Couverture de RTM_187

Article de revue

Brésil : santé mentale et sphère magico-religieuse

Pages 547 à 556

Notes

  • [*]
    Anthropologue américaniste, chercheur au Centre de Recherche sur le Brésil Contemporain et chercheur associé au Centre d’Études Interdisciplinaires des Faits Religieux – EHESS, Paris.
  • [1]
    - Nom donné au lieu où se déroulaient et se déroulent toujours les rituels des cultes afro-brésiliens.
  • [2]
    - Sur ce thème particulier voir l’ouvrage du psychiatre Jurandir Freire COSTA (1976).,
  • [3]
    - Celles-ci ne ressortissaient d’ailleurs pas uniquement inspirées par l’Afrique ; sur le sujet voir, par exemple, AUBRÉE (2002).
  • [4]
    - Cf., entre autres, les travaux de J. M. CHARCOT, W. JAMES, S. FREUD.
  • [5]
    - Sur ce sujet, voir en particulier JACQUEMOT-GIGLIO 1 (998).
  • [6]
    - Pour les explications données par les fidèles pentecôtistes, dans les années 70-80, sur les maladies organiques dont ils disaient avoir été guéris après leur conversion, voir M. AUBRÉE (1984, pp. 130-135).
  • [7]
    - États de Minas Gerais, Rio de Janeiro, São Paulo, Rio Grande do Sul, Paraná et Santa Catarina.
  • [8]
    - Pour avoir une idée de la variété des œuvres sociales promues par les spirites voir M. AUBRÉE et F. LAPLANTINE (1990, en particulier, pp. 194-209).
  • [9]
    - Dont la presque totalité a reçu une formation universitaire tout à fait reconnue, en médecine psychiatrique ou en psychologie.
  • [10]
    - On considère que c’est le cas d’environ 6 millions de Brésiliens.
  • [11]
    - Cf., entre autres, A. CORTEN et A. MARY (2000) et J. P. BASTIAN, F. CHAMPION et K. ROUSSELET (2001).
  • [12]
    - Le premier missionnaire pentecôtiste est arrivé au Brésil en 1910, en provenance des États-Unis.
  • [13]
    - Hôpital psychiatrique public de Recife.
  • [14]
    - Sur le sujet, voir A. CORTEN, J. P. DOZON et A. P. ORO (2003).
  • [15]
    - Ceci apparaissait dans plusieurs entretiens que j’ai eus avec des croyants spirites lors de l’enquête menée entre 1985 et 1989 pour le livre sur le mouvement social spirite, ci-dessus mentionné. Aujourd’hui l’anthropologue Sandra J. Stoll, qui travaille églement sur le spiritisme, parle de l’utilisation des services de médiums dans des hôpitaux spirites de Belo Horizonte pour soulager les souffrances de malades en phase terminale.
  • [16]
    - Schéma conceptuel élaboré de manière distinctive pour chaque culture en fonction de la dynamique d’attitudes et de comportements de base partagée par la majorité de ses membres.

1 Au Brésil, les rapports entre la santé mentale et le champ religieux remontent bien loin puisque ce sont, en premier lieu, des médecins dont la plupart étaient psychiatres qui se sont intéressés aux cultes afro-brésiliens, dès la fin du XIXe siècle. À l’époque il s’agissait pour eux de percevoir dans quelle mesure ces pratiques, dont une bonne partie venait d’Afrique, étaient susceptibles d’affecter la santé mentale des ex-esclaves et de leurs descendants. Le premier ouvrage traitant spécifiquement de ces rapports a été écrit et publié, à partir de recherches faites à Salvador de Bahia dans les terreiros [1], par le médecin légiste Raymundo Nina Rodrigues. Publié en français à Salvador même en 1900, son titre, L’animisme fétichiste des nègres de Bahia. Dégénérescence et crime. Atavisme psychique et paranoia, donne une idée claire de la vision marquée de préjugés que son auteur avait des cultes en question, à l’instar de la plupart de ses contemporains appartenant à l’élite nationale.

2 Jusque dans les années 1930, ces cultes et quelques autres religions minoritaires ont été au centre des préoccupations « hygiénistes » des groupes médicaux qui travaillaient tant à Salvador qu’à Recife. Dans ces deux villes, de jeunes psychiatres, membres des Ligues d’Hygiène Mentale  [2], ont recueilli un large ensemble d’informations sur toutes les pratiques religieuses hétérodoxes  [3] auxquelles recourrait une grande partie des couches populaires. Ces travaux ont précédé les recherches faites à partir des années 40, par les anthropologues et les sociologues, sur les expressions multiples de la religiosité brésilienne. Ils ont ainsi fourni – au-delà des préjugés qui les entachaient – un ensemble d’éléments ethnographiques qui ont permis de donner une profondeur historique aux observations postérieures et, ainsi, de percevoir la dynamique des transformations qui se sont produites, dans tous les milieux, tout au long du XXe siècle par rapport aux représentations de la santé et de la maladie mentales.

