Acteurs et outils du développement
Laëtitia ATLANI-DUAULT (dir.), « Les ONG à l’heure de la bonne gouvernance », Autrepart, n° 35, Armand Colin/IRD, 2005, 183 p.
1 Ce dossier explore l’espace des relations établies par les « partenariats » entre grandes agences de développement et organisations non gouvernementales du Sud, au nom de la « bonne gouvernance », dans des pays aussi divers que l’Équateur, le Venezuela, la Colombie, la Mauritanie, l’Inde, l’Ouzbékistan et le Nigeria. Il est composé d’études de terrain très fouillées, introduites par Laëtitia ATLANI-DUAULT qui cerne les contours d’un terme « fourre-tout » légitimant « des interventions puissantes en matière de changement social dans les pays du Sud » (p. 3). Traduite par un corpus de recommandations morales, la nouvelle bonne gouvernance substitue au mythe de l’État, prégnant dans les années 1970, le mythe de l’État, du marché et de la société civile, nouvel agenda politique des grandes organisations internationales, au service de la logique néolibérale. Les contributions montrent comment, dans des contextes très diversifiés, l’exportation de ce modèle engendre des tentatives d’instrumentalisation d’organisations locales, préexistantes ou créées de toutes pièces, auxquelles répondent différentes formes de résistance ou de captation de la part de l’État ou d’organisations autochtones. La prise en charge de services publics par des associations locales et des entreprises privées représente une forme particulièrement significative de la mise en œuvre de ces orientations. Dans les différents secteurs explorés ici – transformation de déchets urbains, construction de logements à faible coût, développement rural et formation, électrification rurale, santé publique, assistance aux ONG –, on comprend à quel point ces délégations relèvent à la fois de méthodes d’action et d’une idéologie. Si le changement politique promis – l’avènement d’une nouvelle gouvernance porteuse de démocratie participative – n’est pas au rendez-vous, le modèle de marché progresse bel et bien, porté par des ONG fortement dépendantes des fonds internationaux, qui deviennent des instruments de la remise en cause de la souveraineté des États et de la légitimité des élus au Sud, tout en ne pouvant être assimilées à des contre-pouvoirs. Ces explorations fines approfondissent le champ ouvert par les précédents travaux de Laëtitia ATLANI-DUAULT : si l’heure n’est plus aux visions angéliques de la société civile, au Nord comme au Sud, peu d’études permettent à ce point d’appréhender la complexité et les enjeux politiques engendrés par la diversification des acteurs du développement et la convergence des doctrines globales depuis la fin de la guerre froide.
2 Blandine DESTREMAU
3 CNRS/GRASS/IEDES
Pierre-Arnaud BARTHEL, Tunis en projet (s). La fabrique d’une métropole au bord de l’eau, Presses universitaires de Rennes, 2006, 206 p.
4 Pierre-Arnaud BARTHEL livre dans son ouvrage une lecture contemporaine de Tunis et de son évolution à travers les projets urbains développés sur les lacs asséchés. Il décrit un véritable bouleversement de cette métropole puisque les projets en question concernent plusieurs milliers d’hectares de terrains récupérés sur la mer et entourant le centre de la ville. Tunis, capitale de l’un des plus petits États méditerranéens, est le lieu depuis le milieu des années 1980 de l’une des plus grandes opérations urbaines de la région. Rappelons qu’une opération de 200 à 300 hectares en France est considérée comme un projet de grande envergure.
5 L’ouvrage se présente en huit chapitres mais est rythmé par deux récits qui se suivent. Le premier récit explique comment Tunis a été organisée et appropriée comme une ville qui, tout au long de son histoire, a tourné le dos à la mer. La médina ignorait l’espace littoral. Le protectorat a construit une première image négative des sebkhas (lacs salés) notamment sous l’effet des doctrines hygiénistes. L’État indépendant a approfondi cette image en abandonnant partiellement cet espace à la marginalité et aux pollutions : les quartiers informels et insalubres s’y sont multipliés ; les industries limitrophes y ont déversé leurs rejets divers.
