Notes
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[*]
Professeure des universités, Université Toulouse 2, socio-économiste LEREPS/GRES, Université Toulouse 1.
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[1]
- Voir le rapport de la CNUCED (2002).
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[2]
- Pour l’histoire de cette ONG, voir ENDA GRAF SAHEL (2001).
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[3]
- Un auteur comme LATOUCHE (2003), lorsqu’il qualifie l’économie solidaire d’oxymore, explicite cette ambiguïté.
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[4]
- En 1970, l’économie sociale est reconnue sur le plan institutionnel en France, notamment avec la création du Comité national de liaison des activités mutualistes, coopératives et associatives. Mais c’est en 1981 que le terme d’économie sociale « entre par voie réglementaire dans le droit français pour désigner les coopératives, les mutuelles et celles des associations dont les activités de production les assimilent à ces organismes (décret du 15 décembre 1981 créant la Délégation interministérielle à l’économie sociale) » (VIENNEY, 1994).
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[5]
- Cette définition stratégique relève de la théorie du choix rationnel, et s’oppose à une définition interprétative (BATIFOULIER, BIENCOURT, REBERIOUX, 2002).
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[6]
- Pour LATOUCHE (2003, p. 149), il importe de distinguer le créneau de la niche : « Le danger qui guette la plupart des initiatives alternatives est de se cantonner dans le créneau qui leur a permis de prospérer, au lieu de travailler à la construction d’une niche ; c’est-à-dire de tout un environnement, un milieu porteur différent du marché mondialisé. Le créneau est un concept de stratégie militaire de conquête, lié à la rationalité économique dominante (l’efficience) ; il sera nécessairement occupé à son tour, un jour, par un concurrent. Seule la niche peut garantir la pérennité de l’entreprise alternative (l’efficacité sociale) ».
1 La notion de solidarité a été récemment introduite par certains économistes dans leurs travaux, notamment pour analyser les différentes modalités d’échange qui caractérisent les sociétés contemporaines. La redécouverte de l’anthropologie économique dans les années 1980, suite à la traduction en français de l’ouvrage de Karl POLANYI (1983), a enrichi ces approches. De même, les nombreuses pratiques qui ont émergé à cette même période dans les pays occidentaux (France, Italie, Québec, etc.) attestent de la nécessité de repenser la place de l’économique dans nos sociétés, et de s’interroger sur l’impact de pratiques qualifiées de « solidaires » sur la reformulation du lien social dans des sociétés marquées par des processus d’individualisation et d’exclusion. Les débats suscités par ces nouvelles formes d’organisation ont caractérisé les vingt dernières années, et l’on assiste depuis peu à leur transposition dans des contextes où la question de la solidarité se pose pourtant de manière originale, comme dans les pays en développement. L’Afrique francophone, en particulier, a fait l’objet d’études dans ce domaine, notamment de la part d’universitaires européens et canadiens (DEFOURNY et al., 1999), sénégalais (FALL et GUÈYE, 2003) et burkinabé (SOULAMA, 2005) qui ont cherché à identifier, analyser et classer les différentes pratiques d’économie sociale et solidaire au Sud (coopératives, mutuelles, associations villageoises, commerce équitable, tourisme solidaire, etc.), certaines faisant l’objet de plus d’attention que d’autres (cas du microcrédit). La volonté de transférer ce concept nous semble révéler certaines ambiguïtés, notamment lorsque l’on cherche à véhiculer les questionnements qui ont marqué l’histoire de l’économie sociale et désormais solidaire en Occident.
2 Par conséquent, même si, comme le font remarquer certains auteurs (SERVET, 2004), la distinction Nord-Sud est peu pertinente pour aborder de tels questionnements, nous proposons néanmoins de nous interroger sur la diffusion récente du concept d’économie solidaire en Afrique francophone en particulier, dans une perspective comparative. Ainsi, des questions spécifiques émergent. Dans les sociétés africaines francophones, les concepts d’économie sociale et solidaire renvoient-t-ils à de nouveaux modes d’organisation qui ont évolué dans le contexte de crise et qui donnent aux acteurs locaux auto-organisés les moyens de mettre en œuvre un développement endogène, ou correspondent-il à une formalisation et une institutionnalisation exogènes de pratiques qui prévalaient jusqu’alors ? Face à ces constats, nous proposons d’analyser, dans un premier temps, les dangers que peut poser le transfert de tels concepts en Afrique subsaharienne, notamment du point de vue des paradoxes véhiculés lors du transfert. Puis, dans un deuxième temps, nous montrerons à quelles conditions un tel transfert est porteur de sens et peut traduire l’élaboration de modes de développement alternatifs.
I – L’ÉCONOMIE SOCIALE ET SOLIDAIRE EN AFRIQUE FRANCOPHONE : UN CONCEPT AU CŒUR DE NOMBREUX PARADOXES
3 Le concept d’économie sociale et solidaire est devenu incontournable dans de nombreux débats (entre les praticiens du développement, dans les forums sociaux, etc.), mais il revêt des ambiguïtés qui se manifestent de façon exacerbée lors de son transfert dans les sociétés du Sud, et en Afrique francophone en particulier. Ces ambiguïtés conduisent, selon nous, à des situations paradoxales et sont présentes à divers niveaux. Tout d’abord, la référence aux pratiques solidaires est devenue incontournable à la fois dans les discours des institutions internationales, mais aussi au sein des mouvements altermondialistes. Par ailleurs, on oscille en permanence entre une analyse de ces pratiques en tant que simple économie de survie et comme l’élaboration d’un projet politique. Enfin, un paradoxe subsiste quant à la nécessité ou non de formaliser des pratiques dont le caractère informel garantit peut-être un certain degré d’autonomie.