3 Cependant, malgré les mutations advenues dans l’appréhension des pathologies diverses, par les spécialistes de ce domaine, ainsi que dans les soins qui sont mis en œuvre pour les résoudre, on observe que, du côté des couches populaires, il existe jusqu’aujourd’hui une très forte tendance à aller chercher la rémission de ce qu’on appelle, communément aujourd’hui, les « maladies des nerfs » ou « maladies nerveuses » dans des systèmes symboliques à teneur religieuse. Autrement dit, malgré la mise en place dans les grandes villes d’établissements de santé publique où sont prises en compte les « perturbations internes », c’est-à-dire une certaine intensité du malaise psychique, c’est vers les églises, temples, centres et autres « prompts secours symboliques » que les familles continuent, dans leur majorité, d’amener ceux de leurs membres qui vivent une souffrance « physico-morale » intense.

4 Ces catégories (maladies des « nerfs » ou « nerveuses », « souffrance physico-morale ») ont été repérées et analysées par L. F. DUARTE dans son ouvrage Da vida nervosa nas classes trabalhadoras urbanas (1986). Bien qu’elles trouvent leur origine dans des ouvrages médicaux de la seconde moitié du XIXe siècle  [4], elles sont maintenant passées dans le domaine commun et constituent une forme d’expression vernaculaire pour parler des perturbations psychologiques et de la souffrance qui les accompagne. Selon l’auteur, c’est le caractère totalisant du système nerveux et le fait qu’il traverse le corps tout entier qui lui a conféré jusqu’aujourd’hui cette capacité de médiateur universel en relation avec l’expérience aussi bien physique que morale des tensions et, donc, la prégnance qu’il a acquise dans le discours populaire en tant que catégorie concernant les maladies ne relevant pas de la biomédecine (DUARTE, 1986, p. 70-72). Il convient cependant d’ajouter que, dans les dernières années au Brésil, on entend de plus en plus souvent qualifier les perturbations psychiques de « maladies spirituelles » ; en particulier au cœur des systèmes de cure liés aux rituels umbandistes  [5] et pentecôtistes. L’explication étiologique de ces troubles par l’entourage, ou par la personne elle-même, tout comme les modalités rituelles de cure qui seront proposées pour leur résolution, varient en fonction du système de croyance auquel on aura choisi de s’adresser.

5 Bien que l’affirmation de la diversité religieuse se recrée sans cesse autour de nouvelles dénominations ou de nouveaux bricolages des éléments existant dans le champ religieux général, il existe actuellement trois grands courants symboliques différenciés auxquels les habitants des métropoles ont recours pour régler leurs problèmes de « nerfs ». Il s’agit, en premier lieu, des cultes afro-brésiliens, déjà cités, dont les rituels basés sur la transe de possession ont permis a bien des personnes d’exprimer, entre autres, des facettes de leur personnalité, occultées par le poids que faisaient peser sur elles les us et coutumes de la société englobante et de retrouver, grâce à la communauté religieuse dans laquelle elles s’inséraient, un équilibre nouveau. L’adhésion à ces groupes, dont autrefois les initiés venaient essentiellement des milieux économiquement défavorisés, concerne aujourd’hui également des membres de classes sociales plus élevées à la suite de l’intérêt suscité par les nombreuses études socio-anthropologiques montrant l’originalité symbolique et culturelle de cet univers de croyance.

6 Le second courant, dont la doctrine de base fut importée de France au milieu du XIXe siècle, recouvre les développements et réélaborations faits au Brésil à partir de la « philosophie religieuse spirite » d’Hyppolite Denizard Rivail, alias Allan Kardec. Malgré son caractère rationalisant – positiviste et évolutionniste – il s’est, dans ce pays, fortement imprégné de « réalisme magique », qui n’est pas uniquement une forme d’expression littéraire ou picturale mais, aussi, une façon de vivre le quotidien dans laquelle les limites entre le réel et l’imaginaire sont assez mal définies. Comme on le verra, si le recours à ce courant est souvent employé par les intégrants des classes moyennes, il reste encore peu utilisé par les couches sociales les plus démunies qui lui préfèrent, pour résoudre leur souffrance psychique, les cultes afro-brésiliens ou, chaque fois plus dans les dernières années, les dénominations néo-pentecôtistes dont les grandes mises en scène de la souffrance psychique et de sa « guérison » attirent de plus en plus de personnes.

