n’est pas utile. Cela implique a contrario qu’il n’y a pas de traite des femmes s’il n’y a pas une forme ou une autre de menace ou de recours à la force ou d’autres formes de contrainte, notamment abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou obtention d’un consentement par une personne exerçant une autorité sur une autre. Cela explique pourquoi les gouvernements réglementaristes ont pu ratifier le Protocole, malgré leur insatisfaction à l’égard des alinéas a et b de l’article 3.
24 Selon les règles établies, le Protocole ne pouvait être accepté que par consensus. Il était indispensable que, lors des négociations, tous les pays approuvent les articles du Protocole, y compris l’article 3. Il est donc le fruit d’un compromis. Ce que met en lumière l’article 4 du Protocole, « Assistance et protection accordées aux victimes de la traite des personnes », qui laisse la porte ouverte à la non-protection des victimes. Les États peuvent adopter des mesures spécifiques de protection des victimes « lorsqu’il y a lieu et dans la mesure où le droit interne le permet ». Même si l’assistance et la protection des victimes ont fait l’objet d’un article, en réalité, rien n’oblige les pays à les mettre en œuvre. Comme les réglementaristes considèrent que la majorité des « personnes trafiquées » ne sont pas des victimes, rien ne les incite à assurer une assistance ou une protection.
25 Il existe également un lien étroit entre les protocoles sur la traite des personnes et le trafic des migrants. Les victimes de la traite sont souvent confondues avec les migrantes clandestines (JIMENEZ, 2007). Le Réseau avait demandé à ce qu’une clause de non-refoulement soit incluse dans le protocole sur le trafic des migrants, afin que ces derniers puissent trouver un refuge et une protection et ne soient pas systématiquement expulsés vers leur pays d’origine. Alors même que l’immigration devient plus restrictive et discriminatoire, qu’elle est de plus en plus criminalisée dans un contexte où les voies légales sont rendues difficiles et complexes, si ce n’est très onéreux, les trafiquants deviennent les principaux bénéficiaires d’une partie non négligeable de la migration internationale. Dans les pays de destination, les trafiquants orientent les femmes et les enfants vers les réseaux qui fournissent les industries du sexe ou le marché du travail clandestin. Le Caucus, qui assimile la prostitution à un travail et la traite des personnes à un trafic des migrants, est resté indifférent à cet aspect, ne proposant aucune mesure particulière de protection, puisque la majorité des « travailleuses du sexe migrantes » ne serait pas victime d’un crime.
26 Sans l’implication active du Réseau international des droits humains dans les négociations de la convention de Palerme, les réglementaristes auraient probablement imposé leurs thèses et mis de côté la notion de victime. Autrement dit, sans le lobby du Réseau, appuyé surtout par les gouvernements du tiers-monde, il n’y aurait pas eu ce coup d’arrêt à la marche triomphante des partisans de la réglementation de la prostitution qui, depuis deux décennies, ne cessaient d’imposer leurs conceptions dans les organisations internationales et régionales.
V - LES ENJEUX AUTOUR DE LA CONVENTION ABOLITIONNISTE
27 D’un côté, la CATW assure que la Convention contre la criminalité transnationale organisée s’insère dans le corpus des instruments internationaux des droits humains (CATW, 2001), en filiation avec la Convention abolitionniste de 1949, la Convention relative aux droits des enfants et la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDEF). L’article 6 de la CEDEF demande aux États de prendre « toutes les mesures appropriées [...] pour supprimer, sous toutes leurs formes, le trafic des femmes et l’exploitation de la prostitution des femmes » (Nations unies, 1979). De l’autre côté, les réglementaristes prétendent que la Convention abolitionniste de 1949 est désormais obsolète. Par exemple, le Parlement européen a adopté une résolution le 9 mai 2000 qui, dans ses considérants, assurait que « les instruments juridiques internationaux existants, notamment la Convention des Nations Unies relatives à l’abolition de la prostitution, l’exploitation de la prostitution des êtres humains, ne sont pas appropriés » (Fondation Scelles, 2000).
