Notes
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[*]
Doctorante et attachée temporaire d’enseignement et de recherche, Institut d’étude du développement économique et social (IEDES), Université de Paris I.
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[1]
- C’est notamment la perspective utilisée par Federico NEIBURG (1995) dans son analyse du processus politique ouvert le 17 octobre 1945, date fondatrice du péronisme. Selon cet auteur, les récits et interprétations sur ce processus politique peuvent être lus sur le plan anthropologique comme des « mythes des origines ». Le registre explicitement diachronique les caractérise : en parlant du passé, ils fournissent des catégories pour comprendre le présent et produisent des images de l’avenir.
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[2]
- Depuis les études classiques de Gino GERMANI (1962, 1973), le péronisme a été étudié comme un des exemples les plus achevés de régime populiste ou national populaire latino-américain. Les systématisations de ce concept effectuées par Alain TOURAINE (1988) ont eu une influence majeure dans ce débat. C’est la perspective utilisée notamment par Maristella SVAMPA et Danilo MARTUCELLI (1997), entre autres auteurs. D’autres études ont néanmoins remis en question la pertinence du concept de populisme, grille de lecture de phénomènes politiques très hétérogènes, pour rendre compte des spécificités du « fait péroniste ». C’est par exemple le cas de l’ouvrage de Miguel MURMIS et Juan Carlos PORTANTIERO (1971) et de celui de Daniel JAMES (1990).
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[3]
- L’opération d’appropriation latino-américaine n’a fait qu’ajouter une nouvelle facette au terme extrêmement ambigu et polysémique de « populisme ». Le terme a donné lieu, depuis des décennies, à de nombreuses typologies et tentatives de définition et de classification. Pour une synthèse des réflexions sur cette notion et son « indétermination conceptuelle » voir TAGUIEFF, 1997.
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[4]
- Les réflexions qui suivent s’inscrivent dans un travail de recherche plus vaste, d’élaboration de thèse de doctorat. Elle sont fondées sur une cinquantaine d’entretiens semi-directifs, effectués auprès d’individus qui s’identifient au péronisme, à Buenos Aires entre janvier et octobre 2003.
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[5]
- Les travaux de SMITH (1972, 1974) remettent en cause le « qui » de la base politique du péronisme. Halperín DONGHI (1975) discute la politisation « traditionnelle et périphérique » que l’on attribue aux nouveaux secteurs ouvriers, et Miguel MURMIS et Juan Carlos PORTANTIERO (1971) la division entre « la nouvelle » et « l’ancienne » classe ouvrière et la nature hétéronome de sa participation.
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[6]
- Pendant des décennies, les études menées sur le péronisme ont été particulièrement centrées sur le rapport entre ce mouvement politique et l’organisation syndicale argentine (TORRE, DI TELLA, LITTLE, MURMIS et PORTANTIERO, etc.) ou la classe travailleuse (JAMES, 1990). Plus récemment, l’axe de l’analyse s’est déplacé vers les secteurs marginaux urbains (AUYERO, 2001, LEVITSKY, 2005).
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[7]
- RANCIÈRE (2005) le note en analysant le terme République pour le cas français, terme « équivoque, travaillé par la tension qu’implique la volonté d’inclure dans les formes instituées du politique, l’excès de la politique ». Cette inclusion ne peut qu’être contradictoire puisqu’elle implique d’un côté de fournir aux demandes et sujets populaires un statut de droit en les intégrant dans les formes institutionnelles et, de l’autre, de supprimer l’excès qu’elles représentent dans un principe régulateur.
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[8]
- Définition du Trésor de la langue française informatisé, http://atilf.atilf.fr/tlf.htm.
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[9]
- Cabecita negra est une dénomination extrêmement péjorative de ces migrants venus des provinces de l’intérieur du pays qui s’installaient dans les grandes villes.
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[10]
- Il s’agit d’un processus de protestation et d’opposition aux différents régimes militaires qui se sont succédés au cours des premières années qui ont suivi le renversement du deuxième gouvernement de Juan Domingo PERÓN, en 1955.
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[11]
- Le 17 octobre 1945 est la date d’une mobilisation populaire de grande ampleur, d’appui à Perón, emprisonné après avoir été obligé de démissionner des différents postes qu’il occupait au sein du gouvernement militaire de l’époque. Cette mobilisation correspond, dans la mythologie péroniste, à la date fondatrice de ce mouvement politique.
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[12]
- Le Cordobazo (mai 1969) et le Vivorazo (mars 1971) désignent deux importantes révoltes populaires ayant eu lieu dans la ville de Córdoba. Le Cordobazo est souvent présenté comme un point d’inflexion dans la dynamique politique de cette période en ce qu’il ouvre un cycle de puissante protestation sociale articulant différents secteurs (ouvriers, étudiants, religieux, intellectuels, etc.) (LOBATO et SURIANO, 2003).
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[13]
- Groupe de carnaval.
1 « Mais en partageant si clairement les fonctions ordinaires de la voix et les privilèges de la parole, Aristote peut-il oublier la fureur des accusations lancées par son maître Platon contre le « gros animal » populaire ? Le livre VI de La République se complaît en effet à nous montrer le gros animal répondant aux paroles qui le caressent par le tumulte de ses acclamations et à celles qui l’irritent par le vacarme des réprobations. Aussi la « science » de ceux qui se présentent dans son enceinte consiste-t-elle tout entière à connaître les effets de voix qui font grogner le gros animal et ceux qui le rendent doux et docile. De même que le démos usurpe le titre de la communauté, la démocratie est le régime – le mode de vie – où la voix qui n’exprime pas seulement mais procure aussi les sentiments illusoires du plaisir et de la peine usurpe les privilèges du logos qui fait reconnaître le juste et en ordonne la réalisation dans la proportion communautaire. La métaphore du gros animal n’est pas une simple métaphore. Elle sert rigoureusement à rejeter du côté de l’animalité ces êtres parlants sans qualité qui introduisent le trouble dans le logos et sa réalisation politique comme analogia des parties de la communauté » (RANCIÈRE, 1995).
2 Multiple, pluridimensionnel, mouvant, le péronisme constitue sans aucun doute un des sujets les plus permanents dans la littérature sociologique et politique argentine, qui s’est penchée de manière privilégiée sur les origines de ce mouvement politique, né vers le milieu des années 1940. Cela n’a rien d’étonnant. Au cœur de cet attachement aux origines, gravite un consensus sur le fait que la nature même du péronisme – et donc la nature du tournant durable qu’il introduit dans la dynamique politique du pays – se joue dans cette expérience initiale [1]. Une partie de cette vaste littérature a articulé, très tôt, le nom du péronisme à un nom générique : celui de régime populiste ou national populaire [2].
3 Depuis les études pionnières que Gino GERMANI a développé dès les années 1950, le cœur des lectures du péronisme, dans le prisme du populisme, s’est situé dans le rapport privilégié que ce mouvement politique établit avec la figure populaire et la nature de la participation politique qu’il véhicule. Comme GERMANI, de nombreux auteurs ont reconnu l’ambiguïté constitutive de ces expériences politiques qui, pour utiliser l’expression de Diana QUATTROCCHI-WOISSON (1997), font appel à la mobilisation et à la participation populaire tout en tentant de garantir le modèle de domination. Or, si cette composante centrale n’a cessé d’être signalée, elle est évacuée au moment même où on la fait entrer dans l’analyse, par sa nature hétéronome. Pour Gino GERMANI (1973), la participation populaire devient « subordination à un mouvement collectif dirigé par un leader charismatique ». Pour Alain TOURAINE (1992), elle souffre d’un « déficit en acteurs sociaux autonomes ». Pour Guy HERMET (2001), elle se traduit par une simple « attente passive des miracles propre aux sociétés dont les membres attendent tout de l’État ». Ainsi, l’encadrement des acteurs populaires dans ce type de mouvement politique ne fait qu’occulter leur « vraie » participation en lui substituant une « impression de participation » (GERMANI cité par HERMET, 2001). Reste que cette « impression » s’avère, si l’on s’en tient au cas du péronisme, étonnamment durable [3].
