Couverture de RTM_185

Article de revue

Pourquoi une telle incapacité d'atteindre une croissance élevée et régulière en amérique latine ?

Pages 155 à 181

Notes

  • [*]
    Professeur, Université Paris XIII. Je tiens à remercier Jaime Marques Pereira. Cet article doit beaucoup aux nombreuses discutions que nous avons eues ensemble et à notre passion commune à déchiffrer l’Amérique latine.
  • [1]
    - Le coefficient de Gini est un indicateur global des inégalités : on met en rapport les pourcentages de la population et les pourcentages du revenu distribué. Population et revenus, en pourcentage, forment les deux côtés d’un carré. Si par exemple 5 % de la population touchent 5 % du revenu, 10 % touchent 10 % etc, on obtient une distribution des revenus absolument égale. Elle correspond à la diagonale du carré. La distribution des revenus est plus ou moins inégale selon les pays : 10 % de la population touchent par exemple 5 % des revenus, 20 % reçoivent 9 %, etc. On obtient ainsi une ligne qui reflète cette distribution des revenus. Elle est porte le nom de Lorentz. La surface existant entre cette ligne et la diagonale, rapportée à la moitié de la surface du carré, constitue un indicateur des inégalités, nommé Gini. Plus la courbe de Lorentz se rapproche de la diagonale, moins la surface occupée entre cette courbe et la diagonale est grande et moins le Gini est élevé, et inversement. On comprend aussi que la surface occupée entre cette courbe et la diagonale peut être produite par deux courbes de Lorenz différentes dans leur courbure. Ceci indique qu’un même degré d’inégalité peut signifier des situations différentes.
  • [2]
    - Abstraction faite de la Chine et de l’Inde, on observe dans l’ensemble des nouveaux pays industrialisés asiatiques une réduction de leur taux de croissance moyen dans les années 1980-2000 par rapport aux années 1960 à 1980. Cette observation est valable aussi pour les pays du G.7 (Allemagne, Canada, Etats-Unis, France, Italie, Japon et Royaume Uni) (cf. PALMA, 2004). Ce ralentissement de la croissance, plus ou moins prononcé, à partir de niveaux élevés ou modestes a lieu au moment où la globalisation commerciale et financière se développe.
  • [3]
    - La première thèse concerne l’impossibilité de poursuivre le processus de substitution des importations lourdes en raison de la rigidité croissante de la structure des importations. La contrainte externe, hier source de dynamisme ( « la croissance tirée par le marché intérieur ») se transforme peu à peu en son contraire. La poursuite du processus suscite en effet des importations de biens d’équipement et de produits intermédiaires telles qu’à un moment, la valeur des biens importés dépasse celle des biens qu’on cherche à substituer par une production locale. Si le pays ne parvient pas à s’endetter de manière suffisante, le manque relatif de devises rend impossible l’intégralité de la conversion de l’argent en capital dans le secteur industriel du fait de l’impossibilité d’importer des biens d’équipement en nombre suffisant. L’augmentation des prix relatifs des biens de production qui en résulte rend également plus coûteux l’investissement dans l’industrie et l’argent s’oriente alors davantage vers d’autres lieux de valorisation, nécessitant moins d’importations, comme l’immobilier, et vers la consommation de produits dits de luxe (biens durables, immobilier...) et donc moins vers l’investissement dans le secteur industriel. Le taux de croissance de la formation brute de capital fixe fléchit, la consommation improductive croit, les prix relatifs sont affectés et le comportement rentier des entrepreneurs s’accentue. La déformation des prix relatifs favorise l’essor de la spéculation sur les biens immobiliers. La fragilité d’une telle démonstration est qu’elle présuppose qu’il y ait des obstacles dirimants à l’emprunt externe. À l’époque, une telle appréciation était erronée puisque ces pays ont entamé dès les années 1970 un fort processus d’endettement externe à la faveur de la sur-liquidité de l’économie internationale suite à l’élévation du prix du pétrole et à l’apparition des pétrodollars.
  • [4]
    - Voir son recueil d’études publiées en France (1966) et plus particulièrement celles intitulées « Industrialisation et inflation » et « Développement et stagnation »
  • [5]
    - Sur cette question, voir J. Cartier Bresson et P. Kopp (1982). Ces auteurs font une synthèse de la littérature au Brésil, mais aussi en France et recalculent les sections, plutôt que les secteurs (simples agrégats de branches) à partir du tableau d’échange industriel. J’ai, moi-même, (1976) utilisé cette approche de Tavarés pour souligner l’émergence d’un nouveau régime de croissance dit excluant reposant sur l’essor des couches moyennes dans la distribution des revenus d’une part et la dynamique retrouvée du secteur des biens de luxe d’autre part. cf supra.
  • [6]
    - Nous sommes dans les années 1960, la crise des économies du centre est dépassée, elles connaissent une croissance forte caractérisée en Europe par les « trente glorieuses ».
  • [7]
    - la théorisation sur l’inflation structurelle s’oppose à l’approche des monétaristes, dominants, à l’époque, au Fonds monétaire international, qui considéraient que l’inflation provenait d’un excès de demande qu’il fallait réprimer par une politique d’offre de monnaie restrictive. La Cepal considérait que les structures agraires rigides expliquaient l’essentiel de la hausse des prix. L’apport ici de Furtado est de montrer que dans le secteur industriel, l’inflation, et la déformation des prix relatifs, proviennent d’une insuffisance de la demande.
  • [8]
    - A supposer que dans ce dernier secteur elle ait lieu, ce qui n’est pas sûr car l’État, fortement présent dans le secteur des produits intermédiaires et énergétiques, peut pratiquer une politique de prix ne répercutant pas la hausse des coûts.
  • [9]
    - Cette manipulation des taux de change a un aspect contradictoire : la dévaluation peut faciliter l’essor des exportations si toutefois l’élasticité par rapport au prix est forte, mais elle alourdit la valeur des importations et notamment celles qui sont nécessaires à l’investissement : les biens d’équipement importés. A l’inverse, l’appréciation de la monnaie nationale diminue la valeur de ces biens d’équipement importés, ce qui renforce l’efficacité et la productivité du capital, mais rend plus difficile l’exportation de produits dont le prix n’est pas défini dans une devise-clé.
  • [10]
    - Remarquons que sans l’intervention de l’État dans ces secteurs lourds (industrie, énergie, transports et infrastructures) ceux-ci n’auraient très probablement pas vu le jour, les dimensions des investissements étant trop importants et la centralisation du capital impossible en raison de l’extrême étroitesse des marchés financiers lorsqu’ils existaient.
  • [11]
    - L’Argentine à cette époque connaît un revenu moyen par tête bien plus élevé que celui observé dans les autres pays et une distribution des revenus beaucoup moins inégalitaire. La faiblesse relative de sa population, comparée à celle du Brésil ou du Mexique, ne se traduit pas pour autant par une faiblesse absolue de la demande de biens de consommation durable. Il faut rechercher ailleurs les causes profondes de la longue désindustrialisation que connaît ce pays à partir de 1976 (coup d’État, gouvernement non colbertiste, monétarisme), bien qu’on puisse considérer que, dès la fin des années 1960, se soient posés dans le secteur des biens durables des problèmes liés à une valorisation insuffisante du capital.
  • [12]
    - Celles-ci diffèrent également selon les biens durables : la production de certains biens nécessite une dimension telle qu’elle ne peut être entreprise dans la plupart de ces pays. Cette hétérogénéité, importante selon les biens durables, n’a pas été suffisamment considérée par ce courant. On constate, dès les années 1990, une « prolétarisation » de certains biens de luxe, plus ou moins élevée selon les produits, malgré des inégalités importantes dans la distribution des revenus. Les réfrigérateurs, les téléviseurs, y compris en couleur, par exemple, sont accessibles à une fraction très importante de la population pauvre (S. ROCHA, 2003, BARROS DE CASTRO, 2004), tel est loin d’être encore le cas de l’automobile.
  • [13]
    - Il ne s’agit bien sûr pas d’une définition sociologique des couches moyennes, mais d’une décomposition de la formation sociale par strates de revenus, courante dans les analyses que font les scientifiques latino-américains.
  • [14]
    - Réduction de 50 % lors de la première année de la dictature due à l’inflation.
  • [15]
    - L’essor du secteur des biens de consommation durables, rendu possible par la réduction du coût unitaire du travail, engendre davantage d’emplois qualifiés car il s’agit d’industries plus capitalistiques nécessitant un nombre plus important de ce type de travailleurs. À cette transformation du spectre de qualifications, auquel correspond plus ou moins un changement du spectre des revenus versés, il faut ajouter un second facteur. L’essor des biens de consommation durables appelle en général à la fois celui du marketing, de la publicité, des services en général, une politique de crédit à moyen terme. Dans ces « nouveaux » secteurs, la part relative des couches moyenne est également plus importante. Il y a donc directement et indirectement une transformation de la courbe de Lorentz en faveur des couches moyennes, provoquée par l’essor de ce type d’industries.
  • [16]
    - Rappelons tout de même qu’il ne s’agit pas d’une solution technique ... Il a fallu une dictature et la forte répression qui va avec pour remodeler la distribution des revenus en faveur des couches moyennes et au détriment immédiat de plus de 60 % de la population.
  • [17]
    - Couches moyennes (3) face aux couches « basses » (2) et à la demande d’investissement (1) ; biens de consommation durables (3) face aux biens de consommation non durables (2) et des biens d’investissement (1).
  • [18]
    - On estime que le revenu par tête s’est accru de 220 % entre 1960 et 1980 et que l’indice de pauvreté a été réduit de 34 %. Il s’agit bien sûr d’appréciations macro-économiques, l’amélioration du niveau de vie est très inégale et certaines catégories connaissent au contraire une régression de leur pouvoir d’achat. C’est le cas notamment de nombre de paysans sans terre, de ceux dont l’usufruit ne leur permet plus de vivre et qui émigrent vers les villes, croyant trouver solution à leur misère.
  • [19]
    - Pour une présentation de l’œuvre de Kalecki à partir d’une approche marxiste, voir Ferreira (1996).
  • [20]
    - Kalecki adopte une approche en termes de reproduction comme Marx mais, à la différence de ce dernier, son approche repose sur une analyse en termes exclusivement de prix : il n’y a donc pas d’analyse en termes de valeur et son étude des crises privilégie de ce fait les crises de réalisation.
  • [21]
    - Bien que Kalecki regroupe de manière différente tous les éléments, le taux de profit correspond à celui de Marx puisque c’est le ratio entre, d’une part, les profits bruts et, d’autre part, l’ensemble du capital (capital fixe Kf et capital circulant Kc). Le capital fixe ici correspond aux biens d’équipement et le capital circulant aux éléments constituant le coût direct, c’est-à-dire le salaire et les matières premières.
  • [22]
    - Il n’y a qu’un bien, à la fois bien de consommation et d’investissement. Il s’agit d’une hypothèse dite ricardienne qui permet d’éviter le problème de la mesure du capital ; pas d’État ni de progrès technique, une économie fermée, des salariés et des capitalistes et enfin les coefficients de production sont fixes à la Léontieff.
  • [23]
    - Cette hypothèse peut être levée : le progrès technique peut être introduit dans ce raisonnement
  • [24]
    - Cet endettement finance certes une partie de la hausse de l’investissement, mais il est provoqué essentiellement par l’achat d’actifs à des prix élevés lors des processus de regroupement. Dans ce cas, l’essor de la finance favorise une augmentation du taux de croissance.
  • [25]
    - Formation brute de capital fixe.
  • [26]
    - Banque nationale de développement économique et social.
  • [27]
    - Voir l’article de Tadeu Lima et Meireles (2001) pour l’introduction du taux d’intérêt et du mark up bancaire dans un modèle kaleckien.
  • [28]
    - Voir Politica economica en foco, no 1, 2003, Unicamp, Brésil. Dans le même numéro, on peut lire avec intérêt l’article de Belluzo et Carneiro qui traite de la vulnérabilité externe particulière à l’instauration des changes fluctuants au Brésil.
  • [29]
    - On retrouve dans une certaine mesure ce constat dans Calvo, Izquierdo et Talvi (2002). Ces auteurs désignent les économies peu ouvertes, endettées, et de facto dollarisées comme des économies particulièrement sensibles aux mouvements de capitaux surtout si leurs banques ont peu de relations avec les banques étrangères et si la dette publique est importante. L’instauration d’un taux de change flexible pourrait jouer un certain rôle (encore que cela dépende de la qualité des institutions du pays) si ces caractéristiques sont atténuées (plus grande ouverture, moins de dette et de dollarisation). Le scepticisme concernant l’efficacité d’une politique de change, lorsque la qualité des institutions n’est pas améliorée au niveau de la fiscalité, de la finance et et de la monnaie, est développé dans Calvo et Mishkin (2003).
  • [30]
    - Dire que la variable-clé est le taux d’intérêt peut paraître paradoxal si on considère les données de la balance des paiements de manière superficielle. En effet celles-ci indiquent que l’entrée des investissements de portefeuille (bons et actions) s’est amenuisée considérablement au profit des investissements étrangers directs et des crédits des institutions officielles. On pourrait donc considérer que l’influence des taux d’intérêt est négligeable. Ce serait en fait confondre entrées brutes avec entrées nettes. Les chiffres présentés sont en général nets. Ils « cachent » donc l’ampleur des entrées et des sorties. La politique de taux d’intérêt élevés a pour objectif de retenir des capitaux et de les attirer. Les variations du taux d’intérêt ne sont pas suffisantes pour éviter les fortes dépréciations de la monnaie en cas de régime de change fluctuant..
  • [31]
    - Il n’entre pas dans notre propos de discuter ici des avantages comparés des taux de change fixe et flexible. Nous avons déjà fait référence aux arguments de Calvo et Mishkin (2003). Notons qu’au début des années 1990, les différents gouvernements ont été contraints d’annoncer des taux de change fixe plutôt que des taux de change flexible : les marchés financiers n’auraient pas accordé de crédibilité dans le cas contraire. Sur ce point, la littérature commence à devenir abondante, voir Alesina et Wagner (2003). Pour une comparaison entre les régimes de change pratiqués en Asie en Amérique latine, voir Takatoshi (2003).
  • [32]
    - Les exemples sont nombreux, que ce soit au Mexique, avec l’effet tequila ou au Brésil, lors de la crise des années 1998-1999. Il n’entre pas dans notre propos ici d’analyser les appréciations plus ou moins erronées de l’ampleur de la crise financière de la part des gouvernements, appréciations de nature à prévenir une crise et à la créer de facto. Pour l’analyse du cas mexicain, voir Griffith Jones (1996), pour l’étude de la crise brésilienne, on peut se référer à PALMA (2003). Il n’entre pas non plus dans notre propos d’analyser ici si d’autres voies que celles conseillées par le FMI étaient possibles. De nombreux exemples attestent de cette possibilité. Sur ce point on peut se référer aux deux ouvrages de Stiglitz (2002 et 2003) et aux recherches menées par ATTAC par exemple.
  • [33]
    - L’ouverture de ces économies a conduit à une restructuration du tissu industriel et à une relativisation de l’industrie par rapport à d’autres sources de richesse comme l’agriculture ou les matières premières. Le tissu industriel s’est plus ou moins restructuré selon les pays grâce à l’importation de biens d’équipement incorporant des technologies nouvelles, rendus moins chers en raison de la libéralisation des échanges extérieurs et l’appréciation de leur monnaie, il est vrai interrompue par des dépréciations lors des crises financières. Ces importations, jointes à de nouvelles organisations du travail et à une flexibilité accrue de la main-d’œuvre, permettent, en dehors des périodes de crise économique, une croissance soutenue de la productivité du travail, qui elle-même est à l’origine d’un accroissement des exportations. Dans certains pays ce processus va plus loin : des pans entiers de l’appareil industriel disparaissent et la croissance des exportations sera le fruit d’une spécialisation accrue sur les produits primaires agricoles et miniers. Tel est le cas par exemple de l’Argentine et du Chili. Dans d’autres enfin, comme le Mexique et de nombreux pays d’Amérique centrale, les investissements étrangers se multiplieront afin de produire pour le marché intérieur (Mexique), ou bien de destiner la production au marché extérieur avec très peu de valeur ajoutée nationale (Mexique, Amérique centrale). Voir Lautier, Marques Pereira, Salama (2003)
  • [34]
    - L’essor des investissements directs étrangers explique en partie cette modernisation, à la différence de ce qu’on avait pu observer dans les années 1960 et 1970. A cette époque les firmes multinationales cherchaient à satisfaire le marché intérieur de chaque pays latino-américain en exportant leurs lignes de production obsolètes en Europe ou aux États-Unis et en plaidant pour que le gouvernement maintienne le protectionnisme afin de protéger la valorisation de leur capital productif...dévalorisé ailleurs (SALAMA, 1978).