28 Depuis de nombreuses années, aucun des textes élaborés, « ni sur le plan européen, ni à l’ONU, ne fait plus aucune référence à cette convention » (LOUIS, 2001-2002, p. 135). C’est notamment le cas de la Convention de Palerme. En outre, les réglementaristes prétendent que le Protocole additionnel contre la traite la remplace. Ce Protocole qui condamne les trafiquants ne condamne aucunement les proxénètes.
29 À l’évidence la convention abolitionniste est aujourd’hui un enjeu politique international important. Les réglementaristes tentent de la délégitimer. Depuis la Convention abolitionniste de 1949, la Convention de Palerme est le premier texte juridique international qui se penche sur la question de la traite des êtres humains. Il importe donc de le juger par rapport à cette convention.
30 Selon la Convention de 1949, la prostitution est une atteinte à la dignité humaine et doit être combattue en tant que telle ; il faut cesser de criminaliser les personnes prostituées, qui sont des victimes du système prostitutionnel et non ses responsables et des criminelles, et réprimer ceux qui exploitent leur prostitution, les proxénètes ; l’État ne doit ni imposer de règlements sur les personnes prostituées, ni les surveiller ; la prostitution est le socle sur lequel se développe la traite des êtres humains – combattre la traite sans en combattre la cause, la prostitution, est un cul-de-sac ; le consentement ou l’absence de consentement dans la prostitution est une question non pertinente car, comme pour l’esclavage ou le colonialisme, c’est l’existence même de l’institution qui pose problème ; l’État est responsable de la prévention de la prostitution et de la traite à des fins de prostitution ainsi que du développement de programmes en faveur des personnes prostituées. Les États s’engagent en outre à protéger toutes les victimes de la traite.
31 Soixante-quatorze États ont ratifié la Convention de 1949. Certains d’entre eux comme le Cambodge et la République Tchèque sont des lieux importants de prostitution et de traite à des fins de prostitution. Les lois, même les meilleures, ne sont pas nécessairement appliquées. Cela est d’autant plus vrai que les traités internationaux rédigés avant 1960 ne sont pas dotés de mécanismes de contrôle. Contrairement aux traités subséquents, les pays adhérents qui ne respectent pas leurs engagements ne subissent ni remontrance ni sanction de la part des instances internationales (MARCOVICH, 2006, p. 457). Ne sont pas non plus appliqués les articles de la Convention de 1949 qui demandent aux États adhérents de communiquer au Secrétaire général de l’ONU « leurs textes de lois ou règlements ». En retour, ce dernier a l’obligation de publier « périodiquement » les renseignements reçus. Dans un rapport sur la traite des femmes et des petites filles, le Secrétaire général a déploré l’inexistence d’un organe de surveillance et d’un mécanisme d’application de la Convention [17]. Il observe « qu’il serait peut-être opportun d’envisager la possibilité de réviser ledit instrument afin de le rendre plus efficace en augmentant le nombre des États parties et en créant un organe chargé d’examiner périodiquement des rapports » (Nations unies, 1996, § 56). Le secrétaire général de l’ONU, dans un rapport pour la Conférence mondiale des femmes de Beijing, signale que la Convention de 1949 « n’a eu que peu d’impact sur l’élimination de la traite des femmes à des fins sexuelles ». Mais au lieu de mettre l’accent sur une proposition visant à renforcer la Convention et à mettre en place les mécanismes permettant son application, le secrétaire général s’engage dans sa Plate-forme d’action dans la légitimation du concept de « prostitution forcée » (Nations unies, 1995, § 88), ce qui est contraire à la lettre et à l’esprit de la Convention de 1949.
VI – L’OFFENSIVE RÉGLEMENTARISTE
32 C’est à partir des années 1980, sous l’influence des Pays-Bas, que s’engage une mobilisation internationale visant à distinguer la traite de la prostitution, ainsi que la prostitution « forcée » de la prostitution « volontaire ». En 1984, est créé à Amsterdam l’International Committee for Prostitutes Rights. En 1985, lors d’un congrès au Parlement européen, est présentée la Charte mondiale des travailleuses du sexe qui revendique la décriminalisation de l’ensemble des activités du système prostitutionnel, y compris le proxénétisme. Est créée en 1987 la Fondation néerlandaise contre le trafic des femmes, Stichting tegen Vrouwenhandel (STV), laquelle prétend s’opposer à la seule coercition subie par les « travailleuses du sexe » migrantes. Cette fondation est à l’origine du European Network against Trafficking in Women (1991) et du GAATW (1994). En 1991, est organisé un séminaire au Conseil de l’Europe, préparé et financé par les Pays-Bas « contre la traite et la prostitution forcée ».