4 À partir du cas du péronisme, l’objectif de cet article est alors de discuter de la conceptualisation du peuple et de la nature de sa participation politique, souvent dominée par la figure de l’hétéronomie. Il s’agit d’explorer ce que signifie la référence au peuple dans la perspective et l’expérience des acteurs qui s’identifient à ce mouvement politique : que disent les péronistes lorsqu’ils parlent du peuple ? Quel type de participation politique véhicule la revendication d’une appartenance populaire ? Nous verrons que les significations exprimées dans les discours diffèrent sensiblement de l’image simplifiée qui habite les études sur le péronisme et qu’elles restituent d’emblée l’ambiguïté constitutive de cette expérience politique : si la figure du peuple renvoie souvent à la passivité, elle n’exclut pas une puissante revendication égalitaire et une culture d’opposition fortement mobilisatrice [4].
5 Par ailleurs, le peuple est, dans cette perspective, une catégorie évolutive. Que dit l’évolution du peuple dans les discours du péronisme sur son évolution en tant que mouvement politique ? Dans le but de restituer cette dimension diachronique, l’analyse est abordée dans une perspective comparative intergénérationnelle. Celle-ci précise l’évolution de la signification de l’idée de « peuple » dans les discours de trois générations d’individus qui s’identifient au péronisme. Ces générations sont définies en fonction de leurs expériences politiques, qui correspondent globalement aux trois périodes pendant lesquelles le péronisme a gouverné l’Argentine. La première est marquée par le processus politique constitutif du péronisme, au cours des deux premiers gouvernements de Juan Domingo Perón (1946-1955). La deuxième génération est marquée par le retour du péronisme au pouvoir en 1973, après dix-sept ans de proscription, et la polarisation idéologique du mouvement. Enfin, la troisième s’est constituée à partir du vécu du tournant libéral du péronisme des années 1990. L’analyse des extraits de quelques entretiens présentée ici s’attache non pas à montrer des trajectoires d’adhésion et politiques représentatives des différentes générations, mais à identifier des éléments transposables à d’autres trajectoires de la génération et qui nous semblent centraux pour rendre compte de la signification de cette identité politique.
I – DU PÉRONISME AU POPULISME : PEUPLE ET MOBILISATION
6 Depuis les analyses pionnières de Gino GERMANI (1962, 1973), cerner la spécificité du péronisme équivaut à s’interroger sur sa base politique : quels sont les secteurs sociaux sur lesquels s’est appuyée l’ascension politique de Juan Domingo Perón ? Pourquoi ces secteurs sont-ils devenus péronistes ? Cette base sociale est située d’emblée au sein des secteurs populaires et ouvriers. Dans la conformation de la base électorale du premier péronisme, GERMANI met en exergue, dans son hypothèse classique, le rôle central des secteurs ouvriers urbains et, parmi eux, des migrants intérieurs, peu syndicalisés et politisés, caractérisés par une situation de « disponibilité politique ». Ces nouveaux ouvriers s’incorporent à ce mouvement politique, qui émerge ainsi de ce déplacement très rapide de vastes secteurs de la population qui ne trouvent pas une expression politique appropriée dans la structure précédente des partis politiques et des syndicats. Il s’agit donc d’un processus dans lequel l’irruption de nouveaux secteurs dans la vie politique prend la forme d’une adhésion à un leader charismatique, sans la médiation des organisations de classe et sans qu’elle soit fondée sur une conscience de classe structurée (GERMANI, 1962).
7 Les thèses de GERMANI ont longuement alimenté les débats sur les origines du péronisme et ont été largement discutées [5]. La référence à cet auteur reste incontournable car ses analyses posent des questions qui, encore aujourd’hui, demeurent centrales. La première concerne la centralité de la mobilisation et de la participation populaire dans ce type de régime, la plupart du temps dominées par l’image de l’hétéronomie. La deuxième est celle de la nature de cette participation, qui revient à interroger la nature des secteurs populaires, et celle de sa base politique. Expliquer le péronisme revient à « disséquer » le peuple qui l’habite : à le décomposer en catégories sociales et professionnelles, à en identifier les acteurs sociaux et politiques, et à trouver ainsi le secret de son inscription durable dans ce mouvement politique [6].
1 – Morphologie élusive du sujet populaire
8 Ainsi, la référence au peuple et à la nature de sa participation politique traverse – à juste titre – l’histoire entière des interprétations du péronisme. Pour aborder le lien profond entre le péronisme et la participation populaire, l’analyse a besoin de nommer ce peuple, et cette opération a très souvent consisté à le restreindre à une catégorie sociale ou à une partie de la société susceptibles de le cristalliser. Toutefois, l’opération de dénomination ne parvient pas à abolir complètement le trouble que recèle ce lien profond pour l’analyse sociologique et politique : le peuple est une « catégorie impossible » ou, plus précisément, il est toujours en « excès » par rapport à des catégories sociales ; sa conceptualisation dans le langage sociologique présente donc toujours un caractère approximatif.
9 Le débat sur le péronisme s’est développé de façon privilégiée dans la traduction du « qui » constituant sa base politique en termes de classes travailleuses, de classes ouvrières organisées, de masses pauvres ou de secteurs marginalisés, entre autres habitants de l’univers populaire le rendant accessible à l’analyse. Et ce « qui » (sa morphologie, les organisations qui le représentent dans l’espace public, sa culture politique, ses pratiques et le système de représentations qui les guident, etc.) renvoyait, comme dans un jeu spéculaire, l’image du peuple et la nature de sa participation politique. Mais cette image que renvoie la partie sur le tout ne peut qu’être partielle : choisir un nom pour le peuple équivaut à privilégier une signification parmi d’autres du péronisme.
10 Dans la perspective des acteurs, la définition du peuple ne correspond qu’imparfaitement aux conceptualisations et traductions sociologiques. Si la référence au peuple reste centrale, « être péroniste » ne présuppose pas de se positionner au sein d’une catégorie sociale spécifique et « objective ». Plus encore, se revendiquer péroniste n’implique pas une identification sociale au peuple. Le péronisme ne dispose d’aucune « pureté » dans sa base sociale. S’il se définit en premier lieu dans son rapport à la figure populaire, que l’on réduit a priori à une position située au bas de l’échelle sociale, comment expliquer alors les appuis qu’il réunit au sein d’autres secteurs, ouvriers et non ouvriers, « objectivement » situés dans les classes moyennes ou supérieures ? Le soutien des classes moyennes ne date pas de la décennie ménémiste (1990) – soutien qui a été expliqué par certains auteurs par l’accord supposé de ces classes moyennes avec les réformes néolibérales –, mais est beaucoup plus ancien. Dès les années 1970, GERMANI reconnaissait le rôle important des classes moyennes dans la base politique du péronisme postérieur à 1955. Expliquer ce soutien dans sa spécificité (renvoyant à un péronisme de classe moyenne, se distinguant d’un péronisme populaire par exemple) équivaut à rendre obsolète le principe même de la définition du péronisme : son rapport essentiel au peuple.