6 À partir du milieu de la décennie 1980, cette image ancrée dans les représentations et les usages depuis des siècles, est remise en cause. Quelques années suffisent pour la renverser. En 1983, une banque saoudienne s’allie à l’État tunisien et à ses organismes d’aménagement pour proposer d’aménager des quartiers et des équipements de luxe sur un premier lac. Cette première opération est suivie de trois autres portées par la puissance publique tunisienne, des bailleurs de fonds internationaux et des agences de coopération européennes.
7 Dans le deuxième récit, l’auteur décrit l’enchaînement des évènements qui jalonnent ce changement rapide. Il analyse l’alliance d’acteurs nationaux et internationaux, privés et publics, politiques et techniques. Cette alliance propose et impose une image positive des lacs asséchés de Tunis. Comment peut-on ainsi bouleverser des représentations séculaires ? Pierre-Arnaud BARTHEL nous propose quelques clés de lecture : la production de discours par les politiques et les maîtres d’ouvrage, la communication d’images mobilisatrices par les architectes et les urbanistes, la concentration circonstancielle d’opportunités financières et d’aides internationales.
8 Toutefois, ces explications éclairent partiellement ce qui s’est joué entre 1983 et 2003. L’auteur ne peut décrire des négociations et des décisions qui demeurent pour une bonne part opaques. Au-delà des procédures officielles, les arbitrages s’opèrent dans des circuits parallèles mais toujours au sein de ce même cercle de responsables étatiques, d’hommes d’affaires et de maîtres d’œuvre. L’auteur parle du « projet au-delà du projet ». On devine également qu’il s’agit du processus de décision effectif au-delà des procédures de décision officielles et publiques. Il est difficile de reprocher ce manque à l’auteur qui nous livre par ailleurs des informations rares et précieuses sur les alliances de fait qui se construisent au sein de l’État tunisien et entre ses différents agents pour réaffirmer l’emprise du pouvoir central sur le territoire de la capitale et sur l’urbanisme du pays d’une manière générale.
9 L’auteur lève le voile à cette occasion sur l’instrumentalisation faite de certaines notions et politiques : « développement durable », « gouvernance », « coopération » sont convoqués comme dans d’autres situations pour justifier des choix établis sur d’autres bases. BARTHEL confirme, comme d’autres auteurs et chercheurs travaillant sur les politiques d’aménagement, que ces notions sont des alibis et parfois des cache-misère. En même temps, il apporte l’illustration que l’instrumentalisation des mots finit par avoir un effet sur le contenu des projets.
10 L’ouvrage finit, peut-être trop rapidement, sur la réalité des constructions et des peuplements observés dans ces territoires. Destinés à une clientèle riche et internationale, les premiers quartiers sont en réalité habités par des nationaux. Le prestige annoncé de ces quartiers et leur retentissement international ne sont-ils pas finalement les vrais subterfuges ? A-t-on vraiment essayé de cacher des opérations luxueuses derrière les « fumées du développement durable et de la gouvernance » ? N’aurait-on pas plutôt dissimulé des projets de mobilisation et de maintien d’une classe moyenne dans les arcanes de ces opérations ambitieuses. Comment expliquer sinon ces extensions urbaines, ces travaux d’assainissement et ces financements lourds, ces immenses surfaces mises en vente qui pourraient accueillir au total le double de la population actuelle de Tunis. L’auteur nous laisse à ce propos sur sa fin : quelques observations sur l’installation d’une nouvelle strate d’élites dans ces quartiers. Ces belles villas sécurisées et ces centres commerciaux « de standing » ne proposent-ils pas une nouvelle perspective politique et (d’ascension) sociale pour une classe moyenne tunisienne qui, repue, ne semble plus pouvoir stabiliser par son inertie tous les autres segments de la société tunisienne.
11 Taoufik SOUAMI
12 Institut français d’urbanisme - Université Paris VIII
Gilbert ÉTIENNE, Observations on the Dalits in Indian villages 1963-2004, Centre d’études asiatiques, Occasional Paper, n° 24, Institut universitaire des hautes études internationales, Genève, 2006, 44 p. (disponible auprès de cramer@hei.unige.ch).