1 – L’économie sociale et solidaire, concept « clé » des nouveaux discours sur le développement
4 Le premier paradoxe identifié réside dans le fait que, depuis le début des années 1990, le principe de « solidarité » comme facteur de développement et de lutte contre la pauvreté est retenu à la fois par les bailleurs de fonds internationaux au niveau de leurs discours, et par les mouvements « altermondialistes ». Ainsi l’existence de pratiques solidaires participe à la remise en cause, par les altermondialistes, du modèle de développement tel que pensé et véhiculé depuis les Indépendances mais, en même temps, elle contribue au réaménagement de ce modèle par les institutions internationales. Pour comprendre ce paradoxe, il convient de s’interroger sur le contexte dans lequel les politiques de développement ont été conçues au cours des dernières années.
5 La décennie 1990 marque une rupture avec, à la fois, la reconnaissance de l’échec des politiques préconisées par les institutions internationales (en particulier par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international) et l’apparition sur la scène internationale de nouvelles organisations intervenant tant au niveau local qu’au niveau global et posant les fondements d’alternatives.
6 D’un côté, les crises financières qu’ont connues certains pays émergents dans les années 1990 ont suscité une critique des Plans d’ajustement structurels (PAS) à la fois par leurs initiateurs, par divers organismes internationaux (Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement – CNUCED – et autres instances de l’ONU), et par de nombreux acteurs de terrain. Un « nouveau » modèle, fondé sur la « bonne gouvernance » (World Bank, 1992), a été conçu. Son originalité par rapport aux années 1980 réside dans le fait qu’il ne relève plus de la seule sphère économique, mais qu’il a été étendu aux domaines politique (assurer un état de droit, la participation d’une pluralité d’acteurs, la transparence et la lutte contre la corruption), social (justice sociale, équité, etc.) et environnemental, dans le but de diminuer la pauvreté dans le monde. Dans ce cadre, les États doivent s’approprier la définition et l’exécution des politiques de développement conçues à l’échelle globale, mais aussi déléguer des compétences au niveau local dans le cadre de la décentralisation, qui s’inscrit de fait dans un processus pensé « par le haut ». De plus, on insiste de façon récurrente sur la nécessaire participation des acteurs locaux comme le reflète le concept d’ « empowerment », au cœur de la rhétorique de la Banque mondiale. On met tout particulièrement l’accent sur l’ « acteur » société civile (terme générique regroupant les citoyens, les communautés, les associations, les coopératives, les organisations non gouvernementales, etc.), ce qui va de pair avec une valorisation du principe de solidarité. Au niveau des recommandations concrètes, on reconnaît l’importance d’activités relevant de l’économie sociale, solidaire et informelle. Les structures associatives et les organisations non gouvernementales sont soutenues à divers niveaux (politique, financier, etc.). Pourtant, ces nouvelles modalités de l’aide (par exemple dans le cadre de la coopération décentralisée) engendrent des ambiguïtés, en particulier quant au rôle des ONG, certaines devenant des « courtiers du développement » (BIERSCHENK et al., 2000). Il est difficile, dans ce contexte, de parler de véritable autonomie de la société civile, élaborant de façon endogène un modèle de développement alternatif.
7 D’un autre côté, l’exacerbation de la pauvreté et des inégalités suite aux politiques imposées par les bailleurs de fonds depuis les années 1980 (les PAS) a suscité la construction d’un discours critique émanant d’ONG, d’associations, de politiques, de syndicats, de mouvements sociaux et d’universitaires. Si ces acteurs intervenaient déjà depuis de nombreuses années, notamment sur le terrain, ils restaient dans les interstices du modèle dominant. La crise des années 1990 va impulser une volonté de mise en cohérence de ces initiatives au niveau local, et leur diffusion à une échelle internationale pour les rendre plus visibles. Critiques de la mondialisation et du « nouveau » modèle diffusé par les institutions internationales, ces mouvements vont surtout se situer au niveau des pratiques, mettant en avant l’originalité des expériences endogènes solidaires (associations de femmes travaillant dans l’artisanat ou dans l’alimentaire de façon informelle, organisations de finances informelles, etc.) qui véhiculent une autre conception du développement. On peut cependant s’interroger sur leur marge de manœuvre face à la reformulation du discours des institutions internationales qui se positionnent elles aussi sur les créneaux de la pauvreté, de la démocratie et de la solidarité. En effet, même si les institutions internationales utilisent rarement le terme d’ « économie sociale et solidaire », le principe de solidarité et les mots-clés qui lui sont associés (empowerment, participation, société civile) sont devenus les concepts « phares » des nouveaux discours sur le développement.
8 Par conséquent, même s’il convient, à l’instar de FAVREAU (2003, p. 60), de ne pas considérer de manière homogène les institutions internationales, certaines (ONU, CNUCED [1]) pouvant être « un soutien à l’expansion de l’économie sociale et solidaire », il importe de s’interroger, plus en amont, sur la volonté récente de mettre le concept de solidarité au cœur des nouveaux discours sur le développement et sur les objectifs ainsi visés. Nous sommes face à des mots « fourre-tout » dont la diffusion dénature le sens et la portée (PERROT, 2002).
2 – L’économie sociale et solidaire : la formulation d’une économie de la pauvreté ou la construction d’un projet politique ?
9 Considérer l’économie sociale et solidaire comme un outil de lutte contre la pauvreté et les exclusions en Afrique francophone peut aussi être source de paradoxes. En effet, les représentations et discours sur l’économie sociale et solidaire oscillent entre une conception de celle-ci comme économie de la pauvreté ou, au contraire, comme l’élaboration d’un projet politique. Ceci nous amène d’une part à questionner ces notions relatives de pauvreté et d’exclusion, et d’autre part à poser explicitement la question de la finalité de ces pratiques.
10 Transférer le concept d’économie sociale et solidaire en Afrique francophone devrait conduire à une réflexion, en amont, sur les représentations de la pauvreté et de l’exclusion. Si, en France, l’économie sociale et solidaire a pu être présentée comme une réponse, endogène, aux processus d’exclusion qui ont marqué les pays occidentaux depuis les années 1970, les termes du débat sont-ils les mêmes en Afrique ?
