Couverture de RTM_189

Article de revue

Analyses bibliographiques

Pages 203 à 216

Notes

  • [1]
    - Et là où l’État n’avait pas eu le temps de se constituer de manière suffisamment solide comme dans beaucoup de pays d’Afrique qui ne sont devenus indépendants qu’en 1960, États dont l’auteur ne traite pas ici, cela donne des États dépendants non plus de banques mais de mafias ou d’armées mercenaires. Cf Jean-François BAYART, l’État en Afrique, Karthala, 2006.
English version

AMÉRIQUE LATINE Rémy HERRERA (dir.) Cuba révolutionnaire , Tome 1. Histoire et culture, Paris, L’Harmattan, 2003, 346 pages

1 Ce premier tome d’un ensemble d’ouvrages consacrés à Cuba doit être suivi de trois autres, respectivement consacrés à la politique et à l’idéologie, à l’économie et à la société, et à l’internationalisme et à la mondialisation. Celui-ci est organisé en six parties. La première, intitulée « Prologue », retrace l’Histoire, allant de la découverte par Christophe Colomb en 1492 à la révolution de 1958. La colonisation espagnole durera jusqu’en 1898, caractérisée par un régime latifundiaire, un régime de traite générant des révoltes périodiques d’esclaves et axé sur des productions minières (de cuivre) et sucrière façonnant toute la structure sociale. Après la guerre entre l’Espagne et les États-Unis, en 1898, la mainmise américaine sur l’île se renforcera. Un second chapitre est consacré à la figure de José Marti, dont la pensée sera marquée par une « radicalisation graduelle » (p. 79) passant du libéralisme au « démocratisme anti-impérialiste ». À l’origine, sa réflexion est influencée par l’idéologie de la France révolutionnaire, l’économie classique anglaise et les travaux de Henry George ; elle est axée sur la terre et l’instruction ; elle évoluera ensuite, après une visite aux États-Unis, la découverte de la constitution des trusts et des luttes de classes. Retour à l’histoire avec un chapitre significativement intitulé « Notre 1898 et celui des autres » ; pour Cuba cette date marque la fin de la guerre d’indépendance et le début des interventions militaires américaines et constitue donc un tournant mais, pour « les autres », cette période est celle de la constitution des monopoles, de la fusion du capital bancaire et industriel, des rivalités des grandes puissances pour le partage de l’Afrique, du découpage de la Chine suite aux guerres de l’opium et de l’irruption des États-Unis comme « nouvel acteur ». Le chapitre qui suit s’intéresse à la fondation du marxisme à Cuba, à travers trois figures : Carlos Balino marqué par la pensée de Marti, Julio Antonio Mella influencé par Lénine, et Ruben Martinez Villena véritable « intellectuel organique ». Un cinquième chapitre traite des relations entre Cuba et les États-Unis après 1933, période marquée par les dictatures de Machado et Batista, la crise sucrière, la suspension des quotas et des tarifs préférentiels américains et le renoncement au droit d’intervention américain que marquait l’amendement Platt. Enfin, le dernier chapitre est consacré au Cuba de Fidel Castro. Les quelques quarante ans qui marquent cette période, ouverte par l’intervention américaine de la Baie des cochons en 1961 et la crise des missiles en 1962, sont caractérisés par l’anti-impérialisme et l’internationalisme. À l’intérieur, deux réformes agraires successives interviendront pour limiter la taille des exploitations pouvant être détenues privativement ; nombre d’industries seront nationalisées ; des milices nationales seront constituées pour faire face à toute intervention étrangère possible ; des organisations de masse seront rassemblées autour du parti communiste cubain qui voit le jour en 1961 ; l’accent sera mis sur la santé, l’éducation et la culture. À l’extérieur, la politique cubaine sera caractérisée à la fois par une aide civile aux pays en difficultés et par une intervention militaire aux côtés des peuples en lutte (en Angola, au Zaïre, en Éthiopie, en Bolivie) d’où émerge la figure du Che Guevara. Même si l’aspect hagiographique n’est pas totalement absent, les auteurs, tous cubains, n’hésitent pas à relever au passage les difficultés rencontrées, les erreurs commises, les redressements opérés.

2 Guy CAIRE

3 Université de Paris X

Magalie MODOUX, Démocratie et fédéralisme au Mexique (1989-2000), Paris, Karthala, 2006, 432 pages.

4 L’actualité n’a pas manqué d’attirer l’attention sur le Mexique, propulsé au devant de la scène par une série d’évènements : un état d’insurrection de cinq mois à Oaxaca contestant son gouverneur (du PRI-parti de la révolution institutionnelle), Obrado le maire de Mexico (du PRD-parti de la révolution démocratique), chef de la gauche, se faisant proclamer président en contestant le président de la droite Calderon… Cette agitation a commencé en juillet 2000 avec l’élection de Fox (du PAN-parti d’action nationale) qui, après une série de défaites régionales en Basse Californie et au Yucatan dès 1989 mettait fin après 70 ans à la domination du PRI. La cohabitation succédait ainsi à un système politique fermé entraînant une « libéralisation par les arènes » (p.11). C’est à ce processus et à ses conséquences que s’intéresse le présent ouvrage. Sur la base de trois hypothèses (p.15-16) – une ouverture politique progressive, une alternative qui n’est pas synonyme de démocratisation même si elle peut le devenir, une nature du régime qui est au cœur de la problématique de l’ouverture – et sur une série de quatorze transformations ainsi intervenues seront sélectionnées, selon des critères politiques géographiques, économiques et socioculturels, trois expériences concernant le PAN et trois autres concernant le PRD.