11 Comment appréhender le peuple associé au péronisme autrement ? Le dispenser d’une opération de catégorisation et ouvrir le champ d’analyse à une multiplicité de catégories et de secteurs permettent de voir apparaître d’autres significations du péronisme. Cela suppose de reconnaître l’indétermination sociale du « qui » dont il est question : il ne s’agit pas d’un secteur délimité de la société – et délimitable dans l’analyse –, ou d’une catégorie « objective » définie selon des traits économiques et sociaux. Il ne s’agit pas des « ouvriers », des « classes travailleuses », des « secteurs urbains marginalisés », ni d’un acteur plus vague mais plus souple tel que les « secteurs populaires » ; il s’agit de « péronistes » ou, plus précisément, d’individus qui se définissent eux-mêmes politiquement comme péronistes. Il ne s’agit donc pas d’une appartenance socioprofessionnelle, mais d’une plus diffuse appartenance politique et symbolique. Sans ignorer les effets de la position occupée dans l’espace social, comprendre (dans le sens utilisé par BOURDIEU, 1998) signifie ici resituer un point de vue politique dans son rapport essentiel à une expérience de vie et historique. Il ne s’agit donc pas de trouver une définition essentialiste du péronisme, mais de restituer une manière de vivre cet engagement politique qui, dans une définition en termes de catégorisation sociale, a très peu de chances de trouver une visibilité.
2 – La politique comme scandale
12 Ernesto LACAU (2005) établit un lien direct entre la figure « excessive » qu’est le peuple et « l’indétermination conceptuelle » du populisme, travaillé par une condamnation silencieuse. Selon cet auteur, le populisme a été défini à partir de tout ce que l’on situe à l’extérieur du concept : comme un phénomène opposé à des formes politiques dignifiées par le statut de la vrai rationalité politique. La forte condamnation éthique dont fait l’objet, dans la littérature, le populisme fait partie d’une construction discursive d’une certaine « normalité », d’un univers politique ascétique, qui ne peut accepter la logique dangereuse du populisme. Qualifier une expérience politique de populiste équivaut à la rejeter du côté de l’irrationalité – heureusement transitoire – dans une volonté de purification de l’espace politique des irruptions troublantes. LACAU situe au centre de ces irruptions la figure du peuple : le populisme n’est, pour cet auteur, qu’un mode d’organisation politique, un mode de construction des identités et des sujets populaires.
13 Cet auteur reprend les analyses de Jacques RANCIÈRE sur la construction des sujets populaires, analyses qui sont en opposition avec l’identification du peuple à une position dans la structure sociale. La politique est définie, dans cette perspective, comme une exception aux règles selon lesquelles s’opère tout rassemblement humain qui interrompt l’ordre naturel de la domination. L’institution du politique se confond avec cette interruption qui n’est autre que le surgissement du peuple comme sujet inscrivant dans le compte des parties de la société la part des sans-part, de ceux qui n’ont pas de titre pour y être comptés (RANCIÈRE, 1995).
14 L’apparition des sujets populaires est, dans l’analyse de RANCIÈRE, la mise en acte d’une présupposition égalitaire qui rend visible l’écart de la société à elle-même : l’écart entre une égalité proclamée et l’existence d’espaces inégalitaires. Ce que cette apparition du peuple apporte c’est le conflit, la définition de la société comme un commun litigieux. Ainsi, la politique n’a pas d’objet propre ni de sujets préétablis mais des acteurs toujours précaires, intermittents : des moments d’apparition du peuple. La politique n’existe que par des sujets ou des dispositifs de subjectivation spécifiques qui créent des espaces et des formes de rencontre entre « l’ordre naturel des choses » – la logique policière dans l’analyse de RANCIÈRE – et la logique égalitaire. Ces sujets créent des communautés nouvelles qui n’existent que pour et par le conflit. La subjectivation est ici définie comme un ensemble d’actes qui font exister un espace d’énonciation qui n’existait pas dans l’ordre naturel des choses. Enoncer une communauté nouvelle permet de la faire exister. Le peuple est pour RANCIÈRE la première de ces communautés de conflit. Il se présente comme « un » multiple, comme l’inscription première d’un sujet politique, sphère d’appartenance où viennent s’inscrire d’autres modes de sub-jectivation et d’autres sujets du litige politique.
15 Les analyses de RANCIÈRE, en proposant une conceptualisation différente du peuple, ouvrent la possibilité d’une autre interprétation du péronisme et de la nature de la participation populaire qu’il véhicule. Plus précisément, ces analyses rendent possible une interprétation ancrée sur son ambiguïté constitutive. D’un côté, elles permettent de concevoir le peuple qui habite le péronisme comme cet espace d’appartenance, toile de fond de l’inscription d’une diversité de sujets politiques qui sont tous la mise en acte d’un conflit, d’un antagonisme. Ce conflit peut ne pas s’exprimer en termes de classes sociales, il est plutôt l’actualisation d’une division fondamentale qui institue et réinstitue constamment l’espace de la politique. Mais, d’un autre côté, cet espace et ces sujets apparaissent de manière intermittente, provisoire et dans une tension permanente avec des formes d’institutionnalisation, formes politiques publiquement reconnues censées les fixer durablement sur la scène politique [7]. Cette insitutionnalisation (partis ou syndicats par exemple dans le cas du péronisme) implique toujours une « normalisation », un principe régulateur de tout ce que la figure du peuple et l’expression du conflit comportent d’excessif. La contradiction constitutive du péronisme se manifeste donc non pas par le caractère hétéronome de la participation populaire, mais par le fait d’habiter deux espaces hétérogènes : d’un côté, l’espace qui crée des lieux et des formes pour l’activité politique, à partir de l’apparition du sujet populaire ; d’un autre côté, l’espace qui normalise cette apparition en la faisant entrer dans l’ordre institué de la domination.
II – QUEL PEUPLE DANS LE LANGAGE DES ACTEURS ?
1 – Première génération (1946-1955) : sur les vestiges de l’expérience première
« Comment est-ce que vous vous situez par rapport au péronisme ?
- Bon, on naît péroniste. Moi, quand Perón est arrivé, j’avais déjà six ans. Je suis né en 1939. J’avais six ou huit ans. Et bon, après, à l’école, à cette époque-là, mon père était un travailleur rural, alors on n’arrivait jamais à joindre les deux bouts. On demandait les aides, après, avec Eva Perón au gouvernement, on avait les aides dans les écoles, les tennis, les chaussettes, les jouets qu’on distribuait à la poste. Toi tu n’as pas connu ça.
- Non.
- Les jouets, dans toutes les postes on distribuait des jouets vers la fin de l’année pour les enfants, des gâteaux, du cidre. Et c’est comme ça qu’on a grandi. Moi je ne me suis jamais affilié à aucun parti politique, je ne suis même pas affilié au Parti péroniste. Et après à l’usine. À quatorze ans je sors de l’école et je commence à travailler à l’usine. Tout ce que Perón a fait de bien, par rapport aux revendications ouvrières, en tout, même s’il a accompli des choses que d’autres avaient proposé, n’est-ce pas ? Mais, c’est lui qui les a mises en oeuvre. Tout ça, si c’est fait par Perón ou par quelqu’un d’autre, si ce sont des revendications ouvrières, tous les bénéfices, les huit heures de travail, les vacances, les étrennes, tout ça, à la bonne heure. Si ça c’est être péroniste, je suis péroniste, mais si c’est un radical qui le fait et faire ça c’est être radical, je suis radical. Moi j’ai toujours lutté pour les revendications ouvrières, pas pour Perón ou pour un autre, non, non, non. Parce que c’est ce qui revenait à l’ouvrier et moi j’ai toujours lutté pour ça. J’ai été délégué [syndical] dès mes dix-huit ans ».
17 Ce passage est extrait d’un dialogue avec Pedro, un péroniste âgé de 64 ans au moment de l’entretien. Après un premier travail dans une usine métallurgique, il est embauché dans un établissement d’élevage de volailles où il travaille pendant quatorze ans. Il quitte l’établissement en 1976, et monte une forge, où il travaille encore actuellement avec son fils unique, âgé de 26 ans.