7 Ces derniers groupes forment le plus récent et troisième courant. Ils sont bien loin des formes d’expression rituelles des protestantismes historiques qui s’étaient implantés dans le pays tout au long du XIXe siècle, accompagnant les vagues de migrations européennes. Lesdites formes néo-pentecôtistes et néo-évangéliques sont la résultante soit d’apports prosélytes venus des pays du Nord, presque essentiellement des États-Unis, soit de transformations internes au sein des églises et dénominations brésiliennes qui se sont produites durant la seconde moitié du XXe siècle. Dans les vingt dernières années on a vu leur discours de guérison par la conversion et la prière glisser des maladies physiques  [6] vers les maladies psychiques et, à l’heure actuelle, lorsque l’Église Universelle du Royaume de Dieu, grande multinationale néo-pentecôtiste d’origine brésilienne, affiche et clame son slogan « Arrêtez de souffrir » c’est, à la fois, à la misère matérielle et à la souffrance psychique qui en découle qu’elle fait allusion.

8 On ne parlera pas ici du catholicisme qui, bien qu’il soit la religion déclarée au recensement de l’an 2000 par 73,77 % de la population, a dans les trente dernières années beaucoup rationalisé sa doctrine et, exception faite de quelques groupes du Renouveau Charismatique, ne développe pas jusqu’à présent de rituels à visée spécifiquement thaumaturgique. De ce fait, un grand nombre de ceux qui se réclament du catholicisme se rendent, pour soulager leur mal-être, dans les cérémonies de l’un des trois autres courants.

I – LE COURANT AFRO-BRÉSILIEN

9 Dans cet univers religieux, les « problèmes de nerfs » sont envisagés selon deux modalités. Il peut s’agir d’une mauvaise relation avec les entités surnaturelles qui conforment le panthéon des cultes (orixás ou esprits) ; dans ce cas, celles-ci viennent perturber la vie quotidienne de la personne qui devra se les concilier à travers une série de rituels sacrificiels de divers ordres pour que soit rétabli l’équilibre nerveux. Mais les troubles peuvent aussi résulter de l’action néfaste de personnes de l’entourage qui en veulent à l’individu concerné et qui ont « manipulé » des forces négatives à son encontre.

10 S’agissant du premier cas, il existe divers degrés de relation entre le sujet et l’être invisible qui lui crée des problèmes. Si la personne est « initiée », c’est-à-dire qu’elle a déjà établi une relation privilégiée avec une entité, ses problèmes sont attribués, par l’entourage et parfois par elle-même, au fait qu’elle n’a pas rempli les devoirs qui lui incombent vis-à-vis de son protecteur. Il lui faut, dans ce cas, faire des sacrifices expiatoires pour se concilier le perturbateur. Ceux-ci consistent généralement en des offrandes en nature qui seront traitées rituellement par le chef de culte afin de rétablir une relation paisible entre le (la) protégé (e) et son guide. Dans le cas d’un simple « sympathisant » les perturbations sont considérées par ceux qui appartiennent aux cultes comme le signe indubitable qu’une entité surnaturelle exige de la personne une initiation. Alors, son entourage poussera l’individu à se faire initier sous peine, dans le cas d’un refus, de voir ses troubles augmenter. Des cas sont ainsi rapportés par les fidèles des cultes au sujet de personnes qui, n’ayant pas accepté de répondre aux appels de plus en plus pressants de la divinité, ont fini à l’hôpital psychiatrique car, comme l’avait déjà remarqué Roger BASTIDE (1965, 1975) dans les années 1950 à propos des candomblés, on ne peut pas sans dommage psychique résister à la « volonté des dieux » dans ce segment culturel.