5 Une première partie de l’ouvrage, sous le titre de « Transition d’un système politique atypique », nous présente le cadre : un système fédéral centralisé et présidentialiste contrôlant parti et État ne laissant aux États fédérés qu’une autonomie restreinte, les gouverneurs reproduisant à l’échelle locale la concentration du pouvoir et le centralisme observable au niveau fédéral ; une pluralisation progressive du système politique avec la montée des partis d’opposition (le PRD jouant sur les mêmes ressorts nationalistes, populistes et sociaux que le PRI ; le PAN force d’opposition légale des classes moyennes et supérieures prônant un humanisme politique) ; des États fédérés laboratoires de mutations politiques à travers la diversité des expériences, tentant de satisfaire les demandes de participation et d’autonomie.

6 Une seconde partie s’intéresse au États gouvernés par le PAN (Basse Californie proche des États-Unis avec des maliquadoras et une culture politique contestataire, Jalisco avec son centre démesuré Guadalajara se positionnant juste après Mexico, Guanajuato plus rural entre tradition et modernité). La gestion du PAN se veut efficace ( « bon gouverneur ») à la manière du monde de l’entreprise dont sont issus Ruffo, Fox ou Carderas Jimenez, ce qui se traduit par une rationalisation de l’appareil bureaucratique, une lutte contre la corruption et un assainissement des finances (p.131) avec deux axes d’action : le développement économique par la promotion des exportations, le renforcement des infrastructures de bases (eau, électricité, santé, éducation) (p.152). Il en résulte une recomposition des relations de pouvoir variable selon que le PRI reste majoritaire, demeure un partenaire obligé ou que le PAN est en position de force, un renforcement du congrès comme acteur du jeu politique local, une recomposition du système partisan tant du parti vainqueur que du parti vaincu, de nouveaux rapports entre la fédération, les États et les municipalités au nom du principe de subsidiarité, l’émergence du concept de participation de la société civile aux affaires publiques.

7 Une troisième partie s’intéresse aux États relevant du PRD (District fédéral, Zacarecas et Basse Californie du sud). Le district fédéral est un cas particulier de gouvernement transitoire de trois ans, mais avec l’aura de Cardenas dont la priorité sera d’assurer le fonctionnement des infrastructures de base et la sécurité. Les relations entre les acteurs politiques y seront conflictuelles, des luttes d’influence joueront pour l’encadrement des acteurs non institutionnels, et la proximité topographique des pouvoirs générera des relations tendues et politisées tout en nécessitant cependant une collaboration. Au Zacartecas et en Basse Californie du sud l’alternance concernera deux États géographiquement isolés et sous-développés où les enjeux locaux s’avèrent prégnants. Les gouverneurs (Monreal et Cota) se veulent à l’écoute de la société mais ont du mal à susciter la pluralisation des institutions. Ils pratiqueront des politiques publiques à orientation sociale forte. La situation est caractérisée par le poids prépondérant du gouverneur dans le jeu politique et une autonomie limitée des pouvoirs locaux.

8 Reste dans une quatrième et dernière partie à tirer le bilan de ces expériences. On peut schématiquement dire que le PAN privilégie le développement économique et la rationalisation administrative, le PRD s’attachant davantage au social, mais tout deux on en commun avec le PRI l’attention portée aux résultats à court terme. Quant aux effets sur le système politique, on peut noter un renforcement de l’État de droit même si subsistent bureaucratisation, paternalisme et clientélisme. La personne du Gouverneur reste importante, il est « un leader fort et souvent populiste » (p.339). On a, au total, avec le pluralisme politique, davantage de respect des procédures légales, « des systèmes politiques locaux libéralisés mais pas démocratisés » (p.354), et le système fédéral reste basé sur des relations inégales entre ses membres. Toutefois, l’un des acquis indéniables du système politique mexicain est la multiplication des acteurs impliqués dans le jeu politique (p.369).

9 Une série de graphiques ou de tableaux (par exemple p.146-151 ou p.310-313) nous permet de mieux saisir les spécificités de fonctionnement du système politique ; une bibliographie abondante (p.385-413) et un glossaire (p.415-419) complètent les informations fournies par les nombreuses notes de bas de page témoignant de la qualité de ce travail relevant de la collection du CERI.

10 Guy Caire

11 Université de Paris X

Pierre SALAMA, Le défi des inégalités. Amérique latine/Asie : une comparaison économique, Paris, La découverte, coll. Textes à l’appui, 2006, 167 pages

12 Le défi des inégalités, c’est la question que pose un économiste soucieux de développement équitable ou socialement durable.

13 C’est dire que, d’emblée, l’économiste est conscient de la dimension sociologique ou politique de la question : il est bien difficile de bâtir des critères d’équité, ou de durabilité sociale, car la question est de nature politique et dépend d’un mode d’appréciation subjectif et approximatif sur « l’état de l’opinion », et des capacités du capitalisme à la manipuler. On traite alors du « rapport de force » entre l’opinion toujours dominante du capitalisme en voie d’innovation, avec comme sous-entendu le perfectionnement permanent au service de l’ensemble des sociétés de la planète, et l’autre « opinion », celle qui se réfère aux classes populaires seules ou aux classes populaires associées aux classes moyennes selon les conjonctures et les pays. Ce rapport de force se construit objectivement et subjectivement entre la capacité de souffrance silencieuse de ceux laissés à l’écart de ces développements (et la capacité à la rendre médiatiquement silencieuse), et la capacité de promotion des idées de la défense du « plus grand nombre » ou de « l’intérêt général » que des forces politiques, ou l’Université, sont censées élaborer et parfois imposer.