18 Dans l’expérience de Pedro, parler du point de départ de sa trajectoire d’identification au péronisme, c’est mettre en avant la dimension distributive des premiers gouvernements de Perón. Le péronisme est défini en référence à une période de bien-être social structurée autour des politiques assistantielles (plus ou moins officielles) du régime. Signification distributive, puissance des « choses » fortement personnifiées par la figure de Eva Perón et la fondation qui portait son nom. Les récits sont ici dominés par les références aux besoins matériels, aux « aides », à ce que l’on « donne » ; l’action, dans ces évocations, est rarement une action dont ceux qui parlent sont les protagonistes, elle se définit à travers la référence à un autre sujet.
19 Mais cette première dimension distributive n’est pas la seule. Dans le cas de Pedro, elle s’articule à une deuxième signification dès que l’expérience du travail, de l’usine plus précisément, entre dans son récit. La référence au premier gouvernement péroniste cesse d’être axée sur les aides matérielles pour devenir la mise en acte d’une revendication. Revendication [8] au sens fort du mot : réclamer ce qui est considéré comme revenant de droit. Dans le discours de Pedro, il s’agit de réclamer et d’obtenir « ce qui revient aux ouvriers ». La distance entre l’acte de « demander » et celui de « revendiquer », ou plus précisément entre « l’aide » et la « lutte », marque l’écart d’une signification à l’autre du péronisme. C’est dans les transformations liées aux revendications ouvrières « mises en œuvre » au cours des premiers gouvernements de Perón, et qui s’articulent pourtant à des mouvements ouvriers de longue haleine, que le péronisme parvient à se dessiner aussi, dans le discours de Pedro, comme un espace dominant de revendication et de lutte. Espace qui est à la fois reconnaissance et visibilité publiques d’une revendication due et une façon de la traiter. Dans le cas de Pedro, ce vécu transforme le péronisme en espace de revendication dont l’impact est fondamental puisque c’est là qu’il peut inscrire sa pratique politique, sa lutte « pour les revendications ouvrières ».
20 Dans le récit de Pedro, cette double signification du péronisme – distributive et égalitaire – réunit déjà deux figures différentes du peuple qui renvoient à un même espace politique, et qui ne se superposent qu’imparfaitement sur le plan social : la première est le nom imprécis des secteurs marqués par leur vulnérabilité économique, qui définit son origine sociale. La deuxième est le nom de l’ouvrier. Dans les discours de ceux qui s’identifient au péronisme inscrits dans cette première génération, la référence au rapport privilégié que ce mouvement politique établit avec les secteurs populaires est une constante. Pourtant, l’idée de peuple ne se formule jamais de manière abstraite. Ce peuple évolutif et multiple devient inscription et mobilisation, devient appartenance, au travers d’un nom et d’un visage précis. Et le rôle fondamental de ces différentes figures incarnant le peuple, que les péronistes les plus âgés situent au centre de leurs discours, est moins de rendre compte de leur propre inscription sociale que de définir une appartenance politique et symbolique qui ne peut être pensée uniquement en termes d’intérêts de classe ou de secteurs de la société.
21 Si dans le cas de Pedro les significations qu’il confère au mot « peuple » dans le cadre du mouvement péroniste émergent en rapport avec ses propres appartenances sociales, la correspondance entre celui qui parle et la figure que son discours fait apparaître est toujours imparfaite. Les trajectoires professionnelles et sociales sont évolutives : « objectivement », Pedro n’est plus aujourd’hui un ouvrier, au sens strict du terme. Situer au cœur de son identification au péronisme la figure de l’ouvrier est beaucoup plus que définir une appartenance socioprofessionnelle « objective ». Il ne s’agit pas de reconnaître dans le péronisme la force politique qui représente les intérêts de ces secteurs sur la scène politique argentine. Mais il s’agit bien de définir le péronisme comme un espace d’apparition de l’ouvrier en tant que sujet politique. L’ouvrier est l’incarnation et la mise en acte d’une revendication égalitaire, où Pedro peut inscrire sa propre pratique politique.
22 Le rapport « excessif » entre, d’un côté, les appartenances politiques et symboliques véhiculées par les figures populaires dans les discours sur le péronisme et, de l’autre, les appartenances sociales est bien entendu plus visible lorsque ces appartenances diffèrent explicitement. Alberto, dans le dialogue suivant, l’exprime clairement. Agé de 73 ans lors de notre rencontre, il est affilié au Parti justicialiste (PJ) depuis les années 1950 mais n’a jamais eu d’activité politique encadrée par le parti, ni d’activité syndicale :
« Le péronisme… je ne sais pas, c’est comme le savoir, vous voyez, s’il n’y avait pas de gens incultes on ne reconnaîtrait pas les gens cultivés parce qu’on ne pourrait pas comparer. Alors, c’est la même chose avec la richesse et la pauvreté. Parce qu’à cette époque-là, avant le péronisme, il y avait les dames de bienfaisance, parce que c’était pour se différencier qu’elles aidaient les pauvres. Le péronisme ce qu’il a apporté c’est une Eva Perón qui a rendu la bienfaisance officielle et, disons, elle leur a enlevé une arme, non pas une arme politique mais une chose sociale : ‘Maintenant comment on fait pour faire voir que nous sommes les riches et les autres sont pauvres ?’, Je crois que ça a été comme ça.
- C’est donc à ce moment-là que vous vous approchez du péronisme ?
- Oui, je suis d’accord avec les changements que le péronisme a apporté. […] Parce que, qu’est-ce que l’on associe au péronisme ? On l’associe au travailleur. Jusqu’à ce moment-là, le propriétaire terrien était le propriétaire du pays. L’ouvrier, il n’avait rien, il n’était personne. Mon père était contremaître, et je me souviens, quand j’étais petit, quand on disait à un ouvrier qu’il restait fixe dans son poste, qu’il n’était plus un travailleur temporaire, à mon père on lui offrait un poulet en cadeau, ces gens-là ne pouvaient pas faire d’autres cadeaux. Alors l’ouvrier n’avait aucun droit. C’est cela qu’a apporté une révolution de ce type, qu’il fallait respecter celui qui travaille. Il y a eu aussi des gens qui ont abusé. Il y a toujours des gens qui profitent de la politique, c’est pour ça que je n’ai jamais voulu travailler dans la politique. Mais je vais vous dire une chose, une grande partie de ma vie je n’ai pas été travailleur. J’étais indépendant, j’ai travaillé de manière indépendante. On faisait des excavations et des démolitions. Et j’avais des ouvriers. Moi j’ai appliqué le péronisme, tous ceux qui travaillaient avec moi arrivaient à construire leur propre maison ».
24 Dans le récit d’Alberto, le péronisme est d’emblée l’expression du conflit qui traversait la société argentine, la reconnaissance et le traitement publics de l’antagonisme entre les riches et les pauvres. Les transformations que le péronisme introduit dans l’officialisation du conflit sont ici interprétées comme un bouleversement de l’équilibre entre les deux pôles en opposition. Dans ce passage, les premiers gouvernement de Perón marquent la transformation politique qui fait apparaître deux mondes en opposition : le premier, le monde où les pauvres, les travailleurs, les ouvriers, pour reprendre les catégories d’Alberto, n’ont « rien » et ne sont « personne », ils n’existent pas en tant qu’interlocuteurs politiques ni en tant que partie de la société dans la distribution de la part commune ; le deuxième, celui où ce « rien » et ce « personne » deviennent publiquement des interlocuteurs « respectés », des ayant droits, parties prenantes du conflit dans l’espace public. Dans le récit d’Alberto, être péroniste est moins prendre le parti d’un des pôles de l’antagonisme, que se situer dans un de ces mondes en opposition que fait apparaître ce mouvement politique : celui où il n’y a que de la différenciation ; celui où le conflit social est publiquement reconnu, légitimé et traité.