1 Depuis les années 1990, les économies latino-américaines connaissent dans l’ensemble un taux moyen annuel de croissance modeste, pour ne pas dire faible, surtout lorsqu’on le compare au taux des années 1950 à 1970 ou à celui des économies asiatiques. Ce taux est parfois élevé pendant quelques années dans certains pays, mais sa volatilité est prononcée (Argentine) sauf dans de rares cas (Chili). Dans l’ensemble, dans les années 1990, la volatilité de la croissance est forte, moins élevée que dans les années 1980 mais plus importante que dans les économies asiatiques, malgré la forte crise de la fin des années 1990 (cf. annexe). Mesurées à un niveau global  [1], les inégalités de revenus, considérables, augmentent moins que par le passé, voire se stabilisent, à l’exception notable de l’Argentine où pauvreté et inégalités subissent une hausse qualitative. Toutefois, cette relative stabilité cache une profonde redéfinition de la distribution des revenus : la courbe de Lorentz se modifie au détriment des couches moyennes et la pauvreté, après avoir diminué avec la fin des fortes inflations des années 1980 au début des années 1990, se stabilise. Polarisation des revenus en faveur des couches « hautes » (c’est-à-dire 5 à 10 % de la population la plus aisée), relative stabilité de la pauvreté à un niveau élevé caractérisent les mouvements de la distribution des revenus, d’une manière plus ou moins prononcée selon les pays. En Asie, par contre, il n’y a apparemment qu’une seule phase caractérisée par un taux de croissance par tête élevé, voire très élevé des années 1980 à la veille de la profonde crise de la fin des années 1990. Cette croissance est d’ailleurs considérable depuis quarante ans dans certains pays (les « dragons » : Corée du Sud, Taïwan, Singapour et Hong Kong), trente à vingt cinq ans pour d’autres (les « tigres » : Malaisie, Thaïlande  [2]..., et Chine), et plus récemment en Inde. Elle est régulière, si on fait abstraction de la grande crise de la fin des années 1990 qui a affecté la plupart de ces économies, à l’exception notable de la Chine (voir les données commentées en annexe). Elle s’accompagne dans certains pays d’une très forte augmentation des inégalités, plus particulièrement en Chine, et dans l’ensemble la pauvreté baisse fortement.

2 Les économies latino-américaines connaissent une tendance à la stagnation. La Cepal, avec Celso Furtado, dans les années 1960, avait cherché à expliquer l’épuisement du régime de croissance dit de substitution d’importation par une approche stagnationiste. Des deux thèses de la tendance à la stagnation développées par Celso Furtado (1966), la première ne parait pas ou plus pertinente  [3], la seconde retrouve une certaine actualité. Celle-ci explique la tendance à la stagnation par le divorce croissant entre les évolutions d’une distribution des revenus particulièrement inégale, et les conditions de production de certains produits dits « dynamiques ». C’est ce divorce qui est à l’origine des capacités de production oisives. Celles-ci déterminent à la fois une déformation des prix relatifs, une baisse de rentabilité du capital et sont donc à l’origine d’une diminution relative des investissements dans l’industrie. À partir des travaux de Kalecki, d’autres économistes expliquent la tendance à la stagnation en insistant sur le rôle joué par la recherche d’un taux de marge qui tienne compte des stratégies de capacités et de l’influence des variations de la distribution des revenus sur la décision d’investissement. Les capacités de production oisives et la variation de la distribution des revenus en défaveur des salariés sont, davantage que l’ampleur des inégalités, les facteurs principaux expliquant le ralentissement économique (section 1).

3 Les capacités de production oisives ne constituent plus probablement la caractéristique dominante des années 1990, sauf conjoncturellement, ce qui interroge pour partie la pertinence de ces thèses. Une certaine tension semble exister sur ces capacités, plus particulièrement depuis le retrait de l’État des secteurs énergétiques et infrastructurels, soit sous forme de privatisations, soit comme conséquence d’un ralentissement prononcé des investissements publics. La polarisation des revenus, compatible avec une stabilité relative des inégalités mesurée d’une manière globale, – c’est-à-dire la déformation de la courbe de Lorentz en faveur des 5 à 10 % de la population la plus aisée à partir d’un niveau des inégalités déjà extrêmement élevé, alimentée aujourd’hui par l’essor de la finance, le retrait de l’État et l’absence d’une politique industrielle significative -, explique la tendance rentière des investisseurs, le taux de croissance modeste depuis les années 1990 et la forte volatilité dans les économies latino-américaines. C’est donc un combiné de retrait de l’État, d’effets pervers de la finance sur l’investissement productif, de polarisation des revenus qui explique la faiblesse de la croissance moyenne et son aspect particulièrement volatil des années 1990 à nos jours. La dimension financière ne peut donc être la seule retenue, d’autant qu’elle n’a pas du tout les mêmes effets en Asie (section 2).

I – LA TENDANCE À LA STAGNATION EXPLIQUÉE PAR L’AUGMENTATION DES CAPACITÉS DE PRODUCTION OISIVES.

1 – L’originalité de la pensée de Furtado  [4] :

4 La théorie de la tendance à la stagnation date des années 1960. Elle permet d’expliquer les difficultés rencontrées par le régime de croissance de substitution des importations, difficultés dont le dépassement alimentait la croissance auparavant mais s’avère de plus en plus ardu. Elle explique aussi les raisons de l’augmentation des capacités de production oisives à un niveau souvent plus élevé que dans les pays développés. Elle explique enfin les causes du maintien d’une forte inflation dont l’origine ne réside plus seulement dans la question foncière, mais dans les modalités de l’essor de l’industrie. Cette thèse entre en contradiction avec l’essor remarqué du taux de croissance à la fin des années 1960 et dans les années 1970. Paradoxalement, l’accélération de la croissance durant l’époque de la dictature militaire au Brésil confirme certains aspects de cette thèse.

5 L’approche de C. Furtado diffère profondément de celle des institutions internationales ; elle rejoint celle élaborée par Prébish et la Cepal et porte l’empreinte des idées développées par les universitaires de Cambridge comme Kaldor, voire Kalecki. La demande est première, l’offre, seconde. La poursuite du processus de substitution des importations produit un divorce croissant entre la structure de la demande et celle de l’offre de produits dynamiques.