14 L’économiste est conscient de ces problèmes mais il s’interdit d’en faire son objet (le sous-titre indique qu’il s’agit d’une comparaison économique) sans pouvoir éviter cependant d’y être (très) attentif. Il recherche ses paramètres qu’il veut construire dans l’histoire économique, et non dans l’histoire des idées économiques, de cette dernière moitié de siècle : établir des repères, dire des règles, tirer des leçons en analysant la succession des conjonctures. C’est en ce sens qu’il est difficile pour le sociologue de suivre l’économiste dans les méandres de cette économie des conjonctures ; aussi, c’est en tirant la couverture du côté de la sociologie que nous ne retiendrons que les quelques grandes idées auxquelles aboutit l’auteur pour re-poser les questions économiques.

15 Les idées reçues du catéchisme Banque mondiale alors dominant dans les années 1960 à 1980 – la croissance diminue la pauvreté, l’ouverture économique et le respect absolu du droit de propriété favorisent la croissance – sont largement contestées et totalement relativisées actuellement, par leurs anciens « ardents défenseurs » eux-mêmes. Mais il a fallu le travail scientifique et statistique de tous les économistes (et autres) qui réfutaient la « pensée unique » pour en arriver à construire aujourd’hui, après trois décennies, ce consensus de l’opinion « éclairée » : la croissance n’assure pas nécessairement la réduction des inégalités.

16 Mais c’est dans la nuance que la question devient encore plus intéressante : pourquoi la croissance n’assure pas une réduction des inégalités en Amérique latine ? Pourquoi en Asie, en général, les pays arrivent à favoriser la consommation et la croissance sur le long terme de leur marché intérieur plus que les seconds, et pourquoi leur politique d’ouverture des marchés et des capitaux contrôle mieux les concurrences étrangères trop risquées ou les prédateurs qu’en Amérique latine ? Est-ce qu’une référence à l’histoire de chaque pays et au traitement de leurs diverses formes d’inégalités hiérarchiques dans la constitution de leur nation, et dans la constitution de l’idée même de nation, ne devient pas alors indispensable pour expliquer les rapports sociaux qui se sont tissés entre dirigeants et dirigés, dominants et dominés, rapports qui détermineront en définitive leur mode d’insertion actuel dans la mondialisation ?

17 C’est en se référant à ce niveau de l’analyse que l’auteur veut réfuter une autre idée, celle que de fortes inégalités n’entravent pas nécessairement la croissance. Idée plus iconoclaste pour un économiste de gauche et qui renvoie à la notion d’un despotisme éclairé et planificateur qui saurait défendre et promouvoir, dans le cadre du développement capitaliste, un intérêt national : les militaires dans les années 1960-1970 au Brésil, Chavez actuellement ?

18 Mais un cas ne peut fournir de règle non plus. La gauche des années 1960 et 1970, qui se faisait l’apôtre du développement autocentré orienté sur la croissance harmonieuse du marché intérieur, partait de l’idée que les inégalités en général bloquent la croissance. L’irruption de la période néolibérale ne lui a pas laissé le temps de passer de la théorie à l’expérimentation. La doxa actuelle est qu’il faut augmenter au maximum les ressources du capital, aux dépens de celles de travail, pour assurer toujours plus d’investissement et de croissance. Conséquence : l’État, qu’on avait cru « surdéveloppé », privatise la production et les services qu’il contrôlait, et libère la circulation des capitaux. Mais il lui faut alors, dans la plupart des pays de la périphérie, retenir les capitaux de l’intérieur et attirer ceux de l’extérieur en payant des taux d’intérêt élevés et en réduisant d’autant les dépenses publiques. Il est maintenant soutenu, comme la corde soutient le pendu, par les banques auxquelles il sert les intérêts de la dette qu’il a lui-même contractée auprès d’elles  [1]. Et les mesures qui ont été imaginées, et appliquées avec plus ou moins d’intensité, dans certains pays asiatiques plus « vertueux » que d’autres, telles que l’augmentation des dépenses sociales pour compenser la baisse du taux de croissance du PIB, ou encore l’indexation des dépenses sociales sur les dépenses publiques affectées au service de la dette, ne paraissent même pas pouvoir être imaginées dans certains pays d’Amérique latine héritiers d’une forte tradition de hiérarchie sociale ou d’esclavage.

19 C’est, me semble-t-il, tout l’intérêt de ce livre, que de remettre à l’honneur l’économie politique, de problématiser le politique dans l’économie, à un moment où l’économique, nouveau Narcisse, se définit, tel un phénix, comme le producteur d’une éthique universelle. Mais sans jamais négliger cependant, au contraire, l’argumentation d’ordre strictement économique, ce qui en fait un livre aussi utile pour les spécialistes que pour les périphériques dont je suis.

20 Robert CABANES

21 IRD

Licia VALLADARES, La favela d’un siècle à l’autre, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2006, 229 pages

22 Le livre de Licia VALLADARES est composé de trois chapitres, d’une conclusion générale et comprend des reproductions de caricatures (de l’oisiveté, de la pauvreté, du clientélisme) et des photos de favelas. Le premier chapitre traite de la genèse, du rejet et ensuite des premiers essais de réforme ; le second chapitre analyse la manière dont la croissance des favelas a été appréhendée par les premiers travaux de terrain, et enfin le troisième chapitre traite de la façon dont les sciences sociales ont appréhendé et appréhendent la « favellisation ». C’est à la fin de ce chapitre et dans la conclusion générale qui suit que l’auteur propose une interprétation de ce phénomène.

23 Ce livre est intéressant. Il aurait probablement mérité un travail d’éditeur plus soutenu afin de lui ôter certains côtés trop académiques et pas nécessairement utiles, travail qui aurait amélioré sensiblement le message porté. Ainsi, bien qu’énoncée dans l’introduction générale, la thèse soutenue par l’auteur aurait dû être présente tout au long de ce livre, servir de fil conducteur et ses conclusions auraient acquis davantage de force.

24 Le premier chapitre rappelle l’origine du mot (le retour des militaires de la guerre des Canudos) et leur occupation illégale d’un terrain à Rio afin de faire pression sur le gouvernement pour que celui-ci paie leurs soldes, puis Licia VALLADARES souligne que très rapidement les habitants de la favela s’attachent à leur communauté, se constituent une identité pour progressivement devenir un problème avec l’insuffisance croissante de logements sociaux construits. Avec l’essor des favelas (une « lèpre de l’esthétique »), l’identification entre pauvreté, maladie et criminalité se renforce, d’où les premières propositions pour solutionner ces problèmes. Le travail d’historienne de Licia VALLADARES est ici remarquable. Ce n’est que progressivement que l’on s’attachera à penser la réforme à partir de la compréhension et que mettre le feu aux taudis, expulser les pauvres, comme cela fut fait parfois, sera de moins en moins accepté. Penser l’aménagement urbain impliquera donc de considérer aussi les populations.

25 D’où le second chapitre qui insiste sur les recherches de terrain. Ce chapitre débute par des considérations macro-économiques (reprise économique, croissance des emplois urbains, migration campagne-ville). Il aurait été souhaitable que Licia VALLADARES mobilise davantage les travaux d’économistes du travail brésiliens, comme Dedecca par exemple, et périodise, afin de faire ressortir l’évolution du divorce entre la demande et l’offre de travail selon les régimes de croissance (la substitution des importations légères n’a pas les mêmes effets en terme d’emploi que celle portant sur les produits plus lourds et sophistiqués), l’incapacité plus ou moins élevée de créer des emplois formels en nombre suffisant face à la pression démographique et la migration et ses conséquences sur la favellisation de Rio.

26 Licia VALLADARES dans ce chapitre fait ressortir à juste titre l’enrichissement des connaissances grâce aux enquêtes menées par l’église dans les favelas et le rôle joué par Don Helder Camara et le père Lebret : la force de leurs propositions, notamment dans la publication d’un rapport dont l’influence sera considérable ( « la favela telle qu’elle est présentée dans cette recherche ne constitue pas un monde à part, ses habitants sont des pauvres comme d’autres pauvres » (p. 99)), et l’influence qu’il a pu avoir en 1960, pendant un laps de temps trop court, dans la définition des politiques économiques et sociales. Puis Licia Valladares analyse la « rencontre » d’Économie et Humanisme (le père Lebret) et de l’école de Chicago : « pour Économie et Humanisme le quartier, lieu de vie, par opposition au lieu de travail… se transforme en une sorte de communauté idéale qu’il convient de préserver » (p. 95). Mais comme le souligne Licia Valladares, la lecture des réalités sociales est différente selon ces deux écoles : « pour Économie et Humanisme, la construction de l’identité sociale est pensée à partir de la situation de classe… et l’intervention sociale est envisagée avec en arrière plan l’action syndicale… pour l’école de Chicago, ce sont plutôt des éléments culturels – ethnicité, origine nationale ? qui sont les éléments intégrateurs de la communauté locale » (p. 95). Et c’est dans les années 1960 que l’influence nord américaine se développera avec la venue des Peace Corps, quelque peu parachutés dans les favelas.

27 Le troisième chapitre traite de la favela des sciences sociales. Une reprise de l’analyse des mouvements de population à peine ébauchée dans le chapitre 2, beaucoup de rappels, notamment la thèse de la marginalité sociale de Kowarick, d’Oscar Lewis dans son apport à la thèse de la « sous culture », etc., et l’influence à la fin des années 1960, pendant la dictature militaire, d’une approche plus positive de la favela dans la définition des politiques visant à améliorer la situation de ses habitants, influence qui cependant sera brève. La fin de ce chapitre s’achève par ce que Licia VALLADARES nomme les « dogmes » : celui de la spécificité de la favela (un « espace singulier », la culture de la favela, spécificité du politique en son sein, développement du clientélisme et des mafias liées à la drogue ou au jeu) ; celui de la caractérisation sociale de ses habitants (pauvreté) ; enfin, dernier dogme, l’unité de la favela. La conclusion consiste à réfuter ces dogmes et à tracer ainsi la thèse défendue par Licia VALLADARES. La réalité est diversifiée : le tourisme, les affaires y compris légales et la richesse qui peut en découler (les « favelas ne peuvent plus être identifiées au seul habitat de la population pauvre de Rio de Janeiro » p. 165, « l’assimilation générale de la favela à la violence conduit inévitablement certains à argumenter que la seule solution est leur éradication » p. 173).