25 L’extrait rend ainsi compte de la mise en avant de cette signification égalitaire du péronisme. Fortement ancrée sur le passé, elle est depuis le début problématique : la référence aux « abus », à ceux qui « profitent de la politique », montre une tension qui n’est jamais étrangère aux discours sur cette identification politique. Cette tension est explicitement liée aux formes d’institutionnalisation des sujets politiques que le péronisme fait apparaître dans la perspective de ceux qui s’identifient à ce mouvement politique. Dans le récit de Pedro cette tension est aussi présente et s’exprime dans le rejet d’une affiliation à un parti politique, qu’il réaffirme à plusieurs reprises au cours de l’entretien.
26 Les travailleurs, les ouvriers, les pauvres, les laissés-pour-compte, sont les figures habitant, dans les discours de cette première génération, l’espace péroniste, porteuses d’une présupposition égalitaire qui s’exprime en termes de respect, de lutte, de revendication, parfois de droits. Des figures plus ou moins à l’écart des appartenances sociales affichées ou objectives, toujours en décalage par rapport à des secteurs de la société. Ce qui compte dans ces figures c’est qu’elles sont l’incarnation de cette revendication égalitaire dont le peuple est porteur, qui accompagne très souvent la dimension distributive du péronisme. Ces figures sont, dans les discours, les visages et les noms du peuple, son apparence, sa mise en acte, son moment de visibilité dans sa dimension polémique ; elles renvoient, dans la perspective des acteurs qui s’identifient au mouvement fondé par Perón, toujours au même espace politique : le péronisme. C’est donc une identification avec une figure populaire qu’ils peuvent ne pas être socialement, mais qui rend possible un processus de subjectivation politique, une mise en acte de cette revendication égalitaire qui permet de s’inscrire dans le peuple. Cette inscription première et durable du peuple dans l’espace péroniste est fortement ancrée dans une période historique spécifique, qui constitue la marque dominante de cette génération : les deux premiers gouvernements de Juan Domingo Perón (1946/1955).
2 – Deuxième génération : dans le sillage du peuple
27 Que devient ce peuple que les péronistes mettent au centre de leur identification politique dans l’histoire postérieure du mouvement ? Comment se réinvente et se reformule l’inscription du peuple dans le mouvement fondé par Perón ? Dans les discours de la deuxième génération, marquée par le processus politique complexe des années 1970 qui mène à la troisième présidence de Juan Domingo Perón (1973), le peuple change de nom et de visage, sans pour autant cesser de s’inscrire dans l’espace politique péroniste. Les significations centrales du péronisme demeurent actives à travers la transmission intergénérationnelle – qui se réalise très souvent dans le cadre familial – mais elles sont reformulées à partir de l’expérience propre à cette génération. Juan, un péroniste âgé de 54 ans, qui se trouvait au chômage au moment de l’entretien, évoque son adhésion politique.
« Dans mon cas, depuis l’adolescence, je me suis toujours intéressé à la politique, j’ai beaucoup lu et tout ça. Après, à l’université, je commence à militer et je n’étudie pas… j’étudie après, déjà marié.
- C’était en quelle année ?
- 1971.
- Et où est-ce que vous avez commencé à militer ?
- Dans le péronisme.
- Pourquoi dans le péronisme ?
- Bon, parce que le peuple était là. En plus, moi je croyais au projet de Perón, au projet social, populaire, économique, de vie. »
29 C’est au nom d’un peuple qui était « déjà là », qui habitait l’espace péroniste depuis la période de gestation de ce mouvement politique, que les interviewés de cette génération s’y inscrivent activement. Cette première référence populaire parle d’un peuple qui les précède, où différentes figures populaires articulent, comme dans le cas des péronistes plus âgés, les deux significations principales du péronisme : une signification distributive, très souvent reliée à la signification égalitaire. Le récit de Silvia, une péroniste de 54 ans, précise le nom et le visage de ce peuple péroniste, en lien direct avec l’expérience de sa mère, mettant en avant de manière explicite la signification égalitaire du péronisme.
« Ma mère est péroniste. Je crois qu’elle a, nous avons… c’est très mélangé à une idée religieuse, dans le sens de ce qui est juste et ce qui n’est pas juste, de ce qui est le devoir et ce qui n’est pas le devoir, peut-être aussi très installée l’idée que tous les hommes sont égaux, mais que vraiment tous les hommes sont égaux. Et aussi un peu le sentiment du cabecita [9], elle m’a signalé très souvent le mépris dont elle a souffert tout au long de sa vie parce qu’elle était métisse. Et ça les a marqués, dans leur quartier, que nous étions les seuls bruns et toutes ces choses-là. Et après la question de la justice aussi et de l’appartenance au peuple ».
31 Silvia adhère au péronisme au début des années 1970, elle est affiliée au PJ et a eu un militantisme politique très intense entre 1971 et 1976. Elle est actuellement professeur d’histoire dans l’enseignement secondaire. C’est ici la figure du cabecita negra, que Silvia met au centre de cette revendication égalitaire qu’elle associe au péronisme. Dans cet extrait, Silvia ne peut choisir le sujet de son récit, qui circule entre « elle », sa mère, « ils », ses parents, mais aussi un « nous » plus inclusif, familial, qui donne lieu à un discours plus généralisant. Comme dans la plupart des récits de cette génération, Silvia parle de l’identification politique de sa mère mais, à travers l’expérience de la génération précédente, à travers cet héritage, c’est à sa propre identification politique qu’elle attribue un sens.
32 Pourtant, l’héritage ne se limite pas à une reproduction de la mémoire transmise par la génération précédente. Tout héritage est sélection et reformulation. Le travail d’une génération sur le « déjà produit » est composé de ce qu’elle reprend et re-signifie, mais aussi de ce qu’elle oublie, de larges pans d’expériences passées qui s’estompent. L’expérience de la génération précédente est donc reprise à partir d’une reformulation et d’une sélection de l’héritage péroniste, qui permettent à cette deuxième génération de l’articuler au vécu spécifique qui marque sa propre trajectoire politique.
33 Ce travail de reformulation est particulièrement visible dans les événements historiques que les individus de cette génération mettent en avant pour donner un sens à leur identification. Une période soulignée sans exception dans les discours est celle qui correspond à la « résistance péroniste » [10]. Cette mise en avant permet d’inscrire leur propre identification politique dans la continuité : lier ce peuple « déjà là » à la figure populaire qui habite la période et qu’ils situent au centre de leurs trajectoires politiques. Elle contribue à reformuler l’image du peuple à travers l’idée de lutte et de combativité.
34 La période de la « résistance » opère le passage de ce peuple qui, dans l’expérience de la génération précédente, se définissait par rapport à un conflit et à un antagonisme social, au peuple de la protestation que font apparaître les récits spécifiques de cette génération. Miguel est un péroniste de 48 ans qui travaille à la mairie de sa ville de résidence, dans un faubourg de la capitale fédérale.
« Moi je dis toujours que le péronisme est un mouvement qui naît des besoins du peuple, des laissés-pour-compte, des gens qui n’avaient accès à rien. Quand ils ont fait le 17 octobre [11], les communistes, les jeunesses communistes, socialistes parlaient de lumpen. Ces secteurs n’étaient même pas considérés comme une classe sociale. Ceux qui arrivent à la place de Mai arrivent par nécessité, parce qu’ils se voyaient exclus et n’avaient pas de lois sociales qui les encadraient et les protégeaient. Le péronisme, ce qu’il réussit c’est ça, donner la dignité à une classe qui jusqu’à ce moment là n’en avait pas. »
36 La référence à la période de gestation de ce mouvement politique opère l’inscription du peuple dans le péronisme. L’idée de dignité est souvent mise en avant pour condenser la signification égalitaire attribuée par cette génération. Plus que dans la génération précédente, les significations multiples du péronisme s’entremêlent : une dimension distributive, centrée généralement sur ce que l’on donne, s’articule à une dimension égalitaire et revendicatrice. L’enchaînement est presque contradictoire dans l’expression « donner la dignité au peuple ». Ce peuple « déjà là », qui définit l’origine de ce mouvement politique, est le peuple de la nécessité. Il devient effervescence, dans le récit de Miguel, en référence à la période qui marque les débuts de sa trajectoire politique.