6 La courbe de la demande des ménages n’est pas linéaire mais brisée ; selon l’expression de Sweezy, elle est « coudée » : les inégalités de revenus étant très prononcées, les couches « basses » (c’est-à-dire celles ayant de bas revenus) ne peuvent accéder aux biens durables importants, notamment et surtout ceux produits par l’industrie automobile ; seuls ceux bénéficiant d’un niveau de revenu élevé peuvent acheter ces biens. Ce sont « des biens de luxe », au sens ricardien du terme. Ils diffèrent des « biens ouvriers », ou biens de consommation non durables, accessibles non seulement aux bas revenus mais aussi à l’ensemble de la population. Cette distinction entre biens selon leur nature et surtout leur accessibilité sera à l’origine d’une modélisation qui, à partir d’un système d’équations de reproduction élargie (secteur des biens ouvriers, secteur des biens de luxe, secteur des biens de production), d’inspiration kaleckienne, effectuée par M. C. Tavarés (1973), soulignera les spécificités de la reproduction du capital dans les économies semi-industrialisées  [5].

7 Les inégalités de revenus considérables ont pour effet d’engendrer une demande de biens de luxe relativement insuffisante qui, en raison de ses effets d’entraînement (les backward linkage effects d’Hirschman), est à l’origine d’une demande elle aussi relativement faible de biens intermédiaires et d’équipement. La croissance de ces biens « tire » la croissance d’ensemble : il s’agit en effet de produits dits dynamiques parce que caractérisés par une forte élasticité de la demande par rapport au revenu et susceptibles d’avoir des effets d’entraînement considérables – en amont et en aval – sur le reste de l’économie. Mais du côté de leur offre, l’influence, plus forte que par le passé  [6], de la contrainte technologique internationale se traduit par une augmentation de la dimension optimale de production dans la production de certains biens. Bénéficier d’économies d’échelles et donc réduire les coûts unitaires exige d’accroître les capacités de production. Les dimensions de la demande et de l’offre de ces biens durables, des produits intermédiaires et des biens d’équipement produits ne suivent pas les mêmes logiques et tendent à ne plus correspondre. Voyons plus précisément cette contradiction.

8 L’évolution divergente des dimensions de l’offre, dont les tailles optimales sont de plus en plus importantes, et de celles de la demande de ces produits est à l’origine de capacités de production oisives importantes et d’un alourdissement consécutif des coûts unitaires, partiellement compensé par une hausse de leurs prix (alimentant ainsi l’inflation structurelle  [7]) permise par le degré de protection élevé dont ces économies bénéficient. La hausse du prix relatif des biens d’équipement par rapport aux biens de consommation non durables rend l’investissement plus coûteux, ce qui pèse sur la rentabilité du capital. Cette hausse et celle des produits intermédiaires  [8] se répercutent dans le secteur des biens dits ouvriers et tendent à freiner les possibilités d’une croissance élevée dans ce secteur.

9 D’une manière plus générale, il n’est pas toujours possible de répercuter intégralement la hausse des coûts dans les prix. Des limites existent donc à l’augmentation de la protection tarifaire et, de là, à la hausse des prix. La manipulation des changes peut également ne pas suffire  [9]. Dans ce cas la hausse des prix effective est en deçà de la hausse des coûts et de la hausse des prix désirée. Les marges diminuent. On se trouve dès lors devant le paradoxe suivant : les entreprises sont contraintes d’investir dans des technologies qui, si elles ne sont pas de pointe, sont néanmoins sophistiquées tout en étant souvent de seconde main, et dont la mise en œuvre, toutes choses étant égales par ailleurs, réduit leurs marges. Cette réduction est cependant moindre que si elles ne l’avaient pas fait. Trois conclusions peuvent être tirées :

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  1. les entreprises sont fragilisées par cette réduction des marges, ce qui constitue un attrait pour les firmes multinationales susceptibles de les absorber ; l’investissement direct étranger, en hausse, ne s’ajoute donc pas intégralement à l’investissement des nationaux, il s’y substitue en partie ;
  2. la valorisation du capital devenant insuffisante, l’attrait vers des activités plus rentables, à caractère spéculatif, augmente (l’investissement dans l’immobilier par exemple) ;
  3. enfin, la tendance vers davantage de consommation des couches moyennes et hautes s’accentue, le placement de l’argent non consommé vers des titres à l’étranger s’accroît. Au total, les comportements rentiers s’accentuent et la tendance à la stagnation se renforce.

11 Ces deux résultats sont importants. Il s’agit de la première démonstration, dans la littérature du développement, à la fois de l’existence de capacités de production oisives élevées et du maintien d’une inflation forte, dite structurelle, dans les années 1960 et 70. L’inflation relativement élevée, l’existence de fortes capacités de production oisives, ne trouvaient pas en effet d’explications scientifiques autres que celles, insatisfaisantes, des néoclassiques (une demande trop élevée qu’il conviendrait de diminuer et une allocation des ressources non optimale qu’il faudrait corriger par une spécialisation selon les avantages comparatifs).

12 L’approche de la Cepal des années 1960 et 1970 permet de comprendre un double paradoxe : les entreprises choisissent des techniques intensives en capital, alors que globalement les pays sont « pauvres » en capital et « riches » en main-d’œuvre, contrairement aux canons de la pensée dominante. Il s’agit d’un choix contraint car cohérent avec les objectifs de maximisation du profit des entreprises privées. Mais « pauvres » en capital, ces économies le gaspillent, la rentabilité étant affectée par des capacités oisives importantes. L’accent est mis sur les rigidités liées à la distribution des revenus particulièrement inégale.

2 – État et couches moyennes

13 Le raisonnement que nous venons de mener appelle deux commentaires : le premier traite de l’intervention de l’État, le second de l’adaptation d’une partie de la demande finale aux conditions de l’offre provoquée par l’émergence d’un nouveau régime de croissance.

A – Des rapports État – industrie spécifiques

14 Les logiques de valorisation du capital diffèrent en effet selon que les entreprises sont privées ou publiques. La baisse de la rentabilité n’a donc pas les mêmes effets sur l’investissement dans chacun de ces deux cas.

15 La propriété des entreprises est principalement privée, qu’elle soit nationale ou étrangère, dans le secteur des biens de consommation durables, mais aussi, en partie, dans celui produisant des biens d’équipement. Les difficultés accrues rencontrées devraient susciter une réduction du taux d’investissement que certaines mesures peuvent atténuer : manipulation du change, protectionnisme accru, rigueur salariale, aides de l’État directes ou indirectes. Dans le secteur des produits intermédiaires et partiellement dans celui des biens d’équipement, la propriété est surtout publique  [10]. L’alourdissement des coûts unitaires et l’incapacité de transférer intégralement cet alourdissement aux prix se traduisent certes par une baisse de la rentabilité. Celle-ci cependant est souvent davantage déconnectée de l’investissement que dans les entreprises privées. La relation rentabilité – investissement n’est pas la même dans les deux cas de figure. Les investissements publics obéissent à des raisons stratégiques et l’État socialise les pertes éventuelles, ou les insuffisances de profit. Ce faisant l’État n’obéit pas exclusivement à une logique d’aide à des entreprises peu efficaces, comme les tenants d’une diminution de la présence de l’État dans l’industrie le laissent croire. Il obéit aussi à une politique industrielle visant à offrir aux entreprises privées situées en amont ou en aval des inputs à des prix plus faibles que ceux que le marché autoriserait. Il s’agit dans ce cas d’un « pari sur structure nouvelle » dont le coût peut être évalué (ce qui n’a pas été le cas en général à cette époque), et dont le bénéfice vise à dynamiser les entreprises privées grâce à une dépréciation du capital public. Les pertes éventuelles, ou bien les profits insuffisants des entreprises publiques se transforment en gains pour les entreprises privées. La déconnexion partielle entre la hausse des coûts unitaires et celle des prix peut donc être interprétée comme une subvention aux entreprises privées. On comprend alors que l’excès de capacité de production dans le secteur des produits intermédiaires, où la propriété publique prédomine, ne provoque pas nécessairement un ralentissement des investissements, ceux-ci obéissant à une autre logique. Celle-ci est proche d’un certain volontarisme politique, traduit dans certains cas une approche colbertiste de l’industrialisation et des rapports publics – privés sans que le coût réel n’ait été en général évalué, ainsi qu’on a pu l’observer au Brésil dans les années 1960 et 70, à la suite des coups d’État militaires.

B – Des dimensions relatives à des dimensions absolues

16 La démonstration théorique de la thèse de la tendance à la stagnation repose sur l’écart croissant des dimensions optimales des capacités de production nécessaires pour produire les biens de consommation durables et d’équipement avec celles des demandes (des couches moyennes, mais aussi d’investissement). L’analyse est menée en termes relatifs lorsqu’on considère la demande mais en termes absolus lorsqu’est étudiée l’offre. Il y a donc un problème de non-homogénéité dans le raisonnement. Elle devrait être menée en termes absolus des deux côtés. La démonstration resterait pertinente si, aux évolutions en termes relatifs de la demande de ces produits, correspondaient toujours des évolutions en termes absolus de la demande de ces produits. Tel n’est pas nécessairement le cas. En effet, à inégalités semblables, le revenu des 30 % d’une population très importante d’un pays n’a pas la même dimension que celui des 30 % d’une population moins grande d’un autre pays. La dimension de la demande des couches moyennes n’est pas la même dans les grands pays latino-américains, au Brésil, au Mexique, voire en Argentine. Malgré des inégalités très importantes pour les deux premiers  [11], leurs économies ont cependant un marché pour de nombreux biens durables comparables à bien des pays européens, mais tel n’est pas le cas du Chili ou de la Colombie par exemple, pays dont la population est moindre, le degré des inégalités élevé, le niveau de revenu moyen par tête situé à des niveaux comparables. La confrontation de ces demandes respectives à l’offre ne se traduit donc pas de la même manière en termes de capacités de production oisives, d’alourdissement de coûts, de hausse des prix, de maintien des marges.

17 Cette analyse opère ainsi un glissement : elle traite de la demande de ces produits en termes relatifs (car dépendant de l’évolution de la distribution des revenus) comme si elle était significative de sa dimension absolue d’une part, et de l’offre en termes absolus (car dépendant de la dépendance technologique) d’autre part. Cette critique de stricte logique peut être atténuée d’un point de vue empirique lorsque, dans des branches dynamiques, produisant des biens de consommation durables et des biens d’équipement, la situation de « départ » est en équilibre et que celui-ci est rompu ensuite : le différentiel de vitesse des augmentations des dimensions de l’offre et de la demande de ces produits engendre des capacités de production excessives qui se traduisent par une hausse des coûts et une difficulté croissante à maintenir les taux de marge. Tel est le cas lorsque les contraintes technologiques se font de plus en plus sentir et que le progrès technique imposé de l’extérieur implique des augmentations substantielles des capacités de production optimales. Nous sommes alors en présence d’un conflit entre les économies d’échelles internes, fortes pour cette catégorie de produits à cette époque  [12], et d’une distribution des revenus de plus en plus inégale dont la dimension absolue de la demande pour ces produits spécifiques ne suit pas celle de l’offre.

18 Ces critiques et commentaires soulignent en fait le besoin de considérer surtout les conditions de valorisation du capital. En analysant le processus d’industrialisation à l’aide des cycles du capital, on comprend que l’alourdissement des coûts unitaires et la baisse de valorisation consécutive puissent être dépassés si les conditions de mise au travail changent (salaires réduits, organisation du travail différente). Le « miracle » économique brésilien des militaires de la fin des années 1960 aux années 1970 (l’industrialisation « à marche forcée ») s’explique en partie par cette baisse du coût du travail et en partie par l’idéologie colbertiste, nationaliste et industrialiste de ces militaires, idéologie non présente en Argentine à la même époque. C’est l’objet du prochain point.