11 Dans les sociétés du Nord, de nouvelles formes de précarité, de pauvreté et d’exclusion socio-économique sont apparues depuis le début des années 1980. L’expression « nouvelle pauvreté » retenue pour les qualifier est ambiguë car elle masque le fait que la pauvreté a toujours existé ; c’est la vision que porte la société sur les pauvres qui s’est modifiée, engendrant des mutations au niveau des politiques sociales. De plus, au-delà de la paupérisation d’une partie croissante de la population, on assiste à la destruction du lien social, à la désaffiliation (CASTEL, 1996). L’exclusion socio-économique, notion largement véhiculée à partir des années 1980, correspond à un manque non seulement en termes d’avoir, mais aussi de pouvoir et de savoir ; elle renvoie à un processus cumulatif, une accumulation de handicaps et de manques (PAUGAM, 1996). Le développement de l’économie solidaire dans les années 1980 s’inscrit dans ce contexte.
12 Dans les sociétés d’Afrique francophone, si la pauvreté monétaire est une réalité ancienne comme le montrent les indicateurs « classiques » (PNB, revenu par tête, IDH, etc.), les processus d’exclusion de la période contemporaine présentent des caractéristiques nouvelles comme en atteste la fragilisation de certains réseaux sociaux, notamment en milieu urbain. On évoque une « urbanisation de la pauvreté » avec, dans les grandes métropoles africaines, des processus d’individualisation et de fragilisation des réseaux de solidarité traditionnelle (MARIE, 1997), évolution cependant relativisée par d’autres (GOLDBLUM et al., 2004).
13 Parallèlement, la question de la pauvreté est au centre des discours depuis les années 1990 suite à la critique des PAS qui ont exacerbé pauvreté et inégalités. Les institutions internationales ont fait de la lutte contre la pauvreté leur principal objectif (Millénaire pour le développement), légitimant ainsi des réformes institutionnelles préconisées aux États. La référence aux travaux d’Amartya SEN (2003) a conduit à reformuler, d’un point de vue théorique, la problématique de la pauvreté. À nouveau on retrouve, associé à ces évolutions théoriques, le volet concret de la participation, notamment dans le cadre des nouveaux dispositifs de lutte contre la pauvreté (Documents stratégiques de réduction de la pauvreté), présentés comme une innovation majeure (CLING et al., 2002). Ainsi, le développement doit prendre appui sur des associations clés de l’économie sociale et solidaire, des ONG, des comités de quartier, des groupements d’intérêt économique (GIE), etc., qui permettent de contourner l’État central dans un contexte de décentralisation des compétences au niveau local. Cependant, si ces dispositifs présentent une originalité dans le contexte africain, les modalités de l’intervention sociale sont, pour leur part, très normées. En effet, la contractualisation reste une des principales modalités participatives (voir le cas de partenariats public-privé dans le domaine du service de l’eau potable en milieu urbain, des associations contractualisant à la fois avec l’opérateur privé et l’opérateur public ; c’est le cas de l’ONG Enda [2] à Dakar).
14 Par ailleurs, une autre question nous semble essentielle pour éclaircir les paradoxes inhérents au transfert du concept d’économie sociale et solidaire en Afrique francophone, à savoir la – ou les – finalité (s) des pratiques solidaires.
15 Dans de nombreux travaux émanant tant de chercheurs que d’acteurs locaux et internationaux, la question de la finalité revient à s’interroger sur la capacité d’accumulation ou les potentialités de profit au sein de l’économie sociale et solidaire (DEVELTÈRE, FONTENEAU, 2002 ; EME, 2004). Les politiques de soutien visent à assurer la pérennité d’un processus d’accumulation pour accompagner et structurer ce qui reste une économie de survie, voire une « économie de la pauvreté ». Dans ce cas, on reste enfermé dans une approche économique des pratiques d’économie sociale et solidaire, dans le sens où l’on s’interroge sur la finalité économique – l’accumulation. On privilégie une représentation atomisée de l’ordre économique, dissocié du politique et de la dimension sociale de ces activités. Rares sont les auteurs [3] qui débattent de cette question, et l’ambiguïté est inhérente au choix des termes, « économie » étant accolé à « social » et « solidaire ».
16 D’autres travaux insistent au contraire sur la dimension politique de l’économie sociale et solidaire. Prenant le contre-pied de la précédente conception, ils présentent l’économie sociale et solidaire comme un « mouvement qui combat civiquement au nom de la solidarité et invente de nouveaux espaces démocratiques locaux » (EME, 2005). Cependant, on néglige souvent l’analyse des modalités d’élaboration de ce projet politique, qui diffèrent selon les contextes. Dans certains cas, il peut s’agir d’un projet endogène, porté par des mouvements sociaux locaux : avec, par exemple, des projets qualifiés d’économie « populaire » en Amérique latine, terme peu usité en Afrique francophone. Dans de nombreux pays africains, ces mouvements sociaux ne sont pas organisés sur les mêmes bases, et on trouve des projets soutenus par les communautés altermondialistes, locales mais surtout internationales qui, à l’occasion de rencontres, de forums, cherchent à intégrer sous de nouvelles modalités l’Afrique francophone dans un réseau mondial d’économie solidaire. Cela ne signifie pas que des pratiques solidaires n’existaient pas en Afrique francophone avant la constitution de ces réseaux, elles les précédaient depuis fort longtemps, mais elles ne formaient pas réellement un projet politique porté sur la scène internationale.
17 Ainsi, de façon paradoxale, la référence au concept d’économie sociale et solidaire dans les pays d’Afrique francophone peut renvoyer à des acceptions opposées des liens entre l’économique et le politique. D’un côté, on s’inscrit dans une vision atomisée de l’économique, alors que dans l’autre on privilégie une approche reposant sur l’encastrement de l’économique dans le politique (POLANYI, 1983), condition indispensable à la formulation d’un projet politique. De plus, les facteurs endogènes/exogènes inhérents à la construction de ces projets politiques et l’articulation entre les dynamiques de diffusion locales et globales sont rarement analysés dans les réflexions qui portent sur le transfert du concept d’économie sociale et solidaire en Afrique francophone.