« En 1972 commença l’effervescence, le gouvernement militaire s’achevait et la démocratie arrivait. On avait eu des événements comme le Cordobazo, le Vivorazo [12] et tout ça… les mouvements ouvriers commençaient le processus d’effervescence et de changement, où la résistance péroniste se constitua. Il y avait les célèbres lettres de Perón, où il nous demandait de nous organiser et différents groupes se sont mis en place. C’étaient tous des groupes de jeunesse, regroupés sous l’appellation de Tendencia Revolucionaria, après les groupes paramilitaires comme c’était le cas de FAP [Fuerzas Armadas Perónistas], FAR [Fuerzas Armadas Revolucionarias] et Montoneros, etc. Nous, dans les années 1970, nous étions dans ces choses là. »
38 Le peuple qui habite cette période ayant fortement marqué les trajectoires politiques de cette génération se définit dans l’action, la participation, l’effervescence. Dans les discours de cette deuxième génération, deux événements délimitent cette période et, au-delà, définissent toute une époque : le Cordobazo en 1969 et le coup d’État de 1976. Ce peuple-là se définit dans un lieu, celui de sa mise en acte : la rue, la puissance disruptive des corps dans l’espace public. Ce peuple est celui de la mobilisation, c’est un peuple massif. Pour Marta, une péroniste âgée de 48 ans, le peuple mobilisé des années 1970 constitue l’ancrage central, « viscéral », de son identification au mouvement péroniste, noué au « vieux » peuple qui était « déjà là ».
« Moi, je sens que je m’approche du péronisme dans quelque chose de très viscéral. Je me souviens de la première fois que je suis allée à la place [de Mai], quand Perón est revenu, je n’oublierai jamais ça parce que c’était une énorme émotion qui te prend et t’engage avec les gens. C’est comme une adhésion émotionnelle. Au-delà bien sûr du fait que la Tendencia lisait entre les lignes ce que Perón avait dit et ce qu’il continuait à dire quand il est revenu. Mais ne nous trompons pas, ce que Perón a donné au peuple… je crois que les gens n’oublient pas, les gens qui ont pu avoir une maison digne, un travail et qui ont transmis ça à leurs enfants, c’est énorme. Et tu dois ajouter les enfants de tout un secteur qui était anti-péroniste mais dont les enfants étaient péronistes. C’était un mouvement vraiment impressionnant. Je me souviens quand le coup d’État contre Allende a eu lieu, ici la mobilisation a duré trois jours. À partir de six heures du soir les gens commençaient à remplir la rue Corrientes, la 9 de Julio, la place du congrès, la place de Mai, parce que les gens sortaient de leur travail et se concentraient. On a vu des milliers et des milliers de gens comme ça, un niveau de mobilisation… »
40 Cette reformulation du sujet populaire – le glissement d’un peuple défini dans les enjeux de la période de gestation du péronisme vers le peuple massif et mobilisé – permet à cette deuxième génération de donner un sens à leur identification, de nouer le passé et le présent dans la continuité des figures populaires inscrites dans le péronisme. Ce que cette reformulation permet, c’est d’inscrire leur propre pratique politique dans ce sujet populaire : plonger leurs corps dans le corps multiple du peuple dans la rue.
3 – Péronisme et ménémisme ou le peuple désincarné
41 L’orientation libérale des deux mandats successifs du président péroniste Carlos Menem (1989/1999) a été perçue par la plupart des individus qui s’identifient au péronisme que nous avons interviewés, comme une inflexion importante des orientations historiques de ce mouvement politique. L’impact de cette inflexion se manifeste au sein des trois générations de péronistes, mais il est beaucoup plus intense dans le cas des plus jeunes pour qui le ménémisme constitue l’expérience politique centrale. L’impact de ce tournant libéral du péronisme des années 1990 concerne de manière privilégiée le rapport entre ce mouvement politique et la figure populaire : l’inscription du peuple dans l’espace politique péroniste actuel devient, pour les plus jeunes, de plus en plus problématique. Pablo, un péroniste de 32 ans, a une intense activité politique liée au PJ de la province de Buenos Aires.
« Nous avons un problème d’identité aujourd’hui dans le péronisme que nous n’arrivons pas à résoudre, je pense, et là je te dis ce je que pense personnellement, entre notre héritage et ce que nous devons faire sur la base de cet héritage. Le péronisme est lié à une ligne historique d’une pensée nationale, de tout ce qui a à voir avec une vision du national et qui inclut le peuple. Et tout ça a débouché au 17 octobre et au péronisme. Jusqu’à aujourd’hui c’est ça que représente le péronisme, et rien n’a pris le relais. »
43 Pablo situe au centre de son identification politique une revendication nationale et, toujours, la figure du peuple, deux ancrages de ce qui fait sens pour lui dans le péronisme. Mouvement politique qui, d’après ses propos, noue encore, au bout d’une ligne historique, la cristallisation d’un héritage qui les articule. Ligne historique qui marque la trace d’une transmission réussie d’une des représentations centrales du monde symbolique du péronisme : sa configuration comme l’espace populaire par excellence qui s’accomplit de génération en génération. Dans cette figure populaire reliée au péronisme depuis les années de sa gestation, se situe le plus permanent des dénominateurs communs liant les discours des trois générations sur cette identification politique. Trait partagé qui contient à la fois ce qu’elle a d’irréductible et d’évolutif : si le peuple est toujours là pour singulariser le péronisme, ce peuple n’est jamais le même, il est à chaque fois redéfini et re-signifié dans le vécu politique spécifique de chaque génération. Or, pour les plus jeunes la référence populaire ne parvient pas à les inscrire pleinement dans la continuité. Et ce en raison de la particularité de leur expérience politique centrale, l’expérience ménémiste, qui se pose en contradiction avec l’héritage péroniste. Ce que cette expérience brise, c’est le fil conducteur qui lie le passé, le présent et l’avenir de ce mouvement politique, introduisant le conflit, la « crise d’identité » selon Pablo : le moment où le passé, l’héritage, cesse de donner un sens (signification et direction) au temps présent du péronisme. Cette contradiction clôture les figures populaires, habitantes privilégiées de l’espace péroniste, dans le passé, et ne permet pas de réactualiser ce peuple, en tant que catégorie d’appartenance, dans une expérience politique qui leur soit propre. La figure populaire et les significations dont elle était porteuse s’affaiblissent donc fortement dans les conceptions des plus jeunes.
44 Les ouvriers, les travailleurs, les pauvres et les démunis constituent, dans la plupart des cas, les figures d’incarnation du peuple, les mêmes qui habitent les discours des générations précédentes. Ces noms propres au peuple sont très souvent associés à une transmission qui s’accomplit dans le cadre familial et qui se nourrit d’une évocation de la période fondatrice du péronisme. L’héritage ne se compose cependant pas uniquement de l’expérience de la première génération. Le processus politique des années 1970, marquant la deuxième génération, a en effet laissé son empreinte dans les conceptions politiques des plus jeunes. Le cas de José, âgé de 26 ans au moment de l’entretien, exprime explicitement la forte influence de l’expérience de la génération précédente, le poids central de l’héritage dans la conception du péronisme des plus jeunes, et son articulation conflictuelle avec le péronisme des années 1990, leur expérience politique dominante. Tout d’abord, José s’est défini politiquement comme péroniste mais, au fil de l’entretien, il adopte peu à peu une autre formule, celle de « fils de péroniste ». La référence explicite à la filiation exprime une identification politique issue non pas d’une expérience propre mais du poids de l’héritage.