33 Les Pays-Bas, qui se cherchent des alliés, financent de nombreuses ONG sur les droits humains ou sur ceux des femmes. « Cette aide [est] conditionnelle à l’adoption des positions politiques néerlandaises » (MARCOVICH, 2006, p. 470).
34 La première prise de position institutionnelle internationale en faveur de la libéralisation du système prostitutionnel mondial s’est manifestée en 1995 lors de la quatrième Conférence mondiale de l’ONU pour la femme, tenue à Beijing, où l’on voit apparaître pour la première fois dans une conférence internationale la notion de prostitution « forcée », ce qui sous-entend que seule la contrainte dans la prostitution doit être combattue. En 1997, sous la présidence néerlandaise, les lignes directrices issues de la Conférence interministérielle de La Haye font apparaître une définition de la traite, uniquement contingente à la preuve de la force, de la contrainte et de la menace. En 1998, l’OIT appelle dans un rapport à la reconnaissance économique de l’industrie du sexe. Sous le prétexte d’adopter une approche pragmatique, ce rapport considère qu’il est avantageux de reconnaître, de réglementer et de taxer l’industrie du sexe, afin de « couvrir nombre d’activités lucratives qui y sont liées » (LIM, 1998). En juin 1999, l’OIT adopte la Convention contre les formes intolérables de travail pour les enfants. Parmi la longue liste dressée, se trouve la prostitution, reconnue pour la première fois dans un texte international comme un travail. Le rapport du Rapporteur spécial sur les violences faites aux femmes à la Commission des droits de l’Homme de l’ONU, en avril 2000, à Genève, affirme que la définition de la traite devait exclure les femmes « professionnelles du sexe migrantes illégales » (Economic and Social Council, 2000). En 2001, par la voix de son bureau en Asie du Sud-Est, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) appelle à la légalisation de l’industrie du sexe afin de réduire l’épidémie de sida, réintroduisant ainsi l’argument hygiéniste qui a été le prétexte à la réglementation de la prostitution en Europe au XIXe et au cours de la première moitié du XXe siècle.
35 L’article 6 de la CEDEF, qui a pour origine directe la Convention abolitionniste, est interprété par les membres du Comité contre la discrimination à l’égard des femmes, l’organe chargé de suivre l’application de la CEDEF, comme relevant de la « prostitution forcée » (SHIN, 2007). La condamnation par la Convention de 1949 de « l’exploitation de la prostitution » d’autrui, c’est-à-dire du proxénétisme, a été transformée au cours de la dernière décennie en condamnation de « l’exploitation » dans la prostitution, laquelle est nécessairement liée à l’usage de la force ou de la contrainte.
36 Les ruptures avec la Convention de 1949 sont donc importantes et multiples, même si les résistances sont de plus en plus importantes à l’échelle internationale, lesquelles s’expriment, entre autres, par l’adoption de résolutions ou d’articles dans les conventions internationales contre la « demande », c’est-à-dire contre l’accès des hommes aux personnes prostituées
VII – COMBATTRE LA « DEMANDE »
37 Sans les prostitueurs, pas de marché de prostitution, pas de soumission d’une partie de l’humanité au plaisir d’une autre partie.
38 Le principe de la pénalisation des prostitueurs est d’ores et déjà acquis, mais il est limité. La plupart des États ont des lois pénalisant les prostitueurs d’enfants (la définition de l’enfant varie toutefois d’un pays à l’autre). Des États ont adopté des lois extraterritoriales leur permettant de poursuivre leurs citoyens touristes sexuels. Ces dernières sont toutefois limitées à la prostitution des enfants. Des États comme la Suède, la Norvège et la Corée du Sud ont adopté des lois qui criminalisent les prostitueurs, nonobstant l’âge des personnes prostituées.