3 – L’économie sociale et solidaire : formaliser pour pérenniser ou garantir l’autonomie par l’informel ?
18 En Afrique francophone, le débat actuel sur l’économie sociale et solidaire n’est pas sans rappeler celui sur l’informel qui traverse l’économie du développement depuis les années 1970. Une question récurrente concerne la formalisation de pratiques qui échappent à l’État, et parfois au marché – ou du moins aux principes de l’échange marchand. En effet, un débat existe entre ceux qui supposent que la formalisation entraîne une perte d’autonomie et ceux qui présentent la formalisation comme un facteur d’efficacité. Cependant, les approches ne sont pas aussi clairement opposables. Par exemple, pour certains (DE SOTO, 2005), ce sont au contraire un fort degré d’informalité et l’absence de législation qui sont garants de l’efficacité économique de l’informel. Par ailleurs, une autre question a trait au caractère endogène – ou au contraire exogène – du processus d’institutionnalisation de pratiques solidaires. Pour aborder de telles problématiques, une perspective de long terme est indispensable.
19 L’étude des liens complexes entre économie sociale et économie solidaire, en France, illustre les ambiguïtés que l’on véhicule lors du transfert de ces termes. L’institutionnalisation de l’économie sociale dans les années 1970 et surtout à partir de 1981 [4], puis celle de l’économie solidaire avec la volonté de créer un label (LIPIETZ, 2001), s’inscrit dans un environnement politique et socio-économique particulier. L’histoire de l’économie sociale et solidaire en Afrique francophone reste à écrire, mais elle ne suit pas un mouvement parallèle à celle de l’économie sociale et solidaire en France. L’écriture de cette histoire particulière supposerait d’ailleurs une définition précise de ce que l’on entend par économie sociale et solidaire en Afrique francophone, au-delà des définitions juridico-institutionnelles proposées dont la neutralité et le caractère figé entravent tout débat sur les ambiguïtés du transfert de ce concept.
20 Ainsi, en France, c’est le processus d’institutionnalisation de l’économie sociale qui a conduit des acteurs à développer des pratiques innovantes, et à les regrouper sous le vocable d’économie solidaire.
21 Tout d’abord, cette volonté d’institutionnalisation était révélatrice de craintes de la part des acteurs de l’économie sociale (certaines coopératives et mutuelles, et même certaines associations). Ainsi, de nombreuses organisations de l’économie sociale ont eu tendance à s’orienter soit vers la sphère de la production marchande, en devenant de véritables entreprises, soit vers des organisations institutionnalisées par l’État (en s’insérant dans des dispositifs de politiques publiques), perdant ainsi leur originalité qui les situait comme une troisième voie entre l’État et le Marché. Certains auteurs (EME, 1998) traduisent cette évolution comme un détournement des principes et des valeurs fondatrices de l’économie sociale. Par ailleurs, on évoque le passage du militant à l’entrepreneur : alors qu’à l’origine l’économie sociale représentait une résistance politique face aux effets néfastes de l’industrialisation et un moyen de lutte contre le paupérisme, au cours du 20e siècle la fonctionnalisation de nombreux projets de l’économie sociale a entraîné un essoufflement et des ambiguïtés quant à sa finalité, même si les valeurs fondatrices ont été maintenues (volontariat, principe « un homme-une voix », et non pas « une action-une voix », fonctionnement démocratique, etc.).
22 La construction de la catégorie « économie solidaire » en France (LAVILLE, 1994) s’inscrit dans ce contexte et semble traduire la nécessité d’impulser un nouveau souffle au secteur de l’économie sociale. Ce terme d’économie solidaire vise à nommer les innovations économiques et sociales – dans les domaines des échanges (de biens, de services ou de savoirs), de l’environnement, social, culturel, etc. – qui ont émergé au début des années 1980, face à l’exclusion socio-économique d’un nombre croissant d’individus et à l’augmentation de la pauvreté dans de nombreux pays occidentaux. Difficilement traduisible, le terme est souvent confondu avec ceux d’économie populaire, alternative ou informelle, ce qui n’est pas sans engendrer certaines ambiguïtés, notamment lorsque l’on aborde ces questions dans le contexte de l’Afrique francophone.
23 En effet, en Afrique francophone, si l’on en reste aux critères juridico-institutionnels, l’économie sociale et solidaire renvoie à une pluralité de logiques dont certaines s’écartent des principes énoncés par LAVILLE, EME, entre autres auteurs.
24 À l’occasion d’un séminaire organisé par l’Université de Ouagadougou (Burkina Faso, mai 2006), des définitions de l’économie sociale et solidaire ont été retenues, dans les prolongements de ses principes généraux tout en insistant sur une spécificité « africaine ». Ainsi, l’économie sociale renvoie « à toutes ces initiatives d’acteurs socio-économiques (parfois en voie de marginalisation) qui décident de prendre en main la satisfaction de certains de leurs besoins économiques et sociaux. Ces initiatives tentent de concilier l’efficacité économique, la démocratie et la solidarité. Elles reposent sur des valeurs fortes de services aux membres, d’humanisme, de solidarité, d’entraide mutuelle, plutôt que de recherche de profit » (SOULAMA, colloque de Ouagadougou, 2006). C’est au niveau de leur expression concrète que ces pratiques présentent une originalité ; on y trouve aussi bien les coopératives classiques agro-pastorales ou artisanales, les groupements villageois et associations villageoises, mais aussi divers groupements professionnels tels les groupements agro-pastoraux de production, d’approvisionnement et de commercialisation, les groupements de gestion forestière, les coopératives d’épargne et de crédit, les mutuelles d’assurance santé, les associations de développement, les organisations de gestion des infrastructures communautaires (gestion des points d’eau). Cependant, peu de chercheurs en Afrique francophone ont investi cette thématique, mis à part au Sénégal où Abdou Salam FALL, président du Réseau intercontinental pour la promotion de l’économie sociale et solidaire (RIPESS), diffuse ce concept dans l’Afrique subsaharienne francophone (FALL et GUÈYE, 2003 ; FALL et al., 2004), ou au Burkina Faso avec les travaux de S. SOULAMA (2005). De même, très peu de bailleurs de fonds (notamment dans le cadre de la coopération) y font explicitement référence.