C – Le miracle économique brésilien, sous la dictature, invalide-t-il la thèse de la stagnation ?

19 Les économies latino-américaines sont relativement fermées dans les années 1970. Les travailleurs peu ou non qualifiés ne participent pas à la demande effective pour les biens durables. Leur salaire représente exclusivement un coût et ne peut être à l’origine d’une demande pour ces produits. Une politique keynésienne redistributive n’a que des effets négatifs sur la dynamique du secteur des biens de consommation durables (le coût unitaire du travail augmente, mais la demande ne croit pas), tant le fossé entre leurs rémunérations et celles des couches hautes et moyennes  [13] est grand. À l’inverse, une réduction du pouvoir d’achat de ces travailleurs  [14] et une augmentation du poids des couches moyennes dans la distribution des revenus  [15] dynamisent le secteur des biens de consommation durables, mais rendent plus léthargique le secteur des biens de consommation non durables, les ouvriers participant à la fois au coût et à la demande. À mesure que les secteurs à haute intensité capitalistique croissent en importance relative, la formation sociale se densifie. Le cercle « vertueux » est ainsi le produit de cette accumulation rendue de nouveau possible dans ce secteur dynamique, et des effets d’entraînement qu’il suscite tant dans le secteur des biens d’équipement que dans celui des produits intermédiaires. Les possibilités retrouvées  [16] de croissance de ce secteur élargissent donc la dimension de la demande de biens de consommation durables dans la mesure où la structure des emplois favorise l’utilisation d’une main-d’œuvre qualifiée à pouvoir d’achat plus élevé. La « verticalisation » de la distribution des revenus, analysée auparavant, ou dit autrement l’écart type entre les revenus salariaux, tend à s’accentuer et avec elle augmente le poids des couches moyennes et leur demande pour les biens durables. Le régime de croissance est excluant. On peut le caractériser comme celui de la troisième demande (SALAMA, 1976) pour souligner sa spécificité : la mise en harmonie des couches moyennes avec le secteur des biens de consommation durables  [17].

20 C’est parce que la dynamique de ce régime d’accumulation est liée à sa capacité à exclure la majorité de la population des bénéfices de la croissance qu’il est excluant. Mais, paradoxe facilement compréhensible, la croissance très vive dans certains pays, comme le Brésil, a pu permettre que l’inégalité croissante des revenus se traduise par une diminution de la pauvreté  [18]. Le Brésil, en quelque sorte, inaugure une voie qui sera choisie par la suite par la Chine : forte croissance, fortes augmentations des inégalités, diminution de la pauvreté, à une nuance près : au Brésil, le processus est rendu possible par un préalable – une augmentation des inégalités rendue possible par la venue d’une dictature. Il y a donc un facteur extra-économique à l’origine du processus, à l’inverse de la Chine, où ce facteur préexiste. Ce n’est qu’ensuite que l’enchaînement décrit se déroule.

3- le rôle joué par les capacités de production dans les approches kaleckiennes

21 Nous venons de voir que l’école structuraliste accorde un poids important à l’augmentation des capacités de production oisives. Il en est de même dans les approches kaleckiennes, mais leur rôle n’est pas exactement le même. Il dépend du degré de monopole chez Kalecki, du pouvoir oligopolistique chez Steindl, de la distribution des revenus chez Dutt. À la différence cependant des structuralistes, la distribution est perçue à partir du conflit distributif, de l’accroissement possible des inégalités, et peu, sinon pas du tout, à partir du degré d’inégalité. L’objet de cette section n’est pas d’analyser l’œuvre de Kalecki  [19]. Ses thèses ne sont pas stagnationistes à proprement parler mais ses analyses sont très souvent utilisées par le courant stagnationiste.

22 Dans un marché monopolistique, les prix sont fixés par les entreprises. L’offre est donc première, la demande seconde. Le marché peut ensuite corriger ces prix si la demande est insuffisante face à l’offre et inversement. La fixation des prix reflète ainsi une stratégie des entreprises : elle dépend de leur pouvoir de monopole et a pour objectif de renforcer ce pouvoir, de transformer la concurrence. Le prix comprend un taux de marge décisif car le profit permet l’investissement. L’analyse kaleckienne fait ainsi dépendre l’investissement des profits passés. La société est hiérarchisée : les entrepreneurs agissent sur deux marchés, celui des biens où ils fixent le prix des biens, et celui du marché du travail où ils achètent le force de travail. Les salariés agissent, eux, sur un seul marché, celui du travail. On retrouve cette hiérarchisation chez Marx  [20], et les keynésiens de manière générale : les entrepreneurs sont à l’origine du processus : ils investissent et, ce faisant, embauchent. Lorsqu’on adopte une approche sectionnelle et qu’on décompose l’activité économique en trois sections, l’une produisant des biens ouvriers destinés aux salariés destinant l’intégralité de leurs salaires à la consommation, l’autre des biens de luxe destinée à la consommation des entrepreneurs et enfin une section produisant des biens d’équipement destinée à l’investissement, on peut montrer que la production des biens ouvriers est entièrement déterminée par les décisions de dépense des entrepreneurs en investissement et consommation prises dans la période antérieure.

23 Dans l’approche de Kalecki, le prix dépend des coûts unitaires directs (salaires et matières premières) et du degré de monopole. On peut montrer que le taux de profit  [21] va dépendre de plusieurs variables : il varie directement avec le mark up (k), le degré d’utilisation des capacités de production (v) et indirectement avec le ratio des coûts indirects unitaires (c : taux d’intérêt et dividendes versés) et des coûts directs (u : salaires et matières premières) :

equation im1
l = [(k – 1) – ci/u] v/a

24 où « a » représente un paramètre positif venant de la relation supposée entre le degré d’utilisation des capacités de production et le ratio entre le capital circulant et le capital total :

equation im2
v = a (Kc/K).

25 La détermination du montant des profits dépend donc du pouvoir de monopole, du degré d’utilisation des capacités de production et des coûts directs et indirects. Elle détermine le profit et donc les investissements à venir permettant d’altérer la concurrence. L’approche développée par Steindl (1952) est semblable, ce dernier insistant probablement plus que Kalecki sur le caractère stratégique des capacités de production. Dans des conditions oligopolistiques de fonctionnement du marché des biens, les entreprises peuvent obtenir une augmentation des profits sans qu’il y ait une croissance de la demande. Une croissance plus faible de l’accumulation est compatible avec un taux de marge inchangé et une réduction du taux d’utilisation du capital, ce dernier se rapprochant alors de celui désiré par ces entreprises. On en déduit une augmentation du sous-emploi et un excédent de capacités de production, donc une incitation plus faible à investir. D’une réduction de la croissance de l’accumulation, on peut passer à une baisse absolue par un mouvement cumulatif auto-entretenu (BERTRAND, 1972). De ce mouvement résulte une tendance à la stagnation.

26 Le modèle de Dutt (1984) démontre le rôle d’une variation de la distribution des revenus sur le taux de croissance. À partir d’hypothèses fortes  [22], dont certaines seront par la suite levées, l’investissement dépend à la fois des animal spirits (ou de l’esprit d’entreprise) (a), du taux de profit anticipé (r) – plus celui-ci est élevé, plus l’investissement sera important – et enfin, comme chez Steindl, du taux d’utilisation des capacités de production mesuré par le ratio entre la production effective et celle qui pourrait être obtenue avec une utilisation totale des capacités de production (akQ/K). L’excès de capacité est donc donné par K ? akQ où Q est la production et K le stock de capital.

equation im3
I/K = a + br + cakQ/K

27 Les entrepreneurs recherchent un excès de capacité de production pour répondre plus facilement aux variations rapides de la demande, mais lorsque les capacités de production oisives effectives sont supérieures à celles désirées, ce différentiel influe sur la décision d’investir.

28 Le prix dépend du taux de marge (?) sur les coûts directs, ici essentiellement les salaires. En combinant différentes équations simples, on montre que le taux de profit varie avec la production Q pour un taux de marge et un stock de capital donnés.

equation im4
r = [?/ (1+?)] Q/K

29 Dutt considère ensuite l’épargne. La propension à épargner est nulle chez les salariés, aussi une altération de la distribution des revenus sera-t-elle le seul moyen de modifier l’épargne. L’équilibre est obtenu lorsque l’épargne égale l’investissement.

30 Une fois le modèle complété, Dutt analyse ce qui se passe en cas de changement d’une des variables, par exemple une augmentation du taux de marge suite à une baisse des salaires réels, elle-même produite par une hausse de prix décidée par les entrepreneurs. La méthode empruntée est celle de la statique comparative. Le niveau plus faible de la production, suite à l’augmentation du taux de marge, se traduit par une augmentation des capacités de production oisives, pour un stock de capital donné. Cet accroissement des capacités de production oisives conduit à une réduction du taux d’investissement, du taux de profit et de la production. L’altération de la distribution des revenus, consécutive à une augmentation du taux de marge, dans le cadre d’hypothèses fortes (économie fermée, pas de progrès technique  [23], pas de finance), conduit donc à un processus cumulatif menant à la stagnation économique.

31 Il n’est alors pas trop difficile de dynamiser le modèle et de montrer qu’une amélioration dans la distribution des revenus en faveur des travailleurs produit une croissance plus élevée et inversement. Plus le taux de marge baisse, moins la distribution des revenus est inégale pour les salariés, et plus la croissance est élevée ; et inversement.

II – FINANCIARISATION, COMPORTEMENTS RENTIERS, VOLATILITÉ ET NOUVELLE TENDANCE À LA STAGNATION

32 Taux d’investissement modeste, inégalités situées à des niveaux très élevées, taux de croissance moyen modéré si ce n’est faible, volatilité importante mais inférieure à celle des années 1980, telles sont les principales caractéristiques de l’évolution des économies latino-américaines depuis les années 1990, à peu d’exception près. Inégalités faibles, taux de formation brute de capital fixe élevé, croissance forte et peu volatile caractérisent à l’inverse le parcours économique des principales économies asiatiques depuis plusieurs décennies.

33 Les approches stagnationistes analysées font jouer à l’excès de capacités de production, d’une manière ou d’une autre, un rôle primordial. Or il semble que ce qui caractérise les économies latino-américaines, depuis la fin des fortes inflations, soit plutôt l’insuffisance des capacités de production. Enfin et surtout, ces approches ne tiennent pas compte de la dimension financière.

34 La distribution très inégale des revenus imprime des comportements à tendance rentière. Le service de la dette externe et interne alimente la financiarisation qui elle-même rétroagit sur la distribution des revenus, accentuant la polarisation en faveur des couches les plus élevées (5 à 10 % de la population). Un cercle « vicieux » s’instaure au détriment de l’investissement. La finance sert peu à l’investissement, celui-ci s’effectuant surtout par autofinancement. Dans ce contexte, le retrait de l’État du secteur productif n’aide pas à stimuler la mise en place de grands projets ni à contrecarrer les tendances rentières du régime de croissance ; bien au contraire, par l’émission de titres publics, il l’alimente.

1 – La finance : un Janus à deux faces en Amérique latine ?

35 D’une manière générale, la période actuelle se caractérise par une prédominance du marché du capital sur les autres. Celui-ci dicte en quelque sorte les conditions de rentabilité minimale requises dans le marché des biens et, par voie de conséquence, ces conditions ne peuvent se réaliser que si le marché du travail et les formes d’emploi se plient à ces nouvelles exigences. D’une manière plus précise, la domination de la finance ne se fait pas exactement de la même façon dans les économies développées et dans les économies émergentes. L’économie mondiale est structurée et hiérarchisée et les grandes places du centre dominent sans que cela signifie pour autant qu’il n’y ait pas d’espace pour le développement de celles de la périphérie, comme le montrent les exemples de Singapour, de Hong Kong et, dans un proche avenir, probablement Shanghai. Pourtant les places financières latino-américaines, dans le système bancaire, ont encore des dimensions modestes. La domination du financier sur le réel n’est pas pour autant faible, bien au contraire.

36 L’essor des activités financières n’est pas, par nature, parasitaire. D’une manière générale, les entreprises agissent dans un environnement macroéconomique sur lequel elles ont peu de prise, et elles le font dans un contexte d’information incomplète. La complexité de la production aujourd’hui augmente l’incertitude quant à la rentabilité des projets. La couverture de ces risques nouveaux conduit au développement de produits financiers également complexes. À ce titre, le marché financier peut permettre l’essor de technologies nouvelles et assurer par conséquent la conversion de l’appareil de production vers la fabrication de produits industriels de plus en plus sophistiqués en créant des produits financiers adaptés au risque. Les exportations de produits complexes nécessitent non seulement l’intervention des banques et le montage d’un « package » financier complexe et original, mais aussi l’utilisation de produits financiers dits dérivés devant couvrir une série de risques dont celui du change. Ainsi la complexification du marché financier est, dans une certaine mesure, la conséquence de la complexification de la production. Cette complexification financière prend son envol avec la libéralisation financière (décloisonnement, désintermédiation et déréglementation). Elle a certes un coût, mais permet un profit supérieur à ce coût. Le développement de la finance, l’essor de produits financiers sophistiqués permettent donc in abstracto le développement du capital car le cycle du capital ne se déroule que si les activités financières permettent au capital productif d’être valorisé. L’essor du secteur industriel nécessite un développement plus que proportionnel du secteur financier en raison de la complexité croissante des produits, des risques accrus encourus.

37 Comme Janus, la finance a deux faces : un côté vertueux lorsqu’elle facilite l’accumulation, un côté parasitaire lorsqu’elle se fait à son détriment. Ces deux faces coexistent, l’une l’emportant sur l’autre et vice-versa selon les périodes, l’environnement macro-économique (distributions des revenus, types d’insertion dans l’économie monde, rapports avec les économies développées et les marchés financiers internationaux). En Amérique latine, la face parasitaire du Janus l’emporte sur la face vertueuse.

38 Lorsque le côté vertueux de la finance l’emporte sur le côté parasitaire, les activités financières peuvent être comprises comme « indirectement productives ». Le développement de la finance est alors d’autant plus vertueux qu’il engendre une augmentation des patrimoines fictifs quand la croissance de la capitalisation boursière est importante : l’augmentation de ces patrimoines fictifs accroît la propension à consommer des ménages et offre de ce fait un champ supplémentaire à la valorisation du capital productif, ce qu’on a pu observer aux États-Unis durant la présidence Clinton. Nous sommes ainsi loin d’une interprétation unilatérale concevant la relation finance/industrie uniquement du point de vue de la ponction des profits industriels opérée par la finance. Le taux d’investissement augmente et avec lui l’endettement, facilité par la hausse de valeurs détenues par les entreprises et l’augmentation de leur capitalisation boursière  [24].

39 Il y a basculement vers la « financiarisation » lorsque le développement de ces activités obéit davantage à l’attrait des nouveaux produits financiers pour eux-mêmes, plutôt qu’à l’objectif de diminuer des risques pris dans le financement du productif. Passé ce seuil, l’aspect parasitaire de la finance peut devenir important. La financiarisation est le seuil à partir duquel le financier, plus lucratif que le productif, se développe aux dépens de ce dernier. Le secteur financier semble alors s’autotomiser du secteur productif.

40 Dans le contexte de volatilité prononcée des marchés financiers, la financiarisation des entreprises a trois effets liés. Le premier concerne la lutte entre le capital financier et le capital industriel, le second la distribution des revenus, le troisième la flexibilité. Dans le cadre de cet article, nous privilégierons les deux premiers points.

41 1. L’essor de la finance dans l’industrie se traduit par une modification du partage des profits en faveur de la finance. Dans les pays européens, la hausse de la part des profits dans la valeur ajoutée, conséquence directe des contraintes plus élevées imposées à la valorisation du capital, alimente surtout « l’appétit » du capital financier. La part des profits qui va au capital industriel, une fois payés les impôts, les intérêts et les dividendes, est relativement insuffisante pour augmenter le taux de formation brute de capital fixe dans l’industrie de manière conséquente. Dans le cas du Brésil, les chiffres sont particulièrement éloquents et les évolutions rapides selon M. Bruno (2004) : dans les entreprises non financières, la part des salaires dans la valeur ajoutée passe de 61,9 % en 1996 à 43,2 % en 2002, celle des intérêts nets versés au système financier passe de 13,8 % à 19,1 %, celle des profits nets de ces paiements ainsi que du versement de dividendes et des impôts croit de 17,1 % à 29,1 %, les impôts augmentent de 5,1 % à 7,4 % et les dividendes restent encore à un niveau marginal. Certains de ces chiffres pourraient conduire à des conclusions erronées, il convient de les nuancer. La part des profits nets n’augmente pas de manière aussi abrupte sur la période, et celle des salaires ne baisse pas aussi nettement. 1996 est en effet une année particulière, elle fait suite au plan Real (1994) dont un des effets sera une augmentation des salaires dans la valeur ajoutée. Dès 1997, cette part régresse à 57,6 % et celle des profits augmente à 24 %. Même plus modérées, ces évolutions sont cependant nettes et conséquentes. En poursuivant son analyse M. Bruno montre que le ratio intérêts nets sur le stock de capital des entreprises non financières passe de 8 % à 20 % entre 1996 et 2002, ce qui est une augmentation considérable, le ratio des profits bruts (avant paiement des intérêts, des dividendes et des impôts) sur ce stock de capital passe de 23,5 % à 25,5 %. Le taux d’accumulation, mesuré ici par la FBCF  [25] sur ce stock de capital fléchit, passant de 7 % à 5 % dans la période, et atteint ainsi un niveau particulièrement médiocre.

42 On a donc un triple mouvement : hausse de la part des profits financiers dans l’ensemble des profits, hausse des profits, mais profits industriels nets du financier médiocres, d’où résulte un taux d’investissement dans le secteur industriel insuffisant pour déclencher une croissance forte et surtout durable.

43 2. La financiarisation des entreprises conduit à un renforcement de la polarisation des revenus, laminant une fraction des couches moyennes au profit des couches hautes. Le régime de croissance à dominante financière, mis en place dans les années 1990, tend en effet à produire une modification de la structure des revenus en faveur des 5 % à 10 % les plus riches de la population. Ceux-ci connaissent une augmentation de la part de leurs revenus par rapport au revenu total, les 30 % qui suivent se caractérisent par un écartèlement de leurs revenus : ceux dont le revenu est le plus élevé suivent l’évolution des 10 % supérieurs, mais à une vitesse moins forte que ces derniers, les autres connaissent un processus d’appauvrissement relatif. Une fraction importante des couches moyennes perd de l’importance. Il est alors logique que la structure des dépenses soit affectée. Plus précisément, les dépenses ostentatoires des couches les plus aisées augmentent, favorisant un essor prononcé du prix des services (restauration, hôtellerie, immobilier surtout), plus rapide que la hausse de l’indice des prix, de l’épargne parfois. Celle-ci se réfugie dans des fonds qui n’alimentent pas ou peu l’investissement.

ENCADRÉ 1 : UNE RELATION « BANQUES – ENTREPRISES » ATYPIQUE ET PERVERSE


En Amérique latine, les entreprises empruntent relativement peu aux banques pour investir. Alors que les entreprises des pays développés financent leurs actifs à 70 % par autofinancement, 20 % par endettement et 10 % par l’émission d’action, ces chiffres sont respectivement en Amérique latine de 80 % par autofinancement et de 20 % pour le reste dans les années 1990. Pour une analyse détaillée concernant l’ensemble des crédits (tant pour le capital fixe, c’est-à-dire l’investissement, que pour le capital circulant) fait par les banques aux entreprises privées, voir Peltier
(2005), où sont soulignées les différences entre les économies asiatiques et latino-américaines : en moyenne des crédits au secteur privé en pourcentage du PIB sont estimés à 72 % en 2004 en Asie, dont Chine et Inde, et à 30 % en Amérique latine à la même date. Les entreprises empruntent surtout pour financer leur capital circulant auprès des banques dans des pays où les taux d’intérêts sont très élevés, comme au Brésil, et lorsqu’elles demandent des crédits pour financer en partie des investissements, elles le font auprès d’organismes d’État spécialisés (BNDES  [26]) qui leur prêtent à un taux élevé, mais inférieur à celui, prohibitif, pratiqué par les banques.
Les taux d’intérêt réels sont extrêmement élevés au Brésil. Le paiement net des intérêts des entreprises est dès lors très élevé et situé à la hausse dans la mesure où ces entreprises ont besoin de crédits pour financer leur capital circulant, les banques ne finançant quasiment plus l’investissement  [27]. Nous l’avons vu.
Il est intéressant de remarquer qu’il peut exister un écart entre les taux d’intérêt externes et internes. Les premiers sont composés du prime rate et des spreads (risques liés à la probabilité d’une variation de change, d’un défaut de paiement, d’un changement de politique), les seconds expriment la politique du gouvernement (lutter contre l’inflation, en l’absence d’une loi sur les faillites répondant aux critères internationaux). L’écart en faveur des seconds a un double objectif : faire en sorte que les capitaux restent, que des capitaux soient attirés par ces taux, augmenter la crédibilité externe, ce qui devrait conduire à une réduction de la prime de risque et à cesser les pressions sur le taux de change. Le coût en termes de récession et d’alourdissement de la dette interne est considérable  [28].
Les banques ont un rôle marginal dans le financement de l’investissement que ne compensent pas des marchés financiers trop étroits. Au total les banques financent principalement le déficit de l’État en achetant des bons du Trésor très lucratifs, le capital circulant des entreprises et les crédits à la consommation à des taux léonins. Les entreprises financent une faible partie de leurs investissements grâce aux prêts du BNDES et marginalement par leur accès au marché financier. La relation la plus importante est donc entre les banques et l’État. Le maintien des taux élevés participe à la polarisation des revenus : les couches les plus aisées reçoivent pour les dépôts des taux très élevés. La polarisation des revenus participe au désintérêt à investir dans le secteur productif. La boucle est bouclée : le cercle devient vicieux à mesure que l’État poursuit sa politique de taux élevés.

44 3. La financiarisation des entreprises s’effectue au détriment de salaires dans la valeur ajoutée, et tend ainsi à déconnecter leur évolution de la productivité du travail et à précipiter des modifications dans l’organisation du travail au sein des entreprises. Le régime de croissance à dominante financière des principales économies latino-américaines, mis en place dans les années 1990, affecte aux salaires une fonction de « bouclage » : poids de la finance en hausse, profit net stagnant, productivité plus forte et salaires réels déconnectés de la productivité permettant l’augmentation de la finance et la stagnation relative des profits. L’effet final est un maintien de la formation brute de capital dans le secteur industriel à un niveau modeste constitutif d’une croissance modeste sur le moyen terme.

2 – Une vulnérabilité financière forte, une volatilité élevée de la croissance

45 L’ouverture brutale des marchés de capitaux produit des effets extrêmement marqués sur l’économie réelle lorsqu’une crise financière se développe. Arrêter la fuite des capitaux conduit à élever les taux d’intérêt à un niveau astronomique, ce qui, très vite, à défaut de ralentir les sorties de capitaux, paralyse la production et précipite la crise économique. Les économistes redécouvrent que la vitesse de réaction de l’économie réelle est beaucoup plus lente que celle de l’économie financière [29]. Une augmentation du taux d’investissement par exemple n’a un effet positif sur la croissance qu’au bout d’un certain temps. La dépréciation, même importante, de la monnaie nationale, à la suite de mouvements spéculatifs, ne suscite un essor des exportations qu’au bout d’un certain temps et encore faut-il qu’elle soit de très grande ampleur, lorsque l’économie est peu ouverte et que les produits exportés ne portent pas principalement sur des matières premières, si l’enjeu est d’obtenir un solde commercial positif. Les réactions à ces politiques ne sont donc pas rapides. À l’inverse le secteur financier est très sensible aux mouvements spéculatifs et les montants fuyant un pays peuvent être soudains et considérables. Cette sensibilité exacerbée se répercute avec un effet de levier considérable sur le secteur réel. Donnons quelques exemples : lorsqu’on augmente sensiblement les taux d’intérêt afin de freiner la sortie de capitaux et l’inverser, l’effet premier de cette hausse brutale est de rendre les crédits excessivement chers, d’augmenter le service de la dette interne de l’État et, ce faisant, de rendre plus difficile la réduction promise de son déficit, et enfin, très rapidement, de provoquer une récession si ce n’est une accentuation de la crise dans le secteur réel. Nous sommes donc en présence de ce que nous pourrions appeler un phénomène d’overshooting du secteur financier sur le secteur réel.

46 Cette différence de sensibilité est inversement proportionnelle au degré d’ouverture de l’économie. Celui-ci est faible en Amérique latine. Les économies restent relativement fermées, malgré l’augmentation de leur taux d’ouverture ces dix dernières années. Dès lors un des ratios les plus significatifs à considérer, n’est pas la dette externe rapportée au PIB, mais cette dette rapportée à la valeur des exportations. Dans les pays latino-américains ce dernier ratio est très élevé malgré la forte hausse des exportations dans les années 2000.

47 La capacité du régime de croissance, mis en place dans les années 1990, à produire des crises financières est donc remarquable. Ses besoins de financement sont considérables. Ils sont peu maîtrisables dans leur partie financière (intérêts et dividendes, amortissement), sauf à pouvoir augmenter considérablement et durablement les exportations et obtenir un solde positif plus conséquent de la balance commerciale. Les capacités de financement dépendent de plusieurs facteurs, les uns continuent à engendrer des effets pervers, les autres sont très peu maîtrisables par les gouvernements de ces pays : la libéralisation du marché financier et la politique de taux d’intérêt élevés, pour les premiers ; les possibilités financières des pays développés dépendant de leur conjoncture, pour les seconds. On comprend ainsi que le problème de la crédibilité des politiques gouvernementales ne se situe pas à un niveau absolu mais relatif. Il suffit par exemple que les capacités de financement se réduisent considérablement, alors même que les besoins de financement deviennent moins importants, pour que l’ampleur de la brèche entre capacités et besoins soit de nature à susciter des mouvements spéculatifs et à précipiter une hausse des taux d’intérêt, une crise financière, une dépréciation de la monnaie, un ralentissement de la croissance.

48 Ces régimes de croissance connaissent une dépendance financière très élevée. Lorsqu’un divorce apparaît entre les besoins de financement et les capacités de financement, qu’il soit provoqué par des facteurs endogènes ou exogènes, la variable clé de l’ajustement est le taux d’intérêt  [30] et ce au détriment de la croissance lorsque les entrées nettes de capitaux sont insuffisantes. Les effets de la spéculation financière se reportent très vite sur le taux de change. On assiste ainsi à une évolution heurtée du taux de change : lorsque la politique économique des gouvernements acquiert une certaine crédibilité et que les capacités de financement ne sont pas limitées par une crise dans les pays développés, le taux de change réel a tendance à s’apprécier par rapport au dollar, y compris lorsque le taux de change nominal est relativement fixe, (soit totalement, soit fluctuant au sein d’une bande) et, de manière brutale, le taux de change se déprécie lorsqu’une crise financière survient. La hausse des taux d’intérêt a pour objectif de freiner ce mouvement de défiance, voire de l’inverser. Mais comme nous l’avons vu, elle doit être d’autant plus importante que les vitesses du financier et du réel sont différentes d’une part et que l’économie est peu ouverte et a un ratio d’endettement rapporté aux exportations important. La hausse brutale du taux d’intérêt précipite la crise, alourdit le service de la dette interne et rend plus difficile de répondre positivement aux exigences des marchés financiers internationaux, sauf à couper drastiquement les dépenses publiques autres que celles destinées au service de la dette. L’insuccès d’une telle politique se traduit par une dévaluation forte en cas de change fixe, par une dépréciation considérable en cas de change flexible  [31] et surtout par une volatilité de la croissance particulièrement prononcée. Le paradoxe est étonnant : d’un côté les politiques économiques précipitent la crise au lieu de l’éviter  [32], de l’autre, elles sont souvent la « voie obligée » pour retrouver un soutien de la part des organisations internationales et, au-delà, des marchés financiers internationaux.

49 Le comportement rentier des investisseurs latino-américains, que nous avons souligné, n’est pas sans conséquence sur la gestion de la force de travail : décrochage de l’évolution des salaires réels et de la productivité du travail, flexibilité accrue et précarisation de plus en plus importante, emploi productif en déclin, part croissante des emplois informels dans l’emploi total. Notre hypothèse est que l’origine des gains est dans le travail. C’est parce qu’il se nourrit du travail que l’essor des activités financières influe sur l’emploi, les rémunérations et les formes de domination dans le travail.

ENCADRÉ 2 : LA VULNÉRABILITÉ FINANCIÈRE EXTERNE A CHANGÉ


Avec la libéralisation de leurs marchés dans les années 1990, les pays latino-américains ont de nouveau accès aux marchés financiers internationaux : le service de leur dette est de nouveau financé pour l’essentiel par des entrées de capitaux. Plus précisément, ces entrées de capitaux « volontaires » vont financer dans une première phase le solde négatif de la balance commerciale, les intérêts de la dette. L’amortissement du principal de la dette sera en grande partie financé par des prêts « involontaires » des banques et par des financements directs des institutions internationales. L’entrée de capitaux est d’abord principalement constituée par l’émission de bons, puis dans une seconde phase par des investissements étrangers directs massifs dans certains pays, l’entrée nette de bons s’amenuisant. Dans une troisième phase, le solde négatif de la balance commerciale diminue puis devient positif, dans les grands pays à l’exception du Mexique, suite à la fois aux dévaluations et à l’adoption de changes flexibles, et aussi aux premiers résultats de la modernisation de l’appareil de production, à des termes de l’échange devenus favorables (montée du prix de certaines matières premières)  [33].
Ce millénaire commence par deux évolutions importantes : le solde négatif de la balance des comptes courants baisse et tend à s’inverser dans de nombreux pays et plus particulièrement au Brésil (et en Argentine avec la chute du PIB) avec l’apparition de soldes fortement positifs de la balance commerciale (sauf au Mexique parmi les grands pays), mais les investissements directs fléchissent. Avec la crise boursière s’achevant fin 2002, les investissements en portefeuille chutent également et compensent tout juste le remboursement des emprunts, alourdis parfois par l’augmentation des primes de risque. Au total, on se trouve dans une position paradoxale où les besoins de financement totaux fléchissent dans de nombreux pays sans pour autant pouvoir toujours rencontrer des capacités de financement à leur hauteur. Les entrées nettes de capitaux (bons du trésor, actions) ne sont cependant pas suffisantes pour financer l’amortissement de la dette externe ancienne (crédits bancaires) et nouvelle (crédit des institutions internationales – voir Kregel, 2003) et l’obligation de passer par « les fourches caudines » du fonds monétaire international reste forte.
La vulnérabilité financière a changé de degré, pas de nature : hier il fallait financer le solde de la balance commerciale négative et le service de la dette (intérêts et amortissement), aujourd’hui, la balance des comptes courants est légèrement positive au Brésil et en Argentine. Les besoins de financement s’expliquent essentiellement par l’amortissement du principal de la dette, qu’il s’agisse des crédits anciens ou des bons du trésor arrivés à échéance. Dans un sens, la vulnérabilité financière a diminué, mais elle n’a pas changé car les réserves des banques centrales sont insuffisantes pour faire face à des retraits de capitaux, des non-renouvellements. C’est ce qui explique les pressions des marchés financiers internationaux et des institutions internationales pour imposer des règles de gestion (cf. : le nouveau consensus de Washington) de nature à augmenter la crédibilité des politiques économiques.

50 Les nouvelles formes de domination dans le travail sont le produit de plusieurs contraintes d’ordre technologique, social et financier. Rappelons-les. La modernisation de l’appareil productif fait suite à l’ouverture de ces économies et à l’introduction massive de biens d’équipement sophistiqués  [34]. Elle incite à des modifications substantielles de l’organisation du travail, mais les degrés de liberté dans le choix de cette organisation existent et il est fréquent d’observer qu’avec un même ensemble technologique on a des modes d’organisation du travail différents entre filiales d’une même firme multinationale produisant un bien semblable, installées dans différents pays (HUMPHREY, éd., 1995). La nature des produits fabriqués intervient également dans l’organisation du travail et la recherche d’une flexibilité « fonctionnelle », dite encore qualitative, visant à une adaptabilité plus grande de la main d’œuvre employée. On sait qu’à partir d’un certain niveau de pouvoir d’achat, atteint par les couches moyennes dans ces pays, la demande change et les produits diversifiés tendent alors à l’emporter sur les produits standardisés. Les relations entre demande et offre ne sont plus exactement les mêmes : la demande a une influence sur l’offre, à la fois sur la différenciation des biens produits et sur les conditions de leur production. La diversification de la demande et l’accent mis sur la qualité conduisent ainsi à penser différemment les stocks et les délais : les flux deviennent plus tendus et les stocks diminuent. L’organisation du travail tend alors à changer profondément : le travail prescrit est réduit, celui en équipe augmente en même temps que la polyvalence s’accroît. La précarité, le travail annualisé, l’intensification et la compétence plutôt que la qualification augmentent.

51 A cet ensemble de facteurs contribuant à imposer de nouvelles formes de domination dans le travail, il faut ajouter, d’une part, l’insuffisance d’investissement dans les économies latino-américaines, et les effets de la libéralisation du commerce extérieur et du retrait de l’État, d’autre part. Lorsque le volume de l’investissement croît insuffisamment, la modification de sa forme devient plus impérieuse. Les temps morts sont alors réduits avec l’intensification et la réorganisation du travail, et son annualisation. Pour des raisons semblables, l’abaissement du coût du travail est alors recherché par la voie de la « modération » salariale et une mobilité plus élevée de la main d’œuvre grâce à l’essor d’emplois précaires et de facilités obtenues pour licencier. L’externalisation de nombreuses activités jugées insuffisamment rentables dans le cadre de l’entreprise permet de modifier sensiblement les conditions de travail, d’emploi et l’organisation de ce travail dans les activités qui ne sont plus de la responsabilité directe de ces entreprises. L’embauche, ou la réembauche par les sous-traitants des travailleurs qui auraient trouvé autrefois de l’emploi dans les grandes entreprises, se fait dans des conditions très différentes. L’externalisation est alors un moyen d’imposer la flexibilité du travail, en insistant plus particulièrement selon les cas sur les salaires, l’annualisation du temps de travail, les licenciements facilités, la non-reconnaissance de la qualification au profit d’une compétence sous-rémunérée, la réorganisation du travail.

52 D’une manière générale, l’accroissement sensible de la productivité du travail qu’on observe en Amérique latine depuis les sorties de crise inflationniste s’explique pour une part par des modes différents de domination dans le travail, pour une autre part par la mise en place d’équipements nouveaux. L’investissement augmentant peu par rapport aux années 1980, la réorganisation du travail joue davantage qu’ailleurs dans l’augmentation de la productivité. Dans des conditions de concurrence avivée, la réduction des coûts unitaires du travail, faute d’investissements suffisants, passe de plus en plus par la recherche d’une flexibilité accrue de la force de travail, sans que celle-ci soit liée nécessairement à la nature des technologies utilisées. Et, comme l’insuffisance d’investissement s’explique pour partie par des arbitrages en faveur des activités financières, le poids plus élevé que par le passé de la finance dans le bilan des entreprises donne plus d’importance à la recherche d’une flexibilité plus grande du travail.

53 Avec des spécificités différentes, les relations finance – industrie ne sont pas semblables dans l’ensemble des économies latino-américaines, et encore moins dans les économies asiatiques. La croissance de ces quinze dernières années en Amérique latine présente des évolutions semblables : elle est faible, avec une volatilité plus (Argentine) ou moins (Mexique, Brésil) importante ; en Asie en revanche, les évolutions sont radicalement différentes. Ce serait ainsi une erreur d’attribuer à la finance seule la responsabilité de la tendance à la stagnation économique en Amérique latine. À l’inverse, ce serait une erreur d’ignorer le poids de la finance et sa responsabilité dans les effets d’éviction vis-à-vis de l’investissement productif, son rôle dans la déformation de la distribution des revenus. La finance joue un rôle considérable : elle accapare une part croissante des profits, elle détourne les banques du financement des entreprises, elle participe au processus de polarisation des revenus en augmentant la part des 10 % les plus riches, elle est responsable de la déconnexion de la progression des salaires face à l’évolution de la productivité. Elle explique la très forte vulnérabilité des économies. Elle est à l’origine de politiques économiques qui précipitent la crise financière dans le secteur réel. Elle pèse sur la croissance en raison de ses spécificités propres (taux d’intérêt élevés) et via ses effets sur la distribution des revenus.

54 La tendance à la stagnation a pour cause à la fois le degré particulièrement inégal de la distribution des revenus qu’une ouverture externe encore faible ne compense pas, sauf au Chili, la polarisation de ces revenus qu’accentue plus ou moins l’essor de la finance, son coût croissant pour les entreprises non financières. L’épargne se dirige vers des produits financiers émis par des banques dont la finalité n’est pas le financement des entreprises mais le développement d’activités de portefeuille vis-à-vis de l’État. Au lieu de servir à l’investissement par le biais de l’intermédiation bancaire, cette épargne finance le service des dettes interne et externe de l’État. La logique rentière du système en sort renforcée.

55 Des voies alternatives existent. Le paiement de la dette, tout au moins en partie, pourrait se faire par la croissance plutôt que par la mise en place de politiques récessives conduisant à une stagnation sur moyenne et longue périodes. Il suffirait de contrôler davantage les mouvements de capitaux à court terme, d’accompagner l’ouverture commerciale d’une politique industrielle qui, jouant sur certaines niches à potentialité élevée, permettrait de consolider l’essor des exportations. Une véritable politique redistributive devrait être entreprise qui, taxant surtout les 10 % les plus riches, devrait enclencher la demande de biens de consommation non durables. Mais ce serait un autre objet d’étude d’analyser pourquoi les gouvernements latino-américains s’enferment dans des logiques qui les conduisent à « scier la branche sur laquelle ils sont assis », au détriment de la majeure partie de la population, au lieu de s’inspirer de ce que font de nombreux gouvernements asiatiques.

Tableau 1

Trajectoires de croissance et volatilité Asie / Amérique Latine

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Source : Alexis S
ALUDJIAN

Trajectoires de croissance et volatilité Asie / Amérique Latine


ANNEXE

56 Ce tableau (cf. tableau 1) a été élaboré par Alexis Saludjian, que nous remercions, à partir d’une base de données 1960-2004 de la Banque Mondiale et du World Development Indicator. Le choix des périodes est justifié par les pics de conjoncture (il y a des phases dans lesquelles ces pics sont plutôt bas, d’autres dans lesquelles ils sont plus élevés), et on étudie la volatilité au sein de ces périodes.

57 Première observation : à l’exception de la Chine (1966-1970, époque dite de la Révolution culturelle), il n’y a aucun pays ayant à la fois une forte volatilité et une croissance élevée. Volatilité et croissance élevées sont incompatibles. Deuxième observation : on constate que la volatilité est élevée et la croissance faible (quadrant supérieur gauche) sur une période longue en Argentine 1975-1990 et 1999-2004, alors que pour d’autres pays les périodes sont beaucoup plus courtes : Corée 1980-1981 et 98-2004. On peut considérer dès lors que l’appartenance à ce quadrant soit signifie une crise lorsque la durée n’est pas très longue (Corée), soit exprime une décadence de l’économie lorsque la période est importante (Argentine). C’est dans les deux autres quadrants (volatilité moyenne à faible et croissance élevée ou faible) qu’on rencontre l’essentiel des pays à différents moments du temps. Le quadrant inférieur droit, croissance forte et volatilité faible, est rempli par des économies asiatiques et plus particulièrement la Chine sur une période très longue 1971-1979 et 1980-2004, Taïwan (1976-2000) et sur des périodes un peu plus courtes par quelques pays latino-américains : l’Argentine de 1991 à 1998, le Brésil de 1966 à 1980, le Mexique de 1964 à 1981. À l’exception de l’Argentine, la conjonction d’une volatilité faible et d’une croissance élevée correspond à une époque antérieure à la crise de la dette (1982) en Amérique latine, période caractérisée par un régime de croissance dit de substitution des importations, d’économies peu ouvertes et dont la dynamique s’explique par l’essor du marché intérieur. Enfin, dans le quadrant inférieur gauche, volatilité faible et croissance faible, on trouve entre autres, pour les dernières années, le Brésil (1998-2004) et le Mexique (1999-2004), à l’exception de l’Argentine qui connaît une croissance particulièrement soutenue après l’effondrement de son économie en 2001.

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Notes

  • [*]
    Professeur, Université Paris XIII. Je tiens à remercier Jaime Marques Pereira. Cet article doit beaucoup aux nombreuses discutions que nous avons eues ensemble et à notre passion commune à déchiffrer l’Amérique latine.
  • [1]
    - Le coefficient de Gini est un indicateur global des inégalités : on met en rapport les pourcentages de la population et les pourcentages du revenu distribué. Population et revenus, en pourcentage, forment les deux côtés d’un carré. Si par exemple 5 % de la population touchent 5 % du revenu, 10 % touchent 10 % etc, on obtient une distribution des revenus absolument égale. Elle correspond à la diagonale du carré. La distribution des revenus est plus ou moins inégale selon les pays : 10 % de la population touchent par exemple 5 % des revenus, 20 % reçoivent 9 %, etc. On obtient ainsi une ligne qui reflète cette distribution des revenus. Elle est porte le nom de Lorentz. La surface existant entre cette ligne et la diagonale, rapportée à la moitié de la surface du carré, constitue un indicateur des inégalités, nommé Gini. Plus la courbe de Lorentz se rapproche de la diagonale, moins la surface occupée entre cette courbe et la diagonale est grande et moins le Gini est élevé, et inversement. On comprend aussi que la surface occupée entre cette courbe et la diagonale peut être produite par deux courbes de Lorenz différentes dans leur courbure. Ceci indique qu’un même degré d’inégalité peut signifier des situations différentes.
  • [2]
    - Abstraction faite de la Chine et de l’Inde, on observe dans l’ensemble des nouveaux pays industrialisés asiatiques une réduction de leur taux de croissance moyen dans les années 1980-2000 par rapport aux années 1960 à 1980. Cette observation est valable aussi pour les pays du G.7 (Allemagne, Canada, Etats-Unis, France, Italie, Japon et Royaume Uni) (cf. PALMA, 2004). Ce ralentissement de la croissance, plus ou moins prononcé, à partir de niveaux élevés ou modestes a lieu au moment où la globalisation commerciale et financière se développe.
  • [3]
    - La première thèse concerne l’impossibilité de poursuivre le processus de substitution des importations lourdes en raison de la rigidité croissante de la structure des importations. La contrainte externe, hier source de dynamisme ( « la croissance tirée par le marché intérieur ») se transforme peu à peu en son contraire. La poursuite du processus suscite en effet des importations de biens d’équipement et de produits intermédiaires telles qu’à un moment, la valeur des biens importés dépasse celle des biens qu’on cherche à substituer par une production locale. Si le pays ne parvient pas à s’endetter de manière suffisante, le manque relatif de devises rend impossible l’intégralité de la conversion de l’argent en capital dans le secteur industriel du fait de l’impossibilité d’importer des biens d’équipement en nombre suffisant. L’augmentation des prix relatifs des biens de production qui en résulte rend également plus coûteux l’investissement dans l’industrie et l’argent s’oriente alors davantage vers d’autres lieux de valorisation, nécessitant moins d’importations, comme l’immobilier, et vers la consommation de produits dits de luxe (biens durables, immobilier...) et donc moins vers l’investissement dans le secteur industriel. Le taux de croissance de la formation brute de capital fixe fléchit, la consommation improductive croit, les prix relatifs sont affectés et le comportement rentier des entrepreneurs s’accentue. La déformation des prix relatifs favorise l’essor de la spéculation sur les biens immobiliers. La fragilité d’une telle démonstration est qu’elle présuppose qu’il y ait des obstacles dirimants à l’emprunt externe. À l’époque, une telle appréciation était erronée puisque ces pays ont entamé dès les années 1970 un fort processus d’endettement externe à la faveur de la sur-liquidité de l’économie internationale suite à l’élévation du prix du pétrole et à l’apparition des pétrodollars.
  • [4]
    - Voir son recueil d’études publiées en France (1966) et plus particulièrement celles intitulées « Industrialisation et inflation » et « Développement et stagnation »
  • [5]
    - Sur cette question, voir J. Cartier Bresson et P. Kopp (1982). Ces auteurs font une synthèse de la littérature au Brésil, mais aussi en France et recalculent les sections, plutôt que les secteurs (simples agrégats de branches) à partir du tableau d’échange industriel. J’ai, moi-même, (1976) utilisé cette approche de Tavarés pour souligner l’émergence d’un nouveau régime de croissance dit excluant reposant sur l’essor des couches moyennes dans la distribution des revenus d’une part et la dynamique retrouvée du secteur des biens de luxe d’autre part. cf supra.
  • [6]
    - Nous sommes dans les années 1960, la crise des économies du centre est dépassée, elles connaissent une croissance forte caractérisée en Europe par les « trente glorieuses ».
  • [7]
    - la théorisation sur l’inflation structurelle s’oppose à l’approche des monétaristes, dominants, à l’époque, au Fonds monétaire international, qui considéraient que l’inflation provenait d’un excès de demande qu’il fallait réprimer par une politique d’offre de monnaie restrictive. La Cepal considérait que les structures agraires rigides expliquaient l’essentiel de la hausse des prix. L’apport ici de Furtado est de montrer que dans le secteur industriel, l’inflation, et la déformation des prix relatifs, proviennent d’une insuffisance de la demande.
  • [8]
    - A supposer que dans ce dernier secteur elle ait lieu, ce qui n’est pas sûr car l’État, fortement présent dans le secteur des produits intermédiaires et énergétiques, peut pratiquer une politique de prix ne répercutant pas la hausse des coûts.
  • [9]
    - Cette manipulation des taux de change a un aspect contradictoire : la dévaluation peut faciliter l’essor des exportations si toutefois l’élasticité par rapport au prix est forte, mais elle alourdit la valeur des importations et notamment celles qui sont nécessaires à l’investissement : les biens d’équipement importés. A l’inverse, l’appréciation de la monnaie nationale diminue la valeur de ces biens d’équipement importés, ce qui renforce l’efficacité et la productivité du capital, mais rend plus difficile l’exportation de produits dont le prix n’est pas défini dans une devise-clé.
  • [10]
    - Remarquons que sans l’intervention de l’État dans ces secteurs lourds (industrie, énergie, transports et infrastructures) ceux-ci n’auraient très probablement pas vu le jour, les dimensions des investissements étant trop importants et la centralisation du capital impossible en raison de l’extrême étroitesse des marchés financiers lorsqu’ils existaient.
  • [11]
    - L’Argentine à cette époque connaît un revenu moyen par tête bien plus élevé que celui observé dans les autres pays et une distribution des revenus beaucoup moins inégalitaire. La faiblesse relative de sa population, comparée à celle du Brésil ou du Mexique, ne se traduit pas pour autant par une faiblesse absolue de la demande de biens de consommation durable. Il faut rechercher ailleurs les causes profondes de la longue désindustrialisation que connaît ce pays à partir de 1976 (coup d’État, gouvernement non colbertiste, monétarisme), bien qu’on puisse considérer que, dès la fin des années 1960, se soient posés dans le secteur des biens durables des problèmes liés à une valorisation insuffisante du capital.
  • [12]
    - Celles-ci diffèrent également selon les biens durables : la production de certains biens nécessite une dimension telle qu’elle ne peut être entreprise dans la plupart de ces pays. Cette hétérogénéité, importante selon les biens durables, n’a pas été suffisamment considérée par ce courant. On constate, dès les années 1990, une « prolétarisation » de certains biens de luxe, plus ou moins élevée selon les produits, malgré des inégalités importantes dans la distribution des revenus. Les réfrigérateurs, les téléviseurs, y compris en couleur, par exemple, sont accessibles à une fraction très importante de la population pauvre (S. ROCHA, 2003, BARROS DE CASTRO, 2004), tel est loin d’être encore le cas de l’automobile.
  • [13]
    - Il ne s’agit bien sûr pas d’une définition sociologique des couches moyennes, mais d’une décomposition de la formation sociale par strates de revenus, courante dans les analyses que font les scientifiques latino-américains.
  • [14]
    - Réduction de 50 % lors de la première année de la dictature due à l’inflation.
  • [15]
    - L’essor du secteur des biens de consommation durables, rendu possible par la réduction du coût unitaire du travail, engendre davantage d’emplois qualifiés car il s’agit d’industries plus capitalistiques nécessitant un nombre plus important de ce type de travailleurs. À cette transformation du spectre de qualifications, auquel correspond plus ou moins un changement du spectre des revenus versés, il faut ajouter un second facteur. L’essor des biens de consommation durables appelle en général à la fois celui du marketing, de la publicité, des services en général, une politique de crédit à moyen terme. Dans ces « nouveaux » secteurs, la part relative des couches moyenne est également plus importante. Il y a donc directement et indirectement une transformation de la courbe de Lorentz en faveur des couches moyennes, provoquée par l’essor de ce type d’industries.
  • [16]
    - Rappelons tout de même qu’il ne s’agit pas d’une solution technique ... Il a fallu une dictature et la forte répression qui va avec pour remodeler la distribution des revenus en faveur des couches moyennes et au détriment immédiat de plus de 60 % de la population.
  • [17]
    - Couches moyennes (3) face aux couches « basses » (2) et à la demande d’investissement (1) ; biens de consommation durables (3) face aux biens de consommation non durables (2) et des biens d’investissement (1).
  • [18]
    - On estime que le revenu par tête s’est accru de 220 % entre 1960 et 1980 et que l’indice de pauvreté a été réduit de 34 %. Il s’agit bien sûr d’appréciations macro-économiques, l’amélioration du niveau de vie est très inégale et certaines catégories connaissent au contraire une régression de leur pouvoir d’achat. C’est le cas notamment de nombre de paysans sans terre, de ceux dont l’usufruit ne leur permet plus de vivre et qui émigrent vers les villes, croyant trouver solution à leur misère.
  • [19]
    - Pour une présentation de l’œuvre de Kalecki à partir d’une approche marxiste, voir Ferreira (1996).
  • [20]
    - Kalecki adopte une approche en termes de reproduction comme Marx mais, à la différence de ce dernier, son approche repose sur une analyse en termes exclusivement de prix : il n’y a donc pas d’analyse en termes de valeur et son étude des crises privilégie de ce fait les crises de réalisation.
  • [21]
    - Bien que Kalecki regroupe de manière différente tous les éléments, le taux de profit correspond à celui de Marx puisque c’est le ratio entre, d’une part, les profits bruts et, d’autre part, l’ensemble du capital (capital fixe Kf et capital circulant Kc). Le capital fixe ici correspond aux biens d’équipement et le capital circulant aux éléments constituant le coût direct, c’est-à-dire le salaire et les matières premières.
  • [22]
    - Il n’y a qu’un bien, à la fois bien de consommation et d’investissement. Il s’agit d’une hypothèse dite ricardienne qui permet d’éviter le problème de la mesure du capital ; pas d’État ni de progrès technique, une économie fermée, des salariés et des capitalistes et enfin les coefficients de production sont fixes à la Léontieff.
  • [23]
    - Cette hypothèse peut être levée : le progrès technique peut être introduit dans ce raisonnement
  • [24]
    - Cet endettement finance certes une partie de la hausse de l’investissement, mais il est provoqué essentiellement par l’achat d’actifs à des prix élevés lors des processus de regroupement. Dans ce cas, l’essor de la finance favorise une augmentation du taux de croissance.
  • [25]
    - Formation brute de capital fixe.
  • [26]
    - Banque nationale de développement économique et social.
  • [27]
    - Voir l’article de Tadeu Lima et Meireles (2001) pour l’introduction du taux d’intérêt et du mark up bancaire dans un modèle kaleckien.
  • [28]
    - Voir Politica economica en foco, no 1, 2003, Unicamp, Brésil. Dans le même numéro, on peut lire avec intérêt l’article de Belluzo et Carneiro qui traite de la vulnérabilité externe particulière à l’instauration des changes fluctuants au Brésil.
  • [29]
    - On retrouve dans une certaine mesure ce constat dans Calvo, Izquierdo et Talvi (2002). Ces auteurs désignent les économies peu ouvertes, endettées, et de facto dollarisées comme des économies particulièrement sensibles aux mouvements de capitaux surtout si leurs banques ont peu de relations avec les banques étrangères et si la dette publique est importante. L’instauration d’un taux de change flexible pourrait jouer un certain rôle (encore que cela dépende de la qualité des institutions du pays) si ces caractéristiques sont atténuées (plus grande ouverture, moins de dette et de dollarisation). Le scepticisme concernant l’efficacité d’une politique de change, lorsque la qualité des institutions n’est pas améliorée au niveau de la fiscalité, de la finance et et de la monnaie, est développé dans Calvo et Mishkin (2003).
  • [30]
    - Dire que la variable-clé est le taux d’intérêt peut paraître paradoxal si on considère les données de la balance des paiements de manière superficielle. En effet celles-ci indiquent que l’entrée des investissements de portefeuille (bons et actions) s’est amenuisée considérablement au profit des investissements étrangers directs et des crédits des institutions officielles. On pourrait donc considérer que l’influence des taux d’intérêt est négligeable. Ce serait en fait confondre entrées brutes avec entrées nettes. Les chiffres présentés sont en général nets. Ils « cachent » donc l’ampleur des entrées et des sorties. La politique de taux d’intérêt élevés a pour objectif de retenir des capitaux et de les attirer. Les variations du taux d’intérêt ne sont pas suffisantes pour éviter les fortes dépréciations de la monnaie en cas de régime de change fluctuant..
  • [31]
    - Il n’entre pas dans notre propos de discuter ici des avantages comparés des taux de change fixe et flexible. Nous avons déjà fait référence aux arguments de Calvo et Mishkin (2003). Notons qu’au début des années 1990, les différents gouvernements ont été contraints d’annoncer des taux de change fixe plutôt que des taux de change flexible : les marchés financiers n’auraient pas accordé de crédibilité dans le cas contraire. Sur ce point, la littérature commence à devenir abondante, voir Alesina et Wagner (2003). Pour une comparaison entre les régimes de change pratiqués en Asie en Amérique latine, voir Takatoshi (2003).
  • [32]
    - Les exemples sont nombreux, que ce soit au Mexique, avec l’effet tequila ou au Brésil, lors de la crise des années 1998-1999. Il n’entre pas dans notre propos ici d’analyser les appréciations plus ou moins erronées de l’ampleur de la crise financière de la part des gouvernements, appréciations de nature à prévenir une crise et à la créer de facto. Pour l’analyse du cas mexicain, voir Griffith Jones (1996), pour l’étude de la crise brésilienne, on peut se référer à PALMA (2003). Il n’entre pas non plus dans notre propos d’analyser ici si d’autres voies que celles conseillées par le FMI étaient possibles. De nombreux exemples attestent de cette possibilité. Sur ce point on peut se référer aux deux ouvrages de Stiglitz (2002 et 2003) et aux recherches menées par ATTAC par exemple.
  • [33]
    - L’ouverture de ces économies a conduit à une restructuration du tissu industriel et à une relativisation de l’industrie par rapport à d’autres sources de richesse comme l’agriculture ou les matières premières. Le tissu industriel s’est plus ou moins restructuré selon les pays grâce à l’importation de biens d’équipement incorporant des technologies nouvelles, rendus moins chers en raison de la libéralisation des échanges extérieurs et l’appréciation de leur monnaie, il est vrai interrompue par des dépréciations lors des crises financières. Ces importations, jointes à de nouvelles organisations du travail et à une flexibilité accrue de la main-d’œuvre, permettent, en dehors des périodes de crise économique, une croissance soutenue de la productivité du travail, qui elle-même est à l’origine d’un accroissement des exportations. Dans certains pays ce processus va plus loin : des pans entiers de l’appareil industriel disparaissent et la croissance des exportations sera le fruit d’une spécialisation accrue sur les produits primaires agricoles et miniers. Tel est le cas par exemple de l’Argentine et du Chili. Dans d’autres enfin, comme le Mexique et de nombreux pays d’Amérique centrale, les investissements étrangers se multiplieront afin de produire pour le marché intérieur (Mexique), ou bien de destiner la production au marché extérieur avec très peu de valeur ajoutée nationale (Mexique, Amérique centrale). Voir Lautier, Marques Pereira, Salama (2003)
  • [34]
    - L’essor des investissements directs étrangers explique en partie cette modernisation, à la différence de ce qu’on avait pu observer dans les années 1960 et 1970. A cette époque les firmes multinationales cherchaient à satisfaire le marché intérieur de chaque pays latino-américain en exportant leurs lignes de production obsolètes en Europe ou aux États-Unis et en plaidant pour que le gouvernement maintienne le protectionnisme afin de protéger la valorisation de leur capital productif...dévalorisé ailleurs (SALAMA, 1978).
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