39 Les conventions internationales soulignent de plus en plus la nécessité de combattre la « demande » dans la prostitution et la traite. Une résolution de la Commission du statut de la femme de l’ONU appelait unanimement, en mars 2005, à « l’élimination de la demande ». La résolution adoptée par l’ONU, le 1er février 2007, sur la Traite des femmes et des filles, « exhorte les gouvernements à éliminer la demande de femmes et de filles victimes de la traite des êtres humains aux fins d’exploitation sous toutes ses formes » (Nations unies, 2007, § 2).
40 Après plusieurs scandales, l’ONU a interdit, depuis 2004, à ses personnels en mission de paix d’acheter des « services sexuels ». Ces missions, tant au Cambodge qu’en Bosnie-Herzégovine et ailleurs, ont été un facteur décisif dans la croissance de l’industrie de la prostitution et de la traite à des fins de prostitution (WITHWORTH, 2004). Pour tenter d’y mettre fin, la seule solution a été de rendre illégale la « demande ». L’ONU a tout simplement repris la politique suédoise qui interdit aux militaires et aux humanitaires, à la police et aux diplomates d’ « acheter des services sexuels » à l’étranger. L’ensemble de l’administration suédoise a adopté cette politique dans le dessein « d’infléchir les attitudes qui sont dégradantes pour les femmes ».
41 En réaction à la condamnation internationale de plus en plus importante de la « demande » et des velléités de la criminaliser, un rapport de l’OIM a jugé, en 2003, la pénalisation des « clients » inopportune parce que personne ne remet habituellement en cause les consommateurs qui achètent des produits issus du travail des femmes et des enfants victimes d’un trafic, c’est-à-dire du travail forcé (ANDERSON et O’CONNEL DAVIDSON, 2003).
42 Dans les années 1990, plusieurs États capitalistes dominants ont légalisé le proxénétisme, réglementé la prostitution et assuré l’impunité aux clients prostitueurs, bref ils ont institutionnalisé l’inégalité entre les femmes et les hommes et favorisé la croissance des industries du sexe. Les femmes et les fillettes des pays du Sud et de l’Est sont victimes de ces politiques, constituant souvent dans ces États la majorité des personnes prostituées. Ce sont également elles qui sont les principales proies des touristes sexuels tant dans leur pays qu’à l’étranger.
43 Les gouvernements réglementaristes refusent la notion de « victime » dans le cas du trafic des migrants et amoindrissent sa portée dans le cas de la traite. Criminaliser les victimes va non seulement à l’encontre des droits humains fondamentaux, mais constitue également une entrave majeure à la lutte contre la traite à des fins de prostitution.
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Mots-clés éditeurs : traite des êtres humains, réglementarisme, conventions internationales, prostitution, abolitionnisme
Mise en ligne 01/01/2010
https://doi.org/10.3917/rtm.199.0663Notes
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[*]
Département de sociologie et d’anthropologie, Université d’Ottawa. poulin@uottawa.ca
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[1]
- L’abolitionnisme prône, entre autres, la décriminalisation des activités des personnes prostituées et une répression des proxénètes. Le nouvel abolitionnisme propose également la pénalisation des clients (POULIN, 2006).
-
[2]
- Ou ceux qui préconisent la décriminalisation de la totalité de l’industrie de la prostitution. Les lois du travail leur apparaissent suffisantes pour encadrer le « métier » et protéger les « travailleuses du sexe » (PARENT, BRUCKERT et MENSAH, 2004). Actuellement, il n’existe aucun régime juridique de ce type, les gouvernements préférant réglementer l’activité.
-
[3]
- Ce courant vise la légalisation de la prostitution en bordels (donc le proxénétisme), en zones de tolérance et en quartiers réservés, ce qui implique une criminalisation des prostituées actives hors des cadres réglementés.
-
[4]
- Le prohibitionnisme interdit la prostitution et criminalise formellement tous ses acteurs, bien que dans la réalité ce soient surtout les personnes prostituées qui subissent la répression. Ce régime juridique est effectif dans une majorité d’États des États-Unis et dans les pays musulmans.
-
[5]
- Voir, entre autres, IACUB (2002) et BADINTER (2003).