11 Enfin, les cultes afro-brésiliens sont fréquentés par de nombreux « consultants » sporadiques qui viennent là pour tenter de résoudre un problème plus ponctuel d’irritabilité, d’angoisse ou de malaise persistant. C’est à ce niveau qu’on trouve le plus souvent l’explication par l’envie ou la jalousie d’une tierce personne. Une double solution s’offre alors à eux. Ils peuvent écouter les conseils qu’un esprit leur prodigue par la bouche de son initié ; ceux-ci peuvent n’être que d’ordre discursif et révèlent souvent de la part de ceux qui les prodiguent une fine psychologie naturelle ; ils peuvent également impliquer des recommandations pour des rituels de purification (bain de plantes) qui auront pour effet d’éloigner, matériellement, les « fluides mauvais » qui sont censés empoisonner la vie du consultant. Dans d’autres cas, « plus lourds », il s’agira de renvoyer le mal vers celui qui l’a demandé ; ceci implique divers rituels tels que des sacrifices d’animaux, qui seront plus ou moins importants selon l’ampleur du mal à conjurer ou, encore, la préparation de nourritures spécifiques qui seront servies en offrande à l’une ou l’autre entité surnaturelle.

12 L’efficacité psychologique de cet ensemble de pratiques magico-religieuses est généralement proportionnelle au degré de participation à une communauté afro-brésilienne (terreiro) qui sera accepté par l’individu. En effet, c’est à travers cette participation constante que, comme l’a analysé Rita SEGATO (1995, pp. 327-351), se fixeront les figures de croyance qui, à travers la manipulation des images discursives permettront la manipulation de la psyché.

II – LE COURANT KARDÉCISTE

13 Cette doctrine a pour pierre angulaire la croyance en la réincarnation d’un même esprit dans des corps successifs au long des siècles aux fins d’atteindre la perfection des « esprits supérieurs » qui ne se réincarnent plus et au nombre desquels on compte Jésus-Christ, Léonard de Vinci et quelques autres grands noms de l’univers culturel occidental. Pour s’élever dans cette échelle spirituelle un esprit doit, au cours de ses diverses réincarnations, pratiquer les deux vertus, cardinales aux yeux des spirites, que sont l’étude et la charité. Le pivot du mouvement est la figure du médium, personne qui a été entraînée (par l’étude) à entrer en contact avec les esprits qui se trouvent dans l’au-delà. Ils sont dans cet éther, soit parce qu’ils ont conclu leur cycle de réincarnations (esprits supérieurs), soit parce qu’ils sont en attente d’une nouvelle incarnation. Dans ce dernier cas, ils peuvent être des esprits ordinaires (moyens) ou des esprits « inférieurs » qui n’en sont qu’au premier stade de leur évolution et peuvent, comme on le verra, être porteurs de nuisances pour les terriens incarnés.

14 Le spiritisme kardéciste a été introduit directement de la France au Brésil au début des années 1850. Il s’y est, dans un premier temps, répandu parmi les élites politiques et littéraires de Rio de Janeiro puis de Salvador de Bahia. Mais c’est à partir du tournant du siècle et après avoir subi des inflexions très chrétiennes – qui l’ont transformé de « philosophie religieuse » en religion – qu’il a commencé une expansion numérique et géographique vers l’ensemble des états de la fédération brésilienne, dans les milieux de grande et petite bourgeoisie. À l’heure actuelle, c’est plus particulièrement dans le sud du pays  [7] qu’un grand nombre de personnes se rendent plus ou moins régulièrement dans les centres spirites, où les œuvres d’assistance en tous genres  [8] sont très nombreuses, pour se débarrasser de malaises dont elles pensent qu’ils pourront être résolus à travers l’une ou l’autre « cure » proposée dans cet univers symbolique.

15 Il est intéressant de souligner que, dans la mesure où un grand pourcentage des adeptes du kardécisme appartient aux classes plutôt favorisées, on trouve dans ces centres nombre de médecins, psychiatres et psychologues qui font bénéficier leurs coreligionnaires, actuels ou potentiels, de soins gratuits. Il s’ensuit que la description des symptômes du patient ne diffère presqu’en rien de l’exposé nosologique que ferait un psychiatre ou un psychanalyste laïcs. Mais, au niveau de l’étiologie, l’interprétation diverge fondamentalement. Il existe deux sortes d’explications, l’une endogène et l’autre exogène dont on va voir que leur interprétation est parfois influencée par l’origine socio-religieuse des personnes qui viennent consulter.