13 Désormais ce n’est plus en 2 CV que Gilbert ÉTIENNE va en Inde, au contraire des années 1960. Cet économiste suisse, ardent promoteur des études de terrain, y retourne toujours cependant, et cette expérience unique sur le long terme lui permet de nous proposer un voyage dans l’espace et le temps, à travers des villages dispersés dans tout le pays et revisités régulièrement. On dispose donc là d’une synthèse unique : ces 44 pages évoquent l’évolution de la situation de ceux qu’on appelait Intouchables, aujourd’hui dénommés de façon plus politiquement correcte les Dalits ( « opprimés »). Mais elles brassent en réalité beaucoup plus large, étant donné que c’est toute l’évolution des campagnes indiennes sur quatre décennies qui se trouve décrite de façon ramassée. Il manque certes les dynamiques politiques (on ne trouvera rien sur l’essor du parti intouchable BSP), mais les transformations socio-économiques sont finement dessinées, à l’échelle du quotidien villageois. Dès lors, il est impossible de décrire d’une phrase le nouveau sort des Dalits. La corrélation entre caste inférieure et classe prolétaire est de moins en moins vérifiée, mais cela dépend beaucoup de l’évolution locale des autres castes, de l’abandon ou non du métier traditionnel, et surtout du contexte régional. Les contrastes entre districts, qui préexistaient à la révolution verte des années 1960-1970, se sont souvent accentués : or, les pauvres dans une région riche sont en général moins pauvres que les pauvres dans une région pauvre (p. 35) ; le niveau des salaires agricoles qui est couramment le double dans les zones de révolution verte par rapport aux zones laissées pour compte en est la preuve.
14 Une telle réalité a longtemps été contestée par les contempteurs de la révolution verte. Dès lors, très vite, les programmes de lutte contre la pauvreté, qui sont trop identifiés à de l’assistanat, ont pris le pas sur les véritables investissements, pourtant tellement nécessaires au développement rural, au développement des infrastructures et à une diversification économique qui ne germe pour l’heure que dans les zones à forte productivité agricole. Gilbert ÉTIENNE n’a pas peur du politiquement incorrect : « On peut se demander si une plus forte administration préfectorale ne serait pas plus utile aux pauvres et à la croissance générale que le renforcement du Panchayati Raj » et de la décentralisation participative (p. 39). Or, des leaders politiques dévoués, éclairés et non corrompus, il en reste en Inde. Mais l’auteur souligne la coupure croissante entre les élites et un monde rural qui leur est de plus en plus inconnu, et dans lequel ils rechignent à diriger les énormes investissements qui sont pourtant nécessaires.
15 Frédéric LANDY
16 Université Paris X
Serge MICHAÏLOF (dir.), À quoi sert d’aider le Sud ?, Économica, 2006, 483 p.
17 Ce livre est important pour tous ceux qui s’intéressent aux problèmes de développement du Sud et de l’aide publique au développement (APD). Tout d’abord, il a bénéficié de la longue expérience du coordinateur et de l’initiateur de l’ouvrage, Serge MICHAÏLOF ; celui-ci a été proche du terrain quand il travaillait dans une société d’ingénierie spécialisée, puis des instances de décision de l’Agence française de développement (AFD) et de la Banque mondiale. Ensuite, cet ouvrage repose sur vingt-cinq dossiers concrets rédigés par des cadres de l’AFD, en collaboration avec des experts extérieurs pour une dizaine d’entre eux ; ces histoires de développement traduisent bien les efforts déployés pour relever des enjeux difficiles – comme répondre au défi des villes en crise, accompagner des agricultures dans leurs transitions, mieux gérer les ressources naturelles, permettre aux plus pauvres d’accéder aux services de base, réinsérer dans la mondialisation les entreprises « hors jeu ». Enfin, il aborde une question difficile, rarement traitée en tant que telle par les organismes d’aide, celle de leur utilité.