25 Cependant, si en Afrique francophone l’économie solidaire en tant que concept est une création récente, du point de vue des pratiques les réseaux de solidarité ont depuis longtemps fonctionné pour assurer l’intégration (par exemple urbaine), sous des modalités variées, des individus. Au Burkina Faso, la notion d’économie sociale n’est apparue qu’à la fin des années 1990, mais la réalité que l’on désigne sous ce vocable est quant à elle bien connue et pratiquée par les populations depuis très longtemps : qu’il s’agisse des sossoaga (groupes d’entraide pour les travaux des champs) ou d’autres formes d’entraide et de solidarité dans le travail, des groupements naam, des groupements villageois et aujourd’hui des coopératives d’épargne et de crédit (SOULAMA, 2005), et des mutuelles de micro-assurance santé. Ces formes d’actions collectives sont pratiques courantes au Burkina Faso.
26 De plus, il importe de noter le double mouvement qui caractérise l’économie solidaire en Afrique francophone. D’un côté, il s’agit de la formalisation d’expériences anciennes, traditionnelles. Confrontées à un souci de professionnalisation, de respect de normes sanitaires et sociales, d’accès à des crédits et de pérennisation, elles se voient d’une certaine façon contraintes de se reconnaître sous le label d’ « économie solidaire ». Mais d’un autre côté, on constate aussi l’émergence de nouvelles activités au niveau local (mutuelles de santé, microcrédit, associations de quartier pour l’accès à l’eau, coopératives d’électricité, etc.) ou dans le cadre de relations internationales (commerce équitable, tourisme solidaire, associations de migrants, etc.).
27 La mise en évidence de ces différents paradoxes illustre la difficulté à transférer un concept élaboré dans un contexte particulier au sein d’un autre environnement. Ceci conduit à s’interroger sur les raisons qui justifient le recours à ce concept pour nommer, en Afrique francophone, des pratiques solidaires qui lui préexistent. S’agit-il de rendre compte d’une véritable rupture dans la manière de concevoir des pratiques, dont l’originalité réside dans une mise en réseau fondée sur une articulation entre les échelles locale et globale ? N’est-on pas plutôt face à un nouvel habillage rhétorique de la part d’institutions et de bailleurs de fonds qui ont dû reformuler leurs discours face à des critiques récurrentes ? Ou, enfin, cela ne renvoie-t-il pas à de nouvelles investigations de chercheurs qui trouvent ici un terrain vierge dans le domaine de l’économie solidaire, l’informel ayant été relégué au second plan des questions de recherche en économie du développement au cours de ces dernières années ? Cependant, ce transfert de concept, sous certaines conditions devant être explicitées, permettrait aussi de véhiculer de nouvelles représentations des questions de développement, et de valoriser des pratiques à la base de l’élaboration de modèles de développement originaux.
II – SOUS QUELLES CONDITIONS UN TRANSFERT DU CONCEPT D’ÉCONOMIE SOLIDAIRE EST-IL PERTINENT ? REFORMULER LES CONCEPTS OU INNOVER ?
28 Le transfert du concept d’économie solidaire en Afrique francophone ne peut faire l’impasse d’une explicitation des conditions auxquelles il peut être effectivement réalisé. Nous en identifions trois. Tout d’abord, cela suppose au préalable de construire un nouveau référentiel pour appréhender la problématique du développement. Par ailleurs, il convient de se dégager d’une vision « idéalisée » de la participation des acteurs locaux, impliqués dans des pratiques solidaires, pour identifier les limites et les ambiguïtés des processus participatifs. Enfin, il importe de situer ces questionnements dans le contexte actuel de porosité croissante des frontières entre État, Marché et société civile, notamment dans des pays où la question de l’État se pose de façon tout à fait particulière.
1 – L’économie solidaire ou la nécessité de construire un nouveau référentiel en économie du développement
29 La construction d’un nouveau référentiel suppose au préalable de s’interroger sur les enjeux liés à la volonté de nommer. Chercher à identifier les contours d’une économie solidaire au Nord puis transposer ce questionnement en Afrique francophone n’est pas neutre, dans la mesure où l’on transfère aussi tout un schème de représentations inhérentes à l’environnement dans lequel à la fois le concept et l’identification de pratiques ont été forgés.
30 Il importe donc de comprendre comment se construit le discours au sein de l’analyse économique – ici l’analyse économique du développement – pour pouvoir conférer du sens aux représentations et aux concepts, mais aussi aux pratiques elles-mêmes.
31 Nous proposons d’aborder ces questionnements à travers une perspective comparative propre à l’anthropologie économique (en référence à MAUSS, 1950 ; POLANYI, 1944 ; DUMONT, 1977) pour comprendre le sens conféré aujourd’hui à l’économie sociale et solidaire. En effet, jusqu’à quel point peut-on parler de la construction d’alternatives à une conception du développement qui puise ses racines dans le Siècle des Lumières (RIST, 1996) ? Le comparatisme est entendu ici à deux niveaux : la comparaison entre des expériences d’économie sociale et solidaire au Nord et en Afrique francophone, à différentes périodes de l’histoire ; mais aussi la comparaison entre diverses analyses économiques du développement forgées depuis les années 1950, si l’on considère cette période comme celle à laquelle se constitue une « économie du développement » (HIRSCHMANN, 1984 ; HUGON, 2002 ; RIST, 1996). Ainsi, transférer le concept d’économie solidaire en Afrique francophone devrait s’inscrire dans une réflexion renouvelée sur le développement.
32 Jusqu’à présent, les études portant sur l’économie sociale et solidaire en Afrique francophone privilégient le pragmatisme, l’impulsion du changement venant moins d’un débat théorique que de la réalité. De plus, ces expériences concrètes d’économie sociale et solidaire relèvent de sphères et de logiques tellement diversifiées que peu d’analyses existent pour faire émerger un nouveau paradigme. Il semble que certaines approches théoriques (telle que l’anthropologie économique dans le prolongement des travaux de POLANYI) et certains concepts (l’ « encastrement ») permettraient de discuter plus fondamentalement la place de l’économique dans les sociétés en développement, et de repenser les liens entre l’économique et le politique, à condition de concevoir le projet de l’économie solidaire comme projet politique. Le transfert du concept d’économie solidaire en Afrique francophone conduit donc à reposer la question de l’unité des sciences sociales, remise au centre des débats (ORLÉAN, 2005) et d’enrichir les réflexions sur l’autonomisation de l’économique vis-à-vis du social, du politique et du sacré. Alors est récusée l’hypothèse selon laquelle les phénomènes économiques renvoient à des lois naturelles, inéluctables, qui s’imposent aux hommes par une quelconque naturalité. Au contraire, ces processus résultent de choix politiques portés par des « forces sociales », des mouvements sociaux qui, en Afrique francophone, sont en construction. Ainsi, il n’existe pas un modèle de développement, mais un arbitrage entre différentes conceptions ; et ce choix relève du politique. De même, il deviendrait possible de penser la construction de territoires où se manifesterait cette imbrication des sphères, notamment au sein d’espaces publics de proximité (EME, 2005 ; FRANÇOIS, NEVEU, 1999). À ces conditions, le transfert du concept d’économie solidaire est porteur de sens, et rompt avec une démarche qui pourrait apparaître, à certains égards, ethnocentriste.
2 – L’économie solidaire ou la nécessité de se dégager d’une vision idéalisée des processus participatifs
33 Les grilles d’analyse proposées par l’anthropologie économique ne sont pas suffisantes pour aborder la problématique de l’économie solidaire en Afrique francophone, et notamment la question de la participation de la « société civile ». Le transfert du concept d’économie solidaire en Afrique francophone devrait conduire à s’interroger sur la manière dont les acteurs locaux peuvent influencer les processus de développement, mais la question de leur réel impact, au-delà de la sphère locale, est rarement analysée.
34 Une approche ciblée sur l’analyse de la construction des règles pourrait enrichir la réflexion en mettant en évidence l’emboîtement des niveaux de décision, à la fois local et global, à travers non seulement le réel pouvoir des acteurs « du bas » dans l’élaboration des règles, mais aussi leur interaction avec le global. En effet, lorsque l’on considère la problématique du développement local, on oppose le niveau global au local, les acteurs « du bas » à ceux du « haut », le micro au macro, etc. D’un côté, le développement « par le bas » favoriserait la mise en œuvre de projets de développement local endogène, par exemple grâce à l’économie solidaire, le niveau global demeurant une contrainte. De l’autre, les règles globales permettraient de mieux encadrer le marché grâce à des transformations institutionnelles dans le respect des principes de « bonne gouvernance » (World Bank, 1992), l’économie solidaire étant vue comme un ensemble de pratiques marginales permettant de remédier à certains dysfonctionnements du marché. Or, cette lecture est aujourd’hui dépassée et il est nécessaire de proposer de nouvelles grilles d’analyse. En effet, dans le cadre de la décentralisation préconisée en Afrique francophone (TOTTÉ, DAHOU, BILLAZ, 2003), le processus de transfert des compétences de l’État à des niveaux locaux a engendré des recompositions institutionnelles importantes qui peuvent donner de nouveaux pouvoirs à des « acteurs clés » issus de la « société civile ».
35 Plus précisément, si l’on considère uniquement une « définition stratégique » [5] des règles, on ne peut penser leur négociation par les acteurs « du bas », ni leur co-construction. En effet, dans ce cas, les règles sont définies au niveau global, et on s’interroge ex-post sur leur adaptabilité au contexte dans lequel elles vont s’appliquer. Les démarches participatives valorisées dans ces approches posent la question de la participation, une fois les règles établies à l’échelle globale. On privilégie une vision hiérarchique qui fait du niveau global l’instance de décision et de construction de ces règles. Leur mise en application et leur appropriation s’effectuent certes au niveau local, mais le pouvoir de participer à leur élaboration en amont reste très faible.
36 D’autres travaux (OSTROM, 1990) montrent comment la coordination d’acteurs au niveau local permet d’initier des formes originales de développement endogène, reposant sur l’action collective ou communautaire de populations ancrées dans un territoire. Fondés sur des observations précises des réalités, ils montrent la diversité des arrangements institutionnels locaux émanant des populations elles-mêmes. Les institutions et les règles qui en découlent sont définies de façon endogène, et des systèmes d’incitation et de respect de ces règles sont élaborés (sanctions sociales en cas de non-respect). L’ensemble de ces dispositifs contribue parfois à une durabilité de ces institutions locales qui sont insérées dans un tissu social et ancrées dans un territoire (BARON, BONNASSIEUX, MOSSI MAÏGA, NGUYEN, 2006). Les pratiques d’économie solidaire renvoient à ce niveau local. Cependant, les règles globales (élaborées au niveau international, voire national) restent une contrainte et ne peuvent être négociées. Tout au plus constate-t-on, dans certains cas, que les acteurs locaux mettent en place localement des procédures de contournement des règles globales.
37 Le transfert du concept d’économie sociale et solidaire en Afrique francophone devrait permettre de poser de façon originale la question de l’imbrication des niveaux. Sur le plan concret, cette dimension est déjà au centre des modalités de fonctionnement de l’économie solidaire. En effet, l’originalité de ces pratiques réside dans une mise en réseau locale, mais aussi internationale, qui favorise l’échange et la valorisation des pratiques, tout comme leur viabilité et leur pérennisation. Par exemple, les Forums sociaux mondiaux ont impulsé la création de véritables niches [6] d’expérimentations originales dans différents domaines.
38 Ainsi, il importe d’analyser dans quelle mesure les différents acteurs impliqués dans l’économie solidaire détiennent un réel pouvoir d’élaboration des règles, non seulement au niveau local, mais aussi global, dans une dynamique de co-construction. Pour penser cette co-construction des règles, il convient tout d’abord de se dégager d’une vision figée, exogène, des règles comprises comme des contraintes ou comme des contrats. En effet, même si les règles sont une contrainte dans le sens où leur non-respect entraîne une sanction, elles ont aussi un caractère permissif et incitatif (COMMONS, 1934). Dans cette acception, les règles ne résultent pas seulement d’un calcul d’efficacité ; elles peuvent perdurer bien qu’en déséquilibre car elles ont par exemple une fonction sociale comme cela transparaît dans de nombreuses pratiques solidaires. Les rapports de force, la confiance, les traditions culturelles ou historiques, la nature des relations sociales jouent un rôle tout aussi déterminant. Les règles sont donc enchâssées dans un système social, et sont des constructions sociales résultant de compromis socio-politiques qui peuvent être institutionnalisés. Considérer le caractère culturel et collectif des règles ne conduit cependant pas à minimiser l’impact des individus dans leur définition. En effet, dans cette approche, la règle est supposée incomplète, ce qui permet de penser la participation des acteurs, non seulement au niveau de son application, mais aussi de sa construction et du sens qu’on lui confère, toute règle étant soumise à interprétation (EYMARD-DUVERNAY, 2002). Les règles reflètent ainsi un certain rapport de pouvoir, et cette répartition du pouvoir peut avoir un impact, au niveau global, sur les institutions. On se démarque ainsi d’une vision stratégique de la règle (comme dans le cas de la « bonne » gouvernance) où la participation des acteurs locaux (l’ « empowerment ») signifie une participation à l’opérationnalisation des règles. Nous nous inscrivons au contraire dans une vision qui conçoit la participation des acteurs locaux en amont, au niveau même de la construction des règles. Ainsi, afin de se démarquer d’une vision « idéalisée » du local et de la participation, il s’agit de mettre en lumière les processus rétroactifs entre les différents niveaux de décision. De plus, raisonner en termes d’enchâssement des niveaux n’évacue pas pour autant les rapports hiérarchiques qui existent dans la société et qui sont liés aux différents types de pouvoirs, politique, religieux, économique. Ainsi, la reconnaissance de l’enchâssement des niveaux nous amène à reconsidérer les contours du territoire pertinent, notamment pour penser la construction d’espaces publics de proximité, lieux d’enchâssement de l’économique et du politique, du social et du culturel.
3 – L’économie solidaire ou la nécessité de penser l’articulation entre État, Marché et société civile en Afrique francophone
39 Le transfert du concept d’économie solidaire en Afrique francophone ne devrait pas être dissocié de questionnements sur le rôle de l’État dans un contexte de porosité croissante entre les sphères du public, du privé, voire même de l’associatif (BARON, 2006).
40 On se situe alors au coeur des débats qui marquent les réflexions théoriques sur l’économie sociale et solidaire en Occident et qui portent sur l’hybridation entre État, Marché et Société civile (LAVILLE, 1994). Le contexte des années 1980 est significatif de ce point de vue. Tout d’abord, l’État n’est plus un contre-pouvoir à la domination de logiques économiques ; il joue désormais un rôle d’accompagnement des logiques de marché et d’institutionnalisation de certaines pratiques. Ainsi, des auteurs (LIPIETZ, 2001) évoquent l’émergence d’un tiers secteur entre État et marché qui se caractériserait par un mode de régulation « mixant du marchand et du public ». De plus, le désengagement de l’État dans le domaine social l’amène à se tourner vers la société civile pour assurer des services qui étaient auparavant de son ressort. Le rôle des partenaires sociaux, notamment au niveau local, est devenu essentiel dans les tentatives pour reconstruire le lien social, pour assurer la solidarité. L’économie solidaire s’en trouve renforcée.
41 Dans les pays d’Afrique subsaharienne, notamment ceux de colonisation française, la question de l’État est complexe. En effet, c’est une représentation particulière de l’État-nation qui a été transférée en Afrique francophone. Elle a été pensée dans le contexte occidental comme construction universaliste fondée sur le rationnel et le formel/légal, censée dépasser les particularismes communautaires (BAYART, 1989) et associée de ce fait à la « modernité politique » (BADIE, 1997). La production de normes et d’institutions au sein de sociétés africaines s’inscrivait dans un cadre constitutionnel. Ce transfert a donné lieu à des interprétations variées.
42 D’un côté, certains auteurs (BADIE, 1997) insistent sur l’échec de ce transfert d’un modèle occidental dont les fondements et les instruments d’application sont de véritables construits sociaux ayant impliqué les acteurs locaux occidentaux dans la production d’un droit moderne. Lors de l’implantation de ce modèle dans des configurations socioculturelles originales, par exemple en Afrique francophone, ce ne sont pas seulement les règles qui sont transférées, mais tout l’environnement dans lequel elles ont été pensées. En effet, la construction de l’État est contextualisée, « sa genèse et son essor renvoient en même temps à la singularité d’une configuration et à la multiplicité des stratégies d’acteurs qui étaient alors déployées » (BADIE, 1997). L’idée selon laquelle la croissance économique favoriserait l’émergence, en Afrique francophone, d’un État-nation porté par les élites politiques autochtones est désormais récusée face aux échecs constatés, même dans des pays africains ayant connu des périodes de croissance. L’ « importation » de ce modèle dans les ex-colonies, sans processus de co-construction des règles, faisant abnégation du contexte au sein duquel il a été construit, est un des facteurs explicatif de son échec.
43 Cependant, d’autres auteurs (LE ROY, 1996) vont au-delà de cette vision en termes d’échec inéluctable. Aborder la question de l’État sous le seul angle de l’ « importation » ne permet pas de comprendre les processus d’hybridation qui ont eu lieu au cours du temps entre un « droit importé » et les « droits locaux coutumiers ». En effet, les règles ne sont pas figées, que ce soit en Occident ou en Afrique. Comme nous l’avons précédemment souligné, les règles sont incomplètes, ce qui permet de penser la participation des acteurs, non seulement au niveau de leur application, mais aussi de leur construction. Par conséquent, sans parler d’une « appropriation » de ces règles par les acteurs, on peut identifier des pratiques qui traduisent des aménagements à la règle. Par exemple, des pratiques foncières relèvent de cette hybridation, de même que certains modes d’accès à l’eau potable en milieu urbain (gestion des bornes fontaines).
44 La référence à l’hybridation permettrait d’aborder de façon originale la question des pratiques solidaires, et de reformuler le concept de solidarité dans le contexte des pays en développement.
45 L’ensemble de ces questionnements nous conduit à conclure que le transfert du concept d’économie solidaire en Afrique francophone ne peut faire l’impasse d’une analyse rigoureuse des objectifs recherchés lors d’un tel processus. Ces finalités sont indissociables des rationalités des acteurs très hétérogènes qui portent ce projet de transfert. Les bailleurs de fonds internationaux, face aux échecs de modèles de développement « conventionnels », soutiennent certaines expérimentations d’économie sociale et solidaire, qualifiées de « bonnes pratiques » (on peut citer le microcrédit), en ayant aussi parfois des stratégies de « marketing » liées au souci de modifier leur image. Leur démarche s’inscrit aussi dans la volonté de soutenir des politiques de développement local « par le bas », notamment dans le cadre de la décentralisation, afin de contourner les États. Les États, quant à eux, négligent le plus souvent l’impact de l’économie sociale et solidaire en tant qu’alternative aux modèles de développement. La valorisation de ces pratiques se situe surtout, pour le moment, à des niveaux décentralisés, en particulier en milieu rural, mais aussi dans les villes. En effet, les organisations de l’économie sociale et solidaire sont des acteurs clés des processus de décentralisation, comme en attestent certaines expériences dans le domaine des services de l’eau, de la gestion des déchets ménagers, etc., dans certains pays d’Afrique francophone. Les chercheurs ont eux aussi un rôle à jouer dans la mise en évidence des dangers et des paradoxes que de tels transferts peuvent occasionner ; la nécessité de rappeler de manière récurrente les conditions de ce transfert et ses objectifs est primordiale, mais trop souvent reléguée au second plan. Enfin, les acteurs de l’économie sociale et solidaire visent, à travers ce transfert, une plus grande lisibilité. Par exemple, des associations d’économie sociale et solidaire organisées à l’échelle internationale cherchent à intégrer l’Afrique francophone dans les processus de constitution de réseaux internationaux, condition de confrontation et de stabilisation de pratiques existantes, mais aussi d’accès aux financements.
46 Cependant, dans le cadre de processus d’institutionnalisation en cours, les acteurs de l’économie sociale et solidaire en Afrique francophone pourront-ils préserver leur autonomie et leur pouvoir de négociation ? Dans quelle mesure une réelle co-construction des règles sera-t-elle envisageable et pourra-t-elle les préserver de toute tentative d’instrumentalisation ? Les débats contemporains en France sur cette question montrent la difficulté à préserver une autonomie qui est pourtant garante d’une viabilité sociale, économique et politique de ces pratiques. Qu’en sera-t-il de l’Afrique francophone dans les prochaines années ? L’ensemble de ces questions atteste de l’existence d’un nécessaire travail de réflexion encore à venir sur ces problématiques.
Bibliographie
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Notes
-
[*]
Professeure des universités, Université Toulouse 2, socio-économiste LEREPS/GRES, Université Toulouse 1.
-
[1]
- Voir le rapport de la CNUCED (2002).
-
[2]
- Pour l’histoire de cette ONG, voir ENDA GRAF SAHEL (2001).
-
[3]
- Un auteur comme LATOUCHE (2003), lorsqu’il qualifie l’économie solidaire d’oxymore, explicite cette ambiguïté.
-
[4]
- En 1970, l’économie sociale est reconnue sur le plan institutionnel en France, notamment avec la création du Comité national de liaison des activités mutualistes, coopératives et associatives. Mais c’est en 1981 que le terme d’économie sociale « entre par voie réglementaire dans le droit français pour désigner les coopératives, les mutuelles et celles des associations dont les activités de production les assimilent à ces organismes (décret du 15 décembre 1981 créant la Délégation interministérielle à l’économie sociale) » (VIENNEY, 1994).
-
[5]
- Cette définition stratégique relève de la théorie du choix rationnel, et s’oppose à une définition interprétative (BATIFOULIER, BIENCOURT, REBERIOUX, 2002).
-
[6]
- Pour LATOUCHE (2003, p. 149), il importe de distinguer le créneau de la niche : « Le danger qui guette la plupart des initiatives alternatives est de se cantonner dans le créneau qui leur a permis de prospérer, au lieu de travailler à la construction d’une niche ; c’est-à-dire de tout un environnement, un milieu porteur différent du marché mondialisé. Le créneau est un concept de stratégie militaire de conquête, lié à la rationalité économique dominante (l’efficience) ; il sera nécessairement occupé à son tour, un jour, par un concurrent. Seule la niche peut garantir la pérennité de l’entreprise alternative (l’efficacité sociale) ».