16 L’explication endogène se place à deux niveaux. D’une part, les perturbations psychiques sont attribuées à des problèmes relationnels mal résolus au cours d’une vie antérieure. À partir de ce diagnostic, la personne pourra alors commencer une « thérapie des vies antérieures » qui, selon les praticiens adeptes de la doctrine  [9], permet de faire revivre et de dénouer, à travers une régression ante utero, les problèmes vécus dans une « autre peau », si l’on peut dire. D’autre part, il peut s’agir de ce que les spirites appellent une « maladie de karma ». Dans ce cas, les perturbations mentales seraient provoquées par le fait que la personne aurait, elle-même, avant sa nouvelle incarnation, demandé à vivre une épreuve de « maladie incurable » (qui peut d’ailleurs être mentale ou physique) afin de souffrir beaucoup et de faire ainsi une ascension spirituelle plus rapide. Contre cette forme spécifique de souffrance, dont j’ai pu remarquer qu’elle correspond souvent à une structure psychotique, et qui, pour les kardécistes, est liée au « libre arbitre » du patient (notion de responsabilité essentielle à la doctrine), les médiums disent ne pas pouvoir apporter un grand soulagement. À l’observation il apparaît que ces deux interprétations « endogènes » de la perturbation sont plus généralement attribuées à des personnes appartenant à des familles de tradition spirite  [10]. Ceci n’a rien pour étonner dans la mesure où il faut avoir une croyance bien ancrée en la doctrine du Codificateur (Allan Kardec) tant pour parcourir longuement des vies antérieures que pour admettre que les souffrances que l’on vit au présent seraient la résultante d’une « demande volontaire » dont le souvenir n’existe même pas.

17 Toutefois, il faut souligner que, dans la majorité des cas, c’est l’explication exogène qui prime et que les malaises sont attribués au harcèlement d’esprits « obsesseurs » – les esprits dits « inférieurs » dont il a été question plus haut. Quelles en sont les victimes ? Le plus souvent elles n’appartiennent pas à la mouvance kardéciste lorsqu’elles viennent, pour la première fois, consulter dans un centre spirite. Elles souffrent généralement de perturbations psychologiques diverses, parmi lesquelles on trouve, éventuellement mais pas exclusivement, la « névrose obsessionnelle » telle qu’elle est conçue par les psychanalystes. Les patients sont donc accueillis dans le centre ou l’hôpital spirite auxquels ils se sont ou on les a adressés et y subissent un traitement spécifique appelé « cure de désobsession ». Chaque séance de désobsession est particulière et les patients y sont traités individuellement. Tous les participants doivent, en principe, avoir respecté certaines règles d’hygiène alimentaire, parmi lesquelles ne pas manger de viande ni boire d’alcool dans les douze heures précédant la réunion et, dans certains cas, également des interdits sexuels dans les 24 heures antérieures à la séance. Les techniques employées dans de telles « cures » vont de l’endoctrinement des esprits malheureux (tant celui du patient que celui, invisible, qui le tourmente) jusque, là aussi, à des techniques de régression dans des vies antérieures afin, disent les kardécistes, de trouver l’origine de la « faute » qui a donné lieu à la volonté de vengeance et, ce faisant, de permettre la réparation du préjudice subi. Ces séances sont réputées dangereuses pour tous et c’est pourquoi le groupe fait bloc pour circonvenir l’entité perturbatrice ; c’est aussi pourquoi il est relativement difficile d’y avoir accès lorsqu’on n’adhère pas à cet univers de croyance.

18 Au cours de la session le corps du patient réagit, parfois violemment, à tout ce processus dont il est le centre et l’on voit, dans ces circonstances, de fortes similitudes avec les rituels d’exorcisme chrétiens. Cependant, la différence tient au fait que, pour les spirites, l’esprit néfaste n’est pas définitivement perdu pour le bien puisque c’est de son éducation et de son amélioration qu’il est question durant toute la séance et d’elles aussi que dépendront la longueur du traitement (qui peut s’étendre sur plusieurs semaines, voire plusieurs mois) ainsi que la résolution positive du problème.

III – LE COURANT NÉO-PENTECÔTISTE

19 Il est le plus récent de ces trois courants religieux auxquels on peut rattacher, peu ou prou, toutes les psychothérapies utilisées par ceux qui préfèrent s’en remettre à la « médecine » des dieux et des esprits qu’à celle des hommes pour soulager leur souffrance psychique. Il a pour figure centrale le Saint-Esprit, troisième élément de la divinité trinitaire chrétienne, et l’expansion de ce courant constitue – non seulement au Brésil mais dans le monde entier – la dynamique chrétienne la plus marquante des vingt dernières années comme en fait état l’énorme production socio-anthropologique  [11] qui accompagne le phénomène en question. Au Brésil, le pentecôtisme a permis au courant évangélique d’enregistrer une croissance inédite, passant entre 1980 et 2000 d’à peine 6 % à plus de 15 % de la population. Les pentecôtistes et néo-pentecôtistes participent pour un peu plus de 70 % à cet ensemble et réunissent, dans leurs temples, un grand nombre de visiteurs sporadiques qui ne sont pas pris en compte dans ces chiffres.