18 En introduction, Serge MICHAÏLOF présente une grille de lecture des approches du développement des pays du Sud et un panorama des changements en cours de l’aide publique au développement en ce début de 21e siècle. Il est persuadé qu’ « aucune malédiction ne frappe les pays pauvres », mais aussi que « la stagnation et le retard de développement de certaines régions du monde et de certains pays sont porteurs de risques majeurs pour la stabilité et la sécurité même de nos sociétés. » Face à ces risques, l’auteur juge que l’APD retrouve de la légitimité après la crise qu’elle a traversée au cours des années 1990 ; cette crise, nourrie par les doutes sur la bonne utilisation de l’aide et sur son efficacité, doit être relativisée si on admet que l’aide « ne peut à elle seule provoquer cette alchimie complexe qu’est le développement ». Par ailleurs, le vaste chantier autour des Objectifs du millénaire lui paraît essentiel dans la mobilisation récente des opinions publiques et des responsables politiques en faveur de la croissance des flux financiers de l’APD. Enfin, cette introduction permet de clarifier divers points controversés sur l’APD comme la place des dons par rapport aux prêts, celle de l’aide projet par rapport à l’aide programme, de l’aide bilatérale par rapport à l’aide multilatérale, ou encore de poser des problèmes importants comme celui de l’incohérence des politiques du Nord compte tenu de leurs impacts négatifs sur les pays pauvres.
19 Les vingt-cinq dossiers – soit 440 pages – qui constituent la matière principale de l’ouvrage, traitent en majorité de cas africains ; bénéficiant d’une mise en perspective du coordinateur de l’ouvrage, ces expériences en matière de développement cherchent à présenter les réalités sans complaisance, et à en tirer des conclusions et réflexions permettant d’enrichir la perception des sujets complexes abordés. Comme exemple d’un semi-échec présenté sans concession, on peut se référer au cas vécu intitulé « La générosité ne suffit pas : Nioro du Sahel, les raisons d’une discorde ». Ce cas met en evidence les difficultés d’un projet de coopération décentralisée consacré à l’électrification d’une petite ville malienne avec l’appui d’une ville de l’Île de France, montrant bien qu’un projet apparemment simple s’est heurté aux logiques culturelles différentes entre français et africains, d’où la question délicate posée pour l’étranger de savoir jusqu’où il doit se faire malien chez les Maliens. Comme exemple de l’importance des politiques publiques, on peut lire l’histoire de l’industrie sucrière en Afrique centrale et du difficile redressement de ce secteur grâce à la privatisation des entreprises et à la libéralisation des marchés dans le cadre des réformes fiscalo-douanières en Afrique centrale ; les difficultés pour les entreprises d’améliorer sans cesse leur productivité et pour les États d’assurer une protection efficace face à des importations frauduleuses constituent des facteurs importants pour la survie des filières sucre en Afrique. Comme exemple de l’importance des transformations sociales et institutionnelles en cours favorisées par des décisions politiques, on peut se référer au cas intitulé « Irriguer le Sahel : le pari difficile des grands projets de l’Afrique de l’Ouest » ; il décrit les longs processus nécessaires pour construire le dialogue entre acteurs concernés qui seul permet de faire face aux enjeux liés à ces grands projets d’aménagement. Comme exemple de réflexion novatrice, l’analyse intitulée « Capital naturel et développement durable en Afrique » met en évidence l’importance des ressources naturelles pour les pays pauvres ; la façon de relever cet enjeu est illustrée par des histoires traitant de l’aménagement durable des forêts dans le Bassin du Congo, de la gestion concertée de la pêche crevettière à Madagascar, de la protection de la biodiversité au Kenya et à Madagascar et de l’amélioration de la fertilité des sols au Laos et à Madagascar.
20 Tous ces cas et analyses peuvent paraître trop nombreux au lecteur peu familier de ces problèmes de développement, trop longs, ou encore trop hétérogènes dans leur présentation. Ils présentent un double intérêt, d’une part celui de proposer une capitalisation/ réflexion unique sur l’expérience en cours d’une coopération bilatérale. D’autre part celui d’éclairer la façon dont cet organisme d’aide cherche à trouver des solutions à des problèmes complexes ; à cet effet, il est mis l’accent ici ou là sur la nécessité d’une bonne connaissance des réalités, sur l’importance de l’accumulation de savoir faire, sur une meilleure prise en compte des divers obstacles au changement, sur la façon d’élaborer des consensus entre acteurs... On peut cependant regretter que l’accent soit souvent trop mis sur l’AFD et non sur le jeu respectif des acteurs locaux, nationaux et internationaux ; la qualité de leurs relations détermine les possibilités de construire des rapports de confiance rendant acceptable l’intrusion d’une aide extérieure.