28 Il s’agit d’une recherche « d’une vie » : on y apprend beaucoup à sa lecture. Avec un regret toutefois, souligné au début : le manque de travail éditorial. Certaines choses auraient pu être éliminées ou davantage renvoyées en notes, d’autres développées. La thèse défendue par l’auteur n’apparaît pas toujours par manque de fil conducteur suffisamment affirmé et lorsqu’elle surgit, elle déçoit : comme l’impression qu’à force de s’être battue contre des conceptions réductrices, Licia VALLADARES croit qu’elles sont dominantes dans le champ des sciences sociales. Notre impression est que les travaux sur l’hétérogénéité : pauvreté (dominante)/richesse, État de droit/état de fait, pouvoir de juger/pouvoir de facto, ont évolué avec la stagnation économique de ces vingt cinq dernières années. La criminalité mais aussi la solidarité et ce plus particulièrement à Rio, justifient le questionnement des dogmes dénoncés. Aussi ce n’est pas tant l’apport théorique qui constitue l’attrait de ce livre que l’accumulation de connaissances présentées. Il s’agit davantage d’un livre d’histoire des faits et d’histoire de la pensée sociologique que d’un livre de sociologie. Parce que l’exposé de cette Histoire est très souvent passionnant, ce livre mérite d’être lu et connu.

29 Pierre SALAMA

30 Université de Paris XIII

GÉOPOLITIQUE

Pascal BONIFACE et Michel MASO (dir.), Les perspectives de paix au Proche-Orient, Iris-Dalloz-Fondation Gabriel PÉRI, coll. Enjeux Stratégiques, 2006, 125 p.

31 Ce petit ouvrage rassemble les allocutions présentées dans le colloque organisé par la Fondation Gabriel Péri et l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) en avril 2006 sur le thème des perspectives de paix au Proche-Orient. On saluera la diversité des auteurs – universitaires, élus et membres de partis politiques, représentants associatifs – de ces textes courts, tous engagés dans la réflexion et l’action pour faire cesser le conflit israélo-palestinien bien que, avoue Elias SAMBAR, « nous nous demandons parfois s’il n’est pas trop tard pour continuer à avancer » (p. 80).

32 Les voix se croisent, appellent à prendre la mesure du drame humain qui se joue actuellement en Palestine, de l’amplitude et des conséquences prévisibles du conflit, de l’urgence de faire cesser la violence et d’agir pour la paix. Elles réaffirment sa dimension politique que la mobilisation islamiste et le recours à la violence ne sauraient occulter. Elles explorent les liens fragiles tissés par les dialogues entre représentants de la société civile, le « people-to-people ». Elles analysent les répercussions du conflit dans la société française. Finalement, elles plaident pour une réelle prise de responsabilité de la part de l’Europe et de la France, dans la construction d’un processus devant mener à la paix.

33 Blandine DESTREMAU

34 CNRS/GRASS/IEDES

Fatiha DAZI-HÉNI, Monarchies et sociétés d’Arabie. Le temps des confrontations, Les presses de Sciences Po, coll. Mondes, 2006, 363p.

35 Cet ouvrage remplit certainement un besoin : en effet, alors que de nombreux travaux sont régulièrement publiés en anglais, peu d’écrits en langue française portent sur les États du Golfe. Trois ou quatre ouvrages récents, quelques travaux universitaires, trois revues spécialisées dans le monde arabe – Maghreb-Machrek, Chroniques Yéménites et la Revue des Mondes Musulmans et de la Méditerranée –, deux ou trois revues de sciences politiques et des articles du Monde diplomatique constituent l’essentiel des sources disponibles en français sur cette région où, pourtant, les choses bougent.

36 C’est ce que nous montre Fatiha DAZI-HÉNI, qui enracine son analyse des derniers développements du processus de transition dans l’histoire récente et en démontre les complexités et les trajectoires avec un brio qui doit beaucoup à sa grande familiarité avec la région. Engagés à divers degrés dans des programmes de réformes économiques et d’ouverture politique, reflets d’une demande sociale forte, trois groupes de pays se dessinent : les monarchies conservatrices d’Arabie Saoudite et d’Oman, les monarchies libérales du Koweït et de Bahreïn, et celles de Qatar et des Émirats Arabes Unis, dont l’ouverture s’effectue de façon assez clivée.

37 Ce travail est d’autant plus utile que le texte est accompagné de cartes, d’arbres dynastiques, et qu’on trouve en annexe une chronologie des accords frontaliers, un glossaire des noms de lieux, de personnes et des mots courants (dont partis politiques et journaux), une bibliographie – dont on regrettera qu’elle n’inclue pas de travaux en arabe ? et finalement un index assez généreux.

Yves LACOSTE, Géopolitique de la Méditerranée, Paris, Armand Colin, Coll. Pers pectives Géopolitiques, 2006, 464 pages

38 Comme l’explique Yves LACOSTE dans la présentation de la collection qu’il dirige, l’ouvrage se réfère à « une conception nouvelle de la géopolitique », et y intègre « toutes rivalités de pouvoirs et d’influences sur du territoire, pas seulement entre des États, mais aussi entre des pouvoirs de toutes sortes, notamment s’ils sont occultes » (p. 3). En outre, cette conception, construite notamment sous l’égide de la revue Hérodote, fait une large place à l’histoire, indissociable de la méthode d’analyse géopolitique dès lors qu’elle permet d’appréhender les configurations actuelles à la lumière « de rapports de force plus ou moins anciens qui se sont déroulés sur des temps longs et des temps courts » (p. 10).

39 C’est du fait de leurs caractéristiques communes, de leurs interactions et de leurs conflits que ces États forment un ensemble géopolitique et que fonctionne ce qu’Yves Lacoste appelle « le phénomène méditerranéen » : « la multiplicité des interactions directes par voie de mer entre de nombreux pays situés autour d’une même étendue marine, des passages et détroits vers les océans facilitant de surcroît des interventions navales venues d’autres parties du monde » (p. 19).

40 Deux grilles de lecture dominent l’ouvrage. Tout d’abord la nation, qui en organise la structure : après une présentation générale d’une quarantaine de pages, le plan du livre traite des pays méditerranéens un par un, selon des blocs constitués sur une base géographique. Yves LACOSTE insiste en effet sur la dynamique des nations dans sa lecture géopolitique : domination, luttes pour l’indépendance, mouvements nationalistes, rivalités, mais aussi intégration des migrants, montée des communautarismes, fragilité de la cohésion sociale engendrent des enjeux géopolitiques à diverses échelles, imbriquées.

41 La seconde grille de lecture, plus diffuse dans le texte, est celle de la fracture religieuse, qui est en grande partie responsable du fait que « la Méditerranée peut être conçue comme un ensemble antagonique, formé par les relations conflictuelles permanentes qui existent entre deux ou plusieurs sous-ensembles » (p. 20). C’est une zone de contact et de conflits entre le monde chrétien et le monde musulman, qui abrite aussi une série de conflits entre des États musulmans, et entre eux et les islamistes. Par les migrations, les territoires chrétiens et musulmans s’interpénètrent également, et les dirigeants islamistes européens auraient comme stratégie de « regrouper sur des territoires restreints, dans des quartiers réservés aux musulmans et où ils seront majoritaires, sous contrôle des imams » les populations immigrées de culture musulmane, afin de les soustraire aux influences des « sociétés plus ou moins laïques au sein desquelles ils vivent » (p. 471). Stratégie qui, pour Yves LACOSTE, recèle des dangers et pose au premier chef le problème géostratégique de la nation.

42 Ce volume est donc bien plus qu’un recueil documentaire illustré de nombreuses cartes et rendu très accessible par une table des matières extrêmement précise ; c’est une véritable thèse, un discours, qui propose des interprétations de l’histoire et des dynamiques du présent, et des perspectives d’avenir pour cette région.

43 Blandine DESTREMAU

44 CNRS/GRASS/IEDES

Elizabeth PICARD (dir.), La politique dans le monde arabe, Paris, Armand Colin, coll. U, 2006, 335p.

45 Cet ouvrage traite « des États et du gouvernement des sociétés arabes » en s’attachant « à des questions universelles que travaille la science politique à partir de terrains spécifiques qu’offre le monde arabe » et en récusant « le préjugé, que partagent paradoxalement la science politique ‘normale’ (…) et l’orientalisme (…) : le préjugé de la singularité incomparable des cultures locales et de l’irréductibilité du monde arabe (et musulman) à des processus observables généralement ailleurs » (PICARD, p. 6).

46 Chacun des auteurs, dans un chapitre thématique étroitement intégré dans un projet collectif et cohérent avec ses objectifs, met en perspective des discours, catégories, mythes et clichés hérités et tenaces. On comprend à quel point les analyses politologiques et politiques sur la région ont été enfermées dans des paradigmes spécifiquement construits pour elle et à partir de ses « réalités », paradigmes porteurs d’un regard homogénéisant et particulariste. M. CAMAU part du thème de « l’exception autoritaire arabe », la région étant supposément la seule « demeurée en dehors d’un processus planétaire de démocratisation » pour interroger sur « la pertinence d’un champ autoritaire dont les tenants et aboutissants seraient arabes » (p. 29). M. CATUSSE déconstruit la « dépendance de sentier » de la plupart des analyses à l’égard de concepts de l’économie politique construits comme « une aire de questionnements », de modèles, de théories explicatives du retard de développement de la région (p. 216) : État développeur, tutélaire, rentier, dominé par un petit nombre d’individus, face à des groupes et acteurs sociaux « naturalisés » : chercheurs de rente, paysans, tribus, bourgeoisie… E. PICARD se demande si « l’attention portée aux identités et aux solidarités primordiales dans les représentations et les pratiques politiques observables dans le monde arabe », notamment sous l’angle de la question du tribalisme, est un signe de la spécificité du politique, ou si « elle produit au contraire un effet de réel, revêtant des processus et des stratégies banals, ou au moins comparables à d’autres ailleurs, de significations autochtones » (p. 55). S. LATTE ABDALLAH remet en cause la domination de grilles de lecture en termes de dichotomie entre le privé et le public, de domination patriarcale et d’immobilisme de structures familiales « sans histoire » structurant une « société arabe » dans laquelle LA femme arabe aurait SA place. F. BURGAT traite de ce que le sens commun appelle généralement « l’islam politique » ou « l’islamisme », pour tenter d’invalider la catégorie comme insuffisamment précise, et enfermée dans des registres sectaires, conservateurs et radicaux.

47 Dans cette entreprise de déconstruction et de révision des catégories d’analyse à partir desquelles les politologues du monde arabe ont eu coutume de produire leurs savoirs (p. 284), les auteurs s’efforcent tous d’historiciser des réalités et des modèles analytiques relativement immobiles, pour déceler l’irruption de nouveaux paradigmes, de modes de dire et de faire, référentiels de changement et facteurs de changement. En croisant les données objectives et les représentations, ils prêtent attention « aux transformations des énoncés légitimes du politique » (p. 235) : diversification des acteurs, multipartisme et démocratisation (SANTUCCI, CATUSSE, GOBE) ; expertise, privatisation, réformes de l’administration publique (SIGNOLES). Ils éclairent également des angles longtemps restés obscurs dans la recherche et pourtant propices à l’émergence de nouveaux regards :

48

  • la production du droit et de modèles légitimants, et l’analyse des cultures juridiques (BOTIVEAU) ;
  • l’analyse des politiques publiques comme clés de lecture de l’État et de la transformation de ses modes d’action (SIGNOLES) ;
  • la sociologie des relations internationales et l’assignation de rôles aux acteurs locaux par les protagonistes du nouvel ordre mondial de la globalisation (KIENLE) ;
  • la problématique du genre et l’ambivalence des mobilisations féminines comme éclairage du changement social et des conflits de classe (LATTE ABDALLAH) ;
  • l’articulation entre espaces protestataires et politique contestataire, d’une part, et espaces de la politique légitime, d’autre part (GEISSER, KARAM et VAIREL).

49 Par un travail d’analyse bibliographique considérable (41 pages de références ! ), étayé par le savoir, l’expérience et les pratiques de recherche d’un impressionnant collectif de politologues « de terrain », cet ouvrage représente donc un cheminement magistral dans l’histoire de la construction des savoirs et des discours sur un ensemble fortement structuré par les représentations (PICARD). Il prend à bras-le-corps les clichés fondateurs, introduit de la complexité dans un regard souvent culturaliste et a-historique, et incite à la fois à une banalisation de ces terrains en les travaillant à partir de théories et de concepts « normaux », à vocation universelle (p. 8) et à une plus grande vigilance dans l’étude de la réalité, dans l’usage de modèles et dans la construction d’images. Il tente aussi de poser de nouvelles questions à la science politique, à partir du terrain arabe.

50 Blandine DESTREMAU

51 CNRS/GRASS/IEDES

Philippe HUGON, Géopolitique de l’Afrique, Paris, Armand Colin, 2006, 127pages

52 Fort de sa longue expérience africaine, Philippe HUGON, professeur émérite de l’université de Nanterre et directeur de recherche de l’IRIS, présente une synthèse à la fois concise et très large des enjeux majeurs qu’affronte l’Afrique au sud du Sahara.

53 Après un indispensable rappel des ères précoloniale et coloniale, l’auteur aborde les pouvoirs et contre-pouvoirs, les champs culturels, sociopolitiques et économiques. Viennent ensuite les défis à la paix et les douloureuses convulsions de plusieurs États, le développement et les enjeux alimentaires. La quatrième partie situe le continent dans les relations internationales, aux plans multilatéral et bilatéral, le panafricanisme, la coopération.

54 Cette mise au point abonde en observations qui nous font comprendre et les déboires du continent et les possibilités de progrès. Ce faisant, Philippe HUGON dénonce implicitement plusieurs thèmes à la mode. Il rappelle que la traite des arabes a dépassé en nombre d’esclaves celle des occidentaux, plus resserrée dans le temps. En outre l’esclavage était largement pratiqué dans l’Afrique de l’ouest. L’Afrique noire n’est pas seulement victime des cours des matières premières, elle souffre aussi de la concurrence de plusieurs pays asiatiques. Enfin, la mondialisation n’appauvrit pas l’Afrique, comme il est souvent dit, car le continent est au contraire victime de sa marginalisation dans l’économie mondiale.

55 Cette mise au point est la bienvenue.

56 Gilbert Étienne

57 IUED, Genève

Françoise LEMOINE, L’Économie de la Chine, Paris, La Découverte, 2006, 18 pages

58 Économiste au CEPII, Françoise LEMOINE publie une nouvelle édition qui va beaucoup plus loin qu’une simple mise à jour. Avec ses compétences et sa clairvoyance habituelle, elle fait le point sur la situation d’aujourd’hui après un bref rappel des étapes parcourues de 1949 à 1978. Malgré sa concision, cet ouvrage présente un ample tableau sur la population et le difficile problème de l’emploi, le monde rural, le secteur si important de l’énergie, le grand bond de l’industrie, les niveaux de vie et « les acquis sociaux en danger ».

59 « La Chine dans l’économie mondiale » met en relief le rôle croissant de cet énorme pays, mais aussi les difficultés rencontrées : le rattrapage technologique et la trop grosse dépense des investissements étrangers, les faiblesses du secteur exportateur traditionnel. Sont passées en revue les relations de la Chine avec ses principaux partenaires en Asie, en Occident, mais aussi en Afrique et en Amérique latine. L’auteur insiste non moins sur la gravité des dommages à l’environnement.

60 La montée de la Chine, grande puissance du XXIe siècle. Cette donnée majeure d’aujourd’hui, Françoise LEMOINE nous aide à la comprendre. Une vue d’ensemble difficile à égaler.

61 Gilbert Étienne

62 IUED, Genéve

AGRONOMIE

Michel GRIFFON, Nourrir la planète, Paris, Odile Jacob, 2006, 464 pages

63 L’ouvrage de Michel GRIFFON est important. Dans une vision prospectiviste, fondée sur une très bonne connaissance des questions agricoles et alimentaires, l’auteur présente les principaux défis planétaires concernant la nourriture de la population mondiale. D’ici 2050, la planète comptera trois milliards d’habitants en plus. Une double révolution verte est nécessaire. Elle doit combiner à la fois l’ancienne et la nouvelle révolution verte. La première a permis, dans de nombreuses régions, des progrès de rendement et de productivité grâce à la génétique, aux engrais, aux pesticides et à des politiques publiques nécessaires pour accompagner les réformes agraires. La seconde doit prendre en compte l’environnement, la complexité et la fragilité des écosystèmes. L’auteur présente en 42 chapitres la diversité des situations, les succès techniques de la première révolution verte en rappelant qu’elle n’a concerné que certaines zones et qu’elle a posé de nombreux problèmes sociaux. Il montre que, face aux défis démographiques, les solutions sont nombreuses mais insuffisantes. Le grand défi est alors de construire des modèles pluriels répondant au développement durable c’est-à-dire à la fois équitable socialement et soutenable du point de vue environnemental. Les solutions ne pourront qu’être diverses en fonction des écosystèmes. Elles supposent la mobilisation d’une pluralité d’acteurs et de nouvelles politiques publiques pour gérer les biens communs et le collectif. L’écologie comme guide technologique et l’équité comme inspiration sociale conduisent en définitive à un changement de paradigme.

64 Cet ouvrage est une remarquable synthèse d’un chercheur qui combine la rigueur de l’ingénieur agronome et l’imagination du prospectiviste. Il permet de faire le tour d’une planète très diversifiée et contrastée mais qui en même temps est une et doit gérer les risques environnementaux, les limites des solutions techniciennes et la très grande hétérogénéité des situations agro-alimentaires face à une augmentation de 50 % de la population d’ici deux générations. Il vise à trouver des solutions réalistes et praticables. Peux-t-on exprimer deux légers regrets, à côté des très grandes qualités d’un ouvrage remarquable ? La dimension géopolitique et conflictuelle de l’accès aux aliments est peu présente alors que l’on sait que les famines sont pour l’essentiel anthropiques et liées aux guerres et conflits. L’auteur est très prudent sur le rôle des multinationales notamment dans le domaine des biotechnologies.

65 Philippe Hugon

66 Université Paris X

Frédéric LANDY, Un milliard à nourrir. Grain, territoire et politiques en Inde, Paris, Belin, coll. Mappemonde, 2006, 270 pages

67 Au lendemain de son indépendance, l’Inde était encore largement importatrice de grains et elle n’a réussi tant bien que mal à éviter des famines que moyennant le recours à de l’aide alimentaire. En seulement quelques décennies, le pays est devenu exportateur net de céréales, malgré son fort accroissement démographique qui l’a amené depuis peu au milliard d’habitants. Ce résultat remarquable est à mettre au compte d’une « révolution verte » particulièrement classique, mais réussie, dans un contexte où l’État est toujours resté fortement interventionniste. Mais si la situation nutritionnelle semble bien s’être améliorée au sein des familles les plus fortunées, il n’en reste pas moins qu’elle laisse encore très largement à désirer pour un bon tiers de la population ; malgré la relative autosuffisance nationale, la sécurité alimentaire ne peut guère être considérée comme un fait acquis pour les familles les plus pauvres.

68 L’ouvrage de Frédéric LANDY expose avec précision les conditions dans lesquelles les gouvernements indiens ont conduit leurs politiques agricoles et alimentaires et les modalités successives au moyen desquelles l’État fédéral est intervenu sur les marchés et circuits de commercialisation des grains. Il analyse finement le système de distribution publique (PDS) qui a permis à de nombreuses familles, rurales et urbaines, d’avoir accès à du blé ou du riz à des prix subventionnés ; le constat est qu’il n’y a guère d’adéquation entre la destination de ces céréales et la pauvreté des populations bénéficiaires ou l’importance du déficit des États concernés. Ce ne sont donc pas toujours les familles les plus nécessiteuses qui bénéficient aujourd’hui pleinement du système. L’auteur examine aussi comment, pour s’approvisionner en grains, l’État s’est porté acquéreur sur le marché national : après une période de réquisition plus ou moins forcée durant laquelle le procurement ressemblait en fait à une imposition sur des ménages en difficulté, les achats publics prirent ensuite davantage la forme d’une intervention destinée surtout à soutenir les prix agricoles dans les régions devenues excédentaires, à savoir principalement le Pendjab et l’Haryana. La « machinerie » conçue jadis pour répondre à une situation de pénurie ne semble cependant plus vraiment à même de répondre au besoin de subventionner les producteurs et d’écouler leurs « excédents ».

69 Au-delà de la présentation des déficiences du système public alimentaire indien, le livre de Frédéric LANDY met particulièrement bien en évidence le rôle que celui-ci a joué finalement en matière d’aménagement du territoire et d’intégration nationale. En facilitant l’alimentation des campagnes les plus déficitaires, ce système est parvenu à limiter l’exode rural prématuré en direction des plus grandes mégapoles. Ses flux de marchandises ont contribué à « quadriller » l’ensemble du territoire indien et ont renforcé la légitimité de l’État fédéral. Les cartes donnant droit à l’achat d’aliments à prix subventionnés joueraient même parfois le rôle de cartes d’identité…

70 Marc DUFUMIER

71 INA, Paris-Grignon

Notes

  • [1]
    - Et là où l’État n’avait pas eu le temps de se constituer de manière suffisamment solide comme dans beaucoup de pays d’Afrique qui ne sont devenus indépendants qu’en 1960, États dont l’auteur ne traite pas ici, cela donne des États dépendants non plus de banques mais de mafias ou d’armées mercenaires. Cf Jean-François BAYART, l’État en Afrique, Karthala, 2006.
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