20 Le mouvement pentecôtiste, après des années de stagnation  [12], a enregistré à partir des années 1960 une croissance continue. Dans un premier temps, les adhésions concernaient en grande majorité des personnes récemment arrivées du milieu rural. La communauté de croyance et l’éthique rigide prônée par ce courant donnaient un sens à leur vie, face à un univers anonyme nouveau pour elles, à partir de la promesse d’un futur Royaume de Dieu qui restait à construire. Pourtant à Recife, dans les années 80, des jeunes dont les parents s’étaient convertis à cette doctrine avaient quelque mal à négocier l’imposition de comportements éthiques en conflit direct avec une société englobante qui revendiquait un hédonisme tous azimuts et prônait une liberté sexuelle précoce. À cette période plusieurs psychiatres de la Tamarineira  [13] constatèrent une recrudescence des internements pour « bouffées délirantes » chez des adolescents issus de ce courant religieux ; ceci tendrait à montrer que les « thérapies spirituelles » appliquées par les pentecôtistes peinaient à assurer l’équilibre psychique de cette jeunesse.

21 Aujourd’hui, les conditions de vie quotidienne des classes populaires sont rendues chaque fois plus difficiles et stressantes par la situation anomique où les ont plongées l’urbanisation forcenée et l’écroulement des structures traditionnelles d’entraide ; en outre, la loi du hic et nunc qui envahit tous les esprits, en déplaçant du futur vers le présent l’éventuel soulagement des maux, rend la demande de solutions immédiates plus pressante. En conséquence, toutes les dénominations de ce courant ont mis en place, dans les dernières années, des sessions de prière et des rituels spécifiques à visées thérapeutiques dans lesquels le discours et les pratiques magiques se font chaque fois plus présents au sein d’un univers symbolique (le protestantisme) dans lequel, traditionnellement, elles étaient rejetées au nom de la rationalisation des conduites et du contrôle de soi sur lesquels Max WEBER (1964) a fondé, à l’époque, son analyse du « désenchantement du monde ».

22 La dénomination qui a le mieux réussi dans ce domaine et qui attire des foules, pas toutes très fidèles, à travers un renouvellement continuel du décor dans lequel elle inscrit son discours magico-religieux, est l’Église Universelle du Royaume de Dieu (EURD)  [14]. Dans la grande variété de l’offre de biens symboliques qui est la sienne, il existe un rituel spécifique appelé « rituel de délivrance » dont le but explicite est de libérer les personnes de tous les malaises et perturbations qu’elles sont amenées à vivre dans leur quotidien. Ce rituel était, à l’origine, exécuté uniquement les vendredis, mais il tend actuellement à prendre place, à un moment ou à un autre, dans toutes les cérémonies de la semaine et, qui plus est, il est largement imité dans les nombreuses petites sectes qui ne cessent de surgir au sein du courant pentecôtiste/néo-pentecôtiste, très dynamique au Brésil comme on l’a vu.

23 Ce rituel constitue un moment clé d’expression subjective pour tous les participants mais il prend, pour quelques-uns des fidèles, des allures de rite de possession par l’une ou l’autre entité considérée, dans ce contexte, comme diabolique. Celle-ci doit être expulsée par le pasteur « avec l’aide de Jésus » au cours d’une violente bataille symbolique entre de la parole (exhortations du pasteur à « faire dire le nom » de l’esprit qui possède) et du corps (les soubresauts, contractions et tremblements de l’adepte possédé). La catharsis engendrée par cette bataille agonistique entre le Bien (parole) et le Mal (corps) – tels qu’ils sont envisagés dans la doctrine de l’EURD – a, aux dires de ceux qui l’ont vécue dans leur chair (le plus souvent des femmes), des effets très bénéfiques sur leur psychisme et la « délivrance » est ressentie comme telle par ceux et celles qui en font l’expérience. On peut en effet considérer que le fait de devenir le centre de l’attention de tous ceux qui assistent à la cérémonie, quand on se sent en désaccord avec soi-même, non reconnu (e) ou mal aimé (e), engendre un état de bien-être temporaire, encore renforcé par l’intense dépense physique qui accompagne la manifestation. Toutefois, l’effet psychothymique positif est de durée relativement courte et le désir de renouvellement de l’expérience alimente, au moins dans les petits groupes, la fidélisation d’une certaine clientèle, majoritairement féminine. Ces éléments peuvent donc constituer l’une des explications, entre autres, à la croissance sans précédent du nombre des personnes qui revendiquent leur appartenance à ce courant religieux.