45 En effet, sa trajectoire d’adhésion débute par un premier rapport à la politique directement associé à l’expérience de ses parents, tous deux militants péronistes depuis les années 1970. Se définir pour lui en tant que « fils de péroniste » implique la volonté de revendiquer une histoire liée à ce mouvement politique, sans s’y inscrire pleinement, refusant particulièrement un rapport au parti. José préfère se présenter comme un « militant de la culture populaire ». Et c’est dans cette revendication de la culture populaire que son premier lien avec le péronisme prend sens :
« Qu’est-ce que ça veut dire être fils de péroniste ?
- Bon, le premier rapprochement que j’ai eu à la politique a été par le PJ, le parti péroniste. Parce que quand j’étais petit mes parents militaient et ça a été le premier contact avec la politique : attendre les élections et voir que le péronisme perdait. Mais ce que je te dis sur la culture populaire et le peuple, moi je le prends de cette éducation de péroniste que j’ai, ça je voulais te le faire remarquer.
- Pourquoi de ton éducation de péroniste ?
- Parce que le péronisme a été le mouvement ici en Argentine qui a été plus lié à ce qui est populaire. Avant c’était peut être l’yrigoyenismo, mais le péronisme est la masse, a été la masse.
- A été la masse ?
- Oui, une grande, grande, grande, majorité des dirigeants des années 1990 et d’aujourd’hui s’est mariée avec les intérêts du capital. Ça c’est anti-populaire. Ils pensent seulement à l’argent, ils pensent seulement au pouvoir… le pouvoir, c’est la masse qui doit te le donner, il n’existe pas d’autre manière. »
47 Le poids de la transmission de la génération précédente est très intense et le plus souvent explicite dans les conceptions politiques de José. En premier lieu, la définition de ce mouvement politique, depuis ses origines, comme le mouvement populaire par excellence avec l’image de ce peuple qui était « déjà là », s’inscrit dans un péronisme qui vient néanmoins prendre la relève d’autres mouvements politiques. En deuxième lieu, l’héritage est perceptible dans le couplage du peuple à la masse, dans la transformation de cette masse en pouvoir. L’extrait rend compte, enfin, de la marque générationnelle spécifique des plus jeunes, dans le rapport problématique entre le péronisme actuel et le sujet populaire. Pour José, le péronisme des années 1990 opère la mutation de cet héritage populaire en son contraire.
48 Dans cette contradiction entre le passé et le présent du mouvement fondé par Perón, la figure populaire cesse d’avoir un nom et un visage précis dans les discours des plus jeunes. José est professeur d’arts plastiques dans des écoles secondaires de différents districts de la province de Buenos Aires. Depuis 2000, il travaille dans une « maison communautaire » située dans un bidonville de la capitale, animant des ateliers de peinture pour les voisins. Il participe aussi à un groupe de murga [13] de son quartier. Ce sont, selon lui, ces deux espaces qui véhiculent son militantisme pour la culture populaire. Si l’héritage d’une signification du péronisme liée à une revendication populaire est explicitement présent dans le cas de José, le peuple que son récit fait apparaître, dans son rapport problématique au péronisme, perd les contours qui le définissent.
« Moi je me suis forgé mes propres idées. Je me considère comme un militant dans le domaine de l’art, de ce qui est artistique, je me considère comme un militant de ce qui est populaire, de la culture populaire, de ce qui est plus argentin. Je me considère… oui, comme un militant et je crois que le fait de penser ces choses-là, de défendre et d’aimer la culture de ton peuple, t’indique beaucoup de choses que tu dois faire. Bon, parler du peuple a déjà beaucoup de significations. Ce que je te dis de la culture populaire moi je le considère comme une position.
- Et qu’est-ce qu’elle implique cette position ?
- Défendre la culture de ton peuple. De ce qui est… historiquement… [pause]. Ça ne rentre pas dans une définition. »
50 Dans le discours de José, comme dans nombre de discours de péronistes que nous inscrivons dans cette troisième génération, l’évanescence du sujet populaire transforme la référence populaire d’espace d’appartenance en positionnement politique, qui reste cependant très difficile à définir. Le peuple apparaît comme une notion désincarnée, immatérielle, qui a du mal à se dessiner comme un espace mobilisateur, où les plus jeunes pourraient inscrire leur propre pratique politique. Cela n’est pas sans rapport avec leur expérience politique dominante qui se différencie de celle des générations précédentes par une absence : l’absence d’un moment de construction du peuple dans son apparition, dans sa mise en acte.
51 Dans le récit de Fernando, un péroniste âgé de 37 ans au moment de l’entretien, militant dans une organisation non liée organiquement au PJ, la figure populaire devient une potentialité. Ses propos expriment de manière privilégiée la distance entre le peuple de l’héritage et celui de sa propre expérience politique. Pour lui, le point de départ de sa trajectoire d’adhésion est lié au fait de prendre conscience que le « péronisme était l’identité de la classe travailleuse ». L’organisation qui encadre le militantisme de Fernando revendique l’héritage de la branche révolutionnaire du péronisme, initiée par Eva Perón mais surtout développée par les organisations armées d’extrême gauche péroniste, surgies vers la fin des années 1960. Elle a pour but politique central de générer une organisation populaire qui aboutisse à un pouvoir populaire.
52 Si Fernando peut revendiquer le péronisme comme « l’identité politique de la classe travailleuse », lorsqu’il parle de son militantisme il ne le fait guère en référence à un peuple travailleur. Le « travail politique » de l’organisation qui l’encadre est centré sur les politiques sociales. Leur but est de générer différents projets d’auto-organisation populaire, dont les plus nombreux sont des cantines financées par des programmes sociaux de l’État, installées dans différents quartiers de la ville de Buenos Aires et ses faubourgs. Pour se démarquer du PJ, ils ne travaillent pas dans des unités de base – antennes territoriales officielles du PJ – mais installent des centres de promotion communautaire. Cela est nécessaire, selon Fernando, « entre autres choses parce que les gens crèvent de faim, au-delà des identités politiques, alors tu travailles avec tout le quartier ». Le peuple de son activité politique, celui de son travail quotidien, est très différent du peuple travailleur organisé, qu’il unifie pourtant, dans son discours, à travers l’identité péroniste. Le peuple de son travail quotidien de militant est un sujet à reconstruire :
« Notre travail en tant qu’organisation, c’est de continuer à travailler avec les gens pour générer de l’organisation populaire… Oui, générer du pouvoir populaire. Malheureusement ce que nous vérifions jour après jour c’est jusqu’où a pénétré la défaite de 1976, la défaite du camp populaire. Comment l’individualisme est très profond dans le quartier, les commérages de quartier… les voisins te disent ‘non, avec cette voisine je ne veux pas travailler, avec l’autre non plus’… ça génère des contradictions secondaires et c’est très dur. C’est un travail ardu. »
54 Le peuple du conflit social de la première génération, mué en peuple mobilisé pour la deuxième génération, devient pour les plus jeunes ce peuple de la « défaite » et « du travail ardu », sujet démembré et immatériel. Dans la reformulation et la redéfinition dans l’expérience politique dominante des plus jeunes, les contours et le visage du peuple s’estompent et cessent de tracer un espace d’appartenance politique et symbolique de définition de cette identification politique. Mais surtout il cesse d’être un sujet où les péronistes de cette génération pourraient inscrire activement leur pratique politique.
55 Les transformations des noms et des visages du peuple ne sont pas étrangères aux transformations structurelles de la société argentine, entamées depuis la moitié des années 1970 et accélérées au cours de la décennie ménémiste. Mais c’est bien plus que cela : dans le cas des péronistes que nous inscrivons dans cette troisième génération, cette indéfinition est aussi liée aux difficultés d’inscrire les figures d’incarnation du peuple dans l’espace politique péroniste. L’évanescence de la figure populaire qui habite le péronisme rend compte de l’affaiblissement de la signification hérétique de ce mouvement politique et de la consolidation de l’alternative normalisatrice. Cette alternative ne fait que limiter la démesure de la mise en acte du peuple dans son apparition disruptive.
56 Le sujet populaire constitue une référence centrale pour les péronistes que nous avons interviewés, lorsqu’il s’agit de restituer le sens qu’ils attribuent à leur identification politique. Pourtant, la revendication d’une appartenance populaire ne se limite guère, dans leurs discours, à la définition d’une appartenance sociale. Si elle n’exclut pas l’articulation à cette dernière – et ce en particulier dans la première génération –, elle exprime une appartenance politique et symbolique plus diffuse, mais néanmoins mobilisatrice.
57 Par ailleurs, ce peuple ne se formule guère dans l’abstraction, mais dans l’incarnation de différentes figures populaires qui, nées chacune d’une expérience politique propre, condensent différents moments d’apparition, divers noms et divers visages du peuple. Ces incarnations populaires restituent les significations de cette identification politique : si elles parlent d’une dimension distributive, qui renvoie à une image passive du peuple, elle sont aussi porteuses d’une puissante revendication égalitaire qui crée un espace où ceux qui s’identifient à ce mouvement politique peuvent inscrire leur propre pratique politique.
58 Pour ceux qui s’identifient au mouvement fondé par Perón, ce peuple qui habite le péronisme est, dans ses différentes incarnations, multiple et évolutif. Dans notre perspective, l’évolution du peuple, élément central dans les discours, constitue une clé privilégiée pour cerner l’évolution de cette identité politique. Les différentes reformulations du peuple permettent de réinventer et de réactualiser en permanence le péronisme, ainsi que de dessiner une ligne de continuité entre les trois générations. Dans une perspective intergénérationnelle, le processus de « désincarnation » du sujet populaire dans la conception des plus jeunes, renvoyant à l’absence de moment d’apparition du peuple dans l’expérience du ménémisme, pose la question de la continuité de la signification du péronisme en tant qu’espace privilégié d’inscription des sujets populaires sur le long terme. D’une manière plus générale, cette évolution rend compte de la traduction problématique des significations dont ces figures populaires sont porteuses dans les structures établies de la politique.
59 Le peuple, tel qu’il se présente dans le discours des acteurs, oblige à nuancer l’image de la passivité et de l’hétéronomie, sans pour autant la rejeter complètement. Ce que disent les péronistes lorsqu’ils parlent du peuple oblige à restituer l’ambivalence constitutive de cette identité politique, au travers de l’ambivalence des expériences politiques qui lui sont liées : à la fois hérésie et instrument de contention de sa signification disruptive. Certes, une analyse de l’identité péroniste qui se situe sur ce registre de l’ambivalence ne permet pas de définir ce qu’elle est – populiste, autonome ou hétéronome, révolutionnaire ou réformiste, etc. Elle peut en revanche se révéler très féconde en avançant des éléments qui permettent de comprendre « comment ça marche ».
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Notes
-
[*]
Doctorante et attachée temporaire d’enseignement et de recherche, Institut d’étude du développement économique et social (IEDES), Université de Paris I.
-
[1]
- C’est notamment la perspective utilisée par Federico NEIBURG (1995) dans son analyse du processus politique ouvert le 17 octobre 1945, date fondatrice du péronisme. Selon cet auteur, les récits et interprétations sur ce processus politique peuvent être lus sur le plan anthropologique comme des « mythes des origines ». Le registre explicitement diachronique les caractérise : en parlant du passé, ils fournissent des catégories pour comprendre le présent et produisent des images de l’avenir.
-
[2]
- Depuis les études classiques de Gino GERMANI (1962, 1973), le péronisme a été étudié comme un des exemples les plus achevés de régime populiste ou national populaire latino-américain. Les systématisations de ce concept effectuées par Alain TOURAINE (1988) ont eu une influence majeure dans ce débat. C’est la perspective utilisée notamment par Maristella SVAMPA et Danilo MARTUCELLI (1997), entre autres auteurs. D’autres études ont néanmoins remis en question la pertinence du concept de populisme, grille de lecture de phénomènes politiques très hétérogènes, pour rendre compte des spécificités du « fait péroniste ». C’est par exemple le cas de l’ouvrage de Miguel MURMIS et Juan Carlos PORTANTIERO (1971) et de celui de Daniel JAMES (1990).
-
[3]
- L’opération d’appropriation latino-américaine n’a fait qu’ajouter une nouvelle facette au terme extrêmement ambigu et polysémique de « populisme ». Le terme a donné lieu, depuis des décennies, à de nombreuses typologies et tentatives de définition et de classification. Pour une synthèse des réflexions sur cette notion et son « indétermination conceptuelle » voir TAGUIEFF, 1997.
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[4]
- Les réflexions qui suivent s’inscrivent dans un travail de recherche plus vaste, d’élaboration de thèse de doctorat. Elle sont fondées sur une cinquantaine d’entretiens semi-directifs, effectués auprès d’individus qui s’identifient au péronisme, à Buenos Aires entre janvier et octobre 2003.
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[5]
- Les travaux de SMITH (1972, 1974) remettent en cause le « qui » de la base politique du péronisme. Halperín DONGHI (1975) discute la politisation « traditionnelle et périphérique » que l’on attribue aux nouveaux secteurs ouvriers, et Miguel MURMIS et Juan Carlos PORTANTIERO (1971) la division entre « la nouvelle » et « l’ancienne » classe ouvrière et la nature hétéronome de sa participation.
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[6]
- Pendant des décennies, les études menées sur le péronisme ont été particulièrement centrées sur le rapport entre ce mouvement politique et l’organisation syndicale argentine (TORRE, DI TELLA, LITTLE, MURMIS et PORTANTIERO, etc.) ou la classe travailleuse (JAMES, 1990). Plus récemment, l’axe de l’analyse s’est déplacé vers les secteurs marginaux urbains (AUYERO, 2001, LEVITSKY, 2005).
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[7]
- RANCIÈRE (2005) le note en analysant le terme République pour le cas français, terme « équivoque, travaillé par la tension qu’implique la volonté d’inclure dans les formes instituées du politique, l’excès de la politique ». Cette inclusion ne peut qu’être contradictoire puisqu’elle implique d’un côté de fournir aux demandes et sujets populaires un statut de droit en les intégrant dans les formes institutionnelles et, de l’autre, de supprimer l’excès qu’elles représentent dans un principe régulateur.
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[8]
- Définition du Trésor de la langue française informatisé, http://atilf.atilf.fr/tlf.htm.
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[9]
- Cabecita negra est une dénomination extrêmement péjorative de ces migrants venus des provinces de l’intérieur du pays qui s’installaient dans les grandes villes.
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[10]
- Il s’agit d’un processus de protestation et d’opposition aux différents régimes militaires qui se sont succédés au cours des premières années qui ont suivi le renversement du deuxième gouvernement de Juan Domingo PERÓN, en 1955.
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[11]
- Le 17 octobre 1945 est la date d’une mobilisation populaire de grande ampleur, d’appui à Perón, emprisonné après avoir été obligé de démissionner des différents postes qu’il occupait au sein du gouvernement militaire de l’époque. Cette mobilisation correspond, dans la mythologie péroniste, à la date fondatrice de ce mouvement politique.
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[12]
- Le Cordobazo (mai 1969) et le Vivorazo (mars 1971) désignent deux importantes révoltes populaires ayant eu lieu dans la ville de Córdoba. Le Cordobazo est souvent présenté comme un point d’inflexion dans la dynamique politique de cette période en ce qu’il ouvre un cycle de puissante protestation sociale articulant différents secteurs (ouvriers, étudiants, religieux, intellectuels, etc.) (LOBATO et SURIANO, 2003).
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[13]
- Groupe de carnaval.