21 Le livre montre dans plusieurs cas « qu’il est possible de renverser les destins annoncés, loin de l’angélisme de certains tout comme du cynisme des détracteurs de l’aide » (Le Monde, 9 novembre 2006, interview de Serge MICHAÏLOF). Par contre il n’approfondit pas les facteurs de réussite ou d’échec des interventions de l’AFD ; pour ce faire, il aurait été nécessaire de s’appuyer sur les résultats des évaluations rétrospectives des projets de l’AFD, de clarifier le positionnement de cette dernière dans la politique française de coopération, de recueillir l’avis des acteurs du Sud concernés... La conclusion de l’ouvrage est centrée sur la question qui lui sert de titre : À quoi sert d’aider le Sud ? Serge MICHAÏLOF cherche à justifier les affirmations optimistes, déjà en filigrane dans son introduction, à savoir que « la légitimité de l’aide est en cours de refondation » et que ses finalités deviennent plus claires. Les cinq pages consacrées à cet objet, très générales, ne sont pas pleinement convaincantes. Des idées importantes sont introduites, comme celle-ci, dans l’avant-dernier paragraphe : l’aide publique au développement, qui se situe au carrefour des intérêts des pays donateurs et des pays bénéficiaires, doit faciliter la gestion des problèmes globaux à l’échelle planétaire. Par contre l’affirmation stimulante de l’introduction selon laquelle, dans notre village planétaire, « les problèmes du Sud sont désormais largement nos problèmes au Nord » n’est pas approfondie. Il serait intéressant de mieux percevoir quelle est la responsabilité du Sud quant à son développement et quelles sont les responsabilités conjointes du Nord et du Sud quant à l’avenir de notre planète. Suffira-t-il de trouver une cohérence théorique à l’aide publique au développement dans le cadre d’une approche par les biens publics mondiaux ?
22 Il ne faut pas demander à cet ouvrage plus qu’il ne peut donner, à savoir un panorama bien contextualisé et illustré de l’aide au développement conduit par l’organisme pivot de la coopération française, l’AFD. La tonalité très professionnelle et très cohérente que son coordinateur a donnée à l’ensemble constitue un point fort ; par contre la réponse à la question posée, formulée uniquement par des experts du Nord alors que c’est d’abord l’avenir du Sud qui est en jeu, reste partielle. À quand un ouvrage avec le point de vue des divers acteurs pour favoriser une intelligence commune de problèmes concernant l’ensemble du monde ?
23 Jean-Claude DEVÈZE
24 AFD
Jean-Michel SERVET, Banquiers aux pieds nus. La microfinance, Odile Jacob, Paris, 2006, 511 p.
25 Après plusieurs recherches et publications sur le développement, Jean-Michel SERVET, professeur à l’Institut d’étude du développement à Genève, s’attaque au microcrédit, thème à la mode s’il en est.
26 Cet ouvrage constitue une véritable somme. Contrairement à nombre de ses collègues, l’auteur « balaye » très large, dans l’espace et le temps. Il nous rappelle les mouvements mutualistes et coopératifs en Europe et en Amérique du nord au 19e siècle. Il situe le microcrédit dans le contexte plus général du développement, le reliant à la lutte contre la pauvreté non sans évoquer d’un œil critique les thèses néolibérales et la mondialisation.
27 Le professeur YUNUS et sa Grameen Bank (1976) ont beau ne pas être les tout premiers dans ce domaine (voir quelques cas antérieurs en Amérique latine), leur influence a été décisive au point que, à la fin de 2004, on compte 92 millions d’emprunteurs dont 66 millions de pauvres, surtout dans les pays du Sud, mais aussi dans ceux du Nord.
28 Jean-michel SERVET fournit un grand nombre d’exemples pris sur le vif en Amérique latine, en Afrique au sud du Sahara, en Asie. Il montre avec beaucoup de lucidité que le microcrédit ne constitue pas le remède magique qui va supprimer la pauvreté. « Cette innovation – toute relative – [ne dispense pas] les pouvoirs publics de dépenses sociales ». En d’autres termes – n’en déplaise aux sectaires de droite – le rôle de l’État reste capital. Dans cette ligne de pensée, l’auteur insiste sur les limites du microcrédit et des autres services qu’il peut dispenser. Dépannage, appuis souvent déterminants, aide lorsqu’elle est efficace, ne vont pas résoudre les problèmes décisifs dans la lutte contre la pauvreté : ceux qui font obstacle au progrès de l’agriculture, des infrastructures, de la santé et de l’éducation. Il faut aussi préciser que peu de ces banques arrivent, même à long terme, à tourner sans soutiens.
29 Les effets du microcrédit varient : on observe sans doute de nombreux succès, mais aussi des limites, voire des échecs. Il importe, entre autres, de bien connaître le milieu local, la société, le rôle des hommes et des femmes, les coutumes et les habitudes. Ici et là filtrent des critiques fondées concernant certaines ONG peu enclines à la transparence sur leur impact réel et leurs coûts.
30 Enfin l’auteur soulève un problème délicat entre tous qui peut d’ailleurs se discuter. Selon lui le microcrédit apparaît « mal équipé » pour lutter contre « les exclusivismes », les hiérarchies productrices de domination.
31 « Procéder à une vision étendue des modèles de la microfinance permet de dresser un tableau plus nuancé et plus contrasté que les louanges naïves ou les anathèmes ». Non sans brio, Jean Michel SERVET a atteint son objectif.
32 Gilbert ÉTIENNE
33 IUED (Genève)
Strategies and Tools against social Exclusion and Poverty Programme (ILO/STEP), Social Protection and inclusion. Experiences and policy issues, Social Security Departement, 2006, 248 p.
34 Lors de la 89e Conférence internationale du travail de 2001, les gouvernements et les organisations d’employeurs et de travailleurs de plus de 150 pays sont parvenus à un Nouveau Consensus sur la sécurité sociale. Seule une personne sur cinq dans le monde bénéficie d’une protection sociale adéquate, et plus de la moitié de la population du monde n’a aucune couverture de sécurité sociale du tout. En dépit d’une réduction globale de la pauvreté, l’exclusion de la protection sociale persiste ; elle est souvent une dimension d’une exclusion plus large, globalement croissante, qui concerne l’accès aux droits, aux services sociaux et à la possibilité d’obtenir un travail décent. Et à l’inverse, la protection sociale demeure une arme-clé dans la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale. Sur la base de ces constats, la plus haute priorité devait être donnée aux politiques et aux initiatives qui peuvent apporter la sécurité sociale à ceux qui ne sont pas couverts par les dispositifs existants. Cet ouvrage rend compte d’innovations, d’élaborations théoriques et d’applications pratiques déployées dans ce sens (et présentés à Lisbonne, en octobre 2006), sous deux angles.
35 La première partie présente des expériences de nouvelles formes d’assistance sociale (i.e. non contributives), centrées sur l’objectif d’inclusion économique, sociale et politique, et qui tentent d’établir des liens positifs entre les politiques de l’emploi et l’offre de services sociaux, mises en œuvre dans différents pays. Les contributions étudient en particulier plusieurs programmes de Conditional cash transfer et de revenu minimum, qui utilisent de façon croissante le contrat, la responsabilité et l’incitation à se conformer à des objectifs de développement humain comme conditions de participation. Les résultats de ces expériences peuvent constituer des points d’entrée pour l’accès à l’assurance sociale et, ainsi que le montre Armando BARRIENTOS, possèdent un certain potentiel pour faciliter l’intégration des pauvres dans le marché du travail. Toutefois, ils doivent être considérés avec prudence, surtout lorsque les conditions de gouvernance institutionnelle, l’offre de services de santé et d’éducation et l’état des infrastructures sont médiocres. Des approches plus centrées sur le territoire peuvent alors être préférées.
36 La seconde partie fait état de réflexions menées sur les conditions d’extension – voire d’universalisation ? de la couverture d’assurance sociale (contributive ou non) en termes de personnes, de risques et de niveaux des protections. Un premier texte, théorique, étudie les conditions de l’universalisation de la protection sociale, concluant au poids déterminant du politique et à l’importance cruciale des droits sociaux et de citoyenneté (LAUTIER). D’autres contributions présentent des expériences menées en Chine, avec la création de coopératives d’assurance de santé pour les producteurs ruraux ; en Inde, par le soutien et l’institutionnalisation d’initiatives menées par des groupes exclus ; et au Brésil, en étendant massivement l’assistance sociale et en créant des liens avec le développement local. Dans les pays lusophones d’Afrique, l’extension de la protection sociale aux travailleurs de l’informel est basée sur les efforts des communautés et des groupes de base autant que sur ceux de l’État.
37 Une des conclusions de l’ouvrage est que les dispositifs de micro-assurance autofinancés ne peuvent constituer en eux-mêmes des mécanismes de protection sociale efficaces et viables, capables d’atteindre de larges parties de la population. Ils doivent pour cela être intégrés dans un système tendant à devenir progressivement de plus en plus cohérent, efficient et équitable, et à s’inscrire dans une stratégie d’extension des droits sociaux. Une autre conclusion est que les programmes, quels qu’ils soient, doivent être conçus en adéquation avec l’état de l’offre de services d’éducation et de santé, d’emplois, et du développement institutionnel. Finalement, une approche en termes d’acteurs est nécessaire : l’engagement de la structure étatique est fondamental, mais également celui de représentants d’intérêts sociaux aux niveaux national et local, dans une dynamique de dialogue social.
38 Une des richesses de cet ouvrage est qu’il considère de façon parallèle et comparée, mais non dissociée, les transformations des régimes de protection sociale dans les pays occidentaux, dans des pays au développement intermédiaire et dans des pays très pauvres. Un autre apport significatif est qu’il contribue à la réflexion sur l’apparition, dans toutes les régions du monde, de formes hybrides de protection sociale, qui ne peuvent être classifiées ni dans l’assurance, ni dans l’assistance au sens strict.
39 Blandine DESTREMAU
40 CNRS/GRASS/IEDES
Économie politique
Marc HUMBERT et Alain CAILLÉ (dir.), La démocratie au péril de l’économie, Presses universitaires de Rennes, 2006, 367 p.
41 À l’initiative du PEKEA (Political and Ethical Knowledge on Economic Activities Research Programme), économistes, sociologues, anthropologues, philosophes, géographes, gestionnaires, politistes, venus d’une quinzaine de pays, se sont réunis à Rennes les 4-6 novembre 2006 pour débattre des liens entre économie et démocratie. Plus d’une vingtaine des communications qui y furent présentées sont réunies dans le présent ouvrage, abordant des déclinaisons diverses du thème indiqué, dans des problématiques différentes compte tenu des appartenances disciplinaires des uns et des autres, avec des textes allant de 6 à 40 pages, ce qui en rend le compte rendu quelque peu ardu.
42 Un texte initial de Marc HUMBERT restitue les tentatives qui, en histoire de la pensée économique, ont permis en France de « transgresser les frontières disciplinaires et aller vers une analyse de type systématique » (p. 22), ce qui revient, au-delà de l’économie (ou écocratie) s’en tenant à la seule analyse des marchés, à réintroduire les cinq fonctions constitutives de toute société : génésique, économique, politique, culturelle, éthique ; autrement dit à en revenir à l’économie « politique » tenant compte, non seulement des prix, mais aussi des comportements, institutions et valeurs. L’esprit de l’ouvrage étant ainsi précisé, celui-ci s’organise en deux parties.