DU PSYCHIATRIQUE ET DU RELIGIEUX

24 Au Brésil, comme en bien d’autres lieux, la psychiatrie connote d’emblée, pour une très grande partie de la population, avec la « folie » et il n’est pas rare d’entendre, en milieu populaire, des réflexions sur le fait qu’un passage par l’hôpital psychiatrique signifie « être perdu pour la vie ordinaire ». Il est généralement vécu, par le patient et par sa famille, comme une marque pérenne d’inadaptation sociale. C’est pourquoi il est considéré par bien des gens comme l’ultime recours face à des comportements très agressifs, contre soi-même ou contre les autres. En outre, dans les représentations populaires, il s’agit d’un lieu d’enfermement où s’exercent des pratiques qui échappent à l’entendement du commun des mortels et qui, pour être « scientifiques », donnent au psychiatre un pouvoir et une autorité légale difficiles à contester. Cette dimension « mystérieuse » engendre plus d’insécurité et de crainte qu’elle ne provoque de curiosité et est représentée comme une autre forme de magie non immédiatement accessible et, donc, beaucoup plus dangereuse.

25 Face à ce cadre, les rituels religieux offrent l’avantage d’être des lieux ouverts, sinon à tous au moins à un groupe important de personnes ; en outre, ils mobilisent des affects communs (confiance, espérance) autour de doctrines, plus ou moins connues de tous, à travers lesquelles il sera plus facile de construire un sens et de donner des interprétations différenciées tant des symptômes que de l’éventuel retour à l’équilibre mental. En outre, comme on a pu le constater, dans les trois courants dont il a été question, l’expression émique de « maladies nerveuses », qui sert de médiation discursive pour réunir divers paliers de perturbations psychiques, est prise en compte et traitée à partir d’une continuelle mise en relation du corps (du patient) et de la parole de celui ou ceux qui, dans le groupe, représentent l’autorité charismatique, laquelle peut d’ailleurs éventuellement être contestée.

26 Cependant, malgré ces perceptions divergentes du public, le champ psychiatrique et le champ religieux continuent d’avoir pour but commun de soulager la souffrance psychique et de faire que les personnes vivent du mieux possible les aléas de la condition humaine. C’est pourquoi au Brésil on peut constater qu’ils entretiennent depuis des lustres des relations, parfois conflictuelles en raison de la contradiction construite en Occident entre science et croyance, parfois additionnelles comme c’est le cas, en particulier, au Minas Gerais. Dans cet état du centre du pays où le spiritisme kardéciste s’est fortement implanté depuis le début du XXe siècle, plusieurs hôpitaux, psychiatriques ou généraux, utilisent les services « paranormaux » de médiums spirites pour soulager des perturbations psychiques ou pour déterminer, à partir de passes dites « magnétiques », l’origine d’un malaise ou d’une douleur  [15].

27 Pour résumer on peut dire que, dans ce pays, continue de se développer chez une grande majorité des personnes ce que George DEVEREUX (1972) a appelé une « personnalité modale »  [16] dont l’une des caractéristiques est de tendre, pour résoudre des problèmes psychiques, plutôt vers la recherche de solutions d’ordre mystique/magique que vers celle de solutions d’ordre scientifique.