-
[6]
- Une exception notoire : O’CONNELL DAVIDSON (2007).
-
[7]
- « L’amalgame [est] commode entre la prostitution et le trafic des femmes [...]. Lorsqu’il implique des femmes, le trafic des êtres humains n’est considéré que sous l’angle de l’esclavage sexuel, exposant la prostitution en tant qu’épouvantail à mater et favorisant une politique de l’émotion et de l’indignation à courte vue, facilement exploitable. » (STELLA, 2002). CHAUMONT et VIBRIN (2007, p. 131) proposent de laisser tomber le concept de traite qui serait « non seulement incorrect mais aussi, dans certains contextes, insultant ».
-
[8]
- Le terme « traite des Blanches » a longtemps désigné, par analogie avec la « traite des Noirs », un aspect de l’organisation internationale de la prostitution ; la traite des Noirs étant elle-même un aspect de l’esclavage, ou encore son caractère mondialisé.
-
[9]
- Ce qui n’est pas le cas au Canada et dans plusieurs autres pays, car les droits sociaux sont liés à la citoyenneté et à la résidence permanente et non à l’emploi.
-
[10]
- Les personnes prostituées résistent à la réglementation étatique et à l’enfermement en bordels, préférant souvent le trottoir même si cela est illégal. Des témoignages d’anciennes personnes prostituées des bordels du Nevada (États-Unis), d’eros center en Allemagne et de vitrines aux Pays-Bas assurent « qu’il n’y a pas pire que la maison close », entre autres, parce que « les propriétaires du bordel contrôlent tous les aspects de notre vie » (POULIN, 2007). Les « pensionnaires » des maisons closes voient souvent l’argent gagné leur échapper en grande partie. Outre les commissions au tenancier du bordel, elles doivent se fournir sur place à des prix exorbitants et payer les amendes de tout ordre. Si, en plus, elles doivent payer des taxes et des impôts, elles risquent l’endettement.
-
[11]
- Pour certains pays, le tourisme sexuel est perçu comme un effet secondaire – déplorable, certes, mais inévitable – du développement touristique. D’autres en font ouvertement la promotion. Certains représentants gouvernementaux ont même parlé dans le cas de la prostitution pour touristes étrangers de « sacrifier une génération de femmes » au profit du développement économique (POULIN, 2007). Des agences gouvernementales touristiques des Caraïbes ont fait du tourisme sexuel un axe de développement de la région. L’organisation non gouvernementale ECPAT International souligne que dans « plusieurs pays en voie de développement, la campagne de lutte contre la prostitution d’enfants s’est heurtée aux intérêts des ministères du Tourisme qui la jugeaient “antitouristique” » (dans POULIN, 2005).
-
[12]
-L’année suivant la légalisation de la prostitution en bordels aux Pays-Bas, l’industrie de la prostitution y a connu une croissance de 25 %.
-
[13]
- En 1960, 95 % des personnes prostituées des Pays-Bas étaient néerlandaises, en 1999, elles n’étaient plus que 20 % ; on estime que 80 % des prostituées sont d’origine étrangère et 70 % d’entre elles sont dépourvues de papiers. À Vienne, en Autriche, 90% des personnes prostituées sont originaires d’autres pays. En Allemagne, de 75 à 85% des personnes prostituées sont d’origine étrangère (POULIN, 2003 et 2005).
-
[14]
- Pour l’essentiel, deux régimes juridiques encadrent la prostitution dans l’Europe communautaire : le réglementarisme et l’abolitionnisme. Chacun de ces régimes connaît des variations nationales importantes (NKALIKPIMA, 2005).
-
[15]
- Nous avons amplement développé cette thèse (POULIN, 2005 et 2007).
-
[16]
- Il s’agit de l’Allemagne, de l’Australie, du Canada, du Danemark, de l’Espagne, de l’Irlande, du Japon, de la Nouvelle-Zélande, des Pays-Bas, du Royaume-Uni, de la Suisse et de la Thaïlande.
-
[17]
-C’est également le cas des Conventions relatives à l’esclavage adoptées par la Société des Nations en 1926 et par les Nations unies en 1949 et en 1956.