43 La première partie, sous le titre « Cadrages théoriques » regroupe douze contributions qui, en conformité avec le pluriel du titre, abordent le thème de la démocratie et de l’économie sous différentes approches : par l’espace géographique (VIDAL), par les droits économiques (DOUCIN), par la doctrine du pragmatisme – doctrine selon laquelle la connaissance n’est jamais séparée de l’action et pour laquelle la démocratie n’est pas réductible à des technologies comme le mécanisme du vote mais « est un processus dont le produit principal est la création de communautés » (p. 137) (RENAULT) –, ou encore par la valeur sociale conçue à la fois comme processus de libération et comme condition d’ancrage des sociétés dans la démocratie (BÉRAUD et CORMERAIS). D’autres contributions ont une portée plus générale. Ainsi une typologie des biens reposant sur les formes de propriété et les modalités de gestion permettrait de distinguer économie marchande, économie non marchande et économie monétaire (LAVILLE). Ou encore d’opposer des biens se détruisant en se partageant (biens communs) relevant d’une gestion collective ; les biens se divisant en se partageant mais n’impliquant pas une activité humaine (ressources naturelles) relevant quant à leur répartition de la justice sociale ; les biens se divisant en se partageant et fruits de l’activité humaine (bien industriels et services aux personnes) relevant du marché ; les biens se multipliant en se partageant (connaissances) relevant du mutualisme (CALAME). L’économie ainsi devenue plurielle, on peut scruter ses liens avec la justice sociale et, ce faisant, découvrir que les théories concernant cette dernière sont multiples. Car les formes d’égalités recherchées le sont aussi, fondant les doctrines de l’utilitarisme, du libéralisme, du marxisme, de l’égalitarisme selon RAWLS avec ses trois principes constitutifs (principe d’égale liberté, principe d’égalité équitable des chances, principe de différence) (MARÉCHAL). On peut également s’interroger sur la place de la démocratie entre économie de marché et capitalisme en recherchant les liens historiques, ontologiques, dialectiques (CAILLÉ) ou en découvrant deux orientations différentes : lien de complémentarité dans la vision classique où le marché est le mode essentiel de coordination ; lien d’opposition dans le marxisme, quitte à dépasser cette dichotomie dans une vision historique et institutionnelle de la modernité distinguant trois registres de socialisation (économique, politique, domestique) et trois logiques de mise en ordre de toute structuration sociale (marchandage, direction, rationalisation). Ainsi le soutient B. BILLAUDOT dans un texte de lecture difficile par sa longueur, son abstraction, sa densité, et la multiplication des notes de bas de pages. On peut enfin conjuguer le positif et le normatif en formulant trois propositions : replacer la question des droits et de la démocratie (impliquant à la fois concurrence électorale et contre-pouvoirs) dans le contexte de la mondialisation qui fait que les États sont menacés d’en bas par les replis identitaires et d’en haut par l’intégration des marchés mondiaux ; constater que les tests économétriques reposant sur des indicateurs variés donnent des résultats faiblement significatifs quant aux liens de la démocratie et de la croissance ; admettre que la démocratie connaît une pluralité de trajectoires historiques mais qu’en même temps la mondialisation pose la question de l’universalisation des droits de l’homme et de la gouvernance démocratique (HUGON).
44 On sera plus bref sur la seconde partie de l’ouvrage intitulée « Expérimentations en cours » qui a pour objet de décrire une série de pratiques innovantes et de s’interroger sur les procédures qui, dans le domaine économique, se veulent démocratiques. Sont ainsi examinés : les dispositifs d’échanges socio-équitables (TAISNE) ; le rôle des consom’acteurs, terminologie qui recouvre les contrats négociés entre producteurs et consommateurs et où l’on trouve des coopératives comme des associations de défense des consommateurs (COMBE) ; le commerce équitable avec deux sphères de la spécialisation ou de la labellisation, au Nord, reliées au Sud à des coopératives, des ateliers familiaux, des microentreprises ou des plantations (DIAZ PEDREGAL) ; les monnaies sociales, dispositifs d’économie solidaire reposant sur une organisation monétaire adhoc pour les petites communautés (BLANC) ; les marchés particuliers des entrepreneurs forestiers qui ne reposent ni sur des principes économiques (concurrence) ni sur des principes démocratiques (liberté, égalité), mais fonctionnent sur la base d’une confiance entre interactants et sur la cooptation dans les mécanismes d’accession (SCHEPENS) ; le fonctionnement des coopératives au Japon, en France ou aux Philippines (MIURA). La question du devenir du coton au Mali, coincé entre une gestion locale défectueuse et les règles internationales de l’Organisation mondiale du commerce est également posée (DIARRA). On s’interroge aussi sur les contradictions et oppositions entre solidarités locales et solidarité internationales (NAVENNEC), sur la rhétorique de la « bonne gouvernance » des ONG de services ou militantes du Sud telle que développée par la Banque mondiale, les bailleurs de fonds ou les ONG du nord.
45 Peut-être le lecteur sera-t-il un peu noyé par cette diversité des approches, peut-être regrettera-t-il que la démocratie ait été essentiellement abordée sous l’angle politique en négligeant ce que, dans le même contexte de la mondialisation, la démocratie sociale affronte. Mais du moins y trouvera-t-il, ne serait-ce qu’à travers la diversité et l’abondance des références bibliographiques, matière à nourrir sa propre réflexion.
46 Guy Caire
47 Université Paris X