Bibliographie

BIBLIOGRAPHIE

  • AUBRÉE Marion, 1984, Voyages entre corps et esprits, thèse de doctorat, Paris.
  • AUBRÉE Marion, « Le Cercle Dieu et Vérité. Un mouvement panthéïste entre les populations d’origine africaine de Recife », in AUBRÉE M. et DIANTEILL E. (orgs.), 2002, Les religions afro-américaines – Genèse et développement dans la modernité, Archives de Sciences Sociales des Religions, no 117, janv.-mars 2002, pp. 81-100.
  • AUBRÉE M. et LAPLANTINE F., 1990, La Table, le Livre et les Esprits – Naissance, évolution et actualité du mouvement social spirite entre France et Brésil, J. C. Lattès, Paris.
  • BASTIAN J. P., CHAMPION F. et ROUSSELET K. (dirs.), 2001, La globalisation du religieux, L’Harmattan, Paris.
  • BASTIDE Roger, 1965, Sociologie des maladies mentales, Flammarion, Paris.
  • BASTIDE Roger, 1975, Le sacré sauvage et autres essais, Payot, Paris.
  • CORTEN A. et MARY A. (orgs), 2000, Imaginaires politiques et pentecôtismes (Afrique-Amérique Latine), Khartala, Paris.
  • CORTEN A., DOZON J. P. et ORO A. P. (orgs.), 2003, Les nouveaux conquérants de la foi – L’Église Universelle du Royaume de Dieu (Brésil), Khartala, Paris.
  • COSTA J. F., 1976, Historia da Psichiatria no Brasil, Rio de Janeiro. Traduction d’un mémoire soutenu à Paris sous le même titre en 1975.
  • DEVEREUX George, 1972, Ethnopsychanalyse complémentariste, Flammarion, Paris.
  • DUARTE L. F., 1986, Dias : Da vida nervosa nas classes trabalhadoras urbanas, éd. Jorge Zahar/CNPq, Rio de Janeiro.
  • JACQUEMOT-GIGLIO A., 1998, « Umbanda et maladie : la distinction “maladies matérielles”/ “maladies spirituelles” », in AUBRÉE M. (org.), 1998, « Religions : orthodoxie, hétérodoxie et mysticisme », Cahiers du Brésil Contemporain, Paris, EHESS, décembre 1998, no 35-36, pp. 105-136.
  • RODRIGUES R. N., 1900, L’animisme fétichiste des nègres de Bahia. Dégénérescence et crime. Atavisme psychique et paranoia, Salvador de Bahia, éd. Reis & co.
  • SEGATO Rita, 1995, Santos e Daimones – o politeismo afro-brasileiro e a tradição arquetipal, UnB, Brasilia.
  • WEBER Max, 1964, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Plon, Paris.

Notes

  • [*]
    Anthropologue américaniste, chercheur au Centre de Recherche sur le Brésil Contemporain et chercheur associé au Centre d’Études Interdisciplinaires des Faits Religieux – EHESS, Paris.
  • [1]
    - Nom donné au lieu où se déroulaient et se déroulent toujours les rituels des cultes afro-brésiliens.
  • [2]
    - Sur ce thème particulier voir l’ouvrage du psychiatre Jurandir Freire COSTA (1976).,
  • [3]
    - Celles-ci ne ressortissaient d’ailleurs pas uniquement inspirées par l’Afrique ; sur le sujet voir, par exemple, AUBRÉE (2002).
  • [4]
    - Cf., entre autres, les travaux de J. M. CHARCOT, W. JAMES, S. FREUD.
  • [5]
    - Sur ce sujet, voir en particulier JACQUEMOT-GIGLIO 1 (998).
  • [6]
    - Pour les explications données par les fidèles pentecôtistes, dans les années 70-80, sur les maladies organiques dont ils disaient avoir été guéris après leur conversion, voir M. AUBRÉE (1984, pp. 130-135).
  • [7]
    - États de Minas Gerais, Rio de Janeiro, São Paulo, Rio Grande do Sul, Paraná et Santa Catarina.
  • [8]
    - Pour avoir une idée de la variété des œuvres sociales promues par les spirites voir M. AUBRÉE et F. LAPLANTINE (1990, en particulier, pp. 194-209).
  • [9]
    - Dont la presque totalité a reçu une formation universitaire tout à fait reconnue, en médecine psychiatrique ou en psychologie.
  • [10]
    - On considère que c’est le cas d’environ 6 millions de Brésiliens.
  • [11]
    - Cf., entre autres, A. CORTEN et A. MARY (2000) et J. P. BASTIAN, F. CHAMPION et K. ROUSSELET (2001).
  • [12]
    - Le premier missionnaire pentecôtiste est arrivé au Brésil en 1910, en provenance des États-Unis.
  • [13]
    - Hôpital psychiatrique public de Recife.
  • [14]
    - Sur le sujet, voir A. CORTEN, J. P. DOZON et A. P. ORO (2003).
  • [15]
    - Ceci apparaissait dans plusieurs entretiens que j’ai eus avec des croyants spirites lors de l’enquête menée entre 1985 et 1989 pour le livre sur le mouvement social spirite, ci-dessus mentionné. Aujourd’hui l’anthropologue Sandra J. Stoll, qui travaille églement sur le spiritisme, parle de l’utilisation des services de médiums dans des hôpitaux spirites de Belo Horizonte pour soulager les souffrances de malades en phase terminale.
  • [16]
    - Schéma conceptuel élaboré de manière distinctive pour chaque culture en fonction de la dynamique d’attitudes et de comportements de base partagée par la majorité de ses membres.